Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Subconscient et inconscient

Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 4 – de « Persécutions » à « Zoroastre »p. 760-782).

SUBCONSCIENT ET INCONSCIENT

I. — Les Faits

1. Description générale, - 2. Quelques cas particuliers. — 3. La pensée implicite, du subconscient. — 4. Finalité

II. — Les Hypothèses
A. L’épiphénoménisme mental.

1. Exposé. — 2. Caractère paradoxal de cette conception. 3. Ignorance du sujet. — 4- Confusion entre condition et cause. — 5. Le progrès de la conscience. — 6. Le pourquoi de son apparition — 7. Le comment. — 8. Epiphénoménisme et matérialisme.

B. L’inconscient psychologique.

1. Le problème. Précision préliminaire. — 2. La thèse affirmative. — 3. Critique. Faits proprement dits ou virtualités correspondantes ? — 4- Réponse à une objection. — 5. Vraie difficulté, de portée cependant limitée, à notre présent point de vue. 6. L’idée de virtualité chez les psychologues de l’inconscient.

C. Subconscient et dédoublements de la personnalité.

I. Les phénomènes pathologiques en cause. — 2. Interprétation de l’école expérimentale. Caractère illusoire de l’unité personnelle. — 3. Critique. L’automatisme et le subconscient y suffisent. — 4. Equivoque fondamentale. Deux sens de « personnalité. »

III. — La métaphysique de l’Inconscient

1. Vue d’ensemble. — 2. Conscience et organisme. — 3. Conscience et idée. — 4- Conscience et inspiration. — 5. Consciences finies et Absolu. — 6. Conscience et limitation dans l’Absolu. — 7. Conscience, inconscience et supra-conscience. — 8. Conclusion.

Sans ressortir en elle-même à l’Apologétique, la question du subconscient (et de l’inconscient) l’intéresse pourtant à plusieurs titres. Le Dictionnaire a déjà relevé quelques-uns de ces rapports. V. g. aux articles Jésus-Christ (col. 1 3 <j 4), Mysticisme (col. 1021 sq.), Pragmatisme, (col. 170), Prophétismk Israélite (col. 400-405) et Religion (col. 899-905). On voudrait dans celui-ci revenir sur deux ou trois points par où elle touche à la psychologie rationnelle ou à la théodicée, autrement dit à la doctrine de l’àme et à celle de Dieu. Il y aura là. semble-t-il, un complément appréciable à la critique du matérialisme, notamment, ou encore du phénoménisme, ainsi que du mécanisme antilinaliste et du panthéisme. Au regard de celui-ci, c’est surtout d’inconscient qu’il s’agit, et d’inconscient considéré d’emblée aupointdevue métaphysique ; dans les autres cas, on a plutôt affaire à la théorie psychologique du subconscient.

Il convient d’ailleurs, pour bien l’entendre (cette observation s’applique avant toute chose au subconscient psychologique), de distinguer aussitôt entre le fait général en cause et les interprétations qui s’y sont superposées. Distinction tout à fait capitale même, ici comme ailleurs. Carsi les faits, non seulement demeurent hors de conteste, mais ne s’opposent en aucune manière à la philosophie traditionnelle, il en va différemment des interprétations, qui sans doute entrent plus d’une fois en conflit avec elle, mais aussi bien ne sont rien moins qu’indiscutables’.

I. — Lbs Faits

1. Description générale. — Sur les faits eux-mêmes nous pourrons passer vite. Aujourd’hui que l’accord est unanimement réalisé à leur endroit, il n’y a guère de manuel de psychologie qui n’en contienne la description plus ou moins détaillée 2. Et c’est simplement pour bien fixer les idées que nous reprenons à grands traits cette analyse.

Il s’en faut, donc, et de combien ! que les états de conscience, au sens fort, remplissent à eux seuls, à chaque fois, le champ de la vision intérieure. Si, au centre, pour ainsi parler, l’un ou l’autre se détache en pleine lumière, au point d’absorber d’ordinaire notre attention, autour de ce centre lumineux s’étend comme une pénombre d’autres petits états moins é ; lairés, de moins en moins éclairés même, qui, pour n’être pas généralement aperçus, n’en ont pas moins leur influence, v. g. sur nos dispositions actuelles ou notre humeur (cf. Maink iik Biran, dans Marier, Psychol., p. 65). En même temps que je pense, d’une conscience vive, au sujet de l’article que je suis en train de rédiger, je perçois de façon plus ou moins sourde le glissement de mon

1. T’est ainsi qu’on parle assez souvent à ce propos de la’découverte » de Myers, en 1886 Mais, en toute rigueur et exactitude, Myers n’a pas découvert le moi subliminal, comme si l’existence de celui-ci était juste un fait, échappant à toute objection parce que, à la lettre, objet de constatation. la théorie du psychologue anglais iiicoup moins, à le prendre ainsi, l’expression d’un fait donné qu’une hypothèse proposée en vue de l’expliquer et qui rentre dès lors dans celles que nous examinerons plus loin. A fortiori doit-on en dire autant des applications qu’on en a tentées dans l’ordre religieux, nommément en malière de conversion*.

1. S ; ms parler des monographies, telles que la subconsciencr, île Jos..Iasthow, (trad. Philippi, Paris, Alcan, (1908) ou L’inconscient (Bibliothèque de Philosophie scientifique, Paris. Flammarion, 1916) et Le* nu’-canisrncs subconscients (l’aiis, Alcnn, 1925), de G. Dwei.sual wers.

slylo sur le papier, les caractères qu’il y trace, sa forme extérieure, la résistance qu’il oppose à mes doigts, celle de la table où je m’appuie, le ronflement ou les reflets de la tin mine qui pétille ilans mon foyer, le bruit qui monte des rues avoisinantes, etc.

C’est cet aspect de la vie mentale que W. James s’est proposé de fixer par la distinction, devenue justement célèbre, des focal et des marginal objects, des représentations situées de la sorte au centre ou foyer de la conscience, et île celles qui en composent la « marge » obscure ou la « frange », comme il dit encore. "Wundt avait parlé, lui aussi, à peu près dans le même sens, de Biiekfeld et de Blickpunkt.

a. Quelques cas particuliers. — Les exemples abondent de cette espèce originale de faits intérieurs, exemples tous plus significatifs les uns que les autres, et l’on n’a guère, au vrai, que l’embarras du choix. Je fais, après le déjeuner, ma promenade habituelle ou une course quelconque, absorbé, je suppose, dans la méditation d’un problème qui me préoccupe actuellement : n’empêche que je suive aussi mon chemin à coup sûr, que je me gare des obstacles, que j'évite de me jeter sur les passants, etc. D’invoquer ici le pur automatisme (quelque part qu’il aitpar ailleursdans le détail de mes démarches), c’est à quoi l’on ne saurait songer, au moins sur toute la ligne, car ce ne sont pas toujours, v. g., les mêmes personnes que je rencontre, ni à la même place, pas plus que ce n’est toujours la même route que je prends, et l’automatisme pur et simple reste incapable de s’adapter de lui-même à ces variations de circonstances. D’un autre côté, il me serait souvent difficile de dire par où je suis passé, et surtout qui j’ai croisé ici ou là, ou même, de souvenir précis ou proprement dit, que j’y aie croisé quelqu’un. Tout cela, je l’aivu, selon la formule ; populaire, sans le voir, tout en le voyant. Ne voilà-t-il pas, prise sur le vif, cette façon de moyen terme entre la perception claire et l’absence de perception, qu’on appelle le subconscient ?

On a dit, non sans une pointe d’exagération, il est vrai, que le langage le plus explicite reste plein de sous-entendus. Et la pensée donc 1 Et ce langage intérieur qui s’appelle la pensée ! Que d'éléments en demeurent informulés, d’où dépend plus d’une fois sa signification réelle et profonde, et non seulement sa tonalité affective, mais jusqu'à sa teneur proprement intellectuelle et comme sa valeur logique 1 C’est pour cela qu’il arrive que, même entre personnes très cultivées, les termes les plus précis comme les propositions les plus nettes ne soient pas compris tout à fait dans le même sens, parce que, dis-je, les uns et les autres entrent en rapport, à chaque fois, ou selon qu’il s’agit de telle ou telle personne, avec un subsconseientdilîérent. — La même raison explique qu’on ait à l’occasion tant de peine à faire passer une idée chez les autres telle exactement qu’on la conçoit par devers soi. Qui sait même si l’on y réussit jamais, à parler du moins de transmission rigoureuse et absolument intégrale, sans déchet ni affaiblissement ni gauchissement d’aucune sorte. Y déployât-on toutes les ressources de l’art le plus souple et le plus nuancé, inflexions de voix, accent, jeux de physionomie, gestes et attitudes compris, se trouvàt-on être enfin un de ces magiciens de l’analyse et de ces virtuoses de l’expression qui semblent par instants reeuler les colonnes d’Hercule du monde intérieur, un moment vient où l’on est obligé de dire comme les autres : « Je ne sais trop si je me fais bien comprendre, il m’est impossible en tout cas de vous l'éclaircir autrement. »

Il y a un autre phénomène qui n’est pas moins instructif à cet égard, et qui vaut qu’on s’essaye à

l’analyser lui aussi. C’est celui auquel James a donné Le nom, assez paradoxal à première vue, de « conscience d’absence ». V. g. dans l’effort à retrouver un vers oublié. Etat vraiment original, remarque avec raison le psychologue américain. Le rythme vide est là, pour ainsi parler, qui s’agite et vibre dans la mémoire, à la recherche des mots qui viendront le remplir. Et non pas de n’importe quels mots. Car, pour vide qu’il soit, il n’est pas indifférent, tant s’en faut, à son contenu. Il y a des combinaisons de mots qui ne lui conviennent pas, qu’il repousse même de toutes ses forces, si l’on ose s’exprimer ainsi, — et pourquoi ne l’oserait-on point, puisque ce vide s’avère, de fait, comme dit James en propres termes, extraordinairement actif, puisqu’il y a en revanche une combinaison délinie vers laquelle il se tend ou se tord, comme une plante cultivée dans une cave vers la lumière du jour (cf. Précis, trad. Baudin et Bertier, p. 21 1) Le fait est encore plus remarquable.quand le vers entre dans une pièce destinée à être chantée : le rythme musical ajoute alors son action à celle du rythme verbal, et dans le même sens que lui. Bref, on sait et tout ensemble on ne sait pas ce qu’on cherche ; on ne le sait pas, puisque précisément on le cherche ; et d’autre part on le sait, au moins d’une certaine manière, puisqu’on écarte tout ce qui n’est pas cela même. On le sait en langage de conscience sourde, on ne le sait pas en langage de conscience claire, c’est toujours à cette distinction fondamentale qu’il en faut revenir. — Il n’en va pas autrement lorsqu' on s’applique à identifier un nom qui nous échappe, en particulier quand on l’a, suivant l’expression familière, sur le bout de la langue. Lui aussi, on le sent, pour recourir à une autre image, au bord de la mémoire, sur le point d’aflleurer tout de bon, on croit le tenir et au dernier moment il se dérobe, prensantem timbras, tel Orphée se retournant vers Eurydice. Ce n’est qu’un fantôme, à coup sûr, mais c’en est un, qui ne laisse pas d’avoir sa réalité à lui ; car enfin, pas plus que le rythme de tout à l’heure, il n’est un pur rien. Bien mieux, il a, redisons-le, comme sa forme schématique, que je sens déjà ou pressens obscurément même avant de me l'être rappelé tout de bon, et qui, de la même manière enveloppée et sourde, oriente mon effort à me le remémorer. — La même chose encore, dans le cas si fréquent où, à force de multiplier les parenthèses, on perd tout à coup et tout d’un coup le fil de son discours : « Qu’est-ce que je voulais dire, donc ? » Etat tout négatif, de prime abord, dont on serait bien embarrassé de détailler tant soit peu le contenu. Comment se fait-il pourtant que non seulement on se ressaisisse, règle générale, assez vile, mais surtout que dans l’intervalle telles ou telles séries d’idées soient rejetées aussitôt comme ne cadrant pas avec notre préoccupation actuelle ? En cet autre sens, on n’a pas perdu de vue ce qu’on voulait dire — oui, parce qu’on en conserve par devers soi, nous y voilà derechef, comme l’intuition subconscienle.

Empruntons un dernier exemple aux Contes provençaux de Mistral, qu’on a publiés ces temps-ci. Il y en a un en particulier qui met fort joliment en scène le curé de Saint-Marcel et son éveque. Sollicité de lui venir en aide pour la refonte de sa cloche fêlée, celui-ci consent volontiers, à la condition qu’il réponde à Quatre questions (c’est le titre du conte), et lui donne pour cela huit jours. Le pauvre abbé n’en dort plus, mais son jardinier, M" Melchior, se charge de le tirer d’embarras. La semaine suivante, quand Sa Grandeur revient, le dit Melchior, affublé d’une soutane et la figure bandée à cause d’un soidisant compère à l'œil, reçoit le prélat et, à la qua lûll

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W-iènie question : « Qu’est-ce que je pense ? » (les trois autres ne nous intéressent pns ici), il réplique avec un rire sonore, en ôtant son bandeau : « Mgr pense que je suis le curé de Saint-Marcel, ce n’est pourtant pas lui.. » Voilà, saisi à même la réalité et rapporté de la façon la plus agréable, le phénomène général que nous avons pris à tàehe d’illustrer 1.

3. La pensée implicite. — On pourrait l’appeler aussi la « pensée implicite », en donnant au premier mot son acception cartésienne, selon lequel pensée équivaut précisément à conscience. Cette pensée implicite reste d’ailleurs susceptible de modalités et de nuances très diverses ; si l’on préfère, elle offre comme une gamine indéfiniment variée, depuis la préoccupation de l’orateur ou du comédien (y a-t-il toujours une telle différence de l’un à l’autre ?), attentif, tout en suivant le lil de ses idées, secondairement attentif à ménager ses effets, jusqu'à la perception sourde, sourde au possible même, qu’a le meunier du tic tac de son moulin, — car il ne laisse pas de l’entendre d’une certaine manière, puisqu’il se rend aussitôt compte de la différence lorsque ses meules cessent de tourner.

Nous venons de faire allusion, dans le même sens, à l’exclamation connue : « Qu’est-ce que je voulais donc dire ? » EU bien, d’une façon, nous voulons toujours dire comme cela quelque chose, quelque chose d’autre que ce que nous disons, ou que ce que nous nous disons à nous-mème ; nous avons toujours, d’une certaine façon, une arrière-pensée, ou, si l’on préfère, un arrière-sentiment, ou encore (si ces termes avaient cours) une arrière-conscience. Après tout, cette métaphore ferait aussi bien ici que celle, empruntée également à l’ordre spatial, qui a prévalu dans l’usage, ou celle de «  « ^conscience. Et il en va de même des images du même ordre, marge, frange, halo, etc. Quelle que soit celle qu’on utilise à chaque fois, Vidée que ces images ou métaphores mettent en valeur reste la même, à savoir que les états clairs n'épuisent pas à eux seuls le contenu effectif de notre conscience 2 et que celle-ci en enveloppe à chaque instant une quantité d’autres qui, pour n'être pas aperçus, n’en sont pas moins réels, comme, à l’occasion et d’une manière, ils n’en tirent pas moins à conséquence : nous avons constaté que les états clairs eux-mêmes en subissent plus d’une fois l’action.

4- Finalité du subconscient. — Et si l’on peut avoir à le regretter de temps à antre, dans l’ensemble pourtant le compte de l’activité subconsciente se solde, et de beaucoup, par un excédent d’avantages. Il y a tant de choses que nous ne faisons qu’avec une demi-réflexion, ou même sans réflexion du tout, et qui n’en vont pas plus mal, au contraire, car plus d’une fois c’est quand la réflexion s’en mêle que cela ne va plus ! Il nous arrive si souvent de mettre ainsi notre attention en veilleuse, sans avoir à nous laindre autrement du résultat, tant s’en faut 1

On a remarqué que, si nous devions raisonner intégralement toutes nos actions, nous unirions assez vite par ne plus agir du tout ; suivant la pittoresque image de je ne sais plus quel contemporain, nous nous retrouverions le soir au bord de notre lit, hésitant encore à enfiler notre première chaussette ou notre premier bas. Bref, nous ressemblerions à ces malheureux abouliques, atteints de la folie du doute, qui recommencent dix et vingt fois la même opération sans jamais acquérir la certitude qu’ils l’ont

1. Noua n’avons pas tenu compte, pour le moment, des faits pathologiques, parce qu’ils reviendront plus loin II, c.

2. » Contenu », « épuisent », « enveloppent », encore des images spatiales !

congrùment exécutée, leurs perplexités ne faisant à l’inverse que se multiplier et s’intensifier à proportion.

Le subconscient, c’est en nous comme qui dirait la soupape de sûreté de la machine intérieure ; il en garantit le fonctionnement régulier, et, à l’occasion, il l’empêche de voler en éclats.

11. Lbs hypothèses

Jusqu’ici, pas de difficultés, précisément parce qu’il s’agit de faits, qu’un peu d’attention suffit à reconnaître. On ne peut plus en dire autant de la suite. Cette suite, la voici.

On conçoit, en effet, qu’un moment vienne où, à force de se dégrader et comme de s’exténuer, la conscience unisse par disparaître de tous points : les états correspondants ou les phénomènes psychologiques qu’elle accompagnait s’en trouvent-ils euxmêmes abolis ? Ou bien continuent-ils malgré tout, peuvent-ils du moins, en certains cas, continuer de se produire encore ? Comme on le voit du premier coup, c’est toute la question de l’inconscient, au sens strict ou absolu. Nombre d’auteurs, comme chacun sait, n’hésitent pas à en admettre l’existence. Bien plus, plusieurs d’entre eux ne sont pas tellement éloignés de voir dans la conscience même la simple el’llorescence, accidentelle et passagère, d’une activité obscure dont elle n'éclairerait que les remous superficiels, il n’en manque même pas qui le disent en toutes lettres. Inutile de spécifier que nous entrons dans le domaine des hypothèses, justiciables, elles, et en plein, de la critique, parce que mises sur pied, en tant que telles, par la faculté constructive de l’esprit.

Il y a d’ailleurs deux manières, au moins, de le prendre. Cette activité qui ne deviendrait ainsi que par moments lumineuse pour elle-même, on peut sans doute la considérer comme étant ou restant de nature proprement psychologique ; mais il arrive aussi qu’on lui retire ce caractère et qu’on la tienne pour essentiellement physiologique ou nerveuse : c’est la théorie des idées-reflets (ou l'épiphénoménisme mental), la forme la plus raffinée du matérialisme, par laquelle, en toute rigueur de méthode, il y a lieu de commencer. Nous examinerons ensuite la doctrine de l’inconscient psychologique.

A. — L'épiphénoménisme mental.

1. Exposé. — Il faut partir de la notion du réflexe. Le réflexe, telle serait précisément la clé du mystère ; avec le réllexe, on tiendrait le phénomène vraiment élémentaire auquel se réJuit, sur toute la ligne et sans aucune exception, la multiplicité des faits intérieurs. La conscience est tout uniment

« quelque chose de surajouté », un aspect qui, à un

moment donné, vient se joindre aux processus nerveux, lesquels seuls comptent. Dès que ceux-ci ont lieu, disait autrefois Tiiiîod. Ribot, faisant appel à la terminologie allemande, « l'événement existe en lui-même », parce que la « condition fondamentale » en est remplie : lorsque la conscience s’y ajoute, « il existe pour lui-même », et voilà tout. « La conscience le complète, l’achève, mais ne le constitue pas » (Maladies de la personnalité, p. 6). * Toutes les manifestations de la vie psychique », depuis les sensations jusqu’anx raisonnements, « peuvent être tour à tour inconscientes et conscientes. Pour le premier cas, il faut et il suflit qu’il se produise un processus nerveux déterminé, c’est-à-dire la mise en jeu d’un nombre déterminé d'éléments nerveux formant une association déterminée, à l’exclusion de tous le3 autres éléments nerveux et de toutes les autres associations possibles. Pour le second cas, il 1513

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faut et il suilit que des conditions supplémentaires, quelles qu’elles soient, s’ajoutent, sans rien changer à la nature du phénomène, sinon de le rendre conscient (th., p. 13). »

Skhgi s’exprime tout à fait dans le même sens.

« Tantôt un phénomène reste dans L’inconscience, 

tantôt il apparaît dans le champ de la conscience : changera-t-il pour cela de nature ? Pas le moins du mon. le. La seule différence, c’est que dans l’inconscient le côté subjectif manque » (ce côté subjectif dont les psychologues classiques font tant d'état),

« mais la substance et le développement du phénomène restent les mêmes : la conscience n’est que la

phase finale, comme la coloration violette est le terme des phénomènes chimiques produits dans le chlorure d’argent par son exposition à la lumière. Le fait mental, qu’il soit complété dans sa propriété subjective par la conscience ou qu’il reste dans l’inconscience, est cependant identique dans tous les cléments de son processus, lesquels sont de caractère physique (La genèse des phénomènes psychiques, p. 1 2}). 1

D’où lui vient, maintenant, cette propriété subjective, qu’il acquiert ainsi accidentellement ? En d’autres termes, comment la série nerveuse s’accompagne-t-elle, une fois ou l’autre, d’une série collatérale de reflets conscients ? C’est tout simplement la conséquence de l’organisation imparfaite des actions réflexes composées, qui s’attardent, pour ainsi dire, à se réfléchir elles-mêmes avant d’acquérir la sûreté automatique de l’inconscient. Un physiologiste russe, Sktciihxof (dans ses Etudes psychologiques, cité par A. Fouillés, Uévolutionnisme des Idées-forces, p. 1 65) a spécialement insisté làdes=us. Nous ne sommes pas seulement, remarque-t-il, le siège passif des actions réflexes, notre cerveau peut, an moyen des « centres d’arrêt », les modérer, les ralentir, les suspendre ; il peut fixer dans une certaine mesure le courant nerveux, qui sans cela se serait dépensé en mouvements, lui donner une durée plus longue, et voilà, en gros, l’origine de la conscience, qui n’est qu’une action réflexe ralentie de la sorte.

Entrons un peu plus avant dans le détail ; ou plutôt, indiquons aussitôt la vue d’ensemble par où tout cela achève de se préciser. Une seule impression, automatiquement suivie d’un seul mouvement, voilà le réflexe simple ; une série variée et organisée do contractions et de mouvements exactement adaptée à une série d’impressions correspondantes, voilà, parvenu à sa phase définitive ou à sa forme rigoureuse, totalement consolidé et intégré, le réflexe composé ou l’instinct. Tels sont les deux termes extrêmes, réflexe composé, donc, et réflexe simple : la vie proprement consciente et réfléchie, l’action intelligente et volontaire, se déploie entre ces deux limites ; elle résulte d’une adaptation imparfaite des deux séries, impressions d’une part et mouvements de l’autre. C’est un automatisme qui cherche sa voie, qui fonctionne comme à tâtons, péniblement, gauchement, un automatisme en train de se constituer, in fiai, mal intégré et non consolidé encore 1. — Par là également se découvre la vraie nature de l’habitude. Elle représente l’acheminement progressif de la raison réfléchie et incertaine vers l’instinct infaillible et inconscient, le triomphe graduel en nous de l’automatisme et du mécanisme.

Telle est donc, en gros, la théorie des « idéesreflets », comme on l’a parfois appelée, suivant

1. On ne peut s’empêcher de penser à Montaigne et à sa célèbre boutade : « L’instinct est une raison qui ^ole, la raison un instinct qui se traine. »

laquelle tous les faits psychologiques ne seraient comme tels que des i résultats collatéraux >. sans influence propre, des phénomèm s additionnels et superficiels, incapables de contribuer en rien au ara des choses, des aspects subjectifs « et accessoires » de l’automate vivant, qui ne sont pour rien dans ses faits et gestes divers, bref, et selon la formule mise en circulation par Ma.uoslky, des « épiphénomènes », ni plus ni moins. Il faut insister sur l’inefficacité absolue que cette doctrine implique dans le mental. Supprimez le plaisir, la douleur, le désir, la sensation, l’idée, elc, sous quelque forme qu’ils se produisent, et tout continuera de se passer comme si de rien n'était ; la machine marchera aussi bien, et même beaucoup mieux, sans la conscience qu’avec elle. La conscience n’a pas plus de part dans son fonctionnement que la lanterne attachée au dernier wagon d’un train dans le mouA’ement de la locomotive qui l’emporte. Conslantinople eût été prise en i/|ô3 par des automates inconscients et insensibles aussi bien que par des Turcs vivants et sentants ; sans doute ils n’auraient pas su ce qu’ils faisaient, mais ils l’auraient fait quand même, et à vrai dire tout est là (cf. Fouiller, op. cit., p. lxii). La pensée n’est qu’un luxe, l'éclairage intermittent d’un mécanisme qui se suffit à lui-même. Il n’y a, pour parler comme Al. Bain-, que « l'énergie nerveuse et musculaire qui découle en dernier ressort d’une bonne digestion et d’une bonne respiration ' ».

Ainsi, dans cette paradoxale philosophie, la conscience est, selon le mot d’un spirituel écrivain, le paralytique, et le corps est l’aveugle ; seulement l’aveugle marche comme s’il y voyait clair, et le paralytique a beau y voir, il ne conduit pas l’aveugle, qui se dirigerait tout aussi bien sans lui.

2. Caractère paradoxal de cttle conception, —

« Paradoxale », c’est bien en effet le moins qu’on

puisse dire, pour commencer.il n’y a plus, à le prendre de la sorte, de lien proprement dit entre les divers états de conscience comme tels : aucun n’est produit par aucun, ni même Hé à aucun, en vertu d’un rapport strictement interne, tous sont liés et ne sont liés qu'à des états du corps, lesquels, encore un coup, doivent seuls entrer en ligne de compte, parce que, à parler rigoureusement, ils représentent à eux seuls tout ce qu’il y a d’activité dans l’espèce 2. Bref, il n’y a pas de lois psychologiques originales, à la lettre ou au sens propre : comme les faits qu’elles régissent, qu’on prétend qu’elles régissent, elles sont de purs reflets des lois physiologiques, les seules également qui vaillent. Nouvelle et radicale faconde réduire la psychologie à un appendice de la physiologie.

Considérons le cas du raisonnement en particulier, et nous pourrons apprécier l'énormité de l’hypothèse. Si je passe des prémisses à la conclusion, ce n’est pas pour aperce voir, men tis intuitu, que les deux premièrespropositionsétantposées, la troisième s’ensuit nécessairement tû totjtv. eiWei, ou par cela seul qu’elles sont posées : non, mais c’est parce que les processus nerveux que les dites propositions reflètent accidentellement dans la conscience se succèdent de la même manièredansles centres cérébraux, en vertu d’une détermination toute extérieure, toute mécanique. Qui l’admettra ? Et c’est cent fois, mille fois plus dur encore, lorsqu’il s’agit d’expliquer ainsi

1. Cité par Tu. Ri bot, La Psychologie anglaise contemporain t, p. 318. — On a dit de certains textes qu’il ne faudrait les lire qu' ; i genoux, il y en u d’autres qu’on ne devrait lire que la bouche pleine.

2. Ce n’e^t plus mens sana in corpore sano, c’est men : nulla in corpore solo. 1515

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l’œuvre d’un Newton, qui déclarait pourtant n’avoir découvert la gravitation universelle qu’  « en y pen-Bant toujours » ; ou celle d’un Kepler, recommençant vingt fois ses calculs avant de trouver, à la pointe du raisonnement mathématique, la loi des orbites planétaires : qui accordera jamais qu’au cours de dé luctions si prodigieusement complexes, l’aperception des rapports logiques n’y fût qu’un luxe ? A qui fera-t-on croire, pour emprunter un autre exemple à l’esthétique, que la seule danse des cellules cérébrales dans la tête d’un Wagner, sans conscience, sans réflexion d’aucune sorte, eût pu aboutir d’elle-même à cette merveille d’orchestration qui s’appelle la chevauchée des Walkyries ? Jamais supposition plus fantastique n’a hanté l’imagination la plus délirante… C’est le cas de rappeler le mot de Vacherot à propos del’évolutionisme mécaniste et matérialiste : « un prodigieux effort de j l’esprit pour nier l’esprit ».

Nous aimerions encore mieux, à ce compte, la fiction inverse, la fiction idéaliste, qui, tout irrecevable qu’elle s’accuse en dernière analyse, a pourtant quelque chose de beaucoup moins choquant. Au lieu que le rationnel ou le mental se ramène à un simple reflet du physique ou du mécanique, c’est le mécanique ou le physique qui serait une objeclivation et comme un dédoublement du rationnel et du mental ; tout se passerait alors comme si celui-ci existait seul, sans réalités proprement matérielles :

« Les Turcs ont pris Constantinople en 1^53 ï, cela

voudrait dire qu’à cette date précise des séries de représentations diverses, parmi lesquelles il y en avait de fossés, deremparts.de cavaliers, de lances, de cuirasses, de mortiers, de bombardes, etc., ont évolué et se sont agencées entre elles (à peu près comme il arrive dans nos rêves) de manière à produire la même apparence que des soldats, des chevaux, des armes, des fortifications, des combats pour tout de bon (1d., ibid., p./txiv). Rcdisons-le, s’il fallait choisir entre les deux, nous préférerions sans balancer l’hypothèse idéaliste, qui offre au moins l’avantage, critiquement parlant, de prendre son i point d’appui dans le donné immédiat de la conscience ; car enfin, si des philosophes ont pu douter (provisoirement/ou en définitive) de l’existence du monde extérieur, ils n’ont jamais pu douter de l’idée qu’ils en avaient. Aussi bien n’en sommes-nous pas réduits à cette alternative : il y a un réalisme ou, si l’on veut (car, à le prendre de la sorte, les mots ne tirent plus tellement à conséquence), un idéalisme (disons avec certains Allemands un « réalidéalisme ») modéré ou raisonnable, qui, se contentant de subordonner les choses à la pensée, au lieu d’absorber indiscrètement celles-là dans celle-ci, réussit à intégrer en une synthèse plus haute et vraiment compréhensive ce que peuvent contenir de solide l’une et l’autre des deux conceptions rivales. Mais ce n’est pas de quoi il est question pour le moment : nous ne voulions que faire voir à quel salto mortale l’épiphénoménisme mental se trouve vite acculé, pour peu qu’on le presse d’aller jusqu’au bout de ses principes. A parler franchement, c’est une métaphysique de casse-cou.

3. Ignorance du sujet. — Faut-il s’étonner dès lors que tels ou tels de ses adeptes méconnaissent comme de gaieté de cœur les vraies difficultés ou que, le cas échéant, ils les escamotent — nous ne croyons pas que le terme soit trop fort — avec une désinvolture déconcertante ? « L’association de6 semblables, dira v. g. Maudslky (cf. Id., Psychologie des Idées-forces, t. I, p. 2/Jo), et la reconnaissance des sensations sont un seul et même acte. » Mais alors, comment expliquer qu’à l’occasion des sou venirs ne soient pas reconnus, dont la loi de similarité a pourtant déterminé la restauration ? On nous dit encore que, quand nous avons eu une idée une première fois, il n’est pas étonnant que nous la reconnaissions à la seconde. — Si l’on veut, d’une manière, puisque c’est un fait, qui, en un sens, tranche à lui seul la question de sa propre possibilité : n’empêche que, s’il y a moyen de savoir comment il est possible, ou comment il a lieu, c’est là pour notre curiosité une satisfaction très légitime, ou même une satisfaction qu’elle réclame impérieusement. Est-ce la lui procurer que de dire, comme le même auteur : « Lorsqu’une idée rentre dans le champ de la conscience, c’est simplement que le même courant nerveux se reproduit, qu’elle reflétait à l’origine, avec l’impression que c’est la même » ? N’estce pas, au contraire, sautera pieds joints par dessus la vraie question ? Car il s’agit précisément de montrer pourquoi ou comment on a cette impression que c’est la même.

En tout cas, que la reproduction du courant nerveux explique pour une part, c’est-à-dire à titre de condition organique ou matérielle (soit d’ailleurs directe ou indirecte), la restauration de l’idée correspondante, rien de mieux : mais l’aperception qui s’y ajoute d’un rapport de ressemblance ou d’identité ? Cela, manifestement, est d’un autre ordre, et ce n’est pas en rendre un compte suffisant, ni même en rendre compte d’aucune manière, que de nous répondre : réverbération accidentelle de la mécanique nerveuse, ou aspect subjectif et collatéral de l’automate vivant’.

4. Confusion entre condition et cause. — Voyons cependant sur quoi l’épiphénoménisme croit pouvoir fonder des affirmations aussi aventureuses. En somme, tout revient ici, comme il fallait presque s’y attendre, au conditionnement du moral (ou du mental) par le physique. « Je ne vois pas, écrivait v. g. A. Bain, comment, en nous tenant aux strictes limites de l’expérience, nous pourrions faire du subjectif un agent. Dans nos livres de psychologie, nous pouvons bien laisser une place à la cause et à l’effet parmi les éléments sujectifs, dire v. g. que les sensations donnent lieu aux idées, aux émotions, aux volitions, et celles-ci à d’autres idées, émotions, volitions ; mais nous savons bien que ce n’est pas là un courant de pures subjectivités. Ces faits ont leurs rapports physiques. Voilà donc pourquoi, si l’on me presse de dire quelle voie je prendrais dans une théorie de l’évolution quand j’aurais atteint le moment de celle-ci où des êtres conscients apparaissent, si je suivrais alors la seule chaîne de la causation physique ou bien si j’introduirais le sentiment comme facteur coopérant, comme quelque chose de plus qu’un accompagnement ou une expression additionnelle du physique même, voilà pourquoi je réponds que je m’en tiendrais au physique, sans rien dire du mental dans la ligne de la causation (Mind, t. VIII, p. 102 sq., cité par

FOUILLKR, Op. cit., p. 25f>) ».

llya longtemps que dans une page célèbre, une des plus belles qui soient sorties de sa plume, Platon a fait justice de cet argument classique du matérialisme. Nous voulons parler de ce passage du

1. En d’autres termes, le parallélisme des deux séries, physique et mentale, n’est pas rigoureux, à beaucoup près : la seconde déborde plus d’une foi » la première. Il n’en faudrait pas plus pour que la tentative apparût comme vouée d’avance à l’insuccès, qui s’efforce de subordonner d’un bout à l’autre les lois sychologiques aux lois physiologiques, ou même desuppiimer les première ! comme lois originales en les faisant rentrer de tous points dans les secondes. 1517

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on (>j9 sq.) où Socrale fait pari à ses disciples de l’enthousiasme qu’avait d’abord excité en lui la grande découverte philosophique d’Anaxagore (que c’est l’intelligence qui est la cause de toutes choses), niais aussi de la déception qu’il avait éprouvée ensuite, quand, abordant le détail, il le vit rendre compte des faits par des raisons de même nature que les autres pli ysiolog’ues : autant dire que s’il se trouve là, dans sa prison, assis au bord de son lit, en attendant la mort, ce n’est pas pour avoir jugé que cela était mieux ainsi, mais parce que ses muscles, nerfs, tendons, jointures, etc. sont réciprojueinent disposés de telle façon déterminée. Est-il possible de perdre plus naïvement de vue qu' « autre chose est la cause, autre chose ce sans quoi la cause ne serait plus la cause », bref la condition ( rjùte fj.h ri éffvi ri « itcsv tù evti, Siie Z’isd, o y.v-j c^ zi t/.izicv

; 'jx -m rror' nr, « ctisv)?

Voilà la formule exacte. De ce que nos opérations .ntérieures peuvent avoir pour condition (directe ou indirecte) des mouvements organiques, ilne s’ensuit pas que tout ce qu’il y a d’activité en elles se réduise mouvements. Le mécanisme qui règne en ceuxci est une chose, la tinalité qui se manifeste en celles-là en est une autre, et surtout elle représente une forme de causalité tout aussi réelle, tout aussi eflicace que lui. Si je retire ma main du feu, c’est parce que je ne veux pas être brûlé, c’est jjuur ne pas être brûlé, quelque nécessaire que soit par ailleurs à cette lin le mécanisme nerveux ou musculaire. Fait d’une évidence incontestable, à laquelle toute l’anatomie et toute la physiologie du monde n’oteront jamais rien : à lui seul il sutlirait à tenir en échec la doctrine des épiphénomènes mentaux

(cf. A. PoUILLBB, Op. cit., p. LX).

b. /.< progrès de la conscience. — Nous ne sommes pas au bout des difficultés qn’elle soulève. Car enfin, c’est une loi de l'évolution universelle que tout ce qui est inutile disparaisse, au moins à la longue : si la conscience l’est à ce point, inutile, pourquoi donc ne s’est-elle pas évanouie ? pourquoi s’est-elle, au contraire, développée de plus en plus ?

— Mais si, répondra-t-on. elle disparaît progressivement, à preuve le phénomène générai de l’habitude, par lequel, a dit un contemporain, elle va 6'ensevelir peu à peu dans la substance grise du cerveau.

— Prenons garde de ne voir qu’un côté des choses. En premier lieu, contre cet anéantissement graduel, elle est défendue, comme l’a remarqué si opportunément V. Egger, par l’expérience et l’imagination, et surtout elle se défend elle-même par l’attention, trois puissances de renouvellement inépuisables dont l’action convergente la maintient sans cesse au ton et au niveau requis pour que ce n’en soit point fait d’elle (La Parole intérieure, p ao5). D’autre part, et cette seconde remarque prolonge la première en l’expliquant, il faut voir de quelle manière précise se produit cet effet général de l’habitude ; car il y a là une équivoque à dissiper ou une précision à introduire.

Choisissons pour cela un cas concret, défini, instructif dès lors entre tous. Je veux bien que le virtuose ne sache plus comment ses doigts courent sur le clavier et en font jaillir d éblouissantes cascades d’arpèges — ou tels autres magiques effets — dans ces exécutions prestigieusesqui soulèvent l’enthousiasme d’une salle entière ou, selon les circonstances, l’agitent d’une sorte de frisson religieux : dira-t-on pourtant qu’il ne se rend pas compte de ce qu’il joue ?Ksl ce que cette tête renvers-e en arrière, ces pupilles dilatées et fulgurantes, cet air inspiré, cette manière d’auréole que semble lui faire le rayonne , ment de s>n visage, ce frémissement et ce sursaut de toute sa personne, est-ce que tout cela ne trahit pas au contraire le suprême effort d’une pensée élevée, si l’on ose dire, au maximum de concentration sur son objet, à savoir ici l’interprétation du thème proposé dans ce qu’il a de plus idéal ? A moins de répondre que pensée et conscience n’y sont pour rien et qu’un artiste dépourvu de l’une et de l’autre s’attirerait les mêmes applaudissements frénétiques d’un auditoire aussi insensible que lui I Mais, encore un coup, ce ne seraient plus les faits, cela, ce serait une hypothèse, et quelle hypothèse ! indûment substituée en leurs lieu et place. C’est déjà bien assez, en ce genre, de nous avoir infligé les gramophones et les pianos automatiques. Et encore sont-ils, restent-ils les uns comme les autres, pianos automatiques ou gramophones, l'œuvre de la pensée (cette fatidique pensée dont il n’y a décidément pas moyen de se rendre quitte ; — comme l'œil de Caïn, elle se retrouve, inexorable, dans la tombe où l’on se flattait de l’ensevelir), encore sont-ils l'œuvre de la pensée, sans laquelle ni Edison ni aucun autre inventeur du même acabit ne les eût imaginés ; de la pensée, sans laquelle non plus nous ne pourrions même pas nous en servir — car il faut savoir s’en servir, il faut savoir manœuvrer ces mécaniques, savoir y ajuster les disques ou les rouleaux appropriés, etc., toutes choses qu’on ne voit pas que pourraient faire, si simples soient-elles, de purs automates, étrangers à toute espèce de « subjectivité ».

Bref, l'énergie consciente que l’habitude capitalise sous forme de mécanisme, qu’elle aliène, si l’on veut, et organise en réflexes, c’est seulement celle qui se dépensait dans les détails infimes et matériels : cela n’empêche pas celle qui se déploie dans la sphère plus haute de la pensée pure, bien au contraire, cela même lui permet juste de s’intensifier ou de s’accroître, de devenir toujours plus active, de s’affirmer toujours plus délicate et à la fois plus puissante et plus conquérante. A mesure que nous devenons plus machine par la partie inférieure, nous devenons par la partie supérieure plus conscience, plus pensée, si l’on peut dire, plus esprit. L’habitude nous enlève de plus en plus à nous-mêmes, nous aliène de nous-mêmes, nous annualise, nous mécanise de plus en plus en tant que nous sommes précisément tributaires de la nature animale ou en tant que nous sommes animaux et machines ; mais c’est précisément aussi pour nous faire prendre.de plus en plus possession de nous-mêmes, pour nous faire acquérir une maîtrise toujours plus pleine de nousmêmes en tant que nous appartenons à la nature spirituelle.

Il est donc bien vrai que, tout compte fait, la conscience est continuellement en progrès. Et dès lors l’objection retombe de tout son poids sur la doctrine épiphénoméniste, qui consistait à demander pourquoi, si la dite conscience est sans utilité, elle n’a pas disparu, pourquoi, tout à l’opposé, elle s’affirme toujours davantage.

6. Le « pourquoi » de son apparition. — Il y a plus. Nous transportante l’autre extrémité des choses, nous demanderons également pourquoi elle a même apparu, sî elle ne sert à rien. Nouveau problème, non moins épineux. Si, en effet, il y a quelque part adaptation, c’est dans le domaine de la vie ; c’estlà. disons-nous, que règne et triomphe plus que partout ailleurs le principe des conditions d’existence, cette forme positive et proprement scientifique de la loi de finalité, llappelons-nous v. g. — cet exemple est même typique — la théorie darwinienne de la sélection naturelle, aboutissant, dans le monde animal, à la survivance des plus aptes. Or t 1519

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de cetle rie universelle, la conscience n’est-elle pas l’expression la pins haute ? Spencer lui-même ne la considcre-t-il pas comme le point culminant de l'évolution biologique ou même, et ipso facto, de l'évolution tout court ? Et elle serait essentiellement inadaptée. — puisque, encore un coup, elle ne rime soi-disant à rien ? Elle serait essentiellement inadaptée, elle qui conçoit l’idée d’adaplation et l’applique et la retrouve partout ! On l’a appelée « la moitié antiscientilique de l’existence universelle », et sans elle il n’y aurait juste pas de science I

7. le « comment ». — Il y a plus encore. Ce n’est pas seulement le pourquoi de son apparition qui devient de la sorte inintelligible, c’en est aussie comment. Le lecteura encore présente à l’esprit l’explication proposée à cette tin par Sergi entre autres, et la comparaison qu’il fait de la conscience, cette phase finale, et accidentelle, du processus nerveux, avec la coloration violette qui se produit au terme des phénomènes chimiques déterminés dans le chlorure d’argent par son exposition à la lumière (cf. supr. n. 1). Image qui, avec nos idées modernes sur la nature des qualités secondes, est bien faite, de primeabord, pour donner le change ; selon ces idées, en effet, les couleurs en général, comme v. g. les saveurs et les sons, n’existent comme telles que dans la conscience, il suffit donc qu’elles entrent en scène pour qu’aussitôt on rejoigne celle-ci. Ou plutôt, pour qu’on ait l’illusion de l’avoir rejointe ; car c’est là précisément qu'à notre présent point de vue réside la difficulté : si ce que nous appelons la couleur violette s’identilie, en tant que tel, avec la sensation que nous en avons, lorsque la dite couleur se manifeste, e’est à la conscience même qu’on se trouve avoir affaire, et ce n’est qu'à elle ; or il s’agit juste de savoir comment elle apparaît (et non plus simplement si on quand elle apparaît) ; pour parler la propre langue de nos auteurs, i l s’agit juste de savoir comment il se fait qu'à un moment donné, quel qu’il soit, ce n’est pas ce qu ! importe, la série physiologique des réflexes se double d’une série collatérale de « subjectivités » : dire que les choses se passent alors comme quand les réactions chimiques dont le chlorure d’argent exposé à la lumière est le siège aboutissent à sa coloration en violet, c’est donc, puisque le violet revient ici à un fait subjectif, répondre à la question par la question même, en d’autres termes n’y pas répondre du tout. En d’autres termes encore, Sergi ne compare ainsi la conscience qu'à (Ûlc-mêmc, et du même coup il la postule, sans plus de façon, au lieu de l’expliquer et dans le même instant où il s’engage à l’expliquer ; il se la donne toute produite, pour ainsi parler, au lieu de nous faire voir et à l’instant même où il devait nous faire voir comment elle l’est. Nouvel escamotage. Décidément la psychologie a ses prestidigitateurs.

Reprenons d’une autre manière. Quand on dit v. g. dans les manuels de physique et de physiologie, ou même de psychologie, que les cou leurs comme telles ne sont que des sensations, c’est-à-dire que des modes de la conscience, cela peut bien soulever des objections à d’autres égards (car enfin il n’a jama ; s été prouvé, après tout, que la qualité n’appartient pas à la réalité cxtramentale, et l’on n’a peut-être pas le droit de passer ainsi, sans plus, d’un mécanisme de méthode, dont il est tout à fait loisible aux Bai ants de s’inspirer, à un mécanisme de doctrine qui, lui, ne relevé que de la philosophie)', mais en soil’aflii’ination n’a rien de logiquement répréhensihle, puisque alors la conscience est donnée d’autre part et qu’il ne s’agit que de lui rapporter ou lui faire produire l'élément

1. Cf. art. Idiîalismp, col. 5r.°-56".

qualitatif des objets sensibles, sans rechercher le moins du monde comment elle est donnée. Mais il tombe sous le sens que ce n’est plus du tout la même chose, lorsque précisément on le recherche : l’assimilation de la conscience à la coloration violette du chlorure d’argent n’est plus qu’un trompe-l'œil, car c’est tout un, en pareil cas, de dire que cette couleur apparaît ou que la conscience apparaît ; car la couleur violette, ainsi entendue, revenant à un mode delà conscience, présuppose, c’est trop clair, la conscience même, dont il fallait éclaircir, dont on avait pris à tâche d'éclaircir la genèse.

Et si par couleur violette on entend l'élément proprement objectif du phénomène, abstraction faite de la sensation correspondante, ce n’est plus qu’un fait physico-chimique comme les autres, étranger de tous points à la conscience et dont il n’y a plus rien à tirer pour l’explication de celle-ci. D’une manière comme de l’autre, la comparaison boite et la théorie chancelle qui y prenait son point d’appui. Mais c’est surtout la phrase suivante (toujours dans le texte de Sergi) qui de ce point de vue précis donne prise à la critique. « Le fait mental, qu’il soit complété par la conscience ou qu’il demeure dans l’inconscience, reste absolument identique dans tous les éléments de son processus, lesquels sont de caractère physique. » Mais s’il reste identique dans tous les éléments de son processus, si ce sont de part et d’autre les mêmes événements physiques, comment se fait-il qu’ils soient tantôt complétés par la conscience, et tantôt non ? Voilà donc les mêmes causes qui, dais les mêmes circonstances, ne produisent plus les mêmes effets ! Autant dire que, dans les conditions normales, l’eau tantôt bout, tantôt ne bout pas à 100 degrés ; que, toutes choses égales d’ailleurs, le volume d’un gaz à température constante tantôt varie en raison inverse de la pression qu’il supporte, tantôt selon un autre rapport ; que les angles de réflexion sont tantôt égaux, tantôt inégaux aux angles d’incidence ; etc. C’est le renversement de toute science 1

Et qu’on n’objecte point que ce n’estpasici production, mais simple accompagnement. Pure question de mots, tout d’abord. Sergi écrit bel et bien, à la fin du même passage, c’est-à-dire deux lignes plus loin, que « le phénomène mental dérive des cléments physiques ». Une chose qui dérive d’une autre a, règle générale, toutes les peines du monde à n'être pas produite par elle. — Passons d’ailleurs sur ce point et admettons que ce ne soit, à la lettre, qu’accompagnement. Toujours est-il que les réflexes nerveux tantôt s’accompagnent, donc, tantôt ne s’accompagnent point d' « aspects subjectifs ». Il faut pourtant une raison à cette différence ; car tout a sa raison, même de simples reflets qui, pour inconsistants et fugitifs qu’on les imagine, n’en sont pas dispensés pro tanto d'être les reflets de quelque chose. Or cette raison ne peut se trouver dans les réflexes eux-mêmes, qui, éclairés ou non de cette manière, restent, nous aflirnie-t on, identiques dans tous leurs éléments ; auxquels, nous assure-t-ou encore, il n’y a rien de changé quand la conscience s’y ajoute, sinon précisément qu’elle s’y a joute. I. a raison cherchée se trouve donc ailleurs ; qu’estce à dire, s ; non que le mental a vraiment son principe à lui, ou qu’il dérive d’une, activité originale, dont les manifestations peuvent bien être liées de façon ou d’autre aux phénomènes organiques, mais sans qu’elle en perde rien de sa foncière indépendance, sans qu’elle cesse pour autant d'être ce que la psychologie coinmuney a toujours vii, l’expression d’une réalité distincte, obéissant à des lois propres et irréductibles comme elle ?

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El ce n est pas d’en appeler avec Sele.hénof à la théorie des rentres d’arrêt qui y changera rien. On BQ rappelle à quoi revient cette explication ou cet essai d’explication : la pensée ou le subjectif » devrait origine à un ralentissement accidentel des processus nerveux. Connue s’il suffisait de ralentir un mouvement pour qu’il devint ipso facto conscient de lui-même I Qu’on dise qu’une certuine durée du counerveux est requise pour qu’il y ait conscience, parce que, autrement, l’excitation n’aurait pas le temps île s’irradier jusqu’au centre cérébral, rien de mieux ; mais il ne s agit là encore et toujours, que d’une condition, non pas d’une cause proprement dite. S’il n’y avait que le courant nerveux et le centre cérébral, sans un principe d’unité par delà pour ainsi ilire. qui recueillit les impressions et se les exprimât à lui-même sous forme de perceptions proprement dites, les excitations auraient beau se pcop jusqu’au centre cérébral et, pour cela, le courant nerveux se prolonger ou se ralentir, le « subjectif » n’apparaîtrait pas plus qu’il ne se formerait v. g. de cliclté au fond d’un appareil photographique, si l’on se contentait d’en retirer l’obturateur, sans y avoir introduit de plaque sensible au préalable. Décidément aussi, cette confusion entre condition et cause représente un des procédés essentiels de la méthode matérialiste. Il arrive mèine qri’elle transparaisse jusque dans les termes, comme lorsqu’on dit v. g. que « ce ralentissement permet à Li conscience de saisir au passage une action qui, trop rapide, lui eût échappé ». — Ilabcmus confitentent… spiritualistam .’Si la conscience peut en user de la sorte à la faveur du dit ralentissement, c’est donc qu’elle existe déjà, et moins que jamais il devient possible qu’elle résulte d’une action réflexe arrêtée.

8. Epipkénomèmisme et matérialisa)*. — Il reste donc bien acquis que l’apparition de la conscience demeure, dans le système, une indéchiffrable énigme. Est-ce pour cette raison que, de guerre lasse, on en fait un « épiphénoméne », accidentel et accessoire ? Mais cela non plus ne peut suffire. Car enfin épiphéne, phénomène additionnel ou collatéral, phénomène siu l’rogaloire ou de surcroit, tant qu’on voudra, encore faut-il en rendre compte ; et ce n’est D rendre compte que de le décorer d’un préfixe iduittout simplemenll’embarras qu’on éprouve à cet égard.

Nous en dirons autant de la formule générale elle-même d’idées-reflets, un des plus beaux spécimens de verbalisme que nous offre l’histoire de la spéculation, ou plutôt l’histoire du matérialisme. Il y a même lieu de relever en celle-ci, à ce propos, une sorte de progression ou de gradation singulièrement instructive, parce que l’impossibilité d’expliquer la pensée par ses conditions organiques s’y manifeste toujours plus éclatante à proportion des efforts successivement tentés dans cette voie.

Au début du xixe siècle, Cabanis, suivi peu après par Brous^ais (sans parler, plus tard, de K. Vogt), avait tout simplement dénoncé dans la dite pensée une sécrétion du cerveau, analogue à celle du sue gastrique par les glandes stomacales ou de la bile par le foie… Il fallut bientôt, on sait pourquoi, faire son deuil de cette élégante comparaison, dontc’était plus que jamais le cas de répéter l’adage connu : « Comparaison n’est pas raison. »

C’e9t alors que le> adversaires du spiritualisme se rejetèrent sur le m >t résultante : la pensée, dirent-ils, est une résultant* des mouvements cérébraux, qui la produisent en se composant, à peu près comme dans le cas classique du parallélogramme de-, forces, les deux forces latérales se composent en une force commune qui a pour direction la diago nale île ce parallélogramme (soit l’exemple, classique

également, des deux chevaux qui tirent la mèm péniche de chaque côté du canal, la péniche se déplace droit devant elle dans l’axe lie celui-ci). Si cette nouvelle formule lit recette beaucoup plus longtemps que la précédente, parce qu’elle avait déjà quelque chose de beaucoup plus raffiné, pour ainsi dire, et qu’avec elle on semblait avoir chance de rejoindre plus aisément la pensée même, il n’était pas possible pourtant que le prestige ne s’en affaiblit pas à la longue ou même ne s’évanouit pas ds tous points : on n’avait guère oublié qu’une « hose, en effet, c’est que la résultante de la mécanique n’a ou n est qu’une unité apparente’. Tout se passe alors comme s’il n’y avait qu’une seule force, égale en quantité aux composantes, rien de plus, comme si, v. g., au lieu des deux chevaux qui tirent la péniche sur chaque berge, il n’y en avait qu’un seul, aussi fort que les deux autres ensemble et qui la tirerait, lui, par le milieu du canal ; ce qui n’est pas, ce qui même, et pour plus d’une raison, ne saurait être le cas. — Bien mieux, ou bien pis (selon le point de vue), cette hypothèse, car c’est une hypothèse (tout se passe comme si…), qui est-ce qui la fait, sinon la pensée, cette pensée même dont elle doit servir à rendre compte, voilà donc encore une fois qu’on se la donne sans plus de façon au propre point de départ de l’explication qu’on s’était engagé à en fournir ! En d’autres termes, il ne faut pas simplement dire, comme tout à l’heure, que la résultante de la mécanique n’a ou n’est qu’une unité apparente ; elle n’a non plus et du même coup ou elle n’est qu’une unité idéale, (tout se passe comme si… oui, pour nous qui sommes capables de faire cette supposition), idéale, c’est à-dire qui à l’instar de toute relation ou de tout rapport, ne se réalise au vrai que dans la pensée qui la conçoit et que conséquemment elle suppose, bien loin de la pouvoir engendrer. La théorie matérialiste n’est pas seulement de ce chef une pétition de principe patente, c’est encore le plus flagrant des cercles vicieux.

Voilà comment, donc, ce second moyen de réduire la conscience à ses conditions physiologiques se trouva démentir lui aussi les espérances qu’il avait paru autoriser d’abord. Nous avons pu nous convaincre au cours de la présente élude qu’on ne réussit pas mieux avec le troisième, quand, à bout de ressources pour ainsi parler, on la traite dédaigneusement d’épiphenomène et qu’on essaie de la supprimer à titre de facteur proprement réel en la ramenant à une simple réverbération ou à un simple reflet de l’activité nerveuse. Comme si, en premier lieu, il y avait en réalité des épiphénomènes, et non pas des phénomènes tout court, également déterminés et déterminants, causés et causants, assujettis les uns comme les autres, dans l’ensemble du moins et au degré de rigueur près, à un même ordre immuable. « L’ombre même qui accompagne les pas du vo3’ageur, at-on dit, est une partie aussi intégrante de l’univers que le voyageur môme, et la conscience de celui-ci n’en fait pas moins partie. » On parle île <> reflets », mais en quoi la lumière réfléchie est-elle moins réelle que la lumière directe etles lois qui régissent l’une moins objectives que celles qui gouvernent l’autre ? en quoi, dès lors, les lois de l’intelligence le céderaient-elles sous ce rapport à celles de l’automatisme ? Et puis surtout, car c’est à quoi nous voulions principalement en venir, est-il possible

1. Se rappeler, pour bi^n le comprendra, à quelle difficulté précisa file levait f’ire face (unité requise pour lapens’e « u pour la conscience, opposé » à la multiplicité caractéristique de la substance matérielle, etc.). 1523

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1524

d’avouer plus clairement, sinon plus candidement, l’irréductibilité foncière de la pensée aux mouvements organiques dont elle peut dépendre ou, d’une manière générale, sa transcendance absolue à l’égard de la matière ? Car tel est, en définitive, le vrai sens de cette étrange théorie, ou, pour mieux dire, telle est la seule manière de lui en conserver un. Ce n’est pas notre faute si, pour finir, il se retourne contre elle, l’nefois de plus, mentitus est materialismus sibi.

B. — L’inconscient psychologique.

i. Le problème. Précision préliminaire. — Est-ce à dire que la conscience constitue par elle-même un < lément essentiel ou intégrant de l’activité psychologique en tant que telle ? Elle n’est pas l’éclairage accidentel et intermittent d’une série physique, voilà qui est acquis ; mais (pour parler la même langue) d’une série mentale ? Remarquons avec soin que cette autre hypothèse n’a plus rien, de soi, dont la saine philosophie ne trouve moyen de s’accommoder. A preuve, l’attitude prise à cet égard par nombre de représentants actuels de l’Ecole, et non des moins qualifiés (cf. art. Religion, col. go3). Et cela se conçoit sans peine. Que le spiritualisme cartésien ou éclectique, avec sa notion d’une âme « dont toute la substance est de penser », ait pour conséquence inévitable que rien ne se puisse passer en elle dont elle ne s’aperçoive ipso facto, soit’ ; mais il en va tout autrement de l’animisme traditionnel, où elle est le principe unique de toute la vie humaine, même organique : l’idée d’une activité psychique étrangère à la conscience devient ainsi tout ce qu’il y a de moins irrecevable. — Activité en travail, au surplus, et comme éveillée. Car le problème peut être énoncé en termes plus précis, et c’est par où cette position de la philosophie traditionnelle ne fera, ou l’on se trompe étrangement, que se fortifier encore.

Nous parlons désormais de faits intérieurs, en laissant de côté, règle générale, leurs conditions physiologiques, mais de faits, notons-le derechef et plus soigneusement que jamais même, de faits, ou de mise en œuvre effective de quelqu’une de nos puissances mentales. Il résulte aussitôt de là que, raisonnablement, on doit éliminer du débat, sans autre forme de procès ou presque, tout ce qui dans l’espèce relève de la virtualité pure et qui, en toute rigueur, est beaucoup moins « fait », entendu à la lettre (soit action, soit passion), que principe du fait, situé pour ainsi dire sur un autre plan de réalité que le fait lui-même — disons mieux : ce qui n’est pas « fait », mais principe du fait, appartenant à une autre catégorie ou détermination de l’être.

« Nos inclinations, écrit un contemporain, nos

instincts et nos tendances nous échappent, tant qu’ils ne sont pas actualisés dans des représentations et des actes. Tout ce qui est virtuel en nous est inconscient (E. Baudin, Psychologie, p. i 4-5). » A coup sur, mais aussi bien n’est-ce que virtuel, à savoir ce qui, ayant existé à titre de fait psychologique, peut exister de nouveau au même titre, ou ce qui peut simplement exister à ce titre, sans y avoir existé encore. Mais s’il ne s’agit que de ce qui peut donner lieu à un fait ou étal intérieur (par voie de production première ou de restauration) sans y donner lieu actuellement (encore une fois c’est à quoi revient ici virtualité), il paraît bien qu’on doive, en bonne logique, renoncer à s’en prévaloir, lorsque la discussion porte précisément sur le fait

1. Encore y aurait-Il lieu de réserver le cas de Leibniz et de sa théorie des « petites perceptions » (sans n aperception »).

intérieur et ne porte que sur lui. On ne tardera pas à mesurer l’importance de cette simple observation 1.

2. La thèse affirmative. — Y a-t-il donc des phénomènes psychologiques auxquels on ait le droit d’appliquer le qualificatif d’inconscients (au sen6 fort) ; autrement dit. y a-t-il, peut-il y avoir en nous des émotions, des sensations, des pensées, des jugements, des raisonnements même, etc., que nous aurions ou ferions sans le savoir, entendez : sans le savoir d’aucune façon, si rudimentaire, si embryonnaire, si nucléaire que ce soit ? Encore une fois, nombre d’auteurs répondent sans hésiter (pue oui.

Non pas sans doute que ces phénomènes psychologiques inconscients se révèlent en eux-mêmes et par eux-mêmes à l’observation, à l’observation savante du moins, cela serait contradictoire, l’observation se trouvant être ici la conscience même, réfléchie et analytique : seulement ils sont exigés, dit-on, pour l’explication d’autres phénomènes, immédiatement constatés, eux, et qui demeurent inintelligibles aussi longtemps qu’on n’admet pas les premiers. Soit v. g. la reviviscence des sensations passées ; elle emporte manifestement que les dites sensations se sont conservées jusque là, et donc, puisqu’on ne les perçoit alors d’aucune manière, à l’état inconscient. De même, je n’ai pas conscience du travail de rumination ou de maturation secrète par lequel, dans les intervalles qui séparent les périodes d’application actuelle, je continue d’élaborer telle théorie que je vise à mettre sur pied, ou d’amener à terme la solution de tel problème : je suis bien obligé pourtant de convenir que ce travail ignoré a effectivement lieu, puisqu’il arrive que, mon attention s’y portant de nouveau, je retrouve l’affaire non pas au point où je l’avais abandonnée la dernière fois, mais singulièrement avancée sinon liquidée sur toute la ligne.

L’existence de faits psychologiques inconscients deviendrait de la sorte aussi certaine que l’est pour chacun de nous celle de la pensée chez les autres hommes, que nous ne saisissons pas non plus en elle-même. Quelque chose, enfin, comme les aSri/.a. de l’écoleépicurienne, objet des im(vota.t ou des ùjroOiaiit, réalités inaccessibles de soi à toute expérience et qu’on n’atteint que par la pointe du raisonnement s’attachantà interpréter le donné empirique, tels les atomes et le vide ; ou, pour choisir un terme de comparaison plus moderne, comme l’éther, ce milieu élastique dont, il y a une vingtaine d’années encore, les physiciens s’accordaient à reconnaître l’existence, parce qu’il ne leur semblait pas qu’on pût rendre compte autrement des phénomènes enregistrés par la science’-.

3. Critique, l^aits proprement dits vu virtualités correspondantes ? — Le problème reste pourtant, et tout entier, de savoir si ce qu’on est logiquement contraint de supposer alors, ce sont des faits, précisément (n’oublions pas que là même réside le point

1. A ce propos relevons dans l’ouvrage précité les lignes suivantes ; « Les idées claires, dit Joubert, non ? servent a penser ; mais c’est toujours par quelques idées confuses que nous agissons, ce sont elles qui mènent la vie. Et ces idées enveloppent l’infini des forces inconscientes. » (p. 115). Quoi qu’il en puisse être du mot de Joubert, et de sa parfaite justesse, les idées confuses ne laissent pas d’être conscientes en elles-même à quelque degré, qu’elles enveloppent ou non des forces inconscientes. Mais les idées les plus claires (ou les plus distinctes), en enveloppent aussi, ne fût-ce que les facultés qu’elles mettent en jeu et dont nous n’avons pas non plus conscience en tant que telles.

2. Un terme de comparaison tout à fait contemporain nous serait fourni par les micelles et les bactériophages, dans la théorie de M. d’Hérelle. SUBCONSCIENT ET INCONSCIENT

1526

vif de tout le débat), sensations, émotions, jugements, inférences…, actuellement réalisés quoique non perçus (et non plus simplement quoique non aperçus, comme lorsqu’il ne s’agissait que d’inconscient relatif ou de subseonscient). Que la physiologie nerveuse ou cérébrale n’y suffise pas d’un bout à l’autre, qu’on y ait besoin de quelque chose de spécifiquement psychologique, relevant de la vie mentale comme telle et ne relevant que d’elle, d’accord : mais cette réalité psychologique postulée par l’explication des phénomènes constatés, est-elle nécessairement du même ordre qu’eux, nous voulons dire une réalité proprement actuelle comme eux’? Si par hasard il n’y fallait rien de plus que des virtualités diverses, dont l’épanouissement seul alllenrerait à la conseknee tandis qu’elles se déroberaient en elles-mêmes à ses prises ? Les choses à ce compte changeraient singulièrement de face, puisque, nous l’avons constaté tout à l’heure, une fois que c’est virtualité tout court, la question d’inconscience ne se pose même plus. — Cette autre hypothèse vaut pour le moins d’être examinée.

Qu’elle n’offre rien que de plausible en ce qui touche i" les habitudes, actives ou passives, "c’est ce qui va comme de soi. Car les premières, les habitudes actives ou proprement dites, sont juste constituées par le perfectionnement, l’assouplissement, la détermination de nos diverses puissances vitales dans le sens de leur exercice aniérieur, d’où la facilité toujours plus grande avec laquelle elles agissent désormais et leur propension ou tendance toujours plus marquée en ce sens même : tendance, facilité d’agir, assouplissement (pour ne point insister sur puissance), nous rentrons en plein dans le domaine de la virtualité. Quant à l’habitude passive ou accoutumance, qui consiste dans l’aptitude à être de moins en moins modifié, nous voulons bien qu’elle supprime la conscience, niais r. "est-ce pas juste aussi en supprimant la sensation ou l’impression, parce que celle-si requiert, comme chacun sait, une différence de niveau que l’accoutumance faitdisparaitre ? n L’habitude, ce grand artisan d’inconscience, nous fait perdre, note M. Baudin (op. cit., p. n3), la sensation du frottement de nos vêtements, delà pression exercée par notre propre poids sur la plante de nos pieds, etc. ».

De l’habitude à la mémoire, — 2", considérée dans celles de ses fonctions qui nous intéressent ici uniquement, conservation et reviviscence (conservation avec aptitude à la reviviscence), il n’y a qu’un pas. Nous voulons bien encore qu’elle emporte autre chose, surtout dans la vie spirituelle, qu’une simple modification du cerveau, à savoir un élément proprement psychologique, qu’on nous permette d’y revenir, ou, comme s’exprime un manuel très estimé aujourd’hui, une * réalité psychologique obscure, mais agissante, etc. » — seulement quelle réalité ? de quelle nature ? On verra un peu plus loin que l’idée d’une conservation des états primaires à titre d’états ou plutôt de faits actuels (tels enfin, avec la conscience en moins, qu’ils se sont produits une première fois), est loin d’aller toute seule : n’est-ce pas une raison de plus de les considérer comme subsistant à litre, de virtualité, justement ? Et dès lors, ne serions-nous pas beaucoup moins éloignés de nous entendre ? « Conscience rapide suivie d’oubli, écrit-on. signifie, pour les partisans de la théorie physiologique (D. Roustan, Psychol., p. 80), conscience suivie d’une modification nerveuse inconsciente’ ; elle signifie pour nous : conscience suivie d’un état

1. Sorte de pléonasme, d’ailleurs. Insconscienle, la modification nerveuse lest [iar définition même, à l’égal it phénomène purement organique.

encore psychologique, mais inconscient » — ; tiaduisez, ou rectifiez : <t conscience suivie d’un état hahituel, d’une modification habituelle inconsciente », inconsciente, qui plus est, par définition même (cf. supra), aussi inconsciente par définition même que la modification nerveuse, si bien qu’à parler franchement, l’inconscient a bien l’air ici de ne plus rimer à rien.

Le cas de l’invention scientifique (al. artistique) appelle, — 3°, une précision analogue. Les partisans de la théorie adverse ont accoutumé de se réclamer à cet égard du témoignage de Poincaré : « Souvent, quand on travaille une question difficile, on ne fait rien de bon la première fois… ; ensuite, on prend un repos plus ou moins long, et l’on se remet à la besogne. Pendant la première demi-heure, on continue à ne rien trouver, et puis tout à coup l’idée se présente à l’esprit. On pourrait dire que le travail conscient a été plus fructueux parce qu’il a été interrompu et que le repos a rendu à l’esprit sa force et sa fraîcheur. Mais il est plus probable que ce repos a été rempli par un travail inconscient, et que le résultat de ce travail s’est révélé ensuite au géomètre, le travail conscient ultérieur l’ayant simplement excité à « revêtir la forme consciente » {Science et méthode, p. 52). — N’en déplaise à l’illustre savant, « il est plus probable », selon nous, que la vraie explication reste celle qu’il indique pour l’écarter aussitôt et aux termes de laquelle « le repos a rendu à l’esprit sa force et sa fraîcheur » ; ou, pour mieux dire, ce n’est que la moitié de la vraie explication, et il y faut ajouter l’assouplissement des facultés mentales intéressées, leur « entraînement » dans cette direction, par l’effet (par l’effet de « vitesse acquise ») du « travail conscient » qui a précédé, qui a, remarque l’un ou l’autre auteur, dû précéder (cf. v. g. D. Roustan, op. cit., p. 83 et p. 90 ; item H. Poincark, op. cit., p. 54 et p. 60). « Tel problème insoluble sur lequel on s’endort, se trouve résolu au réveil : c’est la pensée inconsciente qui a tout fait » (E. Baudin, op. cit., p. n4). Psychologie un peu expeditive, semble-t-il. On dirait bientôt que cette solution, nous la découvrons en nous-mêmes, toute élaborée, sans le moindre effort, en n’ayant rien d’autre à faire que de nous laisser faire ; — non, le problème ne « se trouve » pas « résolu », on le résout au réveil, actuellement et activement, à la minute sans doute, mais en pleine conscience, parce qu’un sommeil réparateur a, encore un coup, fait retrouver toute son élasticité à l’esprit, préparé et entraîné depuis quelque temps en ce sens. Cette interprétation est autrement « économique », à notre avis, que le recours à la fée Inconscience. Il ne paraît pas que nous tenions encore l’argument décisif en faveur de l’inconscient tel qu’on l’entend dans toute cette affaire, c’est-à-dire comme caractère éventuel du fait psychologique. Ne se tourne-t-il même pas, lui aussi, au profit de la thèse virtualiste ?

4. Réponse à une objection. — On dira peut-être qu’il est fort difficile de se faire une idée positive, précise et concrète, de ces virtualités mêmes auxquelles il nous paraît que tout revienne ici en dernière analyse, jusqu’à plus ample informé du moins(cf. v. g. Rabier, Psychol., p. 64, n. 1). — Soit : comme toutes les causes en général, nous ne pouvons guère nous les représenter qu’en fonction de leurs effets, mais c’est le cas de toutes les causes, justement, qu’on ne s’avisera point, j’imagine, de rayer pro tanlo de la liste des réalités. Je ne conçois la puissance d’un explosif que par rapport aux ravages qu’il exerce en éclatant : en est elle moins formidable, et en existe-t-elle moins ? 1527

SUBCONSCIENT ET INCONSCIENT

1328

Au surplus, l’inconscient des psychologues n’est i il pas à sa manière logé un peu à la même enseigne ? N’est-on pas obligé d’emprunter à la conscience elle-même de quoi l’entendre effectivement ? Supposez un jugement ou un raisonnement que nous fassions sans savoir que nous le faisons, une émotion qui nous affecte à notre insu, une image présente à notre esprit sans qu’il soit pour ainsi dire présent à elle, etc., telle est la seule manière de se représenter un phénomène psjchologique inconscient : image, émotion, raisonnement, jugement, tout autant de termes qui, de soi, nous renvoient à j la vie consciente, bien mieux, qui n’ont d’abord de ' sens pour nous que par elle. « Il est certain, reconnaît M. Roustan entre autres, que tout nous invite à confondre le psychologique et le conscient, puisque nous ne connaissons le psychologique que par la conscience. » (Op. cif., p. 7^). Ce fait ne tirel-il pas à conséquence ?

Qu’on veuille bien y prendre garde, nous ne prétendons pas pour cela que pareille supposition s’avère décidément contradictoire : il faudrait à cette frn postuler que la conscience est de l’essence même de La pensée, ce qui, d’une certaine manière, est précisément la question '. Mais on avouera sans doute aussi que ce « postulat » aurait plus d’une chance de tomber juste. Je comprends très bien que, si un objet quelconque n’existe pour moi qu’autant que j’en acquiers la connaissance, il puisse exister en lui-même indépendamment de celle-ci : mais quand ils’agitde ma connaissance elle-même, je ne comprends plus que très malaisément une telle différence ; je n’arrive qu'à grand’peine, si vraiment j’y arrive, à concevoir dans mon esprit une connaissance (actuelle) qui existerait en elle-même sans exister pour moi. La même chose pour un sentiment, et ainsi de suite Et à coup sûr faudrait-il se résoudre à l’entendre de cette manière, si l’interprétation du donné l’exigeait irrcmissiblement. Or on a pu constater ci-dessus que tel n’est pas tout à fait le cas.

5. Vraie difficulté, de portée cependant limitée, à notre présent point Je vue, — Nous n’hésiterions même guère à considérer le débat comme dirimé, s’il n’y avait d’autres faits qui ne s’accommodent pas, semble^t-il, de l’explication proposée. En voici un exemple typique, emprunté à V Automatisme psychologique de M. P. Jankt. Celui-ci défend à l’une de ses malades endormies (c’est-à-dire en état de somnambulisme) de voir à son réveil tels ou tels objets entre divers autres qu’il a placés sur ses genoux, soit, sur 5 cartes blanches, 2 qui sont marqués d’une croix, ou, sur 20 petits papiers numérotés, ceux qui portent des multiples de 3, Revenue à l'état normal, et priée de rendre les dits objets à l’expérimentateur, Lucie (c’est le nom de la malade ) n’en remet effectivement que 3 dans le premier cas et dans le second. Si on lui demande les autres (les 6 papiers portant un multiple de 3 ou les 2 cartes marquées d’une croix), elle répond qu’il n’y en a plus. Elle ne les voit donc pas ; et pourtant, et d’autre part, il faut qu’elle les voie, pour les identifier. Elle les voit sans les voir, elle les voit inconsciemment. Entendons bien : elle, les voit, par une perception actuelle, encore qu’ignorée ; car il est trop clair qu’une simple aptitude ou virtualité n’y suffit plus. Comment contester cette fois qu’on se trouve en présence d’un fait psychologique inconscient (cf. op. cit., p. 276)?

Il n’y a pas à nier que le cas soit fort embarras 1. Per.sce actuelle, s’entend.

sant. D’en souligner le caractère pathologique (somnambulisme hystérie), cela ne nous avancerait guère : les phénomènes pathologiques ne doivent-ils pas rentrer en dernier ressort sous les lois communes ? Il ne paraît même guère plus à propos de recourir à l’idée d’une perception v « / ; consciente extrêmement faible, qui, à peine ébauchée, ferait jouer, de la même manière enveloppée et sourde, la suggestion négative correspondante ou rappellerait, toujours en même façon, l’ordre reçu, et aussitôt obéi, automatiquement obéi, de ne pas voir. Pour engageante qu’elle apparaisse d’autre part, nous ne sommes pas assez sûrs que ce ne soit pas là une de ces explications forcées dont ceux-là seuls se peuvent satisfaire (si tant est qu’il s’en satisfassent réellement ) qui tiennent à leur point de vue plus que de raison.

Aussi bien n’avons-nous pas besoin, en toute rigueur, de montrer que notre hypothèse cadre avec tous les faits, sans aucune espèce d’exception ; l’un ou l’autre lui échappât-il, une fois ou l’antre, cela ne l’empêcherait pas, pour tout le reste, de donner ses apaisements à l’intelligence. Autrement dit, il y a une chose qui demeure acquise en tout état de cause et qui est qu'à l’endroit ùes phénomènes antérieurement invoqués l’idée de virtualité apparaît singulièrement avantageuse. Or, et au fond, c’est tout ce que nous voulions établir. Après tout, il s’agit beaucoup moins ici de l’inconscient en lui-même et pour lui-même, que des conséquences que l'étude en comporte au regard d’un des concepts majeurs Virtualité, puissance) de la philosophie traditionnelle.

6. L’idée de 1 irlualité chez les psychologues de l’inconscient. — C est dans le même dessein, ou au profit du même concept, que, pour finir, nous allons en relever les traces jusque dans le texte des partisans de l’inconscience — confirmation non tellement négligeable de nos idées.

« Il y a, conclut v. g. M. Roustan, une vie obscure

de l’esprit, normalement constituée par les tendances insoupçonnées ', les passions laissantes, les rêves ébauchés, les habitudes acquises, les perceptions auxquelles nous sommes inattentifs, le prolongement inconscient de nos réflexions conscientes. La région éclairée de la vie psychologique est de minime étendue en comparaison de cette immense réserve de savoir latent (op. cit., p. 90-1). » Serait-il à ce point difficile de faire coïncider Les deux thèses ? Vie psychologique (obscure) « s’accommode fort bien de « virtualité », nommément quand il s’agit de passions naissantes et surtout de tendances insoupçonnées. En tout cas s’il y faut autre chose, c’est-à-dire des faits proprement dits, nous dirons, et sans hésiter cette fois, que ce sont des faits de conscience très faible ou sourde, des faits de simple subconscience : les exemples allégués, rêves ébauchés ou perceptions auxquelles on reste inattenlif, n’en requièrent pas plus. Quant au savoir latent, rien de mieux, à condition d’ajouter

« et habituel ». Autrement, nous maintenons

que l’hypothèse est onéreuse au possible. A qui fera-t-on admettre qu’un Poincaré pensait « c/ « e/lement (encore qu’inconsciemment), à chaque instant de sa vie, la totalité de son immense acquis scientifique ?

L’auteur précité s’inspire d’ailleurs en tout cela de M, Bergson. La théorie de celui-ci est bien connue. A la différence des souvenirs moteurs ou

l.On sait quelle importance capitale o prise < et inconscient lit dans le Freudisme. Cf. v. g. Freud, La Science des Hères, p. 597 sq. de In tiad. fr. (Paris, Alcan, 1926). SUBCONSCIENT ET INCONSCIENT

i. ; jo

des habitudes motrices (ou des souvenirs-habitu- des), qui ne sont pas ici en cause précisément parce j qu’ils reviennent à de simples enregistrements organiques (cf. col. 152Ô, n. i), les souvenirs p ; irs OU les souvenirs-images subsisteraient tout de bon à l’état inconscient et sous leur forme primitive. Il y a pourtant un trait de cette théorie, un détail, si l’on veut, ou une nuance, qui pourrait bien tirer à conséquence plus qu’on ne se le figure peut-être. Dans une suggestive étude sur le rêve, publiée par la Revue rose (scientifique) de 1906, M. Bergson, s’attachant à relever les analogies ou même les ressemblances entre ce type de représentation et la connaissance que nous prenons [tendant la veille des objets qui nous entourent, bien plus à montrer que c’estau fond une môme opération qui s’accomplit d’un côté comme de l’autre, l’ait naturellement état à cette lin de cette espèce d’imprégnation continuelle de la perception par la mémoire, sur laquelle la psychologie a tant et si justement insisté de nos jouis 1. Les souvenirs en cause, remarquel-il,

« profitent en quelque sorte de la- réalisation

partielle qu’ils trouvent çà et là » (d ins les sensations discontinues et fragmentaires qui les amorcent ou les déclenchent) « pour se réaliser complètement ». Ils ne sont donc pas, en tant que tels, en tant que souvenirs, tout à fait réalisés encore ? C’est quelque chose comme un moyen terme entre la possibilité et l’actualité ? Sommes-nous si loin le la virtualité même ? Conclusion d’autant plus engageante, qu’à la lin de tout le morceau on lit phrase, qui n’est pas moins signiiicative : « Il 11e faut pas s’imaginer que nos souvenirs soient dans notre mémoire à l’état d’empreintes inertes : ils y sont, comme la vapeur dans une chaudière, plus ou moins tendus. » On ne peut s’empêcher de penser à Lkiun’iz, lequel, pour illustrer la notion de virtualité (nous sommes bien à notre affaire), se servait volontiers de la comparaison d’une corde

« tendue » par le corps grave qui y est suspendu, 

comme aussi de celle d’un arc bandé ou a tendu », ouod e.vmplis gravis suspensi funem sustinentem rirtendentis, aut arcus tensi, illustrari potest (Erdm. 122"-). Ne voilà-t-il pas derechef qui donne à

: échir ?

Si cette notion, enûn, ne se retrouve pas comme ^n perspective, et à titre d’hypothèse légitime de soi. derrière les lignes suivantes de Ri vers (dans Instinkt and Unconscious, un des livres les plus remarquables qui aient vu le jour en ce domaine depuis la grande guerre), c’est à se demander où il faut la chercher. — De prime abord, Hivers semble, il est vrai, se rallier, lui aussi, à la doctrine de l’inconscient tout court,-c C est un point qui ne fait plus de doute aujourd’hui pour personne, écrit-il (A p pend. V, p. 281 de la trad. fr. [Paris, Alcan|) que, en dessous des trains d’idées régulièrement ordonnés selon les lo : s de la logique qui forment le contenu de la conscience claire, nos expériences anciennes se conservent et s’agrègent en des systèmes psychiques inconscients. «.Mais, outre que la million expresse de la conscience claire réserve, pour ainsi parler, les droits éventuels du subconscient (il est toujours opportun d’y revenir), reste à savoir ce que peuvent bien être en eux-mêmes ces t systèmes psychiques inconscients ». Or ce n’est ^ans raison, ou plutôt sans un dessein réfléchi, |ne l’auteur dit à cet égard « expériences anciennes » : « il y a intérêt, déclare-t-iï en un autre endroit (Appen l. F, p. 20’ « -5), à parler d’expérience inconsciente plutôt q’ie de faits mentaux incons 1. Cf. v. g. Foujaul’", L Pi’jehopy tique, 1* p., eh, 1.

cients. Tout le monde admettra sans peine, en effet, (pie les hommes adultes ont été sujets à, un grand nombre d’expériences qui ne leur ont laissé aucun souvenir précis et qui n’ont même pas atteint leur conscience claire. Chacun est prêt à reconnaître aussi, je crois, que ce corps d’expériences conservé sous forme inconsciente indue sur nos pensées et sur nos actes, sur nos impressions et nos sentiments. — En parlant d’expériences inconscientes, nous demeuronssur le terrain des faits’, « sans avoir à connaître la forme sous laquelle seconseive cette expérience. » C’est donc qu’elle peut, au moins, se conserver sous une autre forme ([ne celle de phénomènes proprement dits ou (cf. supra) île « faits mentaux inconscients » 2 7 Or telle est juste notre hypothèse à nous.

Enoore une fois, il valait la peine de faire voir que cette idée de virtualité, et même de puissance, n’effraye pas, le cas échéant, les esprits les plus férus d’explication positive et concrète. Elle les effraye si peu <[ue, le cas échéant, ils ne laissent pas d’y avoir recours, comme de simples métaphysiciens.

C. — Su jconscieat et dédoublements de la personnalité.

1. Les phénomènes pathologiques en cause. — Reste un dernier groupe d’hypothèses auxquelles a donné lieu la constatation du subconscient ; ce sont celles qui se rapportent aux dédoublements de personnalité, du moins et en première ligne aux dédoublements simultanés. Il s’agit cette fois de faits pathologiques, nolaminentdes curieuses expériences enregistrées dans l’ouvrage classique d’Alf. Binet (Les Altérations de la personnalité, 1884) et, plus enoore, des conclusions que les psychologues de l’école expérimentale en ont tirées contre la conception traditionnelle du sujet intérieur.

Un éclaircissement préliminaire devient ici indispensable. On constate chez la plupart des hystériques, examinées en dehors de leurs crises, un stigmate assez curieux, consistant dans une insensibilité plus ou moins complète, généralement limitée à une région du corps, tels un bras, un main ou un œil, et à laquelle il ne paraît pas que corresponde aucune lésion organique appréciable*. Ajoutons que la distraction équivaut souvent chez

1. Ne faudrait-il pas mieux dire, pour éviter ici toute équivoque : « sur le terrain de l’observation positive, immédiate » ? Rivers se propose précisément d’établir que

« faits mentaux inconscients > est moins l’expression qu’une

interprétation, discutable, du donné. — C’est nous qui soulignons, bien entendu.

2. V. g. et co nme nous lisons ailleurs (p. lll), sous la forme de ce « je ne sais quoi » qui fait que, dans certaines circonstances, nous éprouvons telle impression déterminée, de froid ou autre. Hivers ne recule même pas devant le mot « faculté ». — Il est remarquable que dans son récent livre, L’Intelligence, M.BoURDON s’exprime à peu près dans le même sens. A propos de ces phénomènes (psychologiques inconscients ou supposés tels), écrit-il, il est intéressant de distinguer les disposition-, qu’on pourrait encore appeler des aptitudes ou des états, et les opérations ou processus. On comprendra l’utilité de cette distinction en comparant (comparaison lumineuse) « ce qui a lieu dans les cas d’activité musculaire : l’aptitude, la disposition à exécuter de nouveau un mouvement appris diffère du processus qui consiste à exécuter soit réellement, soit meutulement ce mouvement ; nous n’écrivons pas d’une manière invisible, quand, sachant écrire, nous n’écrivons pas réellement. » (p. lô") Cette disposition ou aptitude est pourtant quelque chose, qui subsiste dans l’intervalle des opérations ou processus actuels. Alors ?

3. Voir, poir les détails, op. cit., p. 84 sq.

les mêmes malades à une anestliésie momentanée, précisément parce qu’elle atteint en eux à un degré morbide, tout à fait exceptionnel, dont les nôtres, pour phénoménales qu’elles se trouvent être à l’occasion, ne nous donnent qu’une faible idée. Cela dit, et sans d’ailleurs nous astreindre à distinguer tellement les deux cas, ceux de distraction et ceux d’anesthésie (la chose ne tirant pas pour nous à conséquence), nous pouvons aborder le relevé des expériences en jeu, ou du moins de quelques-unes d’entre elles, plus particulièrement significatives.

On provoque des mouvements complexes d’adaptation en plaçant dans la main insensible du sujet (qui ne la voit pas, parce qu’on la lui cache au moyen d’un écran) des objets connus, le contact de ces objets en suggère l’image et détermine les mouvements appropriés. V. g. les deux premiers doigts étant placés dans les anneaux d’une paire de ciseaux, la main reconnaît ceux-ci, les ouvre et les ferme comme comme si elle cherchait à couper quelque chose (A. Binbt, Altérations…, p. 104). Le cas le plus intéressant en ce genre est le suivant. On met dans la main insensible (dissimulée de la même manière) une boîte d’allumettes… « au bout d’un instant de contact, elle l’entoure, la palpe, paraît la reconnaître, pousse en dehors le tiroir qui contient les allumettes, en prend une, la frotte contre les parois de la boîte, l’allume et la tient allumée en l’inclinant un peu ; à mesure que la flamme s’avance, les doigts reculent, comme s’ils fuyaient la chaleur, et, quand la flamme approche de l’extrémité de l’allumette, les doigts se desserrent et l’allumette tombe ( « 7 ;., p. 106). »

Tout à fait analogue est le cas de 1’a écriture automatique ».On prie l’hystérique de penser pendant quelque temps à un mot, qu’on lui indique, on la laisse s’absorber dans oelte idée, puis on glisse un crayon dans sa main insensible (qu’elle ne voit pas, etc.) ; bientôt la main s’agite, serre le crayon, se met à écrire (sans que le sujet en sache rien), et ce qu’elle écrit, c’est juste le mot pensé. — L’écriture automatique peut exprimer aussi des pensées spontanées. Une hystérique est assise dans le laboratoire, près d’une table ; à quelques mètres, un robinet coule avec bruit. On glisse pareillement un crayon dans la main droite, anesthésique, de la malade, et la phrase couchée (à son insu, toujours) sur le papier, traduit l’impression désagréable que ce bruit lui cause : « c’est agaçant, cette fontaine ! » (il, .).

Mais voici les faits sans doute les plus surprenants.

« Vous allez multiplier 789 par £2, dis-je à Lucie

(un des sujets de M. P. Janet, c’est lui que nous citons maintenant, Automatisme…, p. 263, [cf. sup.. B, 5]). La main insensible écrit régulièrement les chiffres, fait l’opération et ne s’arrête que lorsque tout est fini. Pendant ce temps, Lucie, bien éveillée, me racontait l’emploi de sa journée et n’avait pas cessé un seul instant de parler, tandis que sa main droite calculait correctement. »

« J’ai essayé, continue le même auteur, parlant de

la même malade, en état de distraction cette fois, de lui faire porter des jugements inconscients. Les suggestions sont faites au cours du sommeil hypnotique dûment constaté ; puis le sujet est complètement réveillé, les signes et l’exécution ont lieu pendant la veille. « Quand la somme des nombres que je vais prononcer fera 10, vos mains enverront des baisers ». Après le réveil donc, tandis que Lucie cause avec d’autres personnes qui la distraient le plus possible, je murmure (à une certaine distance) 2… 3… 1… 1… 4. et le mouvement est fait. » L’ex périmentateur essaye encore avec d’autres calculs plus compliqués, et « le tout s’exécute presque sans erreur, sauf lorsque l’opération devient trop complexe et ne pourrait plus être faite de tête. »

2. Interprétation de t école expérimentale. Caractère illusoire de l’unité personnelle. — De tout cela il faudrait conclure que, psychologiquement, ces malades se trouvent, à la lettre ou au sens fort, en état de dédoublement. Dédoublement non plus successif, comme dans les célèbres cas de Félida X., du D r Azam, ou de Miss Beauchamp de Morton Prince’, mais bien simultané ; c’est-à-dire qu’au lieu d’alterner l’un avec l’autre, les deux moi désormais coexistent, le moi prime ou normal (car tel est le motif précis de cette appellation) avec un moi second ou secondaire, éclos pour ainsi parler à la faveur de l’hypnose, plus exactement de l’anesthésie ou de la distraction hystérique. — - Quelques textes, pour situer nettement la question.

Tout d’abord d’Alf. Binet. « On a souvent appliqué, remarque-t-il, aux mouvements et aux actes qui se produisent dans les conditions précédentes, le nom d’inconscients. Mais cela veut simplement dire que ces mouvements ne sont pas Connus du sujet… En réalité, ils sont inconscients pour le sujet normal, mais non en eux-mêmes et pour eux-mêmes. Ces actes ne sont pas de purs réflexes ; on y voit intervenir l’intelligence, le raisonnement. D’autre part, il ne faut pas oublier qu’on a caché à la malade les épreuves auxquelles on soumet son membre insensible et les réactions qui se produisent dans ce membre. Il en résulte que celle-ci reste étrangère à l’expérience, et, de fait, elle peut s’occuper de toute autre chose. Elle n’a pas la sensation consciente de ce qui se passe dans ses membres (à moins qu’il ne se produise au cours des recherches un retour de sensibilité dont il faut toujours se méfier)… Il y a donc perception bien réelle, quoique ignorée du sujet : une perception inconsciente. Les actes produits révèlent l’existence d’une intelligence qui est autre que celle du sujet, qui agit sans son concours et même à son insu… C’est là une conclusion nécessaire, elle s’impose, etc. (Altérations, … p. 88 et 1 16-7). » — « L’unité du moi n’est » donc « point une unité simple, car s’il en était ainsi on ne comprendrait pas comment, dans des conditions données, certains malades peuvent manifester plusieurs personnalités distinctes. Ce qui se dissout doit être formé de plusieurs parties ; si une personnalité peut devenir double ou triple, c’est la preuve qu’elle est un composé, un groupement, une résultante de plusieurs éléments. L’unité de notre personnalité adulte et normale existe bien, et personne ne songerait à mettre sa réalité en doute ; mais les faits pathologiques sont là qui prouvent que cette unité doit être cherchée dans la coordination des éléments qui la composent (ih., p. 3 16). »

Encore qu’il y apporte en général plus de discrétion et de sens critique, M. P. Janrt tient en somme le même langage. Suivant lui également, la sensation n’est alors inconsciente qu’au regard du moi normal, et tous ces faits mettent en lumière l’existence d’une autre conscience. « La sensation n’est pas supprimée et ne peut pas l’être, elle est simplement déplacée, elle est enlevée à la conscience normale, mais peut être retrouvée comme faisant partie d’un autre groupe de phénomènes, d’une sorte d’autre conscience (.-lut.matisme…, p. 282-3). » — « On s’est accoutumé, continue-t-il, à admettre sans trop de difficulté les variations successives de la personna 1. Cf. Binut. Altération*.., y p. 6-18, et J. Jastu.iw, op. cit., p. 261-267. 1533

SUBCONSCIENT ET INCONSCIENT

1534

lité. Il faudra reculer plus encore la nature véritable de la personne métaphysique et considérer l’idée même de l’unité personnelle 1 comme une apparence qui peut subir des modilications (ifr., p. 323). »

.’<. Critique, l’automatisme et le subconscient v suffisent. — Que le lecteur veuille prendre garde à ces dernières paroles. Il en ressort, de toute évidence, que ce n’est pas nous, philosophes traditionnels, qui dans l’espèce posons ou transportons ainsi la question sur le terrain métaphysique, mais bien les phénoménistes, ou du moins les représentants de L’école expérimentale. Cela étant, n’auraient-ils pas plutôt mauvaise grâce à se réclamer de leur point de vue propre, positif sinon positiviste, pour opposer une pure et simple lin de non-recevoir aux considérations que nous ferons valoir un peu plus loin, en nous attachant à dégager l’équivoque fondamentale dans laquelle il semble bien qu’on s’embarrasse en toute cette affaire et qui consiste à passer subrepticement d’un point de vue à l’autre, du point de vue expérimental au point de vue métaphysique proprement dit ? Nous avouons ne pas voir comment on aurait le droit de se placer à celui-ci pour attaquer la doctrine classique, et non pas pour la défendre.

Au surplus, nous n’y viendrons qu’en terminant. Il ne s’agit encore pour le moment que des simples faits. Ëst-il établi que ceux dont se réclame la partie adverse exigent, pour être congrùment expliqués, qu’on mette en avant une autre intelligence que celle du sujet normal, un autre sujet, un autre moi, une autre conscience ? est-ce là « une conclusion nécessaire, qui s’impose » (cf. sup., n" 2) ? On ne réussirait que fort malaisément à en convaincre un esprit tant soit peu féru de rigueur logique, au regard d’une première catégorie de phénomènes qui, manifestement, se peuvent ou même se doivent interpréter d’une autre manière, c’est-à-dire par l’automatisme psycho-physiologique : il ne faudraitqu’y ajouter, pour l’amorcer ou, à l’occasion, le remettre en train, quelque sensation sourde, extrêmement sourde, subconsciente enfin, subconsciente s’il en est.

Nous voulons parler des expériences pratiquées sur la main insensible, où le simple contact de tel ou tel objet (voilà juste la sensation subconsciente qui déclenche tout le reste) suggère l’image correspondante et provoque les mouvements appropriés (cf. 5M/ »., n° 1). « Evidemment, tout a été perçu, conclut Binbt (Altérations…, p. 106, cas de la boite d’allumettes), et la main a même exprimé par son geste la crainte d’être brûlée. » Tout a été perçu, tout, ce n’est peut-être pas « évident » à ce point ; tout ce qui n’est pas directement réductible au mécanisme de l’habitude, d’accord ; et encore serait-on bien embarrassé de prouver qu’une perception très sourde ou basse n’y suffit pas " 2.

La même chose pour cette autre expérience, à première vue impressionnante. Faisant écrire un mot quelconque à la main anesthésique, on en altère volontairement l’orthographe : au moment où, répétant l’opération aussitôt après ou au bout d’un certain temps, elle arrive à la lettre inexacte, elle s’arrête, semble hésiter, puis tantôt passe outre, en reproduisant la faute, tantôt au contraire la corrige et écrit le mot régulièrement (Altérations.,., Ht.). Il

1. Et non plus seulement de l’identité, comme en matière de dédoublements successifs. Nous ne parlons pas de ceux-ci, parce qu’ils n’intéressent pas, semble-t-i 1, le subconscient par eux-mêmes. Voir cependant inf. n° 4.

-’. Ne pas perdre de vue qu’on a parlé d’ « insensibilité plus ou moins complète ». El puis, le membre esl-il alors auesthéiique à la lettre ou simplement indolore ?

n’y a rien là, disons-nous, qui de’passe les ressources de L’automatisme et de la subconscience, rien dont le sujet normal par suite, ou plutôt le’sujet tout court (puisque dans ces conditions il n’y a pas lieu d’en introduire un autre), ne reste effectivement capable. N’en faisons-nous pas autant tous les jours à notre manière, sans nous croire « dédoublés » pro tanto ? En matière d’orthographe nommément, n’est ce pas à l’automatisme habituel que 99 fois sur 100 nous nous en remettons ?

Assurément, les opérations arithmétiques (sup., n° 1) requièrent autre chose que le pur automatisme, à savoir l’intelligence, mais d’où prend on que celle du sujet « normal » doive être en ce cas forclose ? Il va de soi que nous mettons désormais l’accent sur la subconscience comme telle, en tenant compte aussi de la mobilité extrême avec laquelle, chez certaines personnes, la pensée se déplace alternativement d’un objet à l’autre par une sorte de va-et-vient instantané qui donne lieu à des effets de

opérations sans s’interrompre, au moins en apparence, d’entretenir une conversation très animée avec son entourage ?

Supposition qu’autorise plus que jamais une autre expérience, rapportée p. 184 des Altérations : « Nous prenons la main insensible, nous la plaçons derrière l’écran, et nous la piquons neuf fois avec une épingle ; pendant ce temps, ou après avoir cessé les piqûres, nous demandons au sujet de penser à un chiffre quelconque et de nous le dire ; il répond qu’il a choisi le chiffre 9, c’est à-dire celui qui correspond au nombre des piqûres 1. » Il arrive donc que les excitations perçues par le moi second (selon la théo rie de l’auteur) impressionnent le moi normal (cf. d’ailleurs p. 187 sq.), comme il arrive aussi que le moi normal reprenne conscience des sensations éprouvées dans le membre anesthésié ou distrait par le moi second 2. Mais comment les mêmes états peuvent-ils passer ainsi d’un moi à l’autre et comment le moi second peut-il influencer psychologiquement le moi normal 3, si ce sont vraiment deux moi distincts ? On a beau dire, les faits reçoivent une explication bien autrement satisfaisante dans la doctrine classique, qui y voit tout uniment le passage, dans un seul et même moi, de la conscience sourde ou subconscience à la conscience claire ou proprement dite

A quelles interprétations forcées, hors de là, ne se trouve-t-on pas acculé ! « Il est probable, écrit v. g. Bin-bt (Altérations…, p. 189) à propos de l’expérience citée en dernier lieu, que le personnage inconscient 4 qui est dans tout hystérique comprend vite la pensée de l’expérimentateur ; il entend celui-ci interroger le sujet et lui demander de penser à un chiffre ; il perçoit en même temps que l’expérimentateur fait un nombre déterminé de piqûres à la

1. Variante de la même expérience : « Faisons éciire à lu main anesthésique plusieurs cbifTres et disposons-les les uns au-dessous des autres comme pour faire une addition, le sujet normal pensera, non pas à toute la série de ces chiffres, mais au chiffre total (p. 188) ».

2. Cf. Altérations…, p. 88 : « La maladie n’a point le sensation consciente de ce qui se passe dans ses membres (aneslbésiés), à moins qu’il ne se produise, au cours de’recberches, un retour de sensibilité dont il faut toujours se méfier. »

3. Psychologiquement, c’est-à-dire par le dedans. Cf. in/., cas des associations d’idées.

4. Inconscient pour le j moi normal », il va sans dire Cf. sup., n » 2. 1535

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main insensible ; avec un peu de perspicacité, il doit comprendre le but de la recherche ; il s’y prête, et il cherche à influencer la conscience normale du sujet ; il la suggestionne à son tour 2 ; … c’est cet inconscient, je n’en doute pas 3, qui souffle à la conscience prime l’idée du nombre, et celle-ci reçoit l’idée sans savoir d’où elle lui vient*… » — On se demande involontairement si l’auteur n’ironise pas, tout simplement. Auquel cas nous serions du même avis quant au fond. Quoi qu’il en faille penser, nous répéterons qu’il est bien plus naturel de recourir, pour expliquer la suggestion, à une perception subconsciente du moi prime lui-même, ou plutôt du moi tout court, qui n’est pas plus réellement désintégré alors, ou altéré, ou dédoublé, que dans les faits analogues de la vie commune. Celles-ci, en effet, nous offre, redisons- le aussi, de nombreux exemples de ces associations provoquées ou déclenchées par des sensations de ce genre, rapides et fugitives au possible, qu’on n’a éprouvées que comme à l’état nais sant et auxquelles on n’a pas pris garde, mais qui n’en exercent pas moins leur action, prouvant ainsi, pratiquement, leur réalité. Et l’on n’y a pas pris garde parce que l’attention était ailleurs. Là même serait l’équivoque, ou une première équivoque, c L’excitation, dit encore Binet, après avoir relaté l’expérience des piqûres, quoique non perçue parle moi normal, a produit un certain effet sur ce moi, elle y a amené une idée » (de chiffre) correspondante (op. cit., p. 185) — « ( quoique non aperçue » ; voilà, si nous y voyons bien, ce qu’il fallait dire, et ce que disant on eût été préservé de mettre en avant un moi second, ou somnambulique* qui « soufflerait » le premier, hypothèse énorme elle aussi, qui le contestera ? pour exempt de doute qu’on avoue être soi-même à cet égard.

Tout cela est si vrai, enfin, que plus d’une fois le propre texte des auteurs effleure pour ainsi parler notre explication. Soit entre autres, cette demi-page des Altérations : « Et maintenant, si nous jetons un coup d’oeil d’ensemble sur ces phénomènes, nous voyons que la démarcation de conscience, telle qu’elle existe chez l’hystérique, ne constitue pas une démarcation brusque, suspendant toute relation entre les consciences. Loin de là ; les phénomènes psychologiques de chaque groupe exercent sur le groupe voisin une influence incessante, et la division de conscience ne suspend pas même le jeu de l’association des idées ; il arrive qu’une idée associée à une autre l’éveille et la suggère, bien que les deux appartiennent à des consciences différentes. La division laisse donc subsister l’automatisme des images, des sensations et des mouvements. Elle consiste seulement dans une limitation de la conscience (op. cit., p. ujl). » Nous reposerons la même question que tantôt : si ce sont deux consciences tout de bon distinctes à qui appartiennent, respectivement, l’idée suggestive etl’idée suggérée(ou, comme parlent aujourd’hui certains psychologues, la représentation inductrice et la représentation induite),

1. Puisque, par hypothèse, ces sensations perdues par le moi prime sont recueillies par l’autre. Cf. sup., ibid.

2. Comment, encore un coup ?

3. On aurait bien tort d’en douter.

4. Cela vaut, en somme, une réflexion dans le même goût du même savant psychiatre, à propos d’un cas analogue, celui de la main insensible a qui l’on fait fait écrire le mot « toussez j> ou la question « comment tous portez-vous ? » et qui répète la question posée ou l’ordre donné, au lieu d’y répondre ou de les passer au moi normal :

« rien n’a été compris, semble-t-il, p-ir le personnage

inconscient, qui est encore trop rudimentaire pour juger, iaisouner, et qui ne sait faire qu’une chose, imiter

p. 97). »

comment l’association a-t-elle encore lieu ? La « division » ne peut « laisser » ainsi « subsister l’automatisme des images, des sensations et des mouvements » que si ce n’est pas une division à la lettre.

« Elle consiste » plutôt ou « seulement », ajoute de

fait Binet, « dans une limitation de la conscience »

— oui, delà conscience claire ou aperceptive, nous sommes tout à fait d’accord, ainsi que sur cette autre formule : « les phénomènes de chaque groupe exercent sur le groupe voisin une influence incessante » — ; oui encore, ceux du groupe ressortissant à la subconscience sur ceux du groupe qui relève de la conscience claire, et vice versa. Mais, qu’on nous excuse d’y insister à ce point, il n’y a rien là qui prouve apodictiquement, ni même d’une manière quelconque, et à le prendre aussi dans l’acception courante du tenue, que « la personnalité du sujet se scinde » pour autant « en deux » (ibid, , p. 288)’.

4. Equivoque fondamentale. Deux sens de* personnalité. » — 1 A le prendre, disions-nous à l’instant, dan3 l’acception courante du terme », là même git, croyons-nous, le malentendu. Le moment est venu de démêler cette équivoque qui, effectivement, pourrait bien être ici 1 le nœud de toute l’affaire ». Comme nous l’avons insinué déjà, elle revient à confondre deux sens différents, l’un strictement psychologique, l’autre métaphysique, de ce fatidique terme de « personnalité » ; ou plutôt à étendre à la personnalité métaphysique, sans trop y prendre garde, des conclusions qui ne valent, en toute rigueur, que pour ce qu’on pourrait appeler la personnalité psychologique. Que faut-il entendre par cette distinction 2 ?

Commençons par le concept métaphysique. Chacun de nous n’est pas seulement homme, c’est-à-dire doué tout ensemble des attributs essentiels de l’animalité et de la raison, il est encore et surtout un homme, parlons plus exactement, tel homme individuel, existant en lui-même et, comme disait Leibniz, « en son particulier », à titre d’unité vivante et complète, dans une absolue distinction à cet égard d’avec tous les autres, agissant par soi, subsistant en soi, n’appartenant qu’à soi, avec son nom à soi par lequel on le désigne invariablement et par lequel on ne désigne que lui, son nom

« propre » — bref, sujet unique et ultime de tout

ce qu’on peut lui rapporter ou attribuer en tant qu’il existe, principe ultime et unique aussi de toutes les opérations qui portent la marque de sa nature raisonnable et dont il assume seul toute la responsabilité. Telle est, en chacun de nous, la personne humaine, à savoir ce principe et ce sujet même ainsi défini. Tandis que « nature » ou l’ensemble des caractères qui me constituent dans mon espèce, répond à la question « que suis-je ? », « personne » répond à la question « qui suis-je ? », en désignant l’être très déterminé qui possède cette nature et dont la place est fixée par elle dans un certain ordre de choses ou de réalités. — Quanta c personnalité » (ou « subsistance »), ce sont les termes abstrait ! corrélatifs, signifiant la perfection dernière qui l’ai qu’une nature individuelle existe ainsi en elle-même et s’appartient à elle-même, le complément suprême qu’elle exige pour exister et s’appartenir de la sorte.l

1. N’est-ce pas encore ce que semble donner à entend M. P. Janet. quand il relève que In sensution perdue pa le moi normal « peut être retrouvée comme faisan partie d’un autre groupe de phénomènes, d’une s<>r d’autre conscience » (Cf. *"/>., n° 2, sub. fin.) ? l’ouiquoij dès lois, mettre en cause « la nature de la personne méJ ta physique » (ib.) ?

2. Soit dit par parenthèse, ces considérations intéret-J sent tout autant le problème des dédoublent' < t> succetsifêi 1537

SUBCONSCIENT ET INCONSCIENT

1538

Ou, pour mieux, dire, taudis que « subsistance » marque cette aptitude dans une nature quelconque,

« personnalité » ne s’emploie que quand il s’agit

d’une nature raisonnable. « Personnalité », c’est, comme parlaient les anciens philosopbes, « subsistance individuelle d’une nature raisonnable ». — On le voit du premier coup, d’un bout à l’autre de cette analyse, nous opérons, ténia sit verbo, en plein être ou, selon une formule aujourd’hui en vogue, dans le plan de l’être, et voilà juste pourquoi c’est concept métaphysique. Assurément, l’être, ici, se connaît lui-même, puisqu’il a pour attribut la raison : sui /uris, il est aussi sui compas et sui eonscius. Ce n’est pourtant pas eu tant que tel, en tant qu’il se connaît lui-même, qu’on le déliait de la sorte ( « subsistance individuelle d’une nature raisonnable »), mais en tant qu’il est, précisément, ou en tant qu’être, tout simplement et tout court (point de vue différentiel de la métaphysique, encore une fois) ; c’est, pour ainsi dire, sa manière d’être essentielle, fondamentale, ou la détermination première qui affecte en lui l’être (subsistance), c’est cela principalement, sinon exclusivement, que l’on s’attache alors à tirer au clair.

Tout autre est le point de vue des psychologues (et, dans l’ensemble, des psychiatres), à peine y at-il également lieu d’y appuyer. Si l’on relit à tête reposée leurs descriptions ou leurs analyses à eux, on a tôt fait de s’apercevoir que par « personnalité » ils entendent le système de représentations habituelles qui forme comme le champ de vision intérieure du moi, bref le contenu de Vidée du moi. Cette fois, c’est la conscience qui passe au premier plan ; ou plutôt, et pour continuer de nous servir de la même image, c’est dans le plan de la conscience (de cette connaissance intérieure ou par le dedans qu’est la conscience même) qu’on se place et raisonne désormais.

La conséquence se tire toute seule : les résultats auxquels on aboutit n’intéressent plus directement et par eux-mêmes l’ordre ou le plan métaphysique de l’être, auquel on ne peut pas comme cela les transposer sans autre forme de procès ou d’adaptation. Par exemple — nous y voilà, autant même qu’il est possible d’y être —, qu’on dise que par le jeu de diverses causes morbides, organiques ou mentales, ce système de représentations à quoi revient la « personnalité » psychologique, ou plutôt, et pour faire court, que celle-ci, la personnalité (psychologique ) subit des altérations plus ou moins profondes, se dédouble, se désagrège, se dissout, etc. soit : pareil langage, aussi longtemps qu’on s’en tient au strict point de vue de l’expérience immédiate et des faits tels qu’ils lui sont donnés d’emblée (bref, aussi longtemps qu’on reste dans le plan de la pure connaissance), ne souffre, à la rigueur’, pas trop de dilliculté, surtout après l’avertissement si suggestif qu’on nous donne de ci ou de là, à savoir que le dédoublement parfait ou absolu n’est dans l’espèce qu’un état-limite, vers lequel tendent les phénomènes observés sans l’atteindre à vrai dire jamais 2. A. combien d’autres

1. « A la rigueur », car le terme de personnalité a pris dans le langage théologiqueune signification si déterminée que pareil emploi en deviendrait vite fort discutable. Tout compte fait, pour éviter des équivoques fâcheuses, il vaut manifestement mieux y renoncer.

2. Cf. Altérations,.., p. 18’* : « Il faudrait que la division de conscience fût bien pavfaile, tout à fait schématique, pour que le moi normal ne perçût absolument rien de ce qui se passe dans une partie de son organisme. Si nous avons fait cette supposition, tout en la sachant erronée, c’est parce qu’il faut mettre de l’ordre dans la description des faits, i Sans doute, mais moins que

Tome IV.

systèmes de représentations n’en arrive-t-il pas autant, souvenir d’un voyage remontant à un passé lointain, possession habituelle d’une langue étrangère qu’on ne parle plus depuis longtemps, connaissances anciennes, autrefois très précises, enfouies sous les acquisitions accumulées dans l’intervalle, etc ? Combien qui s’en vont un peu à la fois, comme par lambeaux, progressivement rongées ou minées par la secrète action du temps, ce terrible et sournois dévastateur ! Prend-on prétexte de ces faits vulgaires pour discréditer le e.oneept traditionnel de la « personne métaphysique » et la réduire à une simple coordination d’éléments que sa ûxité relative ne préserve pas d’une désintégration éventuelle et éventuellement totale ? « Tout bien pesé et rabattu ». il n’y a pas plus de raison d en user de même à l’endroit de phénomènes pathologiques qui, pour offrir le grossissement exagéré de ces faits de la vie ordinaire, n’autorisent pas davantage une telle indue » tion 1.

III. — La métaphysique de l’inconscient

Comme nous l’avons observé dès le début, ce qui précède concerne exclusivement la doctrine de l’âme ou la psychologie rationnelle. Il faut maintenant nous placera unautrepoint de vue, avec lequel on se trouve plus que jamais transporté en pleine métaphysique, et même d’emblée, car c’est la nature du Premier principe de toutes choses, ni plus ni moins, sur quoi porte alors le problème.

Nous voulons parler du système d’Ed. von Hartmann, successeur de Schopenhauer à la tête du pessimisme allemand, système que son auteur lui-même a juste qualifié de « Philosophie de l’Incouscient

«.C’est aussi le titre du grand ouvrage où il l’a

exposé (Philosophie des Unliewussten, i re édit. Berlin, 1869, traduction française, sur la 7e édit. allemande par D. Nolbn, 2 vol., Paris, 1877) " 2.

Il ne s’agit d’ailleurs pas ici, bien entendu, d’un exposé en règle de cette doctrine. Notre dessein ne va qu’à en donner une idée générale au point de vue spéculatif, pour en discuter ensuite quelques thèses essentielles qui se rapportent à notre présent sujet.

Vue d’ensemble. — « Philosophie de l’inconscient », il importe de bien pénétrer le sens de cette appellation. D’une certaine manière, elle pourrait s’appliquer à toute philosophie qui nie l’esprit, surtout à l’origine des choses, et c’est alors au matérialisme qu’elle conviendrait par excellence. Mais il y aurait là une équivoque : en tout cas, Hartmann se fût récrié contre pareille extension du vocable de son choix. Bien plus, on peut dire que, s’il y est arrêté, c’est précisément pour mieux séparer sa cause d’avec celle du matérialisme lui-même. Et il a même institué de celui-ci, considéré sous la forme que lui a fait revêtir le mécanisme darwiniste, une critique vigoureuse, dont il y a beaucoup à retenir 3. Non

jamais on voit que la nature de la personne « métaphysique » en soit atteinte…

1. Par parenthèse, on pourrait pousser plus avant et montrer que, loin d’être mise par eux en péril, l’unité réellr du moi ne laisse pas de s’en trouver établie une fois de plus. Car enfin, n’est-ce pas la mémoire du moi normal qui alimente le moi « second », soi-disant éclos à la faveur de l’hypnose ? et si ces deux moi se servent de la même mémoire, n’est-ce pas juste la preuve qu’au fond ils continuent de n’en faire qu’une ?

2 Désigné par P. t. dans les références qui suivent.

3. Dans Wahrheit und Irrtum im Darwinismus, tint hritische. Uarstellun^ der organischen Enttvickelungstheorie, Berlin, 1875, traduit en français par H. Guk-KOi lt (Le Darwinisme, ce qu’il y a de vrai et de faux dans cette théorie. Paris, 1909 [9* ôditj).

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pas qu’à ses yeux la théorie de la descendance’soil à rejeter ; au contraire, elle fait désormais « partie intégrante de la conception de l’univers ». Ce qu’il réprouve, c’est l’interprétation proprement matérialiste de cette théorie, à savoir son interprétation mécaniste ou par la seule causalité efficiente 2. Reconnaître l’ordre de la nature comme un fait et prétendre tout ensemble y voir le résultat de phénomènes exclusivement mécaniques, ce n’est ni plus ni moins que l’expliquer par le hasard, thèse aussi scientifiquement inadmissible qu’elle est métaphysique. neiit absurde. Il n’y a qu’une issue raisonnable, qui est de superposer au mécanisme une téléologie, d’admettre un mécanisme téléologique, dans lequel les causes efficientes jouent le rôle de moyens par rapport à des uns supérieures (Le Darwinisme, etc., p. 3 et p. 151 sq.).

Autant dire qu’il y faut une Intelligence, capable de concevoir ces fins et d’y adapter ces moyens. Ce ne serait pas assez, par exemple, d’assigner pour unique ressort à l’évolution universelle un principe d’activité immanent aux choses, tel que la Volonté de Schopenhauer. En rabaissant l’intelligence au niveau if un fait secondaire et surajouté, celui ci n’a d’ailleurs pas vu que « la tendance n’est que la forme vide de la volonté et, comme toute forme vide, n’est qu’une abstraction » ; qu’  « il n’y a pas en réalité de vouloir pur, qui n’ait ceci ou cela pour objet » ; que « c’est seulement par la détermination de son contenu que la volonté acquiert la possibilité de l’existence » et que « ce contenu est la représentation ou idée » ; que « la volonté suppose même deux idées, celle d’un état présent comme point de départ, et celle d’un état futur comme point d’arrivée, et qu’elle n a de réalité que par le rapport actif qu’elle établit entre l’un et l’autre… Pas de volonté sans idée, suivant le mot d’Aristote : âptxrixà » Si oùx àvsZu ftarftaiai (P.I., t. I, p. 130 sq., passim).

On doit donc réintégrer l’Idée (ou l’Intelligence), à titre d’attribut essentiel et premier, et concurremment avec la Volonté, dans le principe métaphysique d’où dérive toute existence, comme nous dirions, dans la Cause première et universelle. Ainsi Hartmann se (latte-il de réconcilier les disciples de Hegel et ceux de Schopenhauer ; car les Hégéliens, non mo nsexclusifs de leurcôté, font résider ce principe métaphysique dans la seule Idée, et chez eux c’est la volonté < ; iii « n’occupe qu’une place obscure et subordonnée ». Les deux systèmes représentent chacun une moitié de la vérité ; la vériié totale résultera conséqueinmcnt de leur synthèse (/ J. /, t. I, p. 138 sq. Cf. t. II, p. 506 sq.). Mais pour cela — nous voici au nœud de la question, — il faut comprendre que, connue la Volonté elle-même, l’Intelligence dont il s’agit ici n’est pas seulement uneintelligence immanente, que. c’est aussi une intelligence inconsciente ; en termes précis, que ce principe à la fois intelligent et voulant, qui constitue le fond substantiel de tous les êtres, n’a pas, comme tel, conscience « le lui-même ni de son action ; et que telle est précisément la raison pour laquelle Hartmann croit pouvoir l’appeler « rinconscient ». Car alors seulement l’appellation prend tout son sens :

1. Il sernit presque superflu de rappeler que le darwiiii-, iiii’est uni’cliose, et la théorie d<- la descendance (un le transformisme] une autre. Pris en lui-m^me, le darwinisme (iivcc s » maîtresse pièce, lu tliéo’iede la sélection nul m elle) n’est qu’une fiiçon particulière d’entendre et d’expliquer la descendance commune.

2. Les Allemands appellent mécanisme, à la suite de Kanl, l’explication des laits naturels par les causes efficientes, exclusivement, comme ils appellent téléologù (de ts/’-î, fin) leur explication par les causes finales.

mieux que toute autre, elle nous avertit que le principe universel possède sans doute ces deux facultés qui ne nous sont connues, directement et en fait, que sous la forme de la conscience (de là ln-con$cient), mais qu’il ne les possède pas sous cette forme (de là /n-conscient). S’il dispose du dedans toutes choses avec une sagesse admirable, un art merveilleux, une « clairvoyance absolue », que Hartmann célèbre par moments avec une sorte d’enthousiasme mystique’, il s’ignore pourtant lui même et tout ce qu’il fait : il est tout puissant et omniscient comme M. Jourdain faisait de la prose, sans le savoir (Cf. irif., n" 7).

Encore une fois, nous n’avons pas à entrer plus avant dans le système. Ce qui précède suffit largement à notre but, qui est de critiquer les principaux arguments par lesquels l’auteur s’efforce de justifier cette thèse à tout le moins paradoxale.

2. Conscience et organisme. — Parmi ces arguments, l’un des plus considérables, celui même sur lequel Hartmann insiste peut-être avec le plus de complaisance, est pris des rapports de la pensée avec l’organisation, en particulier l’organisation nerveuse, ganglionnaire et cérébrale. « Il n’y a, écrit-il, qu’une philosophie capable de faire leur part légitime à toutes les découvertes des sciences de la nature et de s’approprier complètement le principe, vrai en soi, d’où est sorti le matérialisme, qui puisse espérer lutter avec succès contre le matérialisme… Il n’y a, en réalité, que l’ignorance ou le sophisme qui puisse rejeter le premier principe fondamental du matérialisme : a Toute activité consciente de la pensée n’est possible que par le jeu normal des fonctions cérébrales. » Tant que l’on ne reconnaît ou ne veut admettre dans l’esprit d’autre activité que celle de la conscience, le principe en question équivaut à celui-ci : L’activité de l’esprit n’est qu’une fonction du cerveau »… La chose se passe tout autrement, lorsqu’on reconnaît dans l’activité inconsciente la forme primitive et originelle de l’esprit, lorsqu’on admet que l’activité consciente a sans cesse besoin de son auxiliaire, sous peine de demeurer absolument impuissante. La proposition matérialiste signifie alors seulement que l’activité consciente de l’esprit a sa condition dans le fouet onneinenl normal du cerveau ; mais elle ne nous apprend rien sur l’activité inconsciete. dont l’expérience nousmontre l’indépendance vis-à-vis du cerveau, et qui demeure un principe autonome. La matière ne domine que cette forme de la pensée qu’on appelle la conscience (P. /., t. II, p. 20 sq. — Cf. ihid, , p. 76 sq. : « La séparation des parties matérielles répond à la séparation des consciences…C’est là une vérité qui se recommande a priori, et que la séparation des individus justifie a posteriori^.. » — Cf. encore tout l’Appendice à la Phénoménologie d ? l’Inconscient, t. I, p. ^61 sq.).

A ne lire que ces lignes, on pourrait se demander pourquoi cette distinction ? pourquoi ne pas admettre, en effet, que toute pensée (quelconque, consciente ou inconsciente) est une fonction du cerveau ? Parce que cela mène au matérialisme ? VA

1 Et passablement naïf aussi à l’occasion. Voir, t. g., Phénoménologie de V Inconsciei t. l’*p., cli. vi : Ulncontcient ilans la verfi curative de la nature (t. I, p. ! >’.) sq)., notamment le passade (p. 178 sq.) où l’on prouve que

« l’Inconscient ne peut ni être malade lui-même ( ?’). ni

Causer la maladie de l’ortranisme qu’il ré^it, mais que tout* maladie est la conséquence d’un désordie produit par une action extérieure » (qui pourtant dérive en deinière analyse de l’Inconscient ? Il est vrai que r.elui-c’, par définition, n’en sait rien ; mais Hartmann, semble-t-il. devrait le savoir pour lui). 1541

SUBCONSCIENT ET INCONSCIENT

13 V2

quand cela serait ? Hartmann pourtant ne veut pas entendre parler de matérialisme.— Pour bien comprendre la raison de son opposition à cette doctrine, il est nécessaire de se reporter plus haut, c’est-à-dire à l’ensemble de son système. // y a des /iris dans la nature, voilà une proposition fondamentale, ou plutôt une vérité éclatante, qui tiendra toujours tout matérialisme tu échec (P. /., t. I.p. ^ sq.). Car poulies expliquer, ces tins, il faut admettre, en dernière analyse, une intelligence, une pensée ordonnatrice ; la volonté elle-même (Schopenhauer) n’y suffit p s, etc. Seulement, cette pensée ordonnatrice est inconsciente en soi, elle ne prend conscience d’ellemême qu’à l’état d’individuation, c’est à-dire en se partageant pour ainsi dire entre les organismes, dans le miroir desquels, précisément, « lie se réfléchit.

En d’autres termes : d’une part, il est impossible de contester les résultats acquis par la physiologie ; inutile de tourner autour, la pensée dépend rigoureusement du cerveau, etc. ; d’autre part, le matérialisme, dont cette constatation semble jusqu’à plus ample informé assurer le triomphe, ne peut pourtant pas rendre compte de la linalilé incoustestable qui règne dans la nature. Comment sortir de là ?

En distinguant conscience et pensée (ou idée) ; en disant que c’est la pensée consciente qui dépend du cerveau, et que la pensée toute pure en est affranchie ; en admettant dès lors que l’intelligence qui préside à l’évolution universelle est inconsciente en elle-même. Voilà comment ia critique du matérialisme se tourne chez Hartmann en preuve de sa thèse fondamentale : Le principe premier est Vinconscient.

Tout repose, comme on le voit, au moins par un côté, sur le fait de la liaison delà pensée (consciente) avec l’organisme. Regardons-y d’un peu plus près. Au vrai, il y a, pour rendre compte de ce fait général, une autre hypothèse que la distinction entre conscience et pensée, et l’inconscience originelle et essentielle de celle-ci. Et même, pour la construire, nous n’avons qu’à partir d’une propre affirmation de Hartmann discutée ci-dessous, à savoir que la conscience suppose l’idée’. Supposons en effet que l’idée à son tour soit en nous dans une dépendance directe ou indirecte de l’organisation (directe, s’il s’agit de la représentation sensible, indirecte [i. e. par la représentation sensible elle-même], s’il s’agit de l’idée proprement dite ou représentation intellectuelle ) : la dépendance de la pensée consciente par rapport à l’organisation sera, c’est trop clair, expliquée du même coup.

Voilà donc l’autre hypothèse, et qui n’est pas plus favorable en fin de compte au matérialisme, qu’on veuille bien l’observer, que celle de Hartmann : car il reste par ailleurs que cette dépendance de fait où se trouve la pensée (consciente) par rapport à Porganisme ne l’empêche pas de faire valoir, pour ainsi dire, sur d’autres points son inaliénable autonomie (cf. argumentation classique : spiritualité de l’opération intellectuelle). Echappant ainsi au matérialisme, l’hypothèse en cause se trouve aussi satisfaire à l’autre donnée du problème ((inalité). Pour le bien entendre, il ne faut que pousser un peu plus loin notre analyse.

Pourquoi, de fait, la pensée est-elle en nous dépendante de l’organisation ? Cela tient, en définitive, au fond de potentialité inévitable qu’enveloppent par nature nos puissances créées et finies, avec l’indétermination essentielle et primitive qui en

1. Au sens généra ! de « représentation » (Vorttellung).

résulte, et, dès lors, pour la rompre, la nécessité d’une détermination objective, qui, dans notre condition présente, se trouve être à l’origine l’excitation du sensible matériel. Et la pensée intellectuelle ou rationnelle elle-même n’échappe pas, tout d’abord, à cette loi, encoie qu’elle n’y soit assujettie que d’une manière médiate et comme accidentelle, puisqu’elle a tout d’abord pour matière obligée de son exercice les sensations ou les images, immédiatement liées, elles, aux organes, et puisque c’est seulement après avoir reçu ce premier branle qu’elle peut prendre son essor vers la région supérieure des idées, où elle retrouve proprement son indépendance.

Autrement dit et en touteprecision.ee n’est pas tant la pensée consciente que la/>ense’etoutcourtquiadela sorte pour condition (immédiate ou médiate) le fonctionnement de l’organisme ; et, encore une fois, la raison en est dans la potentialité et l’indétermination originelle de nos facultés de connaître. On voit la conséquence : c’est qu’une intelligence qui serait en acte par elle-même, serait aussi dès lors consciente par elle-même. Or qu’il faille, maintenant, et de toute nécessité, une intelligence en acte à l’origine des choses, c’est, pour ne pas chercher momentanément ailleurs et demeurer dans le cercle de notre présente discussion, ce que nous aurons occasion d’établir par la critique d’un deuxième argument de Hartmann, emprunté aux rapports de la conscience et de l’idée. Autrement dit encore, entre les deux hypothèses que nous venons d’opposer l’une à l’autre, celle de Hartmann et la nôtre, qui décidera ? Les propres considérations’que nous allons faiie valoir à rencontre de la thèse hégélienne, dans laquelle, comme on va voir, celle de Hartmann vient à un moment donné s’absorber.

3. Conscience et idée. — Un autre motif prédominant de la philosophie de l’Inconscient, et par lequel celle-ci manifeste sa parenté étroite avec l’hégélianisme, c’est donc que « la conscience suppose l’idée, comme son contenu nécessaire, tandis qu’à l’inverse i’idée ne suppose pas la conscience (P. /., t. II, p.40). »

L’affirmation est équivoque. Avant d’avoir conscience d’une idée, il faut commencer par en concevoir une, rien de plus ex ; <ct : mais s’ensuit-il que, prise du moins dans son plein développement ou parvenue à sa perfection la plus haute, l’idée n’enveloppe pas la conscience à titre d’élément intégrant ? Conclusion qui, à ne considérer d’abord que le monde de l’expérience, apparaît du premier coup comme singulièrement aventureuse ; car enfin, quelque jugement qu’on doive porter sur la possibilité de phénomènes psychologiques inconscients (Cf. sup., II, B), une chose demeure acquise en tout état de cause, à savoir que notre activité intellectuelle n’atteint juste son point culminant que quand au contraire elle se connaît elle-même.

Bien mieux, qui prendra sur soi de refuser ce privilège à la Pensée en soi ou à l’Idée absolue ? C’est le fond de la thèse hégélienne, en somme, dont la discussion se trouve ainsi engagée (n’oublions pas que Hartmann se donne précisément pour tâche de concilier Hegel et Schopenhauer). On a relevé, non sans raison, la supériorité que vaut à cette conception générale (toute panthéistique qu’elle reste par ailleurs) sa façon de mettre tout de suite l’accent sur le caractère essentiellement rationnel ou intelligible de l’être. En ce sens, Hegel serait déjà plus près du spiritualisme. Sans compter que, par l’Idée et avec l’Idée, la léléologie rentre en scène et reprend

1. San* préjudice des autres, redisons-le. 1543

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1544

sa place d’honneur : nous avons désormais affaire à un panthéisme iinaliste, où l’universel devenir est régi par la loi du progrès dans le sens du meilleur. Rien de moins contestable encore, il faudrait seulement voir si, pour conserver tout de bon cette supériorité, le système en cause n’est pas obligé de se dépasser lui-même pour en revenir au spiritualisme proprement dit, et donc, par parenthèse, au théisme.

Qu’est-ce à dire, en effet, « l’intelligible est la raison et la mesure de l’être » ? Il résulte aussitôt de là que l’être absolu est aussi l’intelligible absolu. Mais qu’est-ce qu’un intelligible qui n’est pas actuellement entendu ? Qn’est-ce qu’un inttlligibïle qui n’est pas en même temps un intellectum ? Etymologiquemenl, intelligible signifie « ce qui peut être entendu » : s’il no l’est pas actuellement, ce n’est donc plus qu’un possible (il peut être entendu, mais ne l’est pas). Et qui donc consentirait à y reconnaître la perfection suprême de l’être ? Je conçois très bien une vérité qui n’est pas connue par moi, esprit uni et relatif, mais à une condition pourtant, c’estqu’elle le soit d’autre part. Pourquoi, autrement, l’appeler juste vérité ou « Idée » ? pourquoi parler d’intelligible ? C’est donc qu’il s’agit de quelque chose de plus que d’être tout court, c’est donc que l’Idée ou vérité absolue se réalise dans un sujet absolu lui aussi, c’est-à-dire dans un entendement inGni, en dehors duquel elle demeure simplement possible ou plutôt devient à la lettre impossible, n’ayant plus comme telle où trouver la raison de sa propre possibilité. Bref, si d’être actuellement saisie par nos consciences humaines ne représente pour la vérité en soi qu’une « dénomination extrinsèque », qui ne saurait rien ajouter à sa réalité absolue, cela ne supprime pas la nécessité qu’il y a cependant pour elle d’être actuellement entendue par une conscience en général ; cela prouve tout uniment que cette conscience où elle doit être actuellement entendue doit de son côté être absolue comme elle. Si la vérité (absolue) peut être objective (= non consciente) pour nous, il n’en est pas moins requis qu’elle soit « subjective » (— consciente) pour elle-même.

Que l’on considère donc la pensée finie ou la pensée absolue, l’antériorité logique de l’idée par rapport à la conscience n’a pas le sens que Hartmann lui attribue, c’est-à-dire n’implique pas l’extériorité, pour ainsi parler, de la conscience à l’idée, conséquemment l’inconscience essentielle et radicale de celle-ci. Pour peu qu’on pousse l’analyse, c’est même la thèse opposée qui se dégage à proportion dans une lumière toujours plus vive. — L’argument que nous venons de critiquer n’est d’ailleurs pas le seul à se tourner ainsi en preuve de la doctrine traditionnelle dont il croyait faire justice.

4. Conscience et inspiration. — Soit, entre autres, l’argument que, à l’instar de tous les partisans de la finalité inconsciente, Hartmann emprunte au fait de l’inspiration artistique. Plus que tout autre phénomène de notre monde fini, elle nous offrirait l’image de l’activité créatrice de l’Absolu. « L’invention et la réalisation du beau dérivent de processus inconscients, dont le résultat se traduit dans la conscience par le sentiment et l’invention du beau (idée inspiratrice). Ces éléments sont le point de départ de tout travail intérieurde la réflexion ; mais, à chaque moment, l’Inconscient doit intervenir plus ou moins. Le processus inconscient, qui est le principe de tout ce travail, échappe absolument au regard de la conscience. En lui sont associés pourtant, dans chaque cas particulier, des élémentsqu’uneesthétique exacte et complète devrait nous présenter dans un enchaînement analytique, comme les conditions mêmes de

la beauté. Si ces éléments se laissent en général transformer et réduire ainsi par l’analyse aux notions de la pensée discursive, n’est-ce pas la preuve que, dans le processus inconscient, nous n’avons pas affaire à quelque chose d’essentiellement étranger à notre propre pensée ?… Déjà Leibniz nommait la perception de la beauté des accords en musique une arithmétique inconsciente, etc. (/". /., t. 1, p. 3ai, sq.). »

L’inspiration artistique paraît sans doute déûer 1 analyse, au moins pour une bonne part. On a bien essayé d’en réduire le mystère (cf. v. g. E. Rabier, Psyçkol.., p. 260 sq.) ; le rôle du calcul ou de la réflexion y est aussi plus grand qu’on ne croit d’habitude’ ; mais il reste un quul proprium, réfractaire, senible-t-il, à tout essai d explication ultérieure ; et cette difficulté se représente même à chaque pas, si l’on peut dire. Tout le monde connaît le fameux problème des rapports de l’art et du génie. L’art peut aider le génie, mais, outre qu’il peut aussi le gêner, il ne le donne pas. « C’est trouvé », comme on dit, il faut trouver, et il n’y a pas de règles pour cela. Il n’y a pas de recettes, comme on a fort bien remarqué, poui tomber sur le « Qu’il mourût ! », sur la première idée du Moïse ou de la Symphonie pastorale, sur Y Alléluia du Messie ou sur la Chanson du Printemps. On parle aussi de « mots inattendus », de tours sublimes qui étonnent le poète ou l’orateur tout le premier, saisi par « cet accent qui le trouble lui-même et qu’il ne se connaissait point » (Cf. P. Jankt, Les Causes finales, p. 530).

Il n’est donc pas douteux qu’il n’y ait une forme de finalité supérieure à la finalité calculée et lentement, laborieusement combinée. Et, règle générale, si, en pareil cas, l’artiste a conscience du but et de son effort pour l’atteindre, il n’a plus conscience du choix des moyens qu’il y emploie et qui jaillissent, pour ainsi parler, de la spontanéité de son imagination créatrice, lisait ce qu’il veut exprimer, il ne sait pas comment il arrive à l’exprimer. Mais toute la question est de savoir, et n’est que de savoir si une intelligence plus haute encore, sans être davantage assujettie au calcul que les artistes humains, ne saurait pas davantage comment, ce qu’elle crée, elle le crée ; toute la question est de savoir, et n’est que de savoir si ce qu’il y a d’inconscient en fait dans l’inspiration telle que nous l’expérimentons en nous-mêmes, représente en droit un élément nécessaire et une condition universelle du génie en soi. Or il paraît bien que, s’il y a une plus grande vraisemblance d’un côté que de l’autre, c’est du côté

. Là aussi, en ce sens et à sa manière, « le génie est une longue patience ». On peut lire ce qui suit, dans K. Pi ! YRE, Histoire générale des Beaux-Arts, à propos du Poussin : « Nid peintre, quoi qu’on en ait dit, n’a été plus original. Cette originalité se montre dans la manière dont il travaillait. Il considérait attentivement ce qu’il voyait de plus beau et s’en imprimait de fortes images dans l’esprit, disant souvent que c’est en observant les choses qu’an peintre devient habile, plutôt qu’en se fatiguant à les copier. Il étudiait en quelque lieu qu’il fût ; même lorsqu’il marchait dans les rues, il observait toutes les actions des personnes qu’il voyait ; et s’il en découvrait quelques-unes extraordinaires, il en faisait des notes sur un livre qu’il portait exprès sur lui. Il notait aussi les beaux effets dr lignes ou de lumière que lui présentait la nature aux diverses heures du jour… Je lui ai demandé un jour, rapporte également Vigneul-Marville, par quelle voie il était arrivé à ce haut point de perfection qui lui donnait un rang considérable entre les plus grands peintres de l’Italie. Il me répondit : « J<-. n’ai rien négligé. » (op. cit., p. 620). Cela fait songer au célèbre

« en y pensant toujours » de Newton. — Celte part

de la réflexion dans la production artistique, Hartmann l’a d’ailleurs relevée lui-même. t. I, p. 451 sq. 15

SUBCONSCIENT ET INCONSCIENT

1546

de la thèse opposée ; il paraît bien que le plus haut degré du génie coïncide précisément avec la conscience la plus pleine de sa puissance, de toutes ses ressources et de tous ses moyens.

En d’autres termes, quoi qu’on puisse alléguer de l’impuissance où est l’artiste à raisonner son inspiration, il faut bien reconnaître qu’il a au moins conscience du but où aspire son effort. C’est là un fait incontestable, et considérable aussi : car enlin, ce n’est pas, dès lors, inconscience absolue et totale ; de quel droit étendre cette inconscience des moyens au but lui-même ? Mais n’est-ce pas juste le contraire ? Plus le génie est puissant et sublime, plus son action lui doit être transparente, plus il doit se rendre compte de tout ce qu’il peut et de tout ce qu’il fait, plus il doit être tout entier pour lui-même et prendre possession de soi tout entier. Qu’il soit soustrait, dans cet acte suprême, à toute combinaison réfléchie et laborieuse, encore un coup, c’est ce que nous accordons volontiers ; mais encore un coup aussi, là n’est pas la question, et l’on ne voit toujours pas que, de n’être accompagnée d’aucun calcul et d’aucune peine, cela condamne son action créatrice à s’ignorer elle-même par l’inconscience de son procédé.

5. Consciences finies et Absolu. — Mais voici, peut-être, l’argument des arguments. Aux j r eux de Hartmann, « il est impossible que l’Absolu, en dehors de la conscience qu’il a de lui-même dans les individus, possède en soi et pour soi une conscience distincte ». Pareille supposition, en eflet, nous jette

« dans des difficultés inextricables, lorsqu’il s’agit

d’expliquer le rapport de cette conscience de l’Absolu avec la conscience individuelle et distincte… Si une telle conscience abso’.ue réside dans le sujet substantiel de deux consciences individuelles (Pierre et Paul, par exemple), leur distinction devient incompréhensible ; il en va tout autrement, si l’on admet que ce sujet identique des consciences individuelles est inconscient… Dans l’hypothèse opposée (qui attribue la conscience à l’Absolu comme tel), on ne voit même pas qu’il puisse exister une conscience finie, individuelle, et que’e contenu et la forme de cette conscience ne soient pas dévorés et comme absorbés tout entiers par la conscience absolue ; autrement dit, que la conscience de l’individu ne soit pas anéantie (P. I, t. 11, p. 221 sq.). » Bref, si le principe universel était doué de conscience, cette conscience universelle rendrait impossibles les consciences particulières. Consciences particulières et conscience universelle ou absolue sont exclusives l’une de l’autre. Or, en fait, il y a des consciences particulières. Ergo.

Il saute aux yeux que ce raisonnement postule d’un bout à l’autre le panthéisme : pourquoi l’Absolu ne peut-il avoir conscience de soi en même temps que les êtres finis ? Parce qu’il est leur sujet substantiel identique (cf. sup.) ; lui supposer une conscience de soi comme Absolu, parallèle à la leur comme individus finis, reviendrait à imaginer « une possession magique d’un esprit personnel par un autre esprit et comme une sorte de sorcellerie » (P. t., t. II. p. aa3). Voici d’ailleurs qui mettrait la chose, si besoin était, hors de doute : « Un Dieu, dont l’être consiste dans la pensée et dont la pensée est associée à la forme de la conscience, ne peut avoir une conscience distincte qu’en se séparant réellement du monde ; qu’autant qu’il est en dehors du monde. Celui qui, au contraire, cherche et invoque un Dieu immanent, qui descende en notre cœur et y réside, en qui nous vivions, agissions, existions, comme toute religion profonde doit le réclamer, et comme en réalité le christianisme et le judaïsme en

expriment le besoin 1 : celui-là doit comprendie que Vlii-ititt- no pont véritablement habiter dans le cœur des individus qu’autant qu’il est vis-à-vis d’eux dans le rapport de la substance aux phénomènes, du sujet à ses actes ; qu’il n’est pas séparé d’eux par une conscience distincte de la leur ; en d’autres termes, qu’autant qu’une seule et même activité peut être, en même temps et sans engendrer le conflit de deux consciences, l’activité de l’individu et celle de l’Un-Tout ; enfin, qu’autant que l’Un-Tout, comme volonté impersonnelle et intelligence inconsciente, se répand à travers le monde dans la diversité des personnalités et des consciences individuelles (P. /., t. II, p. 223 sq.). »

Mais alors, toute la question revient à savoir si le panthéisme est le vrai. Qu’on commence par l’établir, et nous verrons bien(cf. art. Panthéisme). Bref, l’argument de Hartmann peut se rétorquer trait pour trait, en sorte qu’au lieu de conclure contre l’attribution de la conscience à l’Absolu, on conclue tout simplement contre le panthéisme, à la vérité duquel la propre conclusion de Hartmann lui-même demeure subordonnée ; « dans l’hypothèse d’une substance unique et universelle, l’attribution de la conscience à l’Absolu est inconciliable avec le fait de consciences particulières ; donc il faut refuser la conscience à l’Absolu » ; — nous dirons, nous :

« donc c’est cette hypothèse qui est erronée, donc il

faut rejeter la conception d’une substance unique et universelle 3. »

Et qu’on ne nous oppose point qu’à raisonner de cette manière, nous postulons, nous, la conscience de l’Absolu, ce serait perdre de vue les preuves par lesquelles la théodicée classique établit la personnalité divine et que nous ne pouvons ici que rappeler pour mémoire. La critique d’une autre objection de l’auteur va du reste nous fournir l’occasion d’en dire un mot.

6. Conscience et limitation dans l’Absolu. — <i Le prédicat de la conscience ne ferait qu’amoindrirDieu. Car la conscience repose sur la séparation du sujet et de l’objet. Or on doit écarter toute limite de l’intelligence de Dieu, si l’on veut en faire un être

« absolument parfait (P. T., t. II, p. 217). » 

Commençons par fixer un point qui ne parait guère devoir souffrir difficulté, pour peu qu’on y réfléchisse. Oui ou non, vaut-il mieux, absolument parlant, se connaître que de ne se connaître pas ? Poser la question, c’est la résoudre. En soi et absolument parlant, la conscience est une perfection ; être « pour soi » est la plus haute forme de l’existence. Comment donc les intelligences finies connaîtraient-elles les autres choses et elles-mêmes, tandis que l’intelligence infinie connaîtrait toutes

1. Comme si ce besoin, une substance impersonnelle, était capable de lesatisfaire ? Et comme si un Dieu personnel ne pouvait « descendre et résider on notre cœur ! ». Haitmann ne devait pas être très familiarisé arec la doctrine catholique de la grâce..

2. Nom que donne aussi Hartmann à son principe universel, formé par la réunion d’une Volonté inconsciente et d’une Intelligence (ou Idée) insconsciente (Ein-All ;

cf. le y yoù ito’j’jk ou ?" x » < Râ » de9 Grecs).

3. Cf. le cas analogue de l’évolutionniMne : « L’évolution universelle est incompatible avec la supposition d’un commencement absolu de quoi que ce suit. Donc il n’y a pus de commencement absolu de quoi que ce soit. > Donc il faut abandonner le principe de révolution UNIVERSELLE, voila ce qu’on devait conclure. Que la science, en tant que telle, cherche à appliquer partout et toujours ce principe, c’est son affaire : mais qu’elle ne dise pa », qu’on ne dise pas en son nom, qu’on ne lui fasse pas clire, qu’il n’y a de réel que ce qui se prête à cette application. 1547

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1548

cboses sans se connaître elle-même ' ? Chétive créature humaine, imparfaite et dépendante, je pourrais me posséder moi-même en disant « moi », j’y trouverais le caractère distinctif qui fonde ma noblesse de personne et m'élève à un rang hors pair parmi les autres créatures visibles, — et l’Etre absolu, celui qui esi par soi et par qui sont toutes choses, celui qui ne relève que de luimême dans une souveraine indépendance et de qui dépendent tous les autres êtres dans une absolue sujétion, celui-là s'échapperait à lui-même et ne serait point soi ni pour soi ! Qui supportera cette pensée ? Et qu’on nous dise donc pourquoi l'être absolu et premier serait celui qui ne se connaît point, et le relatif et le dérivé celui qui se connaît ? pourquoi l'è.re qui ne se connaît pas prévaudrait sur celui qui se connaît et en serait, pour ainsi din-, précisément empêché de se connaître ? Qui donc peut empêcher l'être absolu de se connaître, et pourquoi chez lui le néant de la conscience, que le pessimiste imagine en son cœur insensé, l’emporterait-il sur l'être de la conscience ? et vaul-il mieux que l’Absolu ne se connaisse pas que de se connaître (cf. Bossuet, Elévations, i" semaine, i re élév. On nous pardonnera cette sorte de pastiche.) ?

— Mais en fait, nous ne nous connaissons nousmêmes, nous ne prenons conscience de nous-mêmes qu’en nous distinguant d’autre chose, et donc en nous limitant : « notre moi ne se pose qu’en s’opposant un non-moi ». — Justement, ce n’est là qu’un fait, en un sens, qui s’explique, au fond, comme celui de la dépendance de notre pensée par rapport à l’organisme : ne nous connaissant que par nos actes, et n’agissant à l’origine que sous la détermination d’un objet, il n’est pas étonnant que nous ne prenions conscience de notre existence que dans son contraste avec une existence étrangère. D’autre part, si nous sommes limités, ce n’est pas grand' merveille non plus, apparemment, que nous nous connaissions comme tels et que l’idée du moi soit pour nous inséparable de celle d’un non-moi qui la circonscrive. Mais ce n’est là qu’une condition spéciale et relative de la conscience en nous, êtres finis, précisément : ce n’est pas une condition universelle et absolue de la conscience en s >i, surtout s’il s’agit de l'être infini. Car enfin, il faut le redire, nous voudrions bien savoir ce qui pourrait empêcher l'être qui est par soi, et intelligent par soi, d'être aussi conscient par soi, pourquoi sa suprême perfection lui coûterait cette perfection par excellence qui s’appelle être pour soi. On parle d’anthropomorphisme, indigne de la majesté de l’Absolu : le voilà, le véritable anthropomorphisme, celui qui assujettit l’Absolu à une loi qui ne régit que noire conscience relative et finie, celui qui lui interdit de ce chef de se connaître lui-même. Bref, l’anthropomorphisme, ici, ne consiste pas à attribuer la conscience à l’Absolu, mais à la lui refuser.

Ce qui est vrai donc, et ce qui résulte de nos explications précédentes, c’est que la conscience que l’Absolu ou l’Infini a de lui-même n’est pas tout à fait une conscience comme la nôtre, c’est-à-dire sujette à la relativité et à la limitation : la conscience de l’Absolu et de l’Infini est absolue et infinie comme lui. Il ne serait pas difficile de montrer que là-dessus tout le monde est d’accord et qu’il échappe à Hartmann, tout le premier, de parler dans ce sens. Seulement, et comme on peut le prévoir après tout ce

1. Cf. t. ii, p. 217. « Cette vue (de l’intelligence suprême) ne te voit pas elle-même ef voit seulement son objet, te monde ; et cet œil, qui « oit toutes choses, a besoin, pour se voir lui-même, d'être réfléchi dans le miroir de la conscience in lividuelle ».

qui précède également, il n’y vient lui-même qu’au prix d’une énorme contradiction, qu’il noua reste à tirer au jour, en même temps que nous écarterons une nouvelle instance de sa part.

7. Conscience, inconscience et supraconscience. — Laissons un instant la parole à notre auteur. « Si le théisme s’est tant préoccupé jusqu'à ce jour d’attribuer à Dieu une conscience propre dans la sphère de sa divinité, il s’appuyait sur deux raisons également respectables ; mais il en tirait des conséquences illégitimes, parce qu’il n’avait pas encore songé qu’une intelligence inconsciente pourrait bien être possible… Voici ces deux raisons :

« En premier lieu, l’homme frémissait à la pensée

que, si un Dieu conscient n’existe pas, il n’est plus lui-même que le produit des forces brutales de la nature, que l’effet d’une combinaison fortuite, accidentelle, qu’une nécessité aveugle a produite sans but, comme elle la détruira sans raison. En second lieu, on croyait honorer Dieu, l'être suprême, en lui prêtant toutes les perfections possibles, à la façon des scolastiques ; et l’on craignait de le dépouiller d’une perfection considérée comme la plus haute de toutes, à savoir la claire conscience et la conscience distincte de sa personnalité.

« Si l’on entend bien la nature de l’Inconscient, ces

deux craintes doivent s'évanouir. La doctrine de l’Inconscient tient, en effet, le juste milieu entre un théisme qui transforme l’idéal de l’homme jusqu'à l’anéantir * en voulant l'élever à l’absolue perfection et un naturalisme qui fait de l’esprit, cette fleur de la vie, et de la nécessité éternelle des lois de la nature, d’où cette fleur de l’esprit est sortie, le pur résultat du hasard et des forces aveugles, qui ne nous imposent qu'à cause de notre faiblesse ; et c’est là le juste milieu entre la finalité consciente, que l’on prêle à la nature par analogie avec l’art humain, et le mécanisme qui nie absolument toute finalité dans la nature. Cette doctrine intermédiaire admet la finalité naturelle, mais sans la concevoir à l’image de l’activité consciente de l’art humain et de notre réflexion discursive. Elle reconnaît rn elle la finalité immanente inconsciente d’une intelligence intuitive et inconsciente elle-même, qui agit dans les choses et les individus par cette sorte de création continue ou de conservation que nous avons précédemment décrite et dans laquelle nous avons reconnu le phénomène réel de l’Un- Tout.

« Notre impuissance à nous faire une idée positive du mode de connaissance propre à cette intelligence, nous condamne à la définir par opposition

avec notre manière de connaître, la conscience 2, et par suite à ne lui prêter d’autre attribut que celui de l’inconscience. Mais nos recherches antérieures nous ont appris que l’activité de cette intelligence inconsciente n’est rien moins qu’aveugle ; qu’elle est, au contraire, une vue véritable, même une intuition clairvoyante. Mais cette vue ne se voit pas elle-même et voit seulement son objet, le monde ; et cet œil,

1. Ce qu’on anéantit alors, c’est l’imperfection qui limile cet idéal, c’en est l'élément négatif, et tout le positif reale.

2. Equivoque. Si par conscience Hartmann entend ici ce qu’il vient de dire tout à l’h ure, la connaissance discursire, d’accord. S’il veut dire que la conscience absolue n’est pas comme la nôtre tributaire do la mémoire et de la prévision proprement dite, qu’elle embrasse la totalité de son objet dans une intuition unique et immobi : o, correspondant pour ainsi dire à un éternel présent, fort bien encore. Mai* s’il s’agit d’une « vue qui ne se voit pas ellemême, etc. », c’est tout autre cho «e — et il s’en fa.it de beaucoup que « par là s'évanouisse » In seconde des deux objections précédentes — et même aussi, au fond, la première. 1540

SUBCONSCIENT ET INCONSCIENT

1.-50

qui voit toutes olïOS-oin, pour se Voir lui même, dôtre réfléchi dans le miroir de Inconscience individuelle’. Noos savons qne cette clairvoyance absolue de la pensée inconsciente est infaillible dans la poursuite de ses fins ; que les moyens et les fins sont saisis par elle en un seul Instant, en dehors de toute durée ; et que sa seconde vue embrasse à la fois toutes les données nécessaires à l’exécution de ses desseins -’. Elle est infiniment supérieure à la marche défectueuse, toujours bornée à un point dans ses mouvements, malgré les écha ?ses dont elle fait usage, qui est propre à la rélb xion di cursive ; car celle-ci est toujours dans la dépendance de la perception sensible, de la mémoire et des inspirations de l’Inconscient. Nous pouvons dune définir cette intelligence inconsciente, qui est supérieure à toute conscience, comme une intelligence siipraconscienle. Parla s’évanouissent les deux objections précédentes contre l’inconscience del’Un-Tout. Cet être possède, en effet, Malgré son inconscience, une intelligence omnisciente et souverainement sage, supérieure à la conscience. Et cette intelligence réalise ses lins dans la création et l’histoire du monde ; nous ne sommes donc [dus le produit accidentel des forces de la nature’. Refuser la conscience à Dieu dans de telles conditions, ce n’est pas le rabaisser l. »

Tout d’abord, il paraît bien que Hartmann confonde ici deux choses distinctes. En somme, que veut-il, et avec raison d’ailleurs, écarter avant tout de l’Intelligence absolue ? notre réflexion discursive, avec ses lenteurs ou, en tout cas. son caractère successif 5. Tous les métaphysiciens traditionnels lui donneront les mains sur ce point. Mais où ils se

I. Pourquoi ? Ou affirmation gratuit--, ou paralogisme assez naïf, fondé sur une annlogie trompeuse entre l’œil raiilériel et 1" « œil > spirituel (cf. rép.’iife classique à l’argument positiviste conlre la possibilité de i’inlrospection).

2. Cf. p. "237 : « Tous les. Uributs de l’inlelligence divine (l’oinnisc’i nce, la sagesse absolue, l’omniprésence, l’ubiquité) conviennent à l’intuition clairvoyante et inconsciente de l’Un-Toul, etc. ».

3. Oui. si ce n’est que s/<praconscience proprement dite, c esl-à-dire, en dernière analyse, conscience absolue. Non si c’est absolue inconscience. Cf. dissuasion infra.

4. Philosophie de l’Inconscient, 1. II, p. 215 sq. (Métaphysique de l’Inconscient, cli. VIII ! L’Inconscient et le Dieu du théisme). Il est à remarquer que ce chapitre ne figurait point dans les premières éditions (Cf. O. Nolen, Philosophie de l’Inconscient. Introduction du traducteur,

t. I, p. XYIll).

5. Philosophie de l’Inconscient, t. II, p. 338 : « L’Inconscient ne peut jamais se tromper, pis même douter ni hésiter. Aussitôt que l’apparition d’une idée inconsciente est nécessaire, elle se montre instantanément, embrassant dans l’instant indivisible de son apparition toutes les idées que le processus de notre réflexion déroule successivement et séparément dans la conscience [Remarquer l’habileté ^consciente ou « inconsciente >>] de cette finale : te discours est ainti présenté comme la foi me essentielle dé la conscience, il a plus de chances en tout cas de passer pour tel. Remplacez par : « dans la durée ». et tout change). L’Inconscient, à coup sur, ne connaît pas l’erreur, puisque sa clairvoyance s’éten<l sur toutes les données qne nous concevons sans les connaître, et les embrasse toujours et dans un seul moment. Rien chez lui de cette réflexion consrienle qui va chercher laborieusement dans la mémoire, les unes après les autres, les données des problème ! e-t se trompe si souvent et si complètement sur elles ( « Rien chez lui de cette réflexion consciente » — même observation. Mais la conscience n’y fait ni chaud ni froid.’La ré flexion [== discours, bien entendupeul’Ire consciente, sans que la conscience soit nécessairemenldiscursive, n’y ayant plus dès lors de milieu pour elle entre être discursive ou n’être pas. Lisez : « Rien chez lui de celle réflexion successive [ou discursive] », ce qui d’ailleurs serait bien plus conforme au sens général de la phrase, qui l’appelle ru’me, et Hartmann en sera pour ses

reprendront, c’est quand il s’agira de passer à l’inconscience. Car enfin, qu’est-ce que tout cela peut bien faire à la conscience même ? La conscience est une chose, le discours mental en est une autre.

« Notre impuissance à nous faire une idée positive

du mode de connaissance propre à cette intelligence nous condamne à la définir par opposition avec.notre manière de connaître (la conscience) », pardon : (/ « réflexion discursive), voilà ce qu’en bonne et saine logique il fallait dire. Et dès lors, en bonne et saine logique aussi, c’en est fait de la conclusion que vous tirez : « … et par suite à ne lui prêter d’autre attribut que celui de l’inconscience ». Depuis quand le discours mental est-il une condition ou un élément de la conscience, en sorte qu’on doive tenir pour inconsciente une intelligence qui n’agit que sous la forme supérieure de l’intuition ? Car telle est encore la correction qu’imposerait la vraie suite des idées : … « et par suite à ne lui prêter d’autre attribut que celui de l’intuition ».

Mais c’est plus qu’une confusion qu’il faut relever dans ces pages, c’est une contradiction au pied de la lettre. Hartmann finit par nous dire que cette intelligence « inconsciente », qui embrasse-toutes choses d’un regard unique en dehors de toute durée, peut être définie une intelligence supraconsciente. Qu’entend-il par là ? Car enfin il semble bien qu’on se trouve ici en présence de deux interprétations différentes et, qui plus est, exclusives. Il faudrait pourtant vous déclarer une bonne fois.

Ou bien votre absolu n’est pas conscient du tout, est pour tout de bon inconscient, alors pourquoi faire entrer finalement la conscience dans sa définition, même avec un préfixe et un correctif, pourquoi l’appeler supraconscienn Le préfixe et le correctif ne font ici rien à l’affaire, ou plutôt, si, ils y font beaucoup, mais juste dans le sens opposé au vôtre, car on ne voit pas trop ce ; que cela peut bien vouloir dire, SM^>raconscienl, sinon éminemment conscient, plus que conscient (c’est presque une tautologie), conscient par excellence — ce qui d’ailleurs nous amène au second membre de l’alternative.

Ou bien, en effet, il y a une raison légitime de l’appeler supraconscient : ce sera par exemple et précisément l’absence du discours, sous la forme duquel en (ait notre pensée consciente se réalise et entre en activité, — je veux dire que c’est cela même que supra signifie. Mais alors conscient non seulement reste, mais conserve, au fond, son sens obvie, pour ainsi dire, et naturel. Tout au plus ajoutera-t-on qne, pour cette raison même (exclusion du discours), la conscience qu’on reconnaît à l’Absolu n’est pas tout à fait la même que la nôtre, telle qu’en fait, je le répète, elle se manifeste ; qu’il y a, au vrai, entre les deux beaucoup plutôt une analogie qu’une similitude proprement dite. Et voilà encore, sinon même surtout, ce que voudra dire suPRAconscienf. Mais alors aussi inconscient prend du même coup une autre signification que dès le début, à savoir cette signification même. Dites

« inconscient », soit : vous ne parlez plus cette

fuis que comme les Alexandrins, lorsqu’ils disaient que Dieu n’est pas essence, ni bonté, ni beauté, ni même être, etc., sans doute, mais parce qu’il est quelque chose d’infiniment supérieur à tout cela (tel que nous l’entendons des choses finies et créées et c’est seulement à l’égard des choses créées et

frais d’argumentation tendancieuse, insinuante et enveloppante). C’est ainsi qu’au méms instant les fins futures les plus prochaines comme les plus éloignées, et toutes les considérations relatives à la possibilité d’agir de telle ou telle façon, sont présentes à l’Inconscient … etc. ». 1551

SUGGESTION

1552

finies que nous en avons l’idée vraiment positive, directe et adéquate). La seconde formule explique la première, le « procédé dénégation » ne sert qu'à faire sortir son plein et entier effet au « procédé de transcendance », et ce serait une erreur profonde que de prendre ces expressions négatives à la lettre et absolument. Nous revenons au même point que tout à l’heure : l’Absolu est inconscient, à force, pour ainsi parler, d'être conscient ; c’est tellement de la conscience que ce n’en est plus — entendez : que ce n’est plus notre conscience, limitée et imparfaite, accidentellement liée au discours mental aussi. Et l’on pourrait en dire autant, après tout, de la volonté et de l’intelligence, de l’intelligence en particulier, car c’est elle qu’affecte directement en nous (la conscience seulement par ricochet) le caractère discursif. Et pourquoi pas aussi, par conséquent,.suywaintelligence s up.- « volonté *?

Il faut donc, et en deux mots, choisir entre inconscience tout court, inconscience absolue — auquel cas je maintiens que supraconscience n’a pas plus de raison d'être que suprablictri, comme eut dit Malherbe, ou suprafîtziputzli, comme eût dit Schopenhauer, ou supra-n 'importe quoi —, et entre inconscience relative — auquel cas supraconscience retrouve son bien-fondé, mais pour désigner précisément le summum de la conscience, la conscience parfaite, la conscience absolue, car c’est cela que veut dire ici inconscience relative. Il faut choisir entre les deux, disions-nous, car il saute aux yeux que ces deux acceptions s’entre-détruisent réciproquement. C’est l’une ou l’autre, ce ne peut être l’une et l’autre à la fois. Le malheur est que FL.rtmann, on s’en est rendu compte tout à l’heure, ait véritablement l’air de vouloir les unir malgré to it dans une synthèse impossible.

h Nous pouvons définir cette intelligence incons(.' nte, qui est supérieure à toute conscience, comme uns intelligence supraconsciente. Par là s'évanouissent les deux objections précédentes contre l’inconscience de l’Un-Tout » ou de l’Absolu. — Non, vous ne pouvez pas définir cette intelligence inconsciente, telle que vous l’entendez, une intelligence sH^raconsciente. Par là s'énonce la plus formidable objection que l’on puisse élever contre l’inconscience de l’Absolu.

8. Conclusion. — En résumé, aucun des arguments mis en ligne par Hartmann ne réussit i°à établir sa thèse. Si la vieille objection des panthéistes, empruntée à la prétendue impossibilité d’un Absolu personnel, la laisse par trop caduque, les considérations tirées du fait de l’inspiration artistique et du rapport de la pensée à l’organisme ne parviennent pas à la rendre plus solide ; ce n’est pas enfin l’antériorité logique de l’idée sur la conscience qui y pourrait rien changer, tout au contraire puisque, examinée de plus près, elle aboutit même à mettre dans une plus vive lumière que jamais la nécessité, à l’origine des choses, d’une Pensée absolue qui se pense actuellement elle-même, c’est-à 1. Hartmann admet l’intelligence dans ! l’Absolu, par cette raison qu’une volonté sans intelligence est incompréhensible : mais une intelligence sans conscience l’est-elle moins ? Que cette intelligence soit une intelligence « éminente », dont nous ne pouvons nous faire d’idée positive (i. e. adéquate et directe — cf. note précéd.), soit : mais nous dirons alors que sa conscience » issi est une conscience éminente, dont nous ne pouvous pas nous faire d’idée positive non plus. Et pas plus qe l’intelligence en ce cas ne cesse pour cela d'être intelligence, au contraire, la conscience n’en est pas empêchée de rester conscience, au contraire. — On voit à quoi revient, en somma, toute cette fantasmagorie do l’Inconscient.

dire précisément d’un Absolu personnel et conscient. Autrement dit, et 2°, les principales preuves de la Téléologie de l’Inconscient se retournent contre elle ; et on la voit qui achève de se détruire ellemême, lorsque l’Inconscience vient à un moment donné s’y résoudre en supraconscience, à savoir tout l’opposé de l’inconscience même, telle qu’on l’entendait tout d’abord.

Dès lors, ce n’est, au vrai, que par un abus de langage que l’on peut encore parler d’intelligence. Si la « pensée » exprimée dans l’univers (dans l’ordre de l’univers) n’est pas « pour soi » (consciente,

« subjective »), ce n’est plus intelligence qu’on doit dire

à son sujet, mais tout au plus intelligible. Et encore faut-il ajouter que, abstraction faite d’une intelligence qui le conçoive actuellement, et d’une intelligence éternelle, puisque les possibilités qu’il enveloppe sont supérieures au temps, et d’une intelligence infinie, puisque ces possibilités vont ellesmêmes à l’infini, et surtout d’une intelligence consciente, puisqu’elle est identique à l’intelligible qu’elle doitpenser actuellement et qu’ellene peut donc penser de la sorte qu’en se pensant elle-même, — et encore faut-il ajouter qu’autrement cet intelligible n’a plus de fondement assignable que les faits mêmes dont il règle les rapports nécessaires et universels. Mais, outre que les faits sont manifestement au-dessous de cette tâche, les donner pour fondement à l’intelligible ce n’est ni plus ni moins que les ériger en véritable absolu eux-mêmes, et, qui plus est, eux seuls, et, qu’on y prenne garde aussi, en tant que tels, eu tant que faits, en tant que faits de la. matière et de la nature. Autant dire que nous en revenons tout simplement alors à mettre au point de départ de l'évolution la chose, cette chose, ce Ding que Hegel et Hartmann après lui prétendent précisément éliminer de ce rang suprême comme un caput mortuum vide de tout contenu, pour lui substituer l’Idée : c’est une chose, ni plus ni moins, qu’on installe au centre du système, ce ne peut plus être qu’une chose, une chose qui se développe fatalement, suivant une nécessité aveugle, à moins que ce ne soit au gré d’un absurde hasard, produisant ses effets par voie de pure causalité efficiente, sans but, sans finalité quelconque. Autant dire encore que Hartmann est ainsi ramené à la position essentielle du mécanisme matérialiste, dont il instituait pourtant une critique si sévère. Il n’y avait qu’un moyen d'échapper : reconnaître dans l’univers, avec le spiritualisme intégral, l'œuvre d’un Dieu personnel, du Dieu vivant, du vrai Dieu.

H. Dbhovk.