Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Religion - Théorie sociologique

Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 4 – de « Persécutions » à « Zoroastre »p. 435-444).

RELIGION.— THÉORIE SOCIOLOGIQUE.

— Oui s’efforce d’étudier le fait religieux, d’en déterminer l’origine, les caractères, la nature et la valeur, peut le rattacher à trois réalités : Dieu, l’individu, la société. Mais c’est un axiome pour la science des religions, qui se dit positive, et vraiment scientifique, c’est-à-dire athée, d’exclure Dieu ; il est, dit-on, du domaine supra expérimental ; il ne relève ni de la méthode scientifique, nous assure-t-on, ni du contrôle de l’expérience. Et Dieu ainsi exclu par définition, il ne reste en présence que l’individu et la société. Expliquer la religion par l’individu, c’est apporter une solution de psychologie religieuse ; la rattacher à la société, c’est donner une solution sociologique.

L’interprétation sociologique de la religion est de date relativement récente « la dernière venue », nous dit-on. E le n’apparaît, au cours du xixe siècle, qu’avec Auguste Comte, dans son essai de constitution d’une religion de l’Humanité, Système de politique positiviste (1851-1854) ; elle demeure, après sa mort, l’apanage du groupe réduit de fidèles qui, avec Pierre Lafitte, adoptent le mysticisme humanitaire de Comte ; elle s’élargit avec le groupe des néo-positivistes, et leur chef Durkheim, dans le manifeste religieux de leur doctrine, Année sociologique, 1899, Durkheim, * De la définition des phénomènes religieux ». Elle devient alors l’explication non d’un philosophe, mais de toute une école, l'Ecole sociologique. A la suite de Durkheim, ses disciples Lévy Bruhl, Maus, Fauconnet, etc. adoptent ses vues générales, et les appliquent tour à tour à la sociologie, à la morale, au droit, à l’esthétique, à la psychologie, et à la généralité des sciences sociales. Partout et pour tous les faits sociaux, la même méthode et la même solution. La cohérence de ces solutions et de ces applications est Lien d’oeuvre d’une école, et l’on peut la qualifier justement d’école sociologique ; et l’explication de la religion n’est qu’un aspect et une portion de cette sociologie générale.

Si elle est la plus tardive, la solution sociologique de la religion est peut-être la plus radicale. Elle abandonne l’idée d’une nature religieuse de l’homme, d’un instinct religieux, d’une donnée constitutionnelle. Ce n’est pas en lui, mais hors de lui, qu’il faut chercher l’origine de la religion. Par naissance il est areligieux, aussi bien que amoral et asocial. La société a précisément pour mission, non de développer, mais de créer en lui l’être moral, l’être social, l’être religieux. En sorte que la religion est déposée en lui par l’action sociale. L’individu n’est donc pas par lui-même l’animal religieux, pas plus qu’il n’est l’animal métaphysicien. Il le devient seulement par la grâce et la toute-puissance créatrice de la société. La nature religieuse de l’homme n’est donc qu’un pur résultat, un apport extérieur, une création.

Sms doutai l’Ecole sociologique multiplie les déclarations de respect envers le fait religieux. Elle se défend de faire figure d’iconoclaste ; elle affirme 30n impartialité bienveillante envers la religion et envers toutes les religions : il n’y a pas même de religions qui soient fausses, dit-elle ; car elles expriment toutes, à leur façon, la même réalité sociale, connue tous les vivants participent à la vie. Il n’est donc question, ni de professer « une irréligiosité systématique » ni de « rabaisser les religions inférieures ». Toutes expriment la même nécessité, sont suspendues à la même cause, jouent le même rôle. Bien plus, on entend donner à la religion une valeur définitive et universelle, en lui apportant une interprétation scientifique. Et i’expcrie/ice religieuse reprendra sa valeur, à côté de l’expérience scientifique, une valeur reconnue par tous. On maintiendra la religion — en supprimant Dieu.

Ie Partie. — Exposition

La méthode sociologique. — Pour essurer au fait religieux cette valeur universelle, il importe de l’étudier en se servant de la méthode scientifique, applicable aux faits sociaux. Fait éminemment social, le phénomène religieux sera donc soumis à cette méthode, préalablement définie, aussi bien que les autres faits sociaux, juridiques, économiques ; son étude ne sera qu’une application de cette méthodologie générale.

Or, quelques règles communes s’imposent, dit-on, à qui veut étudier les faits sociaux. Leur ensemble constitue le Discours de la méthode de la nouvelle école, promulgué par Diirkheim, dans son livre-programme : Règles de la méthode sociologique (189^). Voici les principales :

1. Se dégager des prénotions ou notions vulgaires, ou données du sens commun. Sur la famille, la patrie, la société, la morale, etc., nous avons des idées toutes faites, empruntées à l’éducation, ensemble de préjuges. L’attitude scientilique commande impérieusement de les écarter d’abord etsans pitié ; à l’égard des faits sociaux, il convient de se mettre dans la mentalité de l’enfant ou du primitif, se faire une âme nouvelle. C’est, appliquée à la sociologie, le procédé bien connu du doute méthodique et de la table rase.

a. Regarder les faits sociaux du dehors, et les traiter comme des choses : les exigences scientifiques commandent cette impersonnalité et cette objectivité. En sociologie, il faut imiter le physicien, le chimiste ; même indifférence aux hypothèses, même respect du donné, même neutralité sentimentale, même respect absolu du fait. Cette notion de choses, appliquée aux faits sociaux, indique au plus haut point cette pure objectivité de la recherche.

Dès lors, pour se soumettre à cette règle d’impersonnalité, il faut renoncer à toute recherche de psychologie. Une psychologie scientifique n’est pas possible ; Comte l’a dit. A plus forte raison une psychologie sociale n’est pas réalisable. Quelque interprétation qu’elle apporte avec Tarde, avec Sighele, avec Le Bon, etc., elle est toujours soumise à la même fantaisie. C’est en dehors de soi, dans leur réalité vivante, extérieure, objective, mouvante, qu’il convient d’observer les manifestations de la vie sociale.

3. Les définir par leurs caractères extérieurs. Conséquence de cette recherche d’objectivité. Les caractères les plus extérieurs, ceux qui frappent d’abord, expriment le maximum d’objectivité ; parmi eux, on retiendra par la suite ceux qui s’affirment comme permanents et universels dans la même institution. On ira ainrà du dehors au dedans, des caractères communs à ceux qui sont essentiels et spécifiques ; la définition demeurera un extrait de l’expérience.

4. Enfin, l’explication d’un fait social doit toujours être exclusivement sociologique. Si les faits sociaux sont des réalités distinctes, spécifiques, ils 859

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exigent des interprétations spécifiques. Toute explication qui cherche son point d’appui dans la nature de l’homme, ramène le dehors au dedans, le collectif à l’individuel, le social au psychique ; elle est toujours et sous toutes ses formes un contre-sens sociologique. La cause d’un fait social doit être toujours cherchée dans le milieu social donné, dans la série antécédente des faits sociaux. C’est donc dire qu’il faut les étudier historiquement, dans leur évolution historique. Il convient de les prendre pour des résultats, des synthèses complexes, non des données primitives. Leurs éléments se découvriront en remontant à travers l’histoire et jusqu’aux civilisations primitives quioflfrent des expériences privilégiées, les faits sociaux étant encore à l'état brut et à un minimum de complication : du « passé vivant », et sous sa forme simple. A l'étude de l’individu, il faut donc substituer l'étude du sujet collectif, la société. Comte disait plus amplement encore : l’Humanité.

A ces conditions, on aboutira à des interprétations objectives, impersonnelles, scientifiques, c’està-dire conformes aux exigences de l’esprit positif. Les règles de la méthode sociologique ne sont, au fond, on le voit assez, qu’une codification des lois générales de la philosophie positive.

La doctrine sociologique. — De cette méthode se dégagera progressivement une doctrine dont les thèses principales peuvent êire ainsi formulées.

i. Existence d’une réalité sociale. — Sans doute la société est composée d’individus : par elle-même, elle n’a pas une existence substantielle, sorte d’hypostase nouvelle. Et cependant la société est autre que la somme des citoyens qui la composent. Ce fut l’une des idées maîtresses et des funestes erreurs du dis-huitième siècle, d’adopter, en philosophie sociale, a^ec Rousseau, en économie politique avec Smith, le système de l’individualisme radical. Composer une société organisée avec des individus inorganisés, décréter a priori les formules d’une constitution pour l’homme, conçu comme un être essentiellement identique à toutes les époques et dans tous les milieux, additionner des abstractions : vice fondamental de cette idéologie sociale, plus périlleuse encore que l’autre.

En opposition avec cet individualisme, l'école sociologique, après Durkheim, allirme la réalité de l'être social, de la conscience sociale, des représentations collectives. La société a sa réalité propre, sa nature spécifique, son existence sui juris : au dessus des individus, constituée par eux, mais différente d’eux, permanente par-delà la variabilité des hommes, indépendante d’eux en quelque sorte, puisqu’elle les précède et qu’elle leur survit. Réalité propre, nature hétérogène, existence sui generis : l'école sociologique reprendra inlassablement les mêmes expressions. C’est le postulat même, nous dit-on, de l’existence de la sociologie. Elle ne peut être science véritable et distincte, que si elle a un objet spécifique, autre que les individus. Les faits sociaux sont donc, par nature, irréductibles aux faiti individuels. La collectivité agit, pense, sent, autrement que les particuliers qui la constituent.

a. Affirmation des lois sociales. — « Les faits sociaux doivent être traités comme des faits naturels, soumis à des lois nécessaires ». Pourquoi limiter la notion et l’existence des lois aux réalités physiques, chimiques, biologiques ? Le progresse mesure à cette extension des loisà des domaines nouveau*. Les lois ont conquis la psychologie, pourquoi leur interdire l’entrée des réalités sociales ? Il faut donc renoncer à l’idée dune malléabilité indéfinie de ces

réalités. On ne décrète pas a priori des institutions ; on ne crée pas des constitutions artiticielles. L'œuvre esquissée par Turgot, Condorcel et Comte, il faut la reprendre, en serrant de plus près cette réalité sociale, pour aboutir à des lois sociales plus précises.

Seulement, il importe de le souligner, ces lois seront exclusivement sociales, c’est-à-dire que d’aucune façon, ni directement ni indirectement, elles ne doivent être déduites de la nature humaine, d’un fond supposé commun. Toute tentative de réduction à la psychologie est vouée d’avance à l’insuccès, comme elle le fut dans le passé.

3. Acceptation d’un déterminisme social. — Et ceci n’est qu’une conséquence de l’affirmation des lois. Dire qu’il y a des lois revient à dire que les faits sociaux, que les séries sociales, sont reliés par des rapports de causalité ; pas de place entre ces séries pour l’indéterminisme.

Application de la doctrine sociologique aux faits religieux. — En possession de cette méthode, seule rigoureusement scientifique, et de la doctrine qui en sort, il suffit d’appliquer l’une et l’autre à la religion « Il s’agit de traiter les faits religieux, non plus comme des faits humains, dont l’explication peut être fournie en dernière analyse par la psychologie, mais comme des faits sociaux, c’est-à-dire qui se produisent nécessairement dans des sociétés ». Lorsque M. Durkheim tente cette application, en 1899, dans son étude sur la définition des phénomènes religieux, il est déjà en possession d’une philosophie générale qui conditionne d’avance et rigoureusement cette explication — et qui d’avance aussi vicie sa prétendue objectivité scientifique.

1. La méthode religieuse. — Ici encore, il faut étudier des faits, des faits religieux, les religions, non la religion. La religion relève d’une métaphysique ; les religions appartiennent à l’histoire : représentatatious mythiques, altitudes rituelles, institutions ecclésiastiques, sacrifices, prières, etc. Voilà la matière de ces observations et de ces analyses. Ainsi, à la place des spéculations, des recherches historiques, des éludes sociologiques.

Dans cette élude, plus qu’ailleurs encore, il importe d'écarter les prénotions et les préjugés. S’il faut nous persuader que nous ne savons rien de la réalité morale, bien davantage encore faut-il nous mettre en garde contre une éducation religieuse, des jugements de préférence tout faits, l’affirmation d’une transcendance reconnue à certaine religion privilégiée. C’est toules les religions qu’il faut observer, comme c’est tous les faits qu’il faut retenir.

Ces phénomènes religieux, il convient, suivant la méthode définie, de les examiner du dehors, en recherchant leurs caractères extérieurs et leurs éléments communs ; dans ces conditions, il sera possible de déterminer scientifiquement quels éléments sont essentiels à la religion. L’expérience religieuse n’est vraiment une expérience qu'à la traiter ainsi, tout objectivement.

La prétention des psychologies religieuses manifestera ainsi leur radicale incapacité. Ce qui est le plus mal connu, c’est l’individu, avec ses aspirations, ses pensées, ses émotions ; monde infiniment complexe, qu’aucune analyse n'épuisera et où les méprises sont si faciles. Toute psychologie religieuse est conjecturale autant que fragmentaire. Qu’a-t-ou gagné à délinir avec MaxMueller la religion, comme la faculté de l’infini ? Le dehors n’est-il pas d’abord le plus accessible et par suite le mieux connu ? Pourquoi lui préférer cette intimité de la conscience, si obscure, si impénétrable, et si variée ? Et ne 8 31

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soupeonne-t-on P oml ° « ue * on P ren d pour des données primitives les résultats d’une longue évolution religieuse de l’humanité ?

Pratiquons donc cet examen objectif, ete laminons sans parti pris toutes les religions, les religions dites supérieures et les religions primitives, pour en extraire ce résidu commun.

a. L’essence de la religion. — Or un tel examen nous conduit à ne pas définir les faits religieux par leur rapport au mystère ou au surnaturel, — pas davantage par leurs relations avec des êtres spirituels, comme le veut l’école anthropologique anglaise, avec Tylor, Spencer ; l’idée du mystère est trop tardive, étrangère à la mentalité du primitif, pour qui tout est simple ; la distinction de la nature et de Ui surnature naît avec le déterminisme, acquisition récente de la science. — La notion d’êtres spirituels, d’âmes, de dieux, ne se vérifie pas dans toutes les religions : il y a des religions athées, le bouddhisme et le jainisme par exemple ; et là où ces êtres apparaissent, ils sont le résultat d’une spéculation tardive, ou n’occupent qu’une situation secondaire dans l’économie religieuse. — Il s’agit, on le voit assez, d écarter 1’  « objet insaisissable » qui fait le contenu de la pensée religieuse, et d’expliquer la religion sans qu’intervienne l’idée de Dieu.

Vus du dehors, les faits religieux se composent d’un ensemble de croyances et de rites. Représentations communes et rites sociaux ont pour caractères d’être contraignants, de s’imposer à toutes les consciences individuelles. Tous les fidèles s’inclinent devant les mêmes croyances, tous participent aux mêmes rites. L’individu recherche ainsi hors de lui la règle de ses représentations et de leurs manifestations.

« La religion personnelle est toujours empruntée

au milieu social », le caractère d’obligation résulte de la pression sociale. « Les croyances sont obligatoires, parce que diffuses dans la société et mécaniquement imposées aux individus. A proprement parler, la résistance de ceux-ci e<t inconcevable ». Les faits religieux sont éminemnent des faits collectifs et coercitifs.

Longtemps l’Ecole sociologique s’en est tenue à cette caractéristique tout extérieure des faits religieux. En fait, elle aboutissait à une notion toute formelle, comme l’a reconnu parla suite Durkheim, en méconnaissant leur contenu ; de plus, elle en arrivait à confondre le phénomène religieux avec tous les autres faits sociaux. Si tous ont la même caractéristique d’être objectifs, supérieurs aux individus, et de s’imposer à eux par une sorte de coercition mentale ou morale, que reste-t-il de spécifiquement religieux ?

3. La notion du sacré. — lia donc fallu revenir à délinir la religion par son contenu. Et n’était-ce point revenir aussi par un détour à la psychologie, à l’individu, à sa représentation ? Or représentations et rites ont trait à un même objet : le sacré.

« Les croyances religieuses sont des représentations

qui expriment la nature des choses sacrées » ; « la religion est un système de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées ». Croyances, dogmes, légendes expriment à leur manière du sacré ; sacrilices, rites funéraires, s’adressent au sacré. La notion du sacré e*t ainsi « l’idée cardinale i> de la religion. Ainsi s’accuse la dis inctton du monde en deux domaines : celui du sacré et celui du profane.

— Cette distinction va jusqu’à Y hétérogénéité des deux mondes : ils sont radicalement séparés l’un de l’autre. Une barrière, ou mieux, un abîme lessépare ; personnes sacrées, objets sacrés, son’considérés comme d’une autre nature et d’une nature supérieure. — Souvent même, il y a antagonisme entre

le sacré et le profane : lutte d’intérêts, d’influence, de devoirs ; dans la conscience collective et parfois dans la même conscience individuelle, les conflits surgissent entre les commandements du sacré et les attraits de la vie matérielle ; les oppositions de la conscience morale et de la conscience sociale, à certaines heures pénibles, ne sont que les échos de cet antagonisme ; le dualisme de l’esprit et du corps, du spirituel et du charnel, que la psychologie a tant de fois signalé, n’est en son fond qu’un contre-coup, dans l’individu, de cette opposition du sacré et du profane. La religion, elle, est précisément « le domaine de l’administration du sacré ».

4. Le sacré et la vie collective. — Comment expliquer une telle hétérogénéité. Et d’où peut provenir cette notion du sacré ? Ici nous retrouvons, dans l’école sociologique, cet exclusivisme initial, a priorisme formidable placé, au nom de l’esprit scientifique, au seuil de la science des religions.

Le sacré ne peut provenir de l’individu. Comment celui-ci s’élèverait-il par lui-même à cettedistinction des deux mondes, et à cette opposition des deux notions ? Pas davantage la nature n’en est la source. Comment donnerait-elle l’idée de quelque chose qui la dépasse ? Or, au dessus de l’individu et de la nature — Dieu écarté par définition, — il ne reste que la société. « Ce doit être pour la religion un principe, que la religion n’exprime rienqui ne soit dans la nature » ; « Un fait de l’expérience commune ne peut nous donner l’idée d’une chose qui a pour caractéristique d’être en dehors de l’expérience commune ». Il faut se refuser à chercher des solutions

« extra-expérimentales », celles qui feraient

intervenir Dieu. Aussi, avec quel dédain transcendant les repousse-t-on, sansdiscussion, au nom des principes et de la méthode scientifiques !

L’individu et la nature — et Dieu — éliminés, une seule voie demeure ouverte ; l’explication sociale. Le sacré et le profane répondent aux différences de la vie collective et de l’existence individuelle. Comme le sacré est dictinct du profane, la vie collective a ses représentations, ses sentiments, sa conduite ; comme le sacré est hétérogène au profane, la loi des pensées et des actions collectives est irréductible aux lois des pensées et des actions individuelles ; enfin le même antagonisme s’accuse. Les alternances de la vie individuelle et de la vie sociale répondent aux alternances du sacré et du profane ; le rythme de la vie religieuse ne fait qu’exprimer le rythme de la vie sociale. Et la liturgie, avec son cycle régulier, le développement de ses fêtes saisonnières, manifeste spontanément cette activité collective. Les rites la traduisent, comme les croyances la représentent. C’est toujours la société pensée sous les espèces du sacré et i>ersonniliée dans l’idée de Dieu. Dieu n’est que la société « pensée symboliquement ».

Ainsi la religion est sociale, tout entière sociale. Sociale d’abord dans son origine : elle descend de la collectivité aux individus. Et c’est par un mécanisme mystérieux, mais admirable, que la société impose le respect et l’adoration à ses membres ; elle pèse sur eux du dehors ; elle s’impose à leur pensée et à leur action irrésistiblement — Sociale dans son contenu : c’est toujours la vie collective qu’elle magnilie dans ses représentations du sacré, qu’elle expérimente dans ses sentiments, qu’elle vénère dans sa liturgie. Sociale enfin par son but, autant qu’on peut parler de finalité dans cet empirisme sociologique. La société, sans le savoir, use de ce stratagème et de cette admirable pédagogie, pour élever l’individu au-dessus de lui-même et l’amener doucement, maisimpérieusement.à subordonner son égoïsme natif aux lins collectives. Partout et toujours la 863

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société. Et la religionest donc essentiellement sociologique. Au dessus des religions, on est donc ramené à la religion, à son essence commune, à ses éléments communs. Une philosophie religieuse, mais réelle cette fois, positive, scientifique, se dégage des faits et les exprime. Tout le long des siècles, dans sa fonction essenti lie, la religion est l’apothéose de la société.

Les conséquences. — On voit assez en quel sens nouveau il convient de parler de la nature religieuse de l’homme. Formule fausse, si on l’entend de je ne sais quel innéisme, vague instinct primitif ; donnée métaphysique vraie, rigoureusement vraie, si l’on comprend que cette aspiration n’est qu’un résultat Mais un résultat permanent L’homme est religieux, comme il est social, et par cela même qu’il est social.

L’explication de l’école sociologique est donc aux antipodes de l’interprétation anthropologique. Dans ce système, l’individu projette en dehors de lui et au-dessus de lui sa vie personnelle, sa conscience, sa pensée et son rêve. C’est lui qui devient le créateur de la religion. On le verra clairement par la suite. Si l’on permet cette expression, la religion est centrifuge.

Avec Durkheim et ses disciples, la vie religieuse est une création de la société dans l’individu ; maintenant celui-ci est passif, il reçoit, il est trompé, sans le savoir.

Les preuves. — Il nous semble que l’on pourrait rapporter à trois chefs de preuve les arguments en faveur de l’hypothèse sociologique.

i’e Preuve. — Existence du pouvoir créateur de la Société pour cette notion du divin. — « Il y a dans la nature tout ce qu’il faut pour éveiller en nous l’idée de L’infini », dit Mueller ; d’où l’explication du naturisme. Celte conception, l’école de Durkheim la transporte à la société. Littéralement, « la société est pour les individus ce qu’un Dieu apparaît à ses fidèles ». La société se manifeste d’aboi d comme une réalité transcendante, par rapport aux existences individuelles ; elle les domine de sa majesté et de sa force. Réalité, éternelle : tandis que les individus se succèdent inépuisablement, la société offre le spectacle de sa tranquille pérennité ; réalité oiuniprésente, douée d’une ubiquité véritable, elle domine les siècles, aussi bien que les limitations de l’espace ; mais en même temps elle nous pénètre, nous assiste du dedans, crée notre mentalité, notre humanité ; réalité sincèrement bienfaisante : à la société nous devons en définitive d’être tout ce que nous sommes, tout ce que nous pouvons, tout ce que nous valons, dans l’ordre intellectuel et moral. Tout ce qu’il y a de meilleur en nous nous vient d’elle. Comment notre reconnaissance ne prendrait-elle pas spontanément la forme du culte, de l’action de grâces, de la vénération religieuse ?

Dès le début, l’école sociologique insistait sur le caractère contraignant du fait religieux. Combien cette conception était insuffisante, devant la spontanéité, l’irrésistihilité de la religion. Aussi en est on venu, par une nouvelle correction, à ne voir dans cette contrainte que l’extérieur et le symbole ou l’effet d’un rayonnement moral, d’une autorité, non plus matérielle et brutale, mais persuasive et conquérante, engendrant en nous respect, adoration et amour.

Sans doute, depuis A. Comte, touslessolidaristcs, au cours du siècle, ont appuyé sur les bienfaits sociaux, en montrant l’universelle dépendance de l’homme envers la société, ont réagi vivement contre l’individualisme du dix- huitième siècle ; etils en concluaient à une morale de l’universelle dépendancede

l’homme envers la société. Tout par la société : donc tout pour la société. Mais combien cette morale laïque, strictement utilitaire, est froide, et en définitive, sans efficacité. Auguste Comte l’avait pressenti, qui voulait placer l’amour à la base du culte de l’Humanité, mais un amour réglé, formaliste, artificiel. Mais comment une telle réflexion systématique pourrait-elle expliquer l’origine spontanée de toutes les religions ? Et n’aboutissait-elle pas, elle aussi, à absorber la religion dans une philosophie ?

Ici intervient l’originalité propre de Durkheim. Le fait religieux n’est pas l’objet d’une création artificielle : il jaillit spontanément en nous, et en vertu même des lois de la vie collective.

La vie collective, en effet, à ses lois propres : le groupe, pense, sent, vit, autrement que les individus. Toute synthèse est créatrice de quelque chose de nouveau, qui n’apparaissait pas dans les composants.

Cela est vrai en chimie, cela est vrai encore i n biologie : la vie surgit brusquement au-dessus de l’organisation. De même en sociologie. Les vies individuelles, en se rapprochant, se fusionnant dans la conscience collective, acquièrent des propriétés nouvelles : dans ce creuset mystérieux, s’élabore une chimie mentale et morale ; la société, sans doute, n’est faite que d’individus ; mais les individus, en créant en commun, modifient la loi de leur action. Quelque chose de nouveau, de grand, de mystérieux, est sorti de leur rapprochement. Cette nouveauté, c’est la vie sociale. Et cette nouveauté, les individus la reçoiventeomme sacrée, transcendante, divine, par ignorance du mécanisme d’où elle est issue.

C’est qu’une des lois de cette vie collective est l’idéalisation spontanée ; la société a le pouvoir magique de sublimer, d’élever, d’idéaliser ; elle élève au dessus des conditions présentes, des luttes économiques, des réalités tristes ; elle s’auréole ; elle a le pouvoir divin de transformer les pensées, les sentiments, de les agrandir, de les purifier. Ainsi crée t-elle du sacré, du divin, non par système, comme pour Comte, mais par sa fonction propre toute spontanée.

Tout le long de l’histoire, nous assistons à ces créations du divin : les grands mouvements du christianisme, de l’humanisme, de l’idéalisme révolutionnaire, du socialisme actuel, sont les épisodes de cette incessante création du sacré ; élans des croisades, efflorescences des revivais, enthousiasme de » journées révolutionnaires, efflorescence des meetings : c’est toujours le même bouillonnement de la vie collective, et la même production du sacré. Et la divinisation de.- hommes, respectreligieux qui s’attache aux héros, aux savants, comme aux saints, exprime la même loi : l’aptitude de la société à créer du divin.

Et ce qu’elle produit de façon plus intense à certaines heures de l’histoire, la société l’accomplit plus obscurément, mais aussi réellement en nous : à chaque instant, elle sustente notre être moral ; elle nous élève au dessus de nos appétits de nos passions, de notre individualité ; elle nous présente un idéal ; elle nous attire, nous séduit par lui. V la lettre, elle nous l’ait autres, nous sanctifie ; elle nous recrée. Ainsi la création du divin, l’apparition de l’homme nouveau, la transfiguration de toutes choses, expriment la fonction propre de la société. La société ne peut vivre sans créer de l’idéal, et elle ne peut nous le présenter sans que spontanément il prenne l’aspect du sacré et la majesté du divin.

q 6 Preuve.. — Vérification par l’étude des formes élémentaires de la vie religieuse. — Cette création 865

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du divin doit apparaître plus clairement dans l'étude de » religions inférieures. On se trompe en effet, si pour étudier le fait religieux, on s’en tient à l’analyse des formes supérieures. Celles-ci ne sont que le résultat d’une longue évolution. La frondaison magnitique, touffue, qui a poussé autourdu vieuxtronc, le cache maintenant aux yeux de l’observateur ; les éléments premiers disparaissent devant la superposition d'éléments nouveaux.

Avec les religions inférieures, l’onest plus près de l’organisation snociale primitive ; on la saisit avant l’enchevêtrement des formes plus compliquées et plus tardives ; le mécanisme mental d’où sort la religion apparaît plus nettement. Là est la véritable expérience privilégiée. Cette conviction a tourné Durkheim vers l’utilisation des données récentes de l’ethnographie, en particulier sur les races inférieures. Connue l'école anthropologiste avait mis à la mode la passion du primitif, à son tour l'école sociologique s’est tournée vers lui, quitie à apporter une explication toute contraire. tf

La religion primitive choisie est la religion du totémisme, surtout chez les tribus australiennes, plus particulièrement étudiée durant les cinquante dernières années, avec les travaux de Grey, 1841 ; de Mac Lennan, 1870 ; de Lewis, A. Morgan, « 877 ; de Frazer, 1888 et 1890 ; de Robertson Smith, 1899, plus récemment avecles travaux de Baldwin Spencer et F. J. Gillen 1899, igo4 ; Howit, 1904 ; Frazer, 1910, auxquels il faut ajouter les études historiques des catholiques, missionnaires, apologistes, historiens des religions.

Ou sait ce qu’on entend par totem : l'êlre sacré, ordinairement un animal, quelquefois un végétal, qui a donné son nom et qui sert d’emblème au clan. L’emblème totémique est gravé ou sculpté sur des objets, tatoué ou dessiné sur le corps. Sous toutes ses formes, cet emblème est considéré comme sacré, et conférant une participation à ce sacré à tout ce qui le touche. — Le caractère sacré de cet emblème s'étend à l’animal qu’il représente : d’où, à l’ordinaire, les interdictions de le manger, de le tuer, parfois même de le toucher. L’homme lui-même acquiert une parenté avec cet animal, parenté plus sensible dans les cheveux, le sang, etc. Le totémisme est l’ensemble des croyances et des rites qui se rapportent ainsi au totem. L

Or le totémisme, nous dit-on, n’est nullement une zoolalrie, mais l’expression sensible du clan et de vie collective. « Le totémismeest la religion, non de tels animaux, mais d’une sorte de force anonyme et impersonnelle, qui entre en contact avec chacundes êtres et se confond avec eux » : entité quasi indépendante des individus, qui les précède, qui leur survit, être concret et non pas pure abstraction, être moral et non pas physique.

Un tel être, à la fois concret et impersonnel, indépendant des individus et participé par eux, ne peut être ni l’homme seul, ni la nature. Il reste qu’il ne puisse exprimer que la vie collective. Seule, la société est en même temps supérieure à ses sujets et immanente en eux ; seule, elle correspond à cet être concret et moral, susceptible de devenir l’objet d’un culte.

Chez le primitif, les alternances de vie individuelle et de vie collective diffèrent par une plus grande intensité ; la conscience propre, chez ce primitif, se confond presque avec la conscience du groupe, son individualité esta peine née. Et aux époques de la réunion du groupe, il sent en lui une énergie accrue. Mais les sentiments et les pensées collectives ne se fixent qu’en se concrétisant dans un objet matériel ; de là la présence de l’emblème totémique dans ces

Tome IV

réunions, de là aussi la tendance spontanée du primitif, à attribuer à cet emblème cette excitation mentale, cet enthousiasme passager, cette vie nouvelle qu’il sent en lui ; de là entin la consécration qui s’attache à ce totem, et les pratiques rituelles qui ( n découlent : oblation, communion alimentaire, etc.

Cette explication de l’origine du sacré une fois acceptée, il sullitde la transporter en psychologie, pour découvrir le nouveau sens de ses notions fondamentales : l'âme n’est que la participation de l’individu au principe totémique ; l’antithèse de l'âme et du corps, ce dualisme constant, correspond aux oppositions de la vie sociale et de la vie individuelle, la croyance à l’immortalité traduit l’aflirmation de la permanence, de l'éternité de l'être col lectif : la société ; le culte des esprits se présente comme une conséquence de cette immortalité ; enlin les dieux sont des ancêtres supérieurs en puissance, en valeur. Tout au sommet, point culminant de la pensée religieuse, dernier produit de cette évolution, la notion du grand Dieu, ou de l’Etre suprême, esprit ancestral qui a pris une place primordiale dans l’organisation du système mythologique. Le monothéisme apparaît ainsi au terme de cette évolution, comme son complet épanouissement. Cf. Dunkhbi.m, Les formes élément, de la vie religieuse, 191a.

Ainsi se caractérise l’unité de cette élaboration. Au point de départ la société, représentée, symbolisée, participée ; au point d’arrivée, la société personniïlée, et derenant Dieu. L’histoire apporte la confirmation par les faits de l’interprétation sociologique. Et, comme le totémisme représente la religion primitive la plus simple, que le processus d’organisation sociale demeure le même à travers le temps et l’espace, le totémisme a du être, le totémisme a été à la naissance de toute religion. Et toute religion se ramène donc à une présentation sensible et symbolique de la société.

3" Preuve. — Accord de cette interprétation de la religion avec la sociologie générale. — On s'étonnera moins que la religion soit née dans la société, si l’on constate que la religion se trouve à l’origine de tous les faits sociaux, et que d’autre part, morale, droit, économie sociale, etc., et plus haut, les catégories mêmes de la pensée, sont essentiellement sociales. En sorte que l’explication sociologique, de proche en proche, apparaît comme un renouvellement des sciences sociales, de la morale, de la psychologie, et en particulier de la connaissance.

La morale est sociale ; elle descend de la société dans les individus ; elle varie avec le milieu social, elle évolue avec l'évolution des séries sociales : elle est fonction de l’ensemble des facteurs qui conditionnent une époque. Les impératifs catégoriques ne traduisent ni les commandements éternels de la raison, ni les ordres du Tout-puissant ; ils expriment les conditions de la vie sociale. Relatifs, mouvants, complexes comme elle, ils participent à son évolution. La prohibition de l’inceste, par exemple, n’est nullement une défense naturelle ; elle s’explique par des croyances totémiques, participation au même auim.il sacré, et par suite interdiction des relations conjugales ; Cl" Ann. social., 1898, 1.1. La prohibition de l’inceste et ses origines, par Durkheim ; de même l' nl’anticide de certaines sociétés n’a sa justification, ni dans l’emploi des femmes pour les travaux ou les transports, ni dans la crainte pour les mères d’une répudiation, du fait de leur inutilité, mais simplement parce que l’enfant, à peine né, ne fait pas encore partie du groupe social et n’a donc pas d’existence légale ; le suicide s’explique par ic

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simple relâchement des liens sociaux. Cf. Lesuicide, élude sociologique. D’une manière plus générale, les jugements de valeur en morale se mesurent à l’idéal, variable suivant les époques historiques. L’âme collective n’est que l’ensemble des idéals collectifs Cf. Duhkhbim, t Jugements de valeur et jugements de réalité », Congrès int. de Philosophie, Bologne, 191 1.

Comme la morale, l’esthétique est création sociale. Ici encore, même variabilité des idéals et des jugements. A son tour, la psychologie relève de la même interprétation. L’àme, à la foi* immanente et transcendante au corps dans l’homme, traduit la participation à un principe totémique immanent et transcendant. Sa survivance reflète la survivance du groupe, par delà les individus : l’opposition de l’àme et du corps exprime le dualisme, en chacun de nous de la vie collective et de la vie individuelle. La personnalité est créée par les interactions, les complications de la vie sociale. Et elle apparaît comme sacrée, parce qu’elle est du social incarné en nous. Ainsi, tour à tour, spiritualité de l’àme, immortalité, union de l’àme et du corps, prennent un sens tout nouveau à la lumière de la sociologie nouvelle.

Et ceci est vrai, de façon plus frappante, de la logique. Notre logique ne diffère pas en nature, suivant Durklieim, de la logique religieuse des primitifs. Et les catégories, modes fondamentaux de la pensée, traduisent, dans leur éternité, l’éternité, l’universalité, la nécessité des relations sociales. La notion d’espace est calquée sur l’organisation sociale ; l’idée du temps est empruntée au rythme de succession de la vie collective ; le concept de totalité n’est que la forme abstraite du groupe. Genres, espèces, dans leur hiérarchie, reflètent la hiérarchie de l’organisation sociale ; la force, la causalité, découlent toujours de la même origine. A la place de l’interprétation kantienne ou de la solution empirique, s’impose désormais l’explication sociologique.

« Les catégories sont nées de la religion » : 

elles sont le produit de la pensée religieuse : « instrument de pensée, que les groupes humains ont laborieusement forgé au cours des siècles ». On peut dire d’elles qu’elles sont sociales au second degré, et dans leur signes et dans leur contenu.

Sur ce point, M. LiivY-BnuiiL s’écariera des idées de son chef. Dans son élude sur /.es fonctions mentales dans les sociétés primitives, Paris, 1910, et l.a mentalité primitives, Paris 1922, il soutient qu’il ne peut y avoir de loi unique pour les divers types sociaux, que les sociétés primitives ont donc leurs lois propres, leur logique propre. Pour lui, la mentalité du primitif est essentiellement prélogique et /)ir.s/iy(/e ; prélogique : elle ne s’embarrasse pas de nos principes premiers et en particulier du principe de contradiction ; mystique : tout est mystique pour lui : réalités, représentations, objets ; il baigne dans la magie.

Mais, sous les divergences, l’accord fondamental subsiste : la religion est bien d’origine sociale et la logique scienlilique est issue de la logique, ou prélogique religieuse.

Ainsi l’interprétation sociologique de la religion reçoit, dit-on, une confirmation évidente par son rapprochement avec les explications générales de la science nouvelle. « Si la religion organise tout ce qu’il y a d’essentiel dans la société, c’est que la société est l’àme delà religion ». Elle est, comme Dieu, au commencement et à la lin de touteschoses. (’.. miment s’étonner dès lors que dans l’avenir elle se substitue à Dieu ?

II* Paiitik. — Critique

I. Critique de la doctrine sociologique. — Puisque l’explication religieuse est tout entière subordonnée à une théorie générale sur la sociologie, et aux postulats fondamentaux de la conception de Durkheim, il y a lieu de discuter brièvement la valeur de ces postulats.

1) A propos du réalisme social ; affirmation d’une nature sociale irréductible à la psychologie. — On a reproché au spiritualisme l’idée d’un.esprit humain toujours identique à lui-même. Pourquoi admettre maintenant une nature sociale, sorte d’hypostase nouvelle, entité arbitraire ? — D’autre part, lasociologie peut exister comme science distincte, avec son objet distinct, dèslors que les faits sociaux ont leurs caractères distincts et sont étudiés à ces points de vue distincts. Les faits sociaux sont naturels ; il ne s’ensuit pas que leur nature demeure irréductible à d’autres faits. — Il est exact que la société est plus qu’une somme d’individus ou une simple juxtaposition. Durkheim à raison. Mais MgrDeploige remarque fortement qu’entre la doctrine individualiste du xviii’siècle, et leréalisma social, il y a la doctrine moyenne de S. Thomas. La société ne se ramène pas à un tout accidentel comme le tas de pierre, ni à l’unité naturelle du vivant ou du composé chimique, mais à un tout de coordination. Cf. Dbploigb, Le conflit de la morale et delà sociologie, a* édit., ch. v, Paris, 191 2.

a) A propos des lois sociales. — Il existeune constance dans les faits économiques, juridiques, religieux. Mais cette constance, loin d’être absolue, est seulement approximative. Elle ne suppose nullement le déterminisme, mais une ressemblance dans le mode d’action. — Des êtres humains, ayant une même nature, tendent à agir semblablement ; de là les analogies entre les institutions sociales, les faits sociaux, des diverses sociétés.

3) A propos de la spécificité ou irréductibilité de faits sociaux. — Sans doute il y a quelque héiéiogénéité entre les faits individuels et les faits collectifs. Mais comment serait-elle radicale ? Par quelle transmutation magique le psychique deviendrait-il du social, totalement différent ? Aucune des métaphores de Durkheim ne projette quelque lumière sur cette transmutation. Cf. G. Michblet, Rcv. de Phil., sept.-déc. 191 ! , L’interprétation sociologique de la morale. On le voit assez par ces explications, Fouillée avait raison, la sociologie de Durkheim est suspendue à lapuremétaphysique. Cf. Dbploigb, op. cit. ; Fouii.i.rr, Lu pensée et les nouvelles écoles anti-intellectualistes, Paris, 191 1.

, II. Critique del interprétation sociologique de la religion. — Avant d’aborder la critique, dégageons les éléments de vérilé de cette doctrine.

A. Les éléments de vérité. — 1) Reconnaissance de la réalité de la religion. — Cette théorie nous débarrasse de toutes les explications qui faisaient de la religion une institution artificielle, due aux prêtres, aux intérêts, à la peur : explications puériles. Pour Durkheim, c’est un postulat évident qu’une institution « universelle et permanente ne peut reposer sur l’erreur et le mensonge ». La religion a donc son fondement dans le ré.el.

a) Aveu de son importance primordiale. — La religion est considérée comme le fait social par excellence, celui dont tous les autres sont sortis, celui qui a pour objet de créer périodiquement la vie sociale, de l’Intensifier, lien le plus puissant de tous, facteur principal de celle conscience sociale du groupe. 869

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3) Affirmation de l’aspect social de la religion. — Par là est condamné tout individualisme religieux. Les doctrine* de la pure religion de l’esprit, de l’autonomie totale de la conscience religieuse, du pur culte intérieur, spécitiquement protestantes ou modernistes, le rêve d’une religion toute spiritualisée, telle que la présente Auguste Sabaticr, dans ses livres (Cf. A. Sabatibh, Esquisse d’une philosophie de la religion d’après la psychologie et l’histoire, iS<)7. Les religions d’autorité et la religion de l’esprit, lyoi), et son école avec lui. Tout cela est contraire tout autant à la psychologie qu'à l’histoire. Contraire à la psychologie réelle, car la vie intérieure tend nécessairement à s’extérioriser et à se projeter dans la vie sociale ; contraire aussi à l’histoire. Durkheim fait consister la différence essentielle entre la magie et la religion en ce que la magie est individualiste, tandis que la religion se présente toujours comme une réalité sociale. Pas d’Eglise magique, dit-il ; mais toute religion se prolonge dans une Eglise, c’est-à-dire dans un culte collectif. A ces théoriciens d’une religion toute subjective, et tellement spiritualisée qu’elle est vidée de tout son contenu dogmatique et de toute réalité, le sociologisme oppose l’enseignement de la science des religions et l’affirmation de l’histoire.

4) Nécessité d’une tradition religieuse. — Et ceci est la conséquence de cette opposition à l’individualisme religieux : l'âme seule en face de Dieu, l’homme recevant directement de l’Esprit les principes et la règle de sa foi et de son action. En fait, reconnaît le sociologisme, l’homme reçoit d’une société sa langue, comme ses idées, sa foi religieuse comme son culte. De là l’accord maintes fois signalé avec le traditionalisme, les deux systèmes mettant en relief cette origine sociale des vérités morales et religieuses, et la loi de cette transmission du groupe aux individus. Seulement, pour les traditionalistes, derrière la société, il y a Dieu ; dans le système positiviste, la société se sullit à elle-même : elle fait fonction de Dieu.

5) Légitimité d’une sociologie religieuse. — Puisque toute religion tend nécessairement à se projeter dans la vie sociale, à devenir une Eglise, à se donner un corps en des institutions, il est légitime, à côté de l’analyse psychologique de ces aspirations, de faire place à l'étude de ces manifestations cultuelles : sacrifices, rites funéraires, cérémonies expiatoires, liturgie. W. James a eu tort de réduire la religion à des émotions, à des expériences qui se résolvent en sentiments vagues, imprécis, et comme il le dit. inanalysable* : une philosophie totale, par delà ce qui est variété individuelle de cette expérience, doit meitre en lumière ce qui est commun : les croyances communes, les rites communs. Et c’est ce second aspect que le sociologisme a le mérite de dégager.

6) Perpétuité de la religion. — D’autres ont parlé de l’irréligion de l’avenir : Comte se contentait de remplacer la théologie par la science, ce qui n’excluait pas, selon lui, la religion positive. Durkheim croit assurer, dans ses théories, la pérennité delà vie religieuse. Puisqu’elle nait de la société, et que c’est la société qu’elle exprime, sous des formes nouvelle*, nous dit-on, et mieux adaptées à l'évolution sociale, une religion existera toujours. Elle jaillit de la spontanéité du groupe, immédiatement et nécessairement. De là les affirmations répétées, dans ce système, de la valeur durable accordée au phénomène religieux. Tout ceci représente les mérites et l’utilisation possible de la théorie sociologique.

B Les erreurs. Critique de la méthode. — Considérée dans sa généralité, nous l’avons vu, la méthode appliquée à l'étude de la religion est entière ment sous la dépendance des règles générales de la sociologie, — par suite ici une simple conséquence d’une métaphysique antérieure. De cette métaphysique découlent les postulats impliqués dans la philosophie religieuse du sociologisme.

i) Préférence accordée aux religions inférieures. — YV. James analysait les expériences les plus aiguës, parce que plus significatives. Durkheim s’attache, et ses disciples avec lui, aux formes religieuses dites élémentaires. Pourquoi ce singulier privilège en faveur de religions mal connues, rudiinenlaires, grossières ? Non parce que l’observation est plus facile ; non pour des raisons de méthode scientifique. Mais en vertu d’un postulat métaphysique. Les religions inférieures douent être les plus primitives. Et ceci en vertu de la philosophie de l'évolution. Les formes grossières, suivant ce système, doivent toujours être les formes initiales ; par la suite, du fait même de l'évolution, elles se compliquent ; des éléments nouveaux s’y ajoutent, défigurent les premiers. D’où nécessité de se tourner vers ce qui doit être primitif. Cf. inf’ra.

Mais l'évolulionnisme n’est qu’une hypothèse philosophique ; et de quelle ampleur ! Elle embrasse le ciel et la terre, tout le domaine scientifique, biologique, psychologique, social. Et c’est par extension qu’on l’introduit dans la science des religions : ici encore, un a priori formidable. En l’acceptant, en l’imposant, au seuil de ses recherches, le sociologue renonce à travailler en historien : il a déjà fait œuvre de métaphysique.

a) Identification des religions inférieures et d n l’organisation sociale la plus grossière. — Ici, nouvel a priori. A quoi reconnaître qu’une religion est plus inférieure qu’une autre ? A sa dogmatique, plus ou moins ou compliquée ou parfaite, à sa morale et à son degré de pureté, de désintéressement, à son organisation ecclésiastique, plus ou moins cohérente, aux manifestations de son culte ? Tout autant de points de vue, suivant qu’on envisage les faits religieux en intellectualiste, en moraliste, en pragmatiste : Durkheim et son école choisissent et a priori toujours en dépendance de l'évolutionisme, un autre principe : la religion qui correspond à l’organisation sociale la plus rudimentaire doit être la plus primitive.

3) Identité de la loi d'évolution dans les divers types sociaux.— Comte, après Turgotet Condorcet, concevait l’Humanité comme soumise à une même loi universelle de développement. L'école sociologique a vivement reproché à Comte, et avec raison, cette simplification systématique. A l’Humanité elle oppose les divers typesde société, la division progressive du travail social. Et Durkheim fait grief à l'école anthropologiste de comparer les faits en des sociétés différentes ; même reproche de Lévy-Bruhl contre la méthode comparative, qui admet des lois identiques en des civilisations diverses.

Or, dans l'étude des faits religieux, voici que l’on se restreint, de parti pris, à l’examen du totémisme chez quelques tribus australiennes. A ce totémisme on donnera une interprétation sociologique. Conclusion : partout et toujours, la religion naît de la société et a pour objet la société. La méthode sociologique aurait ce privilège singulier, de passer de l’observation d’un cas, dans un milieu donné, à une induction universelle. Méthode économique certes, et combien rapide, mais si peu scientifique, quand on a tant insisté sur la différence des types sociaux et de leurs lois. En réalité, après avoir tant critiqué l’identité de structure mentale chez tous les êtres, à toutes les époques, on introduit l’idée, autrement complexe, d’identité de structure sociale. 871

RELIGION : THÉORIE SOCIOLOGIQUE

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III. Critique des preuves.

I. Sur lacréation du divin par la société.

1) La pensée de la bienfaisance sociale n’engendre pas une attitude religieuse. — Sans doule la société fait d’abord l'éducation de l’individu, et, par l'éducation, elle lui transmet l’héritage intellectuel, moral et religieux, du passé ; et l’on ne saurait surestimer les bienfaits de la collectivité à notre égard. Mais le déterministe jugera, comme on le lui a enseigné, que les faits sociaux s’engendrent nécessairement les uns les autres, que la société, à chaque moment, est ce qu’elle doit être ou ce qu’elle a pu réaliser, qu’il n’y a par suite aucun mérite de sa part. — Le solidariste reconnaîtra, lui, toute l'étendue de cette bienfaisance sociale et il en dégagera l’obligation de payer aux générations futures la dette contractée envers le passé. Mais il s’agira ici de dette, non de culte, de comptabilité, non d’amour, de moralisme, non de réflexion. — Le réformiste ou l’anarchiste jugeront que la civilisation actuelle est tout entière gâtée par les injustices sociales, l’inégalité des conditions, la situation si dure faite à une catégorie de citoyens et l’exploitation d’un grand nombre au proût de quelques-uns ; et ils maudiront la société. — Nulle part on ne verra naître ce mysticisme qui spontanément transfigurerait la société en Dieu, objet d’adoration et d’amour.

2) La loide l’idéalisât on sociale est inexistante. — Pour expliquer ce mystère, on ajoute que la société a le pouvoir spontané d’idéaliser, que c’est là sa fonction propre et perpétuelle. Elle transfigure les réalités aux yeux de ses croyants ; elle les dépouille de leurs imperfections, de leurs taches, pour les faire resplendir d’une beauté surhumaine. Délire sociologique, mais qui a pour effet de sublimer le réel…

Prêtera-t-on au primitif cette prétendue tendance à l’idéalisation ? Mais à cet être qu’on nous dépeignait si inférieur, n’ayant pas même l’idée d’une nature, prenant à peine conscience de son individunlité, on prête maintenant je ne sais quel pouvoir magique, quelle facultedemetaphysicien.il n’aurai ! pas su former de lui-même des idées générales, et il est capable de créer un idéal ? — Et lorsque la réflexion critique est née, en présence des erreurs, des retards, ou des crimes d’une époque, l’historien, le moraliste, oublieront-ils eux aussi le réel, emportés malgré eux par cette idée d’idéalisation ? Qui n’aperçoit que cette propriété, prêtée à la vie sociale, n’est qu’un deus ex machina pour expliquer l’apparition du divin.

3) Collectif est essentiellement différent du sacré et du divin. — Il est d’abord illogique de définir le acre en éliminant de sa notion l’idée du divin. Ici encore et toujours, il s’agit d'écarter Dieu en maintenant la religion. Mais il n’y a de sacré que par rapport à un Etre, source de cette consécration. Le sacré est une participation de cette relation par les objets, les actions ou les personnes De plus, pourquoi tous les faits sociaux, dès lors qu’ils sont collectifs ne se rapportent-ils pas au sacré et ne deviennent-ils pas religieux ? Enfin, entre les attributs de la société, transcendance, perpétuité, puissance, action créatrice, et les attributs de la divinité, il n’y a que des rapprochements lointains et superficiels, des analogies forcées. Quille distance entre la supériorité matérielle ou inorale du groupe et la transcendance delà divinité ! Ou bienfaudra-til en revenir à la piteuse explication, que le croyant est an « délirant », et que les hommes, dès qu’ils sont en société, sont atteints de cette folie mystique, combien singulière, qui transforme la société en |

Dieu ? Et c’est pourtant ià l’explication d’un sociologue soucieux de positivité.

II. Sur le totémisme, type et origine de la religion sociologique. — Quelques brèves remarques suffiront, sur un sujet qui demanderait une exposition historique spéciale.

1) Caractère adventice de l’explication sociologique par le totémisme. — Il importe de ne pas se laisser séduire par cette présentation historique. On l’a remarqué déjà : la théorie sociologique, quant à son ensemble et son application au fait religieux, existait déjà avant que Durkheim s’avisât d’en chercher une justification dans la science des religions. Il prendra donc les faits décrits au sujet du totémisme, et là où d’autres virent une démonstration de l’animisme, il interprétera d’après une doctrine préconçue. N’est-ce pas en contradiction totale avec la règle fondamentale de sa méthode d'écarter les prénotions ?

a) Diversité desexplications proposées. — Multiples sont les hypothèses au sujet de ceritualisme, connu encore assez confusément. Durkheim d’ailleurs ne les ignore pas, quitte à les réfuter comme supposant déjà des notions religieuses. — Selon Tvloh, le totémisme exprimerait une forme particulière du culte des ancêtres : une àme des aïeux se serait réincarnée dans un animal ou une plante ; et le culte religieux, dû à cet ancêtre par extension, se serait donc étendu à l'être nouveau. — D’après le naturisme, le totémisme naîtrait de l’effroi de l’homme devant les forces redoutables de l’univeis ; d’où, pour le primitif, la tendance à chercher protection dans un pacte d’alliance entre le clan et cett< ( orce, et sous la forme d’une parenté, non pas individuelle, mais collective ; ainsi d’après Jevons. — Pour d’autres, le totémisme collectif iésulterait d’un totémisme individuel, qui se serait généralisé, soit que celui-ci à son début se ramène à un cas de fétichisme, suivant Hill, Tont, Boos, soit qu’il recouvre un stratagème pour mettre 1 àme à l’abri de dangers passagers, en l’incarnant provisoirement dans un animal suivant Frazbr, soit qu’il attribue le fait de la conception à une fécondation dont un esprit, incarné dans un animal ou une plante, serait l’agent (totémisme conceptionnel). — D’après Lukbock, A. Lang, le totémisme naît de l’attribution du nom d’un animal à l’homme, et par extension, des propriétés ou attributs de cet animal, c les noms et les choses étant unis par un rapport mystique et transcendanlal »… (théorie du sobriquet), etc…

3) Les interprétations du spiritualisme, — Le totémisme exprime un pacte magique, à la fois religieux et social : « inslitution consistant essentiellement en un pacte magique, représentant et formant une parenté d’ordremystique et supranaturel, par lequel sous la forme visible d’un animal, et exceptionnellement d’un corps végétal, minéral ou astral, un esprit invisible est associé à un individu, à une famille, à un clan, à une tribu, en vue d’une réciprocité de services », d i t Mgr Lu Roy, La Religion des primitifs, Paris, 1906 ; — « pacte, par le moyen d’une créature visible, avec le monde invisible ». Cette institution, loin de la nier, suppose donc la notion d’un être invisible et surnaturel, la possibilité d’entrer en relation avec lui, l’efficacité de cette intervention supérieure. — Le totémisme « ne nie donc ni la conscience religieuse, ni la morale, ni la croyance aux esprits, ni le sacrifice, ni la communion : il suppose tout cela déjà existant et il s’en sert lui-même pour se constituer et pour se perpétuer ». Le Roy, op. cit., p. 133.

De son côté, W. Scumidt, S. V.D., Semaine dElhnologie religieuse, Paris, 191 3, insiste sur l’insulli873

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sauce des renseignementsà l'égard du totémisme, sur l’exagération de son importance religieuse. Pour lui aussi, le totémisme est un effort pour s’assujettir, indépendamment de l’Etre suprême, les forces de la nature, et en particulier celles qui se rattachent à la génération, par l'établissement d’un pacte, en vertu d’une parenté, avec les animaux : nécessité particulière cher les peuples chasseurs, se compliquant de l’importance primordiale donnée au père, à l'élément mâle, à la génération active (cycle patriarcal, opposé à l’organisation postérieure du cycle matriarcal).

La conclusion, empruntée encore au P. Scbmidt, est que « les ombres couvrent encore les origines du totémisme ». — On est donc mal venu à chercher, avec Durkheim, dans ces ombres les origines de cette religion et de toute religion.

III. Sur le prétendu renouvellement de la science de l’homme et en particulier du problème de la connaissance.

i) Caractère fantaisiste de cette psychologie. — Les notions de spiritualité, d’immorl.ilité, de l’union de lame et du corps, auraient leur explication dans la vie collective. Solution nouvelle et combien déconcertante. L’individu, par lui-même, ne pourrait s'élever à l’idée d'être spirituel ; mais ce qui est impossible à l’homme, serait un jeu, tout spontané, au groupe, constituéeependant par des individus. Pouvoir créateur concédé ici encore à la collectivité, uniquement pour le besoin du système, et qui ne s’appuie sur aucune preuve.

a) Contradict on avec l’expérience constante. — Spiritualité, immortalité, seraient donc d’origine collective. Mais l’expérience constante et universelle affirme le caractère individuel du principe qui est en moi, et le fameux a je pense », sous une autre forme, représente l’attestation commune sur l’agent de ces manifestations. La perception de cette personnalité résulte d’une donnée immédiate de la conscience. L’idée de raison impersonnelle, la philosophie du panthéisme, du monisme, sous quelque forme qu’il se manifeste, — tout autant de constructionsde la pensée réfléchie — et combien loin de la mentalité du primitif !

3) Illusions de la solution sociologique du problème de la connaissance. — Elle se présente comme une réconciliation de l’empirisme et du rationalisme. En fait, est-elle autre chose qu’un empirisme, aussi grossier, aussi insuffisant ? Entre l’universalité et la nécessité réelles des idées et la prétendue universalité et nécessité de la société, ici encore, de pures analogies, et combien lointaines. Nominalisme nouveau, et tout aussi vide que l’ancien. La distance demeure aussi grande entre le collectif et l’universel qu’entre l’individuel et l’universel — Le collectif reste du particulier, dulimité, du contingent.

IV. Critique des résultats. — La théorie sociologique, appliquée à la religion, insiste sur certains résultats qui lui paraissent une heureuse conséquence de ce système. A. la vérité, ces résultats nous semblent entièrement illusoires, et remplacés par la suppression même de la vie religieuse.

i Négation de la réalité de la religion. — S’il faut en croire Durkheim, cette réalité religieuse serait indiscutable. L’animisme et le naturisme font reposer la religion sur un système d’images hallucinatoires. Seul le sociologisme donne une base expérimentale à l’affirmation religieuse. Sans doute, la réalité perçue par le croyant ne correspond pas pleinement à la réalité de l’expérience ; mais le mode seul de représentation et changé, la réalité persiste : la société. Le croyant se trompe en divinisant la collectivité, non en éprouvant sa transcendance. — Mais, puis que ce croyant est un « délirant, et que l’idée d'êtres spirituels, et en particulier de Dieu, naît de ce délire, comment aurait-elle son équivalent dans les faits ? Cette allirmation d’un monde supra-expérimental est fausse ; fausse aussi la notion d’une âme distincte d’un être personnel, capable d’une intervention dans notre vie. La société persiste, nous dit-on ; mais réalité « matérielle », et qui n’a rien des attributs moraux dont la revêt la pensée religieuse. Cette pensée, loin de se conformer aux faits, les défigure. Elle n’est vraiment qu’un délire.

a) Supposition de la valeur scientifique de l’expérience religieuse. — W. James a insisté sur cette valeur de l’expérience religieuse, s’imposant à tous : elle est, dit-il, un fait évidentpour celui qui l'éprouve, s’imposant à sa conscience comme tout autre fait. Durkheim, de son côté, soutient que le rationaliste le plus avancé ne peut mettre en doute la religion, puisque celle-ci exprime la société transfigurée. De ce côté, la réconciliation de la raison et de la foi, de la science et de la religion, serait définitivement acquise. — Oui, mais au prix de la disparition de la valeur même de la religion. Celte expérience reconnue fausse, et elle le serait, l’antagonisme serait supprimé, mais par la disparition de l’un des deux éléments. La sciencedela sociologie religieuse aurait tué la valeur de la vie religieuse. Dissolution, non accord.

3) Disparition de la pérennité de la vie religieuse. — L'école sociologique est souvent revenue sur cet axiome. Une institution permanente et universelle ne peut reposer sur le mensonge ; d’où, affirmer que la société est à la base de la vie religieuse, et que celle-ci naît spontanément delà pensée collective, équivaudrait à reconnaître l'éternité de la religion. Aussi longtemps qu’il y aura des hommes, vivant en groupe, une foi religieuse et un culte apparaîtront. Mais que restera-t-il de cette foi et de ce culte, lorsque la critique sociologique sera passée par là ? Quand les individus connaîtront le mécanisme du mirage dont ils sont inconsciemment les dupes, se laisseront-ils prendre à nouveau à ce délire collectif ?

Cependant, on prévoit une transformation de la religion, une élimination dudogme devant la science, une laïcisation progressive de la pensée religieuse et des manifestions cultuelles. En sorte qu’elles s’adresseront directement à la société, maintenant connue dans sa réalité positive. C’est di :e qu’on entend vider la vie religieuse de tout ce qui la constitue spécifiquement, pour en faire un pur moralisme, ou une pure contrefaçon : fêtes laïques, culte laïque, pensée laïque. Ce sera la religion de l’avenir. Guyau disait plus loyalement : l’irréligion. Dieu supprimé — et c’est l’objet delà sociologie nouvelle, — de quel droit, sinon par un étrange abus de mots, parler encore de la valeur et de la perpétuité de la religion ?

Ainsi, l’explication de l'école sociologique, la dernière venue de l’histoire des religions, n’est pas près de supplanter le spiritualisme. Elle représente un nouvel effort de la pensée laïque, comme un prolongement de la tentative de Comte, pour promulguer une religion de l’Humanité. Et elle n’aura ni plus de durée, ni plus d’efficacité que la tentative de Comte. Elle ira rejoindre, et sans tarder, dans l’histoire, le bric-à-brac des philosophies religieuses athées, et montrera à quellesconceptions extravagantes on a recours, quand on veut expliquer la religion sans Dieu.

BiriLioGRAPiiiB, à la fin de l’article suivant.

Georges Miciiklet. 875

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