Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Stigmates de Saint François

Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 4 – de « Persécutions » à « Zoroastre »p. 752-760).

STIGMATES DE SAINT FRANÇOIS

I. Critique historique, philosophique et théologique.

II. Critique scientifique et médicale.

I. — Critique historiquk, philosophique

ET TIIKOI.OGIQUB

La réalité des stigmates de saint François d’Assise a été attestée par des témoins de premier ordre. Dès le lendemain de la mort du saint, Frère Elib, son vicaire, les a décrits dans une lettre circulaire envoyée à l’Ordre entier. Thomas de Celano, son premier historien, a raconté le miracle dans les trois ouvrages qu’il a consacrés) à la biographie du saint (dans la Vie du Saint, dans la seconde et dans le Traité des miracles nouvellement publié). Frère Léon, son confesseur, en a également affirmé, à trois reprises, l’existence et la vérité (dans la Vie écrite par les trois compagnons, dans une note ajoutée de sa main à la bénédiction de saint François et dans une conversation avec Salimbene). Enfin, saint Bonavbnture a résumé ce qu’avaient dit ses devanciers, dans une narration que l’Eglise a adoptée pour la fête de l’Impression des Stigmates.

Je vais rapporter leurs paroles sur le sujet qui nous occupe. Ou je me trompe beaucoup, ou, à elles seules, ces paroles permettront de reconnaître des hommes émus, il est vrai, de la grandeur du fait qu’ils racontent, mais inspirant confiance par une entière et saine possession d’eux-mêmes.

« Ses mains et ses pieds, dit Celano, apparaissaient

percés de clous au milieu. La tête de ces clous était à l’intérieur des mains et à la partie supérieure des pieds. Ronds dans l’intérieur des mains, ils s’atténuaient en dehors, et leur extrémité était repliée, comme si elle avait été rabattue au marteau. Il en était de mi’me pour les pieds. »

Et l’auteur revient sur le même sujet pour dire l’effet produit par les stigmates, quand, après la mort du saint, ils furent exposés aux regards :

« C’était merveille de voir au milieu des mains et

des pieds, non pas des perforations opérées par des clous, mais ces clous eux-mêmes formés de sa chair et cependant noirs comme du fer. Ils n’inspiraient pas d’horreur à ceux qui les regardaient ; au contraire, ils apportaient au cadavre beaucoup de beauté et de giàce, comme font des losanges de marbre noir dans un pavage de marbre blanc. »

Que pense le lecteur de ces descriptions ? Sont-elles assez précises ? Ont-elles assez de fermeté et de relief ? On a dit de Victor Hugo qu’il avait les yeux avides et perçants. Il a, en effet, écrit un livre qu’il a intitulé : Choses vues, où les narrations embrassent et peignent au vif jusqu’aux plus petits détails. Celano avait de ces yeuv-là.

Une observation aussi exacte eût convaincu, je pense. Mais nous avons plus. Aux regards prolongés, les témoins ont joint une véritable expérimentation, qui impressionnera jusqu’aux plus difficiles.

« A la mort du saint, dit Celano, toute la ville

d’Assise se précipita à la Portioncule. On voyait enfin les stigmates. C’étaient des clous formés de la

1. L’urlicle de M. l’abbé Le Monnier, comp< s « il y a plus de vingt ans pour le Dictionnaire Apolo^itique, fut publié dès septembre 1907 par tes Etudes.On y retrouve 1 éminent historien de saint François d’Assise. Nous reproduisons cet article avec quelques coupures ou transpositions. Mais depuis la mort d « l’auteur, l’aspect technique de la question a changé. M. le docteui -Van der Blit a bien voulu accomplir une mise au point, dont nous lui somme* très reconnaissants.

lN. D. I. D.). iv : >3

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chair du saint. Ils semblaient même « innés » dans cette chair et, quand on les pressait d’un côté, ils ressortaient de l’autre. Nous avons vu ce que nous disons ; nous avons touché ces clous de la main qui écrit ces lignes. »

Un autre témoin, et non moins autorisé, noua est fourni par saint Bonaventure. C’était un chevalier du nom de Jérôme et en même temps un savant fort connu à cette époque. Il avait commencé, comme Thomas, par douter du miracle. Voulant se rendre bien compte de ce qu’il en était, il fit mouvoir les clous plus hardiment et plus curieusement que les aulres. Il inspecta successivement les pieds, les mains, le côté, en les sondant de ses doigts. Le résultat fut un complet changement de sa pensée. Il devint des plus ardents à affirmer la vérité de ce qui lui avait paru d’abord impossible. Il jura même sur l’Evangile que le fait était incontestable.

Ces témoignages, sans parler de plusieurs autres, ont paru si décisifs que ceux même auxquels les stigmates n’étaient pas pour pour plaire en ont reconnu l’existence. « Ce miracle, dit Renan, outre qu’il est le plus grand de l’histoiie de l’Eglise pendant le moyen âge, a cela de remarquable qu’il est garanti par des témoins tout à fait contemporains… Impossible, par conséquent, de songer ici à une élaboration légendaire, à un bruit né tardivement du désir de conformer la vie de saint François à celle de son divin modèle. Non, le jour même de la mort de saint François on parla de ses stigmates. » Nos autres adversaires font loyalement la même déclaration.

Sur le fait, l’accord est donc complet : les stigmates ont existé. Mais comment ont-ils été formés ? C’est là que la séparation commence. Les catholiques, avec l’Eglise, leur assignent une origine miraculeuse, et par conséquent, divine. Les incrédules essayent de les expliquer par des causes naturelles : ils disent tantôt quec’estle frère Elie qui les a fabriqués en secret de sa main, tantôt — et c’est aujourd’hui l’explication préférée — qu’ils ont été l’effet d’une imagination puissante et enflammée.

I. Supercherie ? — La première de ces explications a été apportée par Karl Hask dans son petit volume intitulé Franz von Assisi (Traduit par M. Berthoud. Lévy, 1864. In-12). Elle a été suivie de point en point par Rknan, dans deux articles publiés en 1864, dans le Journal des Débats, et que l’auteur a repris, en les modifiant un peu, dans ses Nouvelles Etudes religieuses (1884). (In-8 ; p. 32235 1).

Voici comment l’un et l’autre procèdent : 1 » Le frère Elie n’était pas un saint ; c’était bel et bien un ambitieux, qui ne reculait guère devant un moyen douteux quand il croyait ce moyen profitable. 2° Cet homme trop dégagé de principes eut, pendant toute une nuit, le corps de saint François à sa disposition. 3° Le saint mourut le samedi soir et dès le dimanche matin on le porta à l’église Saint-Georges Pourquoi cette précipitation, sinon pour arrêter tout recours aux investigations qui eussent pu découvrir la fraude employée ? 4* Contrairement à la coutume italienne, le cercueil était couvert et même fermé. Nouvelle précaution contre les curiosités qu’on avait lieu deredouter. 5° Enfin, en 1230, dans la translation du saint au Sacro Convento, le cortège fut violemment dispersé et le corps enterré, sans témoins, en un endroit qui n’était connu que des affalés. Toujours le même système de se dérober à tout contrôle.

Ces faits sont exacts. Ils peuvent faire une certaine impression sur ceux qui ne connaissent que

superficiellement l’histoire du saint. Pour qui a étudié cette histoire, leur rapprochement est factice ; ilsn’ont aucune valeur probante. Examinons-les l’un après l’autre.

>°Elie, nous en convenons, n’avait guère de mysticisme. François mort, son ambition caressa peut-être la pensée que le gouvernement de l’Ordre allait lui revenir ; mais pour les stigmates, chose inouïe jusqu’alors, il n’y eût assurément pas songé, s’il ne les avait eus sous les yeux, et, même les ayant sous les yeux, il les regarda avec tant de nonchalance qu’il les décrivit inexactement dans sa circulaire et que les historiens ont dû réformer son récit sur ce point.

2° Le corps fut toute une nuit à la disposition d’Elie. Voilà une affirmation qui dénote une grande ignorance de la façon dont les choses se sont passées. Au dire de Celano, qui était présent, cette nuit fut une veillée. Immédiatement après la mort, on avait exposé le cadavre, religieusement lavé, sur un tapis couleur de cendre. Les frères, au nombre de cinquante, étaient autour, contemplant la beauté que la mort lui avait subitement communiquée. Bientôt toute la ville, avertie par un courrier, accourut à la Portioncule. On voulait voir François une dernière fois ; on disait dans tous les groupes que c’était un saint. Arrivés devant la dépouille, les visiteurs, saisis de vénération, baisaient les pieds et les mains ; ils priaient, ils chantaient des cantiques. Le flot se renouvela jusqu’à l’aube. Où Elie aurait-il trouvé, au milieu de cette foule, l’heure de silence et de secret qu’il eût fallu pour la vilaine besogue qu’on lui prêle ?

3° On précipita l’enterrement. Peut-être, mais nullement d’une façon extraordinaire. Les papes de cette époque, Innocent III et Honorius III, furent ainsi inhumés le lendemain de leur mort. S’il y eut quelque hâte, je crois en avoir donné ailleurs le véritable motif (Histoire de saint François d’Assise, t. H, p. 42g, 6e édition). « La crainte d’un enlèvement du corps à main armée continuait à hanter tous les espi its. On se sentait à découvert dans cette vallée, loin de la ville. Il semblait dangereux et, par conséquent, imprudent, d’attendreun délai plus long. »

4° On me dispensera d’expliquer pourquoi la bière fut fermée. Ce n’est qu’un détail. Il n’est pas établi que ce fût, dès lors, un usage de porter les corps exposés aux regards. Quoi qu’il en soit, il faut avoir l’esprit bien préoccupé de sa chimère pour soutenir qu’on redoutait une enquête qui eût été faite au milieu d’un cortège en marche.

5° Quant à la bagarre de la translation, qui n’y reconnaîtrait, cette fois, un coup de frère Elie ? Les frères étaient venus en grand nombre. Le hardi polij tique crut les étourdir en montrant qu’il était en état | de tout entreprendre, parce qu’il avait la ville et la | magistrature avec lui. On jugerait ainsi de son ini fluencel II apparaîtrait aux membres de l’Ordre comme l’homme devenu nécessaire 1 Peut-être aussi, car il ne faut rien outrer, crut-il opportun de cacher l’endroit delà sépulture aux puissants voisins de Pérouse ou d’ailleurs, qui pourraientêtre tentés d’enlever une relique aussi précieuse.

La réfutation des objections n’éclaircirait pas tout à fait ce sujet, si la narration elle-même, telle qu’elle nous a été transmise, n’achevait de dissiper les doutes. Selon les historiens, c’est deux ans avant sa mort, sur le mont Alverne, dans l’apparition d’un séraphin, à quelques pas des compagnons qui veillaient sur lui, que François fut stigmatisé. Evidemment, toutes ces circonstances qui s’enchaînent tombent, deviennent mensonge et même complicité avec 1495

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l’imposteur, si c’est Elie qui, dans la nuit du décès, a fabriqué les stigmates. C’était bien la peine, en ce cas, de proclamer ces historiens des témoins intègres, irrécusables ; bien la peine aussi de proclamer ce miracle « le plus grand du moyen âge, le plus grand même de tous les âges croyants » 1 II serait cruel d’insister. On s’étonne que des hommes de la valeur de Hase et de Renan aient pu jouer de la sorte avec la logique et, je le crains, avec la sincérité.

II. Imagination ? — La seconde explication est plus respectueuse ; elle ne recourt pas du moins à la supercherie. Elle est plus spécieuse aussi, parce qu’elle invoque les forces naturelles dont la complexité estintinie. Deux hommes l’ont formulée avec plus d’étendue que les autres : Alfred Mauby, dans son livre intitulé la Magie et l’Astrologie dans l’antiquité était moyen âge (Paris, 1854), et M. G. Dumas, dans un article delà Revue des Deux Mondes (i er mai 1907). Nous allons les suivre d’aussi près que possible.

L’un et l’autre sont persuadés que l’imagination a suffi pour produire les stigmates. Cette faculté j indisciplinée, qui soulève tant d’orages dans l’ordre moral, aurait donc aussi le pouvoir, quand elle est déchaînée, d’exciter des troubles profonds dans l’ordre physique.

Maury lui reconnaît en effet ce pouvoir. « Quand l’imagination, dit-il, est vivement frappée, elle contraint tout l’organisme à se pliera toutes ses créations. » C’est le principe ; l’application ne se fait pas attendre. « Il est facile, continue-t-il, de concevoir que l’imagination soit capable d’imprimer sur une partie du corps, vers laquelle elle porte tout son effort, une marque, une espècede plaie. « Est-ce aussi facile qu’on le dit ? Tout le monde sait plus ou moins que l’imagination fouette le sang, empourpre le visage ou telle autre partie du corps ; qu’elle puisse pousser le sang avec assez de violence pour briser la barrière frêle, mais résistante, que la peau lui oppose, les esprits qui se contentent de peu seront seuls à l’admettre du premier coup. Mais arrivons sang tarder auplus difficile. Les stigmates de saint François étaient formés, au côté, d’une ouverture dont les lèvres sont restées fraîches et roses jusqu’à sa mort ; aux mains et aux pieds, de clous noirs ay’ant têtes et pointes recourbées. L’imagination pourra-t-elle aller jusque-là ? Cette fois, Maury, désespérant de sa chère faculté créatrice, se tourne contre les témoins qu’il avait pourtant déclarés dignes de foi. « Il n’y avait, dit-il, que des ulcérations, mais ces esprits enclins au merveilleux trouvaient à de simples boutons et à des furoncles ou à des excroissances naturelles une analogie avec les plaies du Sauveur. »

La question a-t-elle beaucoup avancé dans les cinquante ans qui se sont écoulés depuis le livre de Maury ? On pourrait, on devrait même l’espérer. Les écoles de Nancy et de la Salpêtrière ont porté leurs investigations île ce côté ; elles ont étudié plus qu’on ne l’avait fait auparavant l’hystérie et les maladies nerveuses : elles ont appelé à leur aide l’hypnose et la suggestion, deux pratiques inconnues jusqu’à elles. Qu’a donné tout cet effort ? Je laisse la réponse à M. Dumas, l’auteur de l’article de la Revue des Deux Mondes. On ne peut guère suspecter sa compétence. Il est médecin et docteur es lettres. Il enseigne la psychologie à la Sorbonne et il a été chef du laboratoire des maladies mentales à la Faculté de médecine. Ce sont là des garanties. Or, voici tout ce qu’il pense avoir été ajouté aux hypothèses de Maury : « Nous sommes bien près aujour d’hui de leur avoir apporté le contrôle favorable des faits. » Bien près : donc, le but n’a pas été atteint.

L’expérimentation va-t-elle nous apporter un progrès sensible ? On sait que ce qu’on appelle expérimentation en ces matières, c’est l’hypnose ou sommeil arliliciel, et c’est dans ce sommeil la volonté de l’expérimentateur ou la suggestion.

M. Dumas triomphe tout à fait cette fois. Il met de côté la sage réserve du début de son article et conclut hardiment : i° Que la suggestion peut non seulement provoquer ces lésions de la peau auxquelles les névropathes sont naturellement sujets, mais encore les localiser à tel endroit précis du corps que l’expérimentateur a désigné ; a que, si la suggestion agit de la sorte sur les phénomènes de la vie végétative, l’explication des stigmates, telle que Maury l’a donnée, a beaucoup de chances d’être la bonne.

III. Illusion des témoins ? — Mais on ne serait pas juste si, parmi ces privilégiés, on ne faisait une place particulière au saint d’Assise. Saint François est le roi des stigmatisés, non seulement parce qu’il est le premier dont l’histoire fasse mention, mais surtout parce qu’il demeure le seul qui ait réellement porté dans sa chair les clous qui ont transpercé les pieds et les mains du Sauveur. A ce seul énoncé de clous formés de chair et de nerfs et traversant pieds et mains, M. Dumas a compris, comme avait fait Maury, que l’imagination, même aidée de l’hypnose, ne pourra jamais donner rien de semblable. Aussi, quand il arrive à saint François, change-t-il de rôle : de médecin il se fait historien’.

Ce changement est forcé. Puisqu’on reconnaît que l’imagination ne saurait produire de ces clous, il faut bien dire, si l’on admet pas le surnaturel, que les clous n’ont pas existé. Dès lors ce ne sont plus les stigmatisés qui sont imaginatifs ; ce sont leurs témoins qui deviennent tels et toute la discussion va rouler sur la valeur de leur témoignage. N’est-ce pas révélateur ? On touche du doigt l’a priori de l’argumentation.

Mais on n’est historien qu’à certaines condilions.il faut oublier sa propre pensée, être tout aux témoins et, si ces témoins sont reconnus compétents et sincères, s’incliner devant les faits qu’ils rapportent. C’est une besogne qui paraît simple et qui est pourtant assez délicate. M. Dumas commence bien.

« Nous n’avons, dit-il, aucune raison sérieuse de

mettre en doute tant d’atlirmalions concordantes, apportées par des témoins oculaires. » On ne saurait mieux dire. Malheureusement, le bon mouvement ne dure guère. Il eût bien vite conduit à une conclusion dont on ne voulait pas. M. Dumas reprend donc ce qu’il vient d’accorder et transforme ces témoins oculaires en témoins qui n’ont pas vu et même, ce qui est plus grave, en témoins qui ne pouvaient pas voir. Le procédé est des plus curieux.

« Quelque conliance, dit-il, qu’on puisse avoir dans

la véracité d’un frère Léon ou d’un autre témoin, on a bien le droit de penser que tous ces croyants ont été portés involontairement à exagérer dans leurs descriptions la ressemblance de ces marques avec les plaies de Jésus-Christ. Qu’ont-ils vu en somme ? Ils ont vii, suivant les cas, des érosions sanguinolentes, de petites plaies plus longues que larges, des durillons charnus, des taches bleuâtres ou rougràtres, c’est-à-dire des modifications très diverses de la peau qu’ils n’auraient vraisemblablement pas remarquées si elles n’avaient apparu aux endroits mêmes où Jésus fut blessé de la lance et percé des clous. Du moment qu’on parle de stigmates, on doit nécessairement — remarquez ce mot, — ,

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exagérer les analogies réelles. » Quel serait le sentiment de M. Dumas s’il entendait un juge dire à un témoin qu’il n’aurait d’ailleurs aucune raison de suspecter : « Non, Monsieur, vous n’avez pas vu cela. Ce que vous avez vii, c’est moi qui vais vous le dire. » Il trouverait, certes, ce juge d’une arrogance extrême. Il fait pourtant, qu’il le sache ou non, ce que fait ce juge. Il est vrai qu’il croit avoir une bonne raison d’agir de la sorte. Pour lui, un chrétien doit renverser les choses : il voit des stigmates parce qu’il croit aux stigmates ; il ne croit pas aux stigmates parce qu’il a des stigmates sous les yeux. Qu’il en soit ainsi, M. Dumas essaye une sorte de preuve. « Comparez, dit-il, la description des stigmates chez un auteur du moyen âge et chez un médecin moderne. Tandis que Thomas de Celano décrit d’après les témoignages contemporains — non, c’était un témoin oculaire, — les têtes rondes et noires des clous qui perçaient les mains de François et leurs pointes qui dépassaient de l’autre côté, le docteur Warlomont constate chez Louise Lateau de petites plaies dorsales et palmaires qui reposent sur de légères indurations mobiles. C’est très vraisemblablement le même phénomène de part et d’autre. » Vous voyez le raisonnement. Le docteur Warlomont a vu des indurations chez Louise Lateau, donc on a dû voir des in lurations chez saint François, parce que vraisemblablement le phénomène était le même. Ce vraisemblablement fera rêver quiconque s’est une fois occupé d’histoire. Où irait-on, je vous prie, avec ces vraisemblances qui ne sont pas tirées de l’événement, mais des opinions ou du désir de l’écrivain ? Je ne puis croire, d’ailleurs, que M. Dumas attache beaucoup de prix à une induction aussi hasardée. Sa vraie pensée, il le reconnaît, celle qui est le fond de son esprit, c’est que les témoins du saint étaient sans doute des illuminés de vrais illuminés, étrangers à la réalité et entraînés vers le surnaturel par un mirage intérieur. A la bonne heure ; en ce cas, il n’j* a plus qu’à examiner leur état mental. Or, ils n’ont, je vous assure, rien à redouter de cet examen. Aucun de ceux qui les liront d’un bout à l’autre n’aura l’idée de les traiter de visionnaires.

IV. Conclusion. — Il ne nous reste qu’à conclure : i° Maury, et M. Dumas après lui, laissaient entendre que les stigmates du saint, tels qu’ils sont décrits dans son histoire, demeurent au-dessus du pouvoir soit de l’imagination, soit de la médecine. Mais ils craignaient que les témoins du miracle quoique de la meilleure foi du monde, n’eussent cédé à quelque exaltation et n’eussent, dans cette exaltation, vu ou cru voir au delà de ce qui existait. C’est qu’eux-mêmes n’avaient pas lu les vies originales. A en juger par ces vies, il devient hors de doute que les témoins de saint François étaient capables de bien voir et ont bien vu en effet. L’obstacle qui arrêtait ces messieurs est donc levé. Il est légitime de nous autoriser de leur concession et de proclamer que les stigmates n’ont pu être le produit d’aucune force naturelle.

Karl Hase et Renan allaient plus loin dans la générosité. Pour eux, le miracle des stigmates était le plus grand miracle de l’Eglise au moyen âge. Hase disait même le plus grand miracle des âges croyants. Us se demandaient seulement si le miracle avait bien eu une origine supérieure et si ce ne serait point le frère Elie qui, dans l’ombre, l’aurait hypocritement opéré. Examen fait, leurs soupçons n’ont pas été confirmés. II a été démontré que le frère Elie n’eût pu, s’il l’eût voulu, fabriquer le miracle et même que, l’eût-il pu, il n’en aurait pas, attendu

son caractère, eu la pensée. Il n’y a donc, avec eux aussi, qu’à faire nôtre leur première affirmation et à dire, sinon que les stigmates ont été le plus grand des miracles, — il y a toujours quelque témérité à classer les œuvres divines, — au moins un miracle très grand et très avéré.

Léon Le Monnibr.

II. — Critique scientifique et médicale.

Sommaire. — § I. Y a-t-il des stigmates naturels ? a)

observés ? Non. — h) provoqués ? Non. — § a.

Peut-on les concevoir possibles ? — 3. Supposés

possibles et réels, seraient-ils confondus avec la

surnature ?

L’article qu’on vient de lire appelait un complément : l’auteur avait commencé d’y pourvoir en opposant au cas de St François les contrefaçons connues de son temps. Mais depuis que la mort a surpris notre collaborateur, des faits nouveaux ont surgi. D’autre part M. Le Monnier, dans son analyse même des cas anciens, s’était abstenu d’insister sur les arguments d’ordre médical : de ce point de vue, néanmoins, la discrimination des vrais et faux stigmates reçoit un utile concours : c’est ce que nous voudrions établir.

Dans l’état actuel de la science, il y a lieu d’admettre en effet que les stigmates naturels n’ont jamais été observés ni produits artificiellement par expérience. Nous croyons même que les stigmates naturels sont inconcevables. Assurément, ce n’est pas la foi qui nous oblige à penser ainsi, car des théologiens très considérables ont poussé la précaution jusqu’à prévoir l’existence de stigmates naturels (R. P. Poulain, Grâces d’Oraison, xxxi, 1-2 et 8-12). — Pour l’instant, nous allons montrer que les stigmates attribués par une certaine exégèse à la Nature sont seulement analogues, non identiques aux stigmates miraculeux ; nous exposerons ensuite pourquoi l’identité nous paraît irréalisable ; nous terminerons par une comparaison des faits surnaturels avec ce que seraient des stigmates naturels censés réalisés.

§ 1. Y a-t-il des stigmates naturels ?

La Nature se reconnaît à sa constance : dire qu’il y a des stigmates naturels, c’est dire qu’on observe constamment, ou qu’on obtient constamment, dans des conditions déterminées, des faits de stigmatisation, c’est-à-dire des plaies à des points désignés, c’est-à-dire enfin non seulement des vaisseaux rompus sous un épidémie intact, mais un épiderme dont l’effraction livre passage à l’écoulement du contenu des vaisseaux sous-jacents.

Or, jusqu’ici, non seulement on n’a pas observé de tels faits, mais on n’a pas réussi à les produire.

a) Eu ce qui concerne l’observation défaits se produisant spontanément, on ne saurait trouver de plus patiente et savante élude que celle du Professeur Janbt sur le cas de Madeleine X. ; de 1896 à 1918, ce maître a guetté l’apparition des stigmates sur la prétendue extatique, librement observée dans les services de la Salpêtrière. Avec la collaboration d’un nombreux état-major rompu aux méthodes de la critique, avec un luxe de précautions destinées à rendre impossible toute tentative, même inconsciente, d’excoriation du tégument par les ongles ou tout autre objet tranchant, Pierre Janet a attendu vingt-deux ans sans résultat un stigmate vrai, et sûr. Tantôt il a fallu « reconnaître que tout dans ce problème est extrêmement difficile à vérifier », tantôt STIGMATES DE SAINT FRANÇOIS

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même, malgré l’application de bandages encadrant un verre de montre à travers lequel le stigmate n’était accessible qu’aux yeux, il restait des risques de déchirure, des solutions de continuité par où le sujet pouvait introduire un stylet, bref non seulement des causes d’insécurité, mais des présomptions de fraule : « Non seulement je n’ai pas pu démontrer l’absence ou l’impossibilité de tout traumatisme avant le stigmate, mais j’ai même été conduit peu à peu à la conviction que l’existence d’un certain trauihatisme avant le stigmate était toujours très probable. » Suit une énumération des motifs de douter, énumération valable aussi (le bon sens l’indique) dans tous les cas analogues. D’abord Vt extatique » de cette espèce est capable de se blesser et de mentir : on l’a vue, elle l’a dit. En second lieu, des « stigmates », si l’on entend par là des excoriations sur des points surveillés, foisonnent. Enlin ces « stigmates » auxquels leur nombre, leur situation, leur forme, leur insignifiance ôtent tout intérêt, s’expliquent assez, « l’ongle du médius pressant exacte mont le point où se présente le siiginate des mains », etc. Autre remarque péremptoire : « L’influence morale isolée, sans le traumatisme matériel, n’a jamais suffi pour déterminer le stigmate ». Il y a des extases sans plaie et des plaies sans « extase », donc présomption d’une cause accidentelle et peut-être volontaire à l’origine des plaies : la menstruation, notamment, est incriminée seize fois sur vingt.

Il faut donc avouer que les clientesd’asiles, « hystériques » ou^non, n’encouragent guère à l’attente d’une observation sérieuse de stigmate vrai, puisque Madeleine, observée pendant vingt-deux ans, n’a pas fourni la preuve de la spontanéité de ses stigmates, mais a même laissé craindre — et toujours — l’intervention d’une cause équivoque… Encore si le fait en lui-même, indépendamment de sa cause déjà suspecte, était caractéristique ! Mais tant s’en faut : les stigmates de Madeleine étaient de petites érosions, des bulles, et « une fois » seulement une simple

« excoriation de l’épiderme » laissant suinter « de

la sérosité et du sang » (Janet, De l’Angoisse à l’Extase, chez Alcan, Paris, 1926, pages ffj : i, k’H et suivantes. Cf. l’étude du même cas par le même auteur, dans Névrosetet Idées fixes, t. I, et dans Bulletin de V Institut psychologique, 1901). Ni hémorragie sérieuse, ni douleur. — Tel est l’insignitiant effet delà concentration defa pensée normaleou délirante sur lesprétendues "hémorragies des clients d’asiles ; aussi, en 191 1, le successeur de Charcot à la Salpêtrière, Dajkkin’b {Manifestations fonctionnelles des Psyclionét > roses, pp. i">o, 1 53) avouait-il qu’il ne connaissait < aucun cas » de ces « classiques hémorragies auxquelles on a donné le nom de stigmates ».

Ou reste, il ne suffirait pas qu’une hémorragie fi ; t observée dans un asile pour être qualifiée de morbide. Madeleine, la cliente de Jaæt, aurait pu avoir de vrais stigmates dans un asile comme ailleurs. Mais elle n’en a pas davantage fourni la preuve en se présentant comme « hystérique > : donc l’hystérie ne produit pas spontanément les stigmates.

Il est vrai qu’on ne parle plus d’hystérie : le terme en est désuet el l’objet en est’"" ; ue : mais pratiquement ce qu’il en reste d’intéressant, et probablement d’essentiel (voir IIystkrir), c’est la suggeslibilité des sujets dits hystériques. Cette suggestihililé, forme objective de leur « imagination >, les rend-elle naturellement capables de réaliser les stigmates qu’ils conçoivent ou désirent ? Le cas de Madeleine, et à plus forte raison les cas moins bien et moins longtemps étudiés, obligent à la conclusion contraire.

Aussi le rationalisme contemporain a-t-i ! fait état de phénomènes prétendument aussi naturels, mais

plus rares et censés physiologiques, groupés sous le nom de métapsyehiques et de supernormaux, ou de parapsychologiques. Le Professeur Richet en France, sir Oliver Lodge en Angleterre, le Professeur Cazzamalli en Italie, von Schrenck-Notzing et Tishner en Allemagne, sont les protagonistes de cette science nouvelle, dont l’originalité, sauf erreur de notre part(/îe> «e Universelle du 15 mars 192^ ; — Presse Médicale du 26 mai 1926), n’est faite que de la confusion, du mélange entre des éléments authentiques de la psychologie ordinaire, et des objets surhumains ou transcendants de la théologie.

Au dernier Congrès de Métapsychique, le a8 septembre 1927, M. le D r J. Bobhmb, de Nuremberg, a présenté comme un phénomène de métapsychique le cas de la stigmatisée de Konnersreuth.

Il est possible que la stigmatisée de Konnersreuth ait des stigmates surnaturels : le cas fait l’objet d’une expertise canonique, comme l’a rappelé la Croix, peu de jours avant le r tpport du docteur allemand en Sorbonne. En même temps le journal catholique rappelait des. allusions anciennes à des interventions de l’autorité compétente dans la même expertise. Mais peu importe : l’explication par la Métapsychique n’en est pas une : ou ces- stigmates ont lieu en fonction de facteurs surnaturels dont l’autorité catholique est juge, et que la

« science » ne gouverne pas, et alors il n’y a pas

présomption de stigmates naturels ; ou ces stigmates dépendent de conditions connues, déterminées, el il ne s’agit pas de métapsychique, puisque la faculté supernormale des médiums ou autres sujets exceptionnels est l’objet de théories, de discussions, d’hypothèses, mais non d’une définition précise. — Tout porte même à croire que la Métapsychique se dédouble en deux objets : l’un psj r chologique, quand il ne s’agit que de facultés humaines connues ; l’autre métaphysique ou transcendant, quand la cause incriminée, par ses allures, par son intelligence, par son indépendance, ne s’avère pas humaine. Dire qu’elle est métapsychique pour l’annexera la nature, c’est faire une pétition de principe si la cause n’agit pas humainement ; c’est obscurcir la question s’il s’agit de délire, d’hallucination, de suggeslibilité ou de tout autre phénomène qui, pour être débaptisé, n’en est pas mieux connu ni plus mystérieux.

Au reste, l’observation seule ne saurait trancher la question des stigmates naturels : il y faut au moins l’interprétation des faits, et leur imputation à une cause logique. Ceux qui ont observé de nos jours, par exemple, « la séraphique vierge de Lucques », Gemma Galgani, morte en 1903, ont considéré ses stigmates comme surnaturels (Cf. Gemma Galgani, par le R. P. Germain db St Stanislas, son directeur spirituel, trad. fr. chez Brunet, Arras, 1910) : pourquoi ? Parce que ces stigmates apparaissaient ou disparaissaient sur l’ordre de l’autorité spirituelle, non autrement, parce qu’ils se formaient et s’effaçaient avec une rapidité miraculeuse (R. P. de Saint Stanislas, pp. 198-199), el pour mainte autre raison d’ordre spirituel. Mais on aurait conclu de même si Gemma avait présenté ces phénomènes dans un hôpital ; et inversement, des témoins médecins, constatant le fait dans un cloître, n’auraient pu l’annexer à la Nature, faute de savoir à quelle force de la Nature. On n’en connaît aucune dont la fonction consiste à faire souffrir et saigner surabondamment deux mains et deux pieds, on n’en connaît aucune qui préside en quelques instants à l’ouverture et à l’occlusion des tissus. — Mais quoi qu’il en soit, l’observation seule n’est évidemment pas concluante : c’est avec leur raison, ce 1501

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n’est pas avec leurs yeux, que les témoins comprennent ce qui se passe : autrement les chevaux et les chiens comprendraient aussi.

Lors donc que l’observation de faits spontanément apparus et Je l’or. Ire des stigmates permettra de conclure à leur origine naturelle, ce sera en fonction de leur mode d’apparition, île la constance des ett’els relativement à une cause naturelle classée et repérahle : or, jusqu’ici, les causes incriminées sonl à peine définies, il en est ainsi notamment des principales, hystérie et médiumnité, — et les elîets constatés dans le cadre de la nature, dans les « hôpitaux laïques » notamment (Janut, op. cit., p. 3), sont moins que pauvres : le résultat est nul (op. cit., p. J80).

l/) Autre. uent concluant serait le bilan de l’expérimentation, s’il n’était également nul, car l’expérience présente sur l’observation l’avantage d’identilier les forces de la Nature en les brandissant sur commande : au besoin, la contre-épreuve suit l’épreuve, et la multiplicité des exemplaires authentifie le moule naturel des causes. — Des stigmates pourraient être présumés naturels si on leur assignait une cause connue, mais il ne s’agirait plus de présomption, il s’agirait de preuve, si la constance des effets relativement aux causes était expérimentale.

C’est ici que la position choisie par M. Le Monnier dans son article paru, en 1907, dans les Etudes, t. CX.I1, p. 737, sqq., et reproduit ci-dessus avec des coupures, ne nous paraît pas avoir inspiré à l’auteur toute la sécurité qu’il avait droit d’en attendre. Ce n’est pas seulement une différence de détail, portant sur l’importance, le nombre, la profondeur et l’étendue des faits, c’est une différence essentielle, qui sépare les stigmatisations vraies de leurs caricatures expérimentales. En fait de contrefaçons, que nous a-t-on présenté, en effet ? Des faits authentiques, assurément. Intéressants, oui ; rares, certes. Mais quels faits ? Rupture de vaisseaux sur un ordre expérimental ? rarement, mais quelquefois… Leur dilatation anormale ? Plus souvent. .. Le tout sur commande ? D’accord… Des faits de stillation du sang à travers les pores du tégument ? Parfaitement… Des faits, enûn, d’effraction du tégument avec rupture spontanée et concomitante des vaisseaux sous-jacents ? Ici l’on ne peut plus dire oui. Ici s’arrête le domaine des forces expérimentales.

On pourrait croire le contraire, à voir avec quelle magnifique assurance beaucoup de neurologues formés à l’école de Charcot croient encore pouvoir assimiler les merveilleuses lésions des saints aux pires misères de la pathologie mentale. Cette erreur procède d’un esprit de simplification parfaitement compatible avec la méthode scientifique, mais déçu dans le cas présent par une analogie incorrecte. Lorsque Charcot (car, après tout, c’est à lui qu’il faut revenir) écrivit en 1892 sa mémorable brochure de la Foi qui guérit, il lit coup double : voulant trouver dans les guérisons de Lourdes un exemplaire banal de suggestion, il leur compara les guérisons opérées sur la tombe du diacre Paris au xvme siècle, et lança à ce moment sa fameuse théorie de l’œdème bleu (blue œdema, edema azzureo) qui lit nager en plein azur les psychiatres de toute l’Europe. (Cf. Ja.net, Névroses et idées fixes, t. II, p. 505. — Charcot, Progr. méd, Paris, 1890^.259 et suiv. — Thibibrgb, Bull. soc. fr. dermat. et syphil. , 1892, p. 135. — Iconographie delà Salpêtrière, passim, et notamment année 1891.)

Qu’était-ce que l’u-dème bleu ? Un des multiples effets de la suggestion, modifiant chez certains su jets (qu’on appellerait aujourd’hui sympathicotoniques ) le calibre des vaisseaux et conséquemment les tensions artérielle et veineuse. On ne tarda pas à rattacher au même fait toutes les modifications dues à une sensibilité, à une extensibilité pathologiques, mais purement fonctionnelles, des parois du système vasculaire. On savait déjà, par Claude Bernard, que la constriction ou la dilatation des vaisseaux, due à l’activité des éléments muscnleux de leurs parois, est en définitive sous la dépendance des nerfs qui, se rendant à cette couche musculaire, y transmettent, pour ainsi dire, l’ordre qui la contracte ou qui la détend. On connaissait aussi les principaux carrefours nerveux où une excitation artificielle détermine une constriction vasculaire, avec les phénomènes qui s’ensuivent (rougeur, chaleur, hypertension) et ceux où la même excitation détermine des effets opposés (nerf lingual, nerfs splanchniques) : supposons maintenant que, chez certains sujets, pour une raison connue ou non, les centres sympathiques (vaso-dilatateurs ou vasoconstricteurs ) soient plus influencés par les centres psychiques, et nous concevrons que l’idée de rougir ou de pâlir, l’idée d’avoir froid ou chaud, l’idée que les vaisseaux se resserrent ou se dilatent, élaborée par les centres psycho moteurs, chemine jusqu’aux points où normalement cetordre ne s’exécute qu’instinctivement, et produise sur la périphérie des modifications vasculaires d’origine centrale, psychique, intellectuelle. En fait, ce mécanisme est évidemment réalisé chez certains sujets éminemment suggestionnables, et cette complexion reste ce qu’il y a de plus caractéristique de l’hystérie. Supposons maintenant que la dilatation opérée par ce moyen s’accomplisse avec une intensité qui provoque la rupture des vaisseaux, ou que la constriction, au contraire, se réalise en des points précis à la volonté du sujet, et nous comprendrons qu’on puisse faire jouer ce mécanisme jusqu’à produire des ecchymoses, des pseudo-éruptions, des hémorragies sous-cutanées, des phlyciènes, et enûn du dermographisme. Ce dernier terme a été affecté à la production d’une rougeur d’origine vaso-constrictive en des points élus par le suggestionneur, par exemple à tous les points du tégument touchés par une baguette pendant le sommeil hypnotique : si la baguette écrit mon nom pendant que le suggestionneur intime au sujet l’ordre de rougir, dès le réveil, aux points suivis parce crayon imaginaire, on verra en effet apparaître mon nom en rose, au réveil du sujet suggestionné, absolument comme on vit apparaître en touffes de blé les mots « ceci a été plâtré » sur le premier champ engraissé de sulfate de chaux, pour peu que l’inventeur ait écrit ces mots avec l’engrais. C’est trop compliqué, dira-t-on peut-être, pour être naturel. Assurément, le pouvoir de rougir en des points si précis implique une rare maîtrise de l’idée, du psychisme, sur les centres vaso-moteurs ordinairement soumis aux seules exigences de la vie végétative, en cela le fait est anormal, et d’ailleurs il est extrêmement rare ; mais il ne représente pas un phénomène plus complexe ni plus cohérent que l’effort du pianiste qui, pour exécuter une polonaise de Chopin, fait mouvoir un très grand nombre de muscles au gré de nerfs qu’il ignore. Seulement les phénomènes musculaires exigés par l’exécution du morceau sont normalement sous la dépendance des centres psychiques ; les phénomènes vaso-musculaires exigés par le dermographisme en sonl normalement exclus : la différence n’est que là. A cela près, on comprend le mécanisme du dermographisme et celui des ecchymoses ou autres phénomènes vasculaires 1303

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d’origine nerveuse (C. 1 !. Société de Biologie, Paris, 1885).

Quant aux hémorragies internes, hémoptysies, hématémèses ou vomissements de sang, qu’on rattachait naguère si complaisamment à l’hystérie, on a remarqué que les conclusions, sur ce point, dépassent les prémisses, qui sont nulles. Il n’y a, en effet, pas un seul exemple de lésion interne pouvant être imputé à la suggestion pure : or, sans lésion, pas d’hémorragie, car l’hémorragie ne peut avoir lieu si l’épiderme ou si l’épithélium est sain, pour la raison très suifisante que l’épiderme et les épithéliums sont entièrement dépourvus de vaisseaux. Une se produit donc de crachement, de vomissement de sang que si l’épithélium des muqueuses est entamé, et l’opinion des psychiatres les plus autorisés est que rien ne permet de rattacher ces hémorragies à l’hystérie. « On est actuellement plus difficile sur leur diagnostic », disait déjà en 1909 le professeur Jankt (les Nécroses) ; deux ans avant, Tkrrien avait conclu au congrès de Genève-Lausanne qu’on n’en a jamais observé sous l’influence de la suggestion seule (fiulletin Médical, 1907, p. ^31, col. 3, 2* semestre) ; Mbndici-Bono, s’appuyant sur une statistique de plus de seize mille cas, émanant de dermatologistes célèbres, ne trouvait pas un cas d’hémorragie d’origine nerveuse (Hartbnberg, V Hystérie et les Hystériques, pp. 188189) ; et Hartenberg, commentant ce résultat (ibidem, pp. 80-81), constatait qu’il n’avait « jamais provoqué de lésions par suggestion chez des sujets hypnotisés ». Vingt ans avant, Bbaunis n’avait-il pas eu raison de confesser que « la congestion cutanée représente jusqu’à présent le maximum d’effet qui ait été obtenu par la suggestion (Somnambulisme provoqué, ch. v, p. 72) » ? On ne s’étonnera pas que, depuis lors, on n’ait rien enregistré, ni même tenté, de nouveau en ce genre.

Vu l’impossibilité detrouver réalisée une hémorragie nerveuse, ceux qui veulent à tout prix rencontrer une analogie naturelle avec les stigmates, ont cherché des cas de sueur de sang. Si l’on met à part les commentaires qui colportent des cas anciens (Grisollb, Traité élém. de patliol. interne, t. I, p. 641 ; Gkndrin, article Hématidrose du Traité de méd. pratique ; Chomhi, , article Hémorragie du Dict. des se. médicales ; BeaOms, p. 83, op. cit.), l’on ne trouve pas, à notre connaissance, d’observation médicale détaillée d’un fait analogue à ceux qu’ont publiés Magnus Hùss et Parrot, en 1867 et 185g. (Arch. ghi. de méd., 1 867, p. 165et suiv. — Gazette hebdomadaire, iS5q, p. 633, 044, 678, 713, 743 : cinq numéros).

Magnus Hùss et Parrot ont vu des sueurs de sang ; récapitulant eux-mêmes les cas enregistrés avant leur temps par la science, ils ont dû remonter jusqu’à Boerhæve (1765)et à Hoffmann (Genève, 1798). Et qu’ont-ils constaté sur les échantillons qui leur ont été soumis et dont le premier caractère est assurément d’être rares ? Ils ont vu un épiderme absolument intact : « Impossible, écrit Parrot, de distinguer, après avoir abslergé le sang, les orifices d’où il provenait ; la peau n’est nullement tuméfiée. » (P. 646). Et Magnus Hùss : « Le sang filtre autour de la racine des cheveux, forme autour de chaque cheveu un point rouge, puis une goutte, qui est bientôt augmentée d’une seconde goutte qui la suit de près.. Quand on examine à la loupe la surface saignante, on ne voit pas de traces d’excoriation de la peau, maison voit très positivement le sang filtrer autour du cheveu. Si on arrache le cheveu, on ne trouve pas que la racine en soit altérée. » (P..69).

On trouve aussi, dans d’autres cas naturels ou morbides, des faits de transsudation du sérum sanguin sans globules (œdème), ou de translation des globules sans sérum (diapédèse) ; mais, outre que cela n’a pas lieu à travers l’épiderme, on ne trouve vraiment pas dans ces faits la moindre analogie avec les stigmatisations.

Il s’en faut donc de beaucoup que l’imagination créatrice, cette invention de M aury adoptée par Ribot, ait provoqué le moindre stigmate. Il ne suffit pas, avec l’illustre Bkchtkrbw, d’alhrmer que « par l’auto-suggestion s’expliquent les divers stigmates et les hémorragies périodiques des mêmes régions du corps que celles où le sang coula chez le Christ en croix » : qu’il se suggère ces stigmates avec succès, et je le croirai sur parole I — Il ne suffit pas d’écrire, avec le non moins illustre Lombroso, qu’  « après saint François les stigmates abondent, sans doute par imitation ou émulation » : qu’on me montre un imitateur, un émule, annonçant le résultat et le réalisant ! (Cf. Bechtbriîw, La suggestion et son rôle dans la vie social/’, p. yo, trad. de Kéraval. — Lombhoso. Hypnotisme et Spiritisme, p. 121.)

Tant qu’on n’a pas fait une division entre deux nombres, ils ne sont pas dans le rapport de dividende à diviseur, ils sont deux nombres, voilà tout : l’opération établit le rapport. Tant qu’on n’a pas manipulé une cause pour lui faire produire son effet, ce sont deux faits, ce ne sont pas la cause d’un effet et l’effet d’une cause. Et tout ce qu’on présumera d’eux ne sera que verba et voces ; l’acte établira la causalité.

g 2. — Les stigmates naturels sont-ils seulement possibles ?

Mais les rationalistes, acharnés à trouver une analogie avec les stigmates, se conduisent parfois en vulgaires dialecticiens. A défaut du fait introuvable, ils cherchent à pénétrer les conditions de sa virtualité. Ne sommes-nous pas endroit, sur ce terrain, de leur présenter notre avis ?

Ne disons donc plus : « Qu’est-ce qu’une imagination produisant des stigmates ? » Ne le disons plus, puisque cette imagination, toute créatrice qu’elle est, n’a pas encore agi en ce sens. Disons seulement :

« Que serait-ce ? Que serait-ce qu’une imagination

produisant des stigmates ? » Représentons-nous ce mécanisme en action, puisqu’on ne nous le présente pas. Demandons à la raison de nous dire si l’hypothèse est plausible, puisque l’expérience est muette sur la réalité.

Mais la raison peut-elle suffire à une pareille tâche ? Le D r Terrien (nous l’avons vu tout à l’heure) déclare n’avoir pas observé de stigmates naturels, mais il ne voit pas pourquoi l’on n’en observerait pas. Un membre non moins connu du corps médical, et qui a laissé en outre dans la science la réputation d’un croyant, jugeait imprudent de déborder ici le champ de l’expérience : « Si le système nerveux, écrivait Furrand, est capable de provoquer dans les tissus et à leur surface des altérations aussi multiples, on conçoit quelle réserve il convient de mettre dans cette affirmation : qu’il lui serait impossible de produire des stigmates. » (Revue du Monde invisible, août 1902).

Cette réserve nous paraît exagérée : voici pourquoi. Le concept de stigmate naturel n’exige pas seulement la représentation d’un mécanisme vasomoteur tel que nous l’avons décrit plus haut ; il n’est complet qu’avec la notion d’un trouble tropliique évoluant concurremment avec le trouble vasomoteur. En effet, le sang peut bien s’épancher sous les tégument ?, théoriquement, à la faveur d’un phé1505

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nomène nerveux vaso-moteur ; mais pour que ce sang jaillisse au dehors, pour que la peau s"ulcère et livre passade au contenu des vaisseaux rompus, il faut une effraction du tégument : or, cela est complexe et ne ressembîepas au mécanisme des réflexes, toujours essentiellement simple. l’A puis, un pareil phénomène, exaltant l’activité du système vascu-Laire tout en le paralysant jusqu’à la dystrophie des tissus, n’est pas seulement contra lietoire : il est contraire à la conservation de l’individu, ce qui jure avec la définition même de la physiologie.

Toute idée suggérée et acceptée tend à se faire acte, a dit le professeur Bernheim (loi de l’idéodynamisme). Mais il ne faut pas prendre à la lettre cette affirmation : cela est vrai d’une idée que l’organisme a une tendance naturelle à réaliser, cela est vrai d’une idée de sécrétion, de mouvement, de nutrition, etc. Gela n’est pas vrai d’une idée quelconque. Les idées abstraites par exemple ne tendent pas à se faire actes. Les idées concrètes absurdes n’y tendent pas davantage : on aura beau me suggérer et me faire accepter l’idée de m’élever dans les airs par mes propres forces, ou de décrocher la lune, je ne tendrai nullement vers l’acte correspondant.

Pour ces raisons, que nous avons développées ailleurs plus abondamment (Institut Catholique de l’aris, iqii : — cf. Bévue Pratique d’Apologétique, iï> décembre 1911), nous ne concevons pas comme possibles des stigmates naturels, nuisibles pour le corps et stériles pour l’âme. Et l’hypothèse contraire nous a toujours paru une mauvaise cause, d’ailleurs soutenue par d’exécrables moyens : pétitions de principes, récusations de témoins, inductions vicieuses, analogies forcées, citations tronquées (ibidem, pp. 44a sq.).

§ 3. — Du reste, même réalisés, lesstigmates naturels seraient-ils facilement confondus avec lesstigmates surnaturels ?

Nullement : concédons aux positivistes que, peut-être, des faits demain prouveront l’existence de stigmates naturels : concédons à nos confrères incrédules que, peut-être, demain l’interprétation des faits déjà constatés rendra cette existence présumable ; concédons enfin aux rationalistes que, peut-être, demain l’impossibilité des stigmates naturels paraîtra moins évidente. Je dis que même alors, lesstigmates surnaturels seront encore distincts des stigmates morbides, et voici pourquoi :

Nous ne sommes pas vétérinaires ; nous soignons des malades composés d’un corps et d’une âme. Nous ne croyons pas qu’il soit de notre droit, en soignant l’un, d’ignorer l’autre ; et nous pensons même, à l’exemple de maîtres incontestés, que cela est l’intérêt des malades, que cela est notre devoir. Si la façon de donner vaut mieux que ce qu’on donne, la façon de souffrir est plus intéressante pour nous que la souffrance : toutes choses égales d’ailleurs, un médecin qui n’y fait pas attention diminue son pouvoir. Les stigmatisés, à ce titre, entretiennent une école féconde, car on apprend auprès d’eux le sens sublime de la douleur et le prix de l’àme. Les stigmates naturels, comme tous les phénomènes de la pathologie nerveuse, seraient des désordres stériles, décevants, épuisants : ils coûteraient cher à ceux qui tenteraient de les conjurer, comme tous les produits de l’autosuggestion ; ils accapareraient pour une exhibition sans protit toute l’énergie des sujets qui les subiraient et qui mettraient, en outre, par ces plaies spontanées, leurs ours en péril ; peut-être enfin ne seraient-ils pas louloureux, comme tant de manifestations de l’hys Tome IV.

.V. l’inverse d’un trouble morbide indolore, il existe des souffrances non morbides : j’en appelle au témoignage des parturientes, qui sont dans un étal physiologique au milieu des plus cruelles douleurs. La douleur, en ell’et, ne crée pas la maladie ; elle n’est pas un désordre, mais seulement, quelquefois ou par accident, le symptôme d’un désordre. D’ailleurs, elle n’est par elle-même ni naturelle ni surnaturelle, mais la façon dont on l’accepte en décèle l’origine et par conséquent l’espèce. Ox, les douieurs des stigmatises présentent d’abord un caractère d’héroïsme (S. Bonavbntuhe, Légende de saint François, c. xii, t. VII, p. 20, 0, col. 2 B ; Imbeht-Gourbkyrb, les Stigmatisation- : , t. II, c. x, p. 126 et le H. P. Poulain, Op. cit., c. xiii, § i(>), et en outre ni rayonnement d’humilité (Ribbt, Mystique divine, IV, PI » - l.)7-<)8).

Ce sont là des signes que les hôpitaux ne suflisent pas à faire surgir, et même on peut dire que la

« mentalité » de leurs clients mythomanes ou « pithiatiques

» ne saurait s’en accommoder. — La douleur des stigmatisés a en outre le caractère d’une grâce, et la « substance de cette grâce, c’est la compassion au Christ, la participation à ses douleurs (RiBhT) « : aussi l’orgueil est-il banni de cette douleur : on ne peut ni la désirer ni l’exhiber, on la ressent longtemps, et elle dure encore quand la plaie est dans l àme seule (S. Jean de la Croix, Vive Flamme de l’Amour, II, 2e vers, Commentaire). Rien n’y fait, ni les hésitations de la Nature, ni les menaces de l’inquisition ; les maîtres de la psychiatrie ont noté eux-mêmes ces signes (Du.mas, loc. cit., Bévue des Deux Mondes, p. aoa). — Au demeurant, même pour les yeux « laïques >, la manière dont les plaies apparaissent, la vision qui les annonce, l’échec de toute intervention humaine, l’inefficacité et l’inutilité des soins, l’apparition et la disparition aussi vraiment qu’invraisemblablement rapides, l’adaptation du fait à des besoins, à des bienfaits, à des grâces où le temporel n"a rien à voir, tout cela montre que les stigmates surnaturels sont un élément d’ordre, font partie d’un ordre, et sont par conséquent le contraire d’un désordre et donc d’une maladie. Imaginons au contraire ce que pourraient fournir des névropathes ou des délirants d’après le genre habituel de leurs manifestations : scènes stéréotypées, exaltation bruyante, trouble communicatif, stérilité morale et sociale, ou plutôt ruineux appel à l’énergie d’autrui pour réparer le désordre. « Le sujet (halluciné ) non seulement ne croit rien, n’accepte rien qui soit en opposition avec son idée dominante, comme on le voit dans les délires systématiques, mais il ne voit rien, n’entend rien en dehors dusyslème d’images de son idée (Janbt, les Névroses, p. 318) ». Si l’on compare à cela la vision de l’humble Louise Lateau qui déclare que le Christ ne la regarde même pas, qui se souvient après l’extase des détails de sa vision, qui interrompt l’extase sur l’ordre d’un religieux désigné à son insu par son évêque et sur cet ordre seul, on trouvera là des différences éloquentes qui, pour se manifester dans l’ordre psychologique et moral, n’en sont pas moins égales ou supérieures en valeur aux ressemblances et lointaines qui n’ont lieu que dans l’ordre physique. (Cf. D r Lbfkhvrk, Louise Lateau, &~)’&, — et. outre l’ouvrage déjà cité d’un religieux italien sur Gemma Galgani, Le Gou-VKLLO, Apparitions d’une aine du Purgatoire en Bretagne, Téqni, kji’i) Ces considérations jettent un jour appréciable sur l’épreuve spécifique des stigmatisés. A votre école, ô bienheureux endoloris, on ne pense à l’homme qu’en Dieu. Votre souffrance n’apparaît pas comme un symptôme, mais comme un remède. Elle ne se

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SUBCONSCIENT ET INCONSCIENT

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laisse pas réparer, c’est elle qui répare. Elle s’impose comme une leçon dont le Maître a choisi l’heure, et elle se raccorde à son enseignement. Elle prouve son origine divine en échappant à toute intervention strictement humaine ; son allure divine en sollicitant notre attention sans scandale et notre respect sans orgueil ; sa lin divine en nous montrant au-dessus de la créature qui pâtit la Passion du Dieu qui rend sa douleur féconde. Elle rappelle le testament du Calvaire.dont elle est un héritage efficace, et, comme lui, donne au monde un sens que l’orgueil stoïcien n’avait pas déchiffré : elle apprend qu’il y a quelque chose de plus généreux et de plus vivifiant que de mépriser ou que d’étaler la douleur, c’est de l’utiliser. Surnaturelle par cet ordre qu’elle révèle et auquel elle s’engrène, elle l’est aussi par l’action qu’elle a sur nous, ne touchant en nous que ce qui correspond à cet ordre. Elle ne vous atteint, ô victimes, et ne nous émeut, spectateurs, que pour nous unir entre nous et dans Celui dont la douleur adopta tous les hommes : ut unum sint ! Elle révèle enfin la loi du sacrifice comme la suprême faveur et comme la condition de cette adoption, elle le montre efficace dans le seul foyer qui le transligure, dans le Cœur divin où cette union s’opère : si bien que, même au jour improbable où des stigmates naturels viendraient à contrefaire ceux de nos extatiques, et surtout alors, on ne saurait mieux exprimer le doute des sceptiques et notre lumière que par l’antithèse de Corneille : « Etrange aveuglement ! — Eternelle clarté ! »

D’" Robert van der Elst.