Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Pragmatisme

Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 4 – de « Persécutions » à « Zoroastre »p. 64-92).

PRAGMATISME. — I. La méthode pragmatiste. — II. La théorie pragmatiste de la connaissance et de la vérité. — III. Les affinités métaphysiques du Pragmatisme. — IV. Le Pragmatisme comme philosophie morale et religieuse. — V. Critique du Pragmatisme. — 1° Le Pragmatisme comme méthode. — 2° La théorie pragmatiste de la connaissance et de la vérité. — 3° Les vues métaphysiques du Pragmatisme. — 4° Conceptions religieuses et morales du Pragmatisme. — Bibliographie.

Depuis que l’illustre psychologue américain, William James, l’a rendu populaire, le mot pragmatisme a été employé d’une manière si vague et prête à tant de confusions qu’il importe tout d’abord d’en débrouiller les principaux sens. Le créateur de la théorie, Charles Sandkrs PBiRCE, l’a rattaché au mot grec TrpKy //aTixij (homme d’action, rompu aux affaires), et l’a adopté de préférence à practicisme ou practicalisme (de rr^axTixè ;) pour éviter toute assimilation de ses idées à celles de Kant. Il a choisi ce ternie pour souligner la relation qui rend inséparables connaissance rationnelle et dessein rationnel '. A plus juste titre, James le fait dériver de irpâ-/fi « , qu’il traduit par action 11, ce qui est, en effet, un des sens du mot dans l’usage classique, et cette étymologie donne à entendre que le pragmatisme est l’attitude du philosophe qui considère toute chose, et spécialement la connaissance, du point de vue de l’action. Cette étymologie n’impose guère de limites et permet de faire du mot un usage très étendu. Aussi, lorsqu’on lui laisse sa généralité, il peut désigner toute philosophie qui, de façon ou d’autre, entièrement ou en partie, explique l’esprit et les choses en partant de l’action. Ainsi entendu, il convient à des doctrines d’esprit aussi différent que celles de Kant ou de James, de M. Bergson ou de M. Blondbl 3. James va même plus loin et prétend, non sans exagération, que Socrate était un adepte du pragmatisme, qu’Aristote le pratiquait systématiquement, que, grâce à lui, Locke, Berkeley, Hume ont établi d’importantes vérités.

Dans un sens plus restreint, il s’applique aux théories qui non seulement utilisent l’action comme

1. What pragmatism is. The Moniit, avril 1905, p. 163.

2. « Le terme est dérivé du même mot grec 7rpâ-//iK ( d’où viennent nos mots practice (pratique, substantif) etprætical (pratique, adjectif). Pragmatism. New-York, 1907, p. 46.

Le premier sens du mot xpây/xa est affaire, ce que l’on fuit ; puis, en second lieu, l’action de faire, l’activité ; enfin, ce « ini est fait, ce qui existe, d’où, événement, chose, réalite'. Ce dernier sens, qui semble particulièrement visé par James, comme nous le verrons, est aussi celui que présente parfois le mot dans l’usage philosophique à une époque très ancienne. Les expressions t : pv.yp.oc. et npoL/fiXTeta se rencontrent dans le Cralyie de Platon, et fréquemment dans les écrits logiques et la Métaphysique d’AitisTOTE. La première signifie tantôt chose, tantôt objet, tantôt réalité. Ttp « y/J.K, opposé à ovo/ik (nom), désigne le concret individuel. Aiistote entend aussi par là le fait, par opposition à ce qui est simplement pensé, l'être de raison. Pour l’histoire du mot, voir dans Archiv fur systematische Philosophie, t. XIV, II fasc, l’article de L.Svmn, à qui j’emprunte ces derniers détails.

3. M. HniMiti, sans rien connaître de l’emploi du mot aux Etats-Unis, avait aussi créé ce terme pour désigner son système. « Je me suis proposé à moi-même le nom de pragmatisme en 1888 et j’ai eu la conscience nette de le for nier, n’ayant jamais rencontré ce mot, qui depuis quelques années a été employé en Angleterre, en Amérique, en Allemagne, en Belgique… Dans V Action (p. 204 et passim), j’ai indiqué la différence entre irp&^ti, Ttpày/xa, 7to</) » (ç. Et si j’ai choisi le nom de pragmatisme, c’est afin de spécifier le caractère précis de mon élude. » (Cf. Lalandë, Pragmatisme et Pragmaticisme, p. 123, en note Revue Philosophique, février 1906) Par une lettre envoyée è M. Parodi, lors de la discussion sur le Pragmatisme à la séanci' du 7 mai 1908 de la Société française de Philosophie, M. Blondel a contesté toute « parenté évidente » ou « relation même cachée » de son système avec le pragmatisme anglo-saxon et a signalé quelques-uns des principaux points par où ils diffèrent. (Bulletin de la Société française de Philosophie, t. VIII, 1908, pp. 293296). 117

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principe partiel ou total d’explication, niais qui en a llirnient la primauté, la considérant comme la forme suprême de la n’alité. Bn ce sens, il semble bien que M. Bergson ne soit plus pragmatiste. alors que M. Blondel le demeure. Si, en elTet, le premier se sert de l’action pour établir la relativité de la connaissance intellectuelle et rendrecompte de sa structure et de son fonctionnement, du moins ne prétend-il pas que l’action seule nous mette en possession du réel. Selon lui, ce rôle appartient à un mode spécial de connaissance, qu’il nomme intuition. M. Blondel, au contraire, rapporte tout aux exigences de l’action, comme il explique tout par elle.

Mais le mot pragmatisme, au sens le plus étroit, marque proprement un courant de pensée bien déterminé qui, originaire des Etats-Unis, a rapidement gagné les pays île langue anglaise et débordé quelque peu sur les autres contrées. Comme on y trouve rassemblés tous les traits épars dans les doctrines qui lui ressemblent, et que l’on désigne par son nom, c’est à ce pragmatisme-type qu’il convient de s’attacher. Notre étude se contiendra ainsi dans de justes bornes, et la division nous en sera fournie par les étapes de ce mouvement. Le pragmatisme s’est tout d’abord présenté comme une méthode, un sûr moyen de donner aux idées un contenu clair et distinct, aux mots une signification précise, de préparer ainsi la solution des véritables problèmes, des questions réellement importantes et d'écarter toute discussion oiseuse. La justification de cette méthode a conduit à élaborer une théorie de la connaissance et de la vérité. Cette dernière enfin, par les postulats sur lesquels elle repose, a exigé l’esquisse d’une métaphysique, à laquelle se sont jointes des vues sur la morale et la philosophie de la religion. Nous allons donc envisager le pragmatisme sous ces différents aspects qui marquent les phases de son évolution, en étudiant les idées des principaux représentants de cette tendance philosophique, Pbirge, James, Schiller et Dewey ; puis, nous en proposerons une brève critique.

I. La Méthode pragmatiste. — Charles Sanders Pkircb est un savant dont la vie s'écoula, presque depuis l’enfance, entre les murs du laboratoire, et, par ailleurs, un esprit ouvert aux spéculations philosophiques. Comparant les procédés employés et les résultats obtenus dans les sciences expérimentales et la métaphysique, il fut amené à penser que les discussions multipliées et interminables qui se perpétuaient dans le domaine de celle-ci provenaient de l’absence d’une méthode positive, analogue à celle dont la science tirait tant de profit. Il résolut donc d'écrire à son tour son Discours de la Méthode, et de rectifier les idées de Descartes touchant la clarté des idées.

L'étude qu’il publia dans la revue Popular Science Monthly compre/îd deux parties : Comment se fixe la croyance ? Comment rendre nos idées claires ? (nov. 1877etjanv. 1 878. Traduit dans Revue Ph ilosophique, déc. 18 ; 8etjanv. 1879) Bien poser la questionlogique est la première condition que Peirce s’attache à réaliser. Que cherche par-dessus tout l’esprit qui s’efforce de résoudre une difficulté? Atteindre la vérité sur ce point ? Se mettre d’accord sur ce terrain avec la réalité? Non, ce n’est pas là ce qui le préoccupe. Il cherche à dissiper un doute qui lui cause un malaise des plus pénibles. Agir est pour l’homme une nécessité dans un grand nombre de cas ; or, pour agir, il faut une conviction. Il est donc nécessaire d’acquérir, coûte que coûte, une assurance. Tel est le point capital ; la vérité, c’est-à-dire l’accord avec la réalité, tout en n'étant point exclue,

n’est qu’un aspect secondaire et négligeable de la question. Atteindre un état de croyance que le doute ne puisse attaquer, voilà le vrai désir de l’homme.

Le point de vue subjectif est ainsi fortement marqué. D’autre part, la relation mise entre la vérité et l'état de doute réel est un point commun aux diverses formes de pragmatisme proprement dit, et nous retrouverons chez James, Schiller, Dewey, cette manière de poser la question, bien qu’elle ne se présente pas tout à fait sous le même aspect qu’ici. Pour le pragmatiste, une « valeur » telle que la vérité ne peut surgir que dans une crise. Il faut qu’une opposition se révèle dans une expérience, harmonieuse jusque-là, que l’esprit ressente un malaise qui le pousse à surmonter la contradiction. C’est précisément ce trouble préalable qui donne à la vérité acquise son caractère de « valeur ».

La seule méthode efficace sera celle qui rendra la croyance inébranlable. Peirce passe en revue les diverses méthodes par lesquelles, pense-t-il, on a tenté jusqu'à lui d’obtenir ce résultat. D’abord, la méthode purement individuelle, qu’il appelle méthode de ténacité. Elle repose sur l’habitude et consiste à ériger en certitude la solution qui plaît, en insistant sur tout ce qui la favorise et en écartant de parti pris tout ce qui pourrait y porter atteinte. Puis, la méthode sociale ou méthode d’autorité. Elle n’est autre que la première appliquée à toute une nation ou même à un ensemble de peuples. Le gouvernement impose certaines idées, grâce aux puissants moyens dont il peut user. Enfin, la méthode a priori qui, laissant à la raison son libre jeu, semble devoir amener les hommes, par l'échange de leurs idées, « à développer graduellement des croyances en harmonie avec les choses naturelles ».(Rev.Phil., déc. 1878. p. 564) Mais c’est là une illusion : les idées auxquelles cette méthode fixe la croyance ne sont pas celles que justifient les faits, mais celles qui paraissent « agréables à la raison i>. Elle aboutit à la création de systèmes métaphysiques et, contrairement à ce que promettait son principe, conformité à la raison, elle n’a pu établir de convictions universelles.

Aucune de ces méthodes ne résout le problème logique. Les deux premières échouent parce qu’il est impossible, soit à un individu, soit à un gouvernement, d'écarter l’influence de toute idée contraire à l’opinion adoptée ; l’histoire est là pour le prouver. La troisième ne réussit pas davantage, car tout en prétendant procéder avec rigueur, « elle fait de l’investigation quelque chose de semblable au goût développé : mais malheureusement le goût est toujours plus ou moins une affaire de mode ». Il faut donc « trouver une méthode grâce à laquelle nos croyances ne soient produites par rien d’humain*, mais par quelque chose d’extérieur à nous et d’immuable, quelque chose sur quoi notre pensée n’ait point d’effet ». (Rev.Phil., déc. 1878. p. 565). Cette formule est inattendue. Elle a une saveur intellectualiste qui paraît étrange, alors que Peirce vient de proclamer que l’accord avec la réalité est chose tout à fait secondaire. L’on trouve chez James et surtout chez Schiller et Dewey des affirmations radicalement opposées à celle-ci. Ha soulignent l’influence sur les croyances et sur les choses, non seulement de l’action physique, mais aussi de la volonté, de la pensée, de la personnalité tout entière.

La seule méthode apte à fixer définitivement la croyance, conclut Peirce, est celle qui peut agir sur tous les hommes et leur donner les mêmes impressions, ou du moins, qui est capable de tirer de ces impressions, malgré la variété des dispositions

1. C’est moi qui souligne. 119

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individuelles, la même conclusion. Cette méthode, C’est la méthode scientifique. Qu’il y ait une réalité ou qu’il n’y en ait pas, c’est là une question oiseuse. La méthode scientilique ne saurait prouver l’existence de la réalité, elle la suppose, ou, mieux encore, elle en impose la conviction comme son point de départ ; et, si loin qu’elle ait poussé ses investigations, elle n’a jamais engendré le doute sur ce sujet. Le mécontentement causé par l’incertitudeest un signe que l’on imagine, au moins vaguement, qu’il y a une règle extérieure des opinions. La méthode scientifique assure toujours l’accord des esprits sur les points qu’elle a définitivement acquis. Cela suffit.

Comment la méthode scientilique obtient-elle ce résultat ? En nous donnant le moyen de rendre nos idées claires. Mais il ne s’agit point ici de cette prétendue clarté qui exprime simplement le fait qu’une idée, en réalité obscure, nous est familière, ni même, de la clarté tout abstraite préconisée par Descartés et Leibnitz, qui résulte de l’analyse d’une notion. Pour atteindre à la véritable clarté, il ne faut point perdre de vue la nature de la pensée. A proprement parler, la pensée n’existe qu'à partir du moment où l’expérience a fait surgir un doute qu’il s’agit d’apaiser. Cette finalité de la pensée est donc son caractère essentiel. L’image, l’idée même peuvent demeurer un simple spectacle, elles se prêtent au dilettantisme, mais la pensée marche vers un terme, et ce terme, c’est la croyance.

Le propre de la croyance, c’est de nous fournir une règle d’action. Dès lors, nous avons un moyen bien simple de savoir ce que signifie une croyance et de reconnaître si certaines affirmations se distinguent les unes des autres. « Les différentes espèces de croyances se distinguent par les divers modes d’action qu’elles produisent. Si les croyances ne diffèrent point sous ce rapport, si elles mettent fin au même doute, en créant la même règle d’action, de simples différencesdansla manière de lespercevoir ne suffisent pas pour en faire des croyances différentes, pas plus que jouer un air avec différentes clefs n’est jouer des airs différents. » (/? « >'. Phil., janv. 1879, p. lb) Ainsi, explique Peirce, — qui s’aventure à donner un exemple bien mal choisi, — les catholiques et les protestants ayant à l'égard de l’Eucharistie la même attitude de vénération et de confiance dans ses effets, il revient au même de dire avec les uns qu’il n’y a plus de pain ni de vin après la consécration, mais le corps et le sang du Christ, ou avec les autres que le pain et le vin sont capables de répandre dans l'àme certaines forces spirituelles et d’unir au Christ. c II semble donc, conclut Peirce, que la règle pour atteindre le troisièmedegrédeclarté dans la compréhension peut se formuler de la manière suivante : Considérez quels sont les effets que nous pensons pouvoir être produits par l’objet de notre conception. La conception de tous ces effets est la conception complète de l’objet. » (Ibid., p. 48)

La formule paraît simple au premier abord ; elle recèle pourtant une ambiguïté fondamentale, que nous retrouverons, avec d’autres encore, dans les déclarations de James. Comment entendre le mot

« effets » ? S’agit-il desimpressions que font sur nos

sens les objets que nous disons réels, par exemple, que le feu est rouge, qu’il brûle le bois, qu’il fond les métaux, etc., ou des attitudes, des actions que ces impressions provoquent chez ceux qui les éprouvent ? Dans le premier cas, l’accord s'établit facilement entre les hommes ; seuls les fous et certains malades n’y participent pas ; mais alors on ne dépasse pas le point de vue de l’empirisme ordinaire. Dans le second, la règle devient originale, mais elle ne semble pas sûre, car un même objet,

dans les mêmes circonstances extérieures, peut ètr «  cause d’attitudes bien différentes chez diverses personnes.

La pensée de Peirce, qui flottait ici entre ces deux explications, paraît avoir penché plus tard vers la première, et il a insisté sur la réalité et l’efficacité de ce qu’il y a de général dans les faits. L’expérience qui donne son sens à un concept n’est pas tel

« événement particulier qui s’est produit pour quelqu’un dans le passé mort, mais ce qui se produira

sûrement pour quiconque, dans le futur vivant, remplira certaines conditions >. (The Monist, avril io, o5, p. 173, Cf. Dict. de Baldwin, vol. II, p. 3aa, au mot Pragmatism) C’est donc vers le futur, et non vers le passé, que se tourne le pragmatiste pour définir le sens d’une idée. Lorsqu’il parle d’expérience, il veut dire que, toutes les fois qu’on agira d’après une certaine idée, on obtiendra tels résultats, et ce sont ces résultats prévus, ces effets pratiques qui constituent le sens de l’idée. Soucieux de dégager ce qu’il appelle maintenant son pragmaticisme de ce qu'était devenu, sous l’influence de James, le pragmatisme, il prend soin de faire observer que, pour lui, le sens de l’idée ne consiste point d ins l’action, qu’il ne fait point de l’action le but suprême de la vie, le souverain bien. L’action n’est qu’un moyen d’atteindre des phénomènes généraux, c’est-à-dire les lois de la nature. Ces lois, bien que non existantes, en d’autres termes, bien que n’ayant pas le même mode de réalité que les faits et les objets individuels, n’en sont pas moins réelles ; ce qui le prouve, c’est qu’elles exercent une influence, elles nous poussent à telle ou telle action.

Ainsi, d’après Peirce, ce qui détermine le sens de nos idées, ce n’est pas notre action en elle-même, mais les résultats généraux auxquels elle aboutit en s’exerçant sur telle ou telle partie de l’univers. Ce sont les réponses des choses, toujours les mêmes lorsque nous les manipulons de la même façon, qui nous fournissent des règles de conduite et en même temps donnent à nos pensées un sens clair et bien défini. Chez Peirce, le pragmatisme est bien déjà la subordination de la pensée à l’action, puisque la première a pour unique fonction d'éliminer le doute et d’arriver à établirune règle pratique, mais ici la connaissance ne paraît pas intrinsèquement modifiée par l’action. L’action provoque la réponse des choses, mais c’est cette réponse qui donne à nos idées une signiûcation. Bien que le problème de la vérité soit envisagé du point de vue de la croyance, l’objectivité de la connaissance n’en semble pas moins nettement affirmée.

II. La Théorie Pragmatiste do la Connaissance et de la Vérité. — Peirce ne s'était occupé que du sens des idées et avait à peine effleuré ce qui concerne leur vériûcation. James, reprenant pour son compte le principe énoncé par ce savant, le développe en différentes directions et, de plus, élabore une théorie de la vérité et de la connaissance. C’est aussi ce qu’entreprennent, chacun à sa manière, Schiller et Dewey.

James adopte le principe énoncé par Peirce en le formulant d’une manière plus large mais encore plus équivoque : « Le sens effectif d’une proposition philosophique quelconque peut toujours êlre amené jusqu'à quelque conséquence particulière dans notre future expérience pratique, soit active, soit passive : le point important résidanten ce fait que l’expérience doit être particulière, plutôt que dans le fait qu’elle doit être active. » (Philosophical Conception and Practical Résulta. Cf. Rev. de Philosophie, mai 1906, p. 467) Le mot conséquence doit être entendu d’une 121

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façon très générale, comme le montre la définition

du pragmatisme dans le Dictionnaire de Philosophie de Baldwjn. (T. ii, p. 3a i) Ces conséquences peuvent être ou la conduite qui doit être recommandée ou les expériences que l’on doit attendre, si la conception est vraie.

L’ouvrage postLume du professeur de Harvard souligne également ce point. « … l.a partie la plus importante de [la signification du concept réside dans les iésiiltats auxquels il conduit. Ces conséquences peuvent consister soit à nous faire agir, soit à nous faire penser. Quiconque possède une idée claire de ces conséquences sait, en fait, ce que le concept signifie pratiquement, quel que soit l’intérêt propre de son contenu substantiel. » (Introduction à la Philosophie. Trad. Roger Picard. Paris, Rivière, io, 14, P- 7 ») James ajoute que la règle pragmatique énonce que la signification d’un concept peut toujours être trouvée sinon dans quelque réalité particulière qu’il sert à désigner, du moins dans quelque particularité de l’expérience humaine que son existence rendra vraie.

Il ressort de ces textes que ce qui importe, pour James, touchant la signification des concepts, c’est que leurs conséquences soient concrètes, particularisées ; l’activité ou la passivité du sujet connaissant passent au second plan. Une expérience (c’est-à-dire le fait d'épi ouver quelque chose), que l’objet en soit interne, ou externe, voilà ce qu’il réclame pour donner à une idée un contenu clair et bien défini. On s’est donc trompé, — et il faut avouer que l’illustre psychologue avait donné lieu à cette erreur par son langage fort imagé mais très peu précis, — lorsqu’on a prétendu que James faisait appel, pour déterminer la signification des concepts, aux conséquences les plus vulgairement utilitaires. Il a vivement protesté ; en particulier, dans un article où il défend la notion pragmatiste de la vérité contre ceux qui ne la comprennent pas.(7'/ie pragmatist’saccountoi 'truth and ils misunder standings. The Philosophical Revieu-, 1908. En appendice à la traduction de Pragmutism par E. Le brun. Flammarion, Paris, 1911 ; cité d’après cette traduction.) Le pragmatisme, dit-il, n’est pas une théorie sommaire, une vulgarisation philosophique à l’usage des ingénieurs, des financiers ou des hommes d’affaires. On a généralement cru que

« pratique » pour nous signifiait l’opposé de ce qui

concerne la théorie pure ; mais s’il est indéniable que a les idées sont, bel et bien, pratiquement utiles, au sens étroit du mot », il est non moins incontestable que les idées doivent être vraies avant d'être utiles eten dehors de toute utilité, ou, en d’autres termes, que leur objet soit réellement donné, perçu, « … c’est là une condition qui doit être remplie pour qu’elles puissent avoir cette sorte d’utilité, car l’importance même des objetsaveclesquels les idées nous mettent en relation, fait l’importance de ces idées, qui en deviennent le substitut ». (Ibid., p. 293) Il est douteux que James ait toujours adopté cette attitude et qu’il ait sans cesse marqué aussi nettement l’antériorité de la vérité par rapport à l’utilité ; à moins qu’il ne faille distinguer entre utilité matérielle et utilité en général. Quoi qu’il en soit, il est juste de reconnaître qu’il a maintes fois énuméré ce qu’il comprenait sous le terme de conséquences : rapport aux réalités physiques, aux idées antérieurement acquises, aux principes directeurs de la connaissance, aux événements passés, à l’existence de la pensée chez les autres hommes. L’utilité que James a en vue lorsqu’il emploie ce mot à propos des conséquences d’une idée, est donc l’utilité pour l’homme en tout ordre de choses.

Puisque la signification des idées est de nature

pratique, c’est-à-dire, doit toujours amener à ui.e expérience particulière, à un détail concret, la vérité et la fausseté qui dépendent de la signification des concepts auront nécessairement le même caractère. La différence entre les idées vraies et les idées fausses sera une différence pratique. James la décrit en ces ternies ; « Les idées vraies sont celles que nous pouvons assimiler, valider, corroborer et vérifier. Les idées fausses sont celles que nous ne pouvons traiter ainsi… La vérité d’une idée n’est pas une propriété stagnante qui lui soit inhérente. La vérité survient à une idée. Elle devient vraie, est rendue vraie par les événements. Sa vérité est, en fait, un événement, un processus, le processus qui consiste à se vérilier elle-même, sa véri- fication. Sa validité est le processus de sa valid-<ifc’on. » (Pragmatism. Longmans, Green, New-York et Londres, 1907, p. 201)

L’opposition entre la théorie classique de la vérité et la théorie pragmatique est donc celle du statique au dynamique. Selon la première, une idée est vraie ou fausse dès lors que, par un jugement, l’esprit l’a mise explicitement en relation avec un état de choses dont il allirme ou il nie la réalité ; elle est vraie ou fausse dès ce moment, bien que nous puissions ignorer laquelle de ces deux qualilications lui convient. Selon la seconde, au contraire, une idée n’est ni vraie, ni fausse, tant qu’elle ne nous a pas amenés à constater que ce qu’elle signifie est réel ou irréel. Vériûcation et vérité deviennent alors identiques. James admet la définition usuelle de la vérité, l’accord de la pensée avec la réalité ; mais il reproche à cette formule d'être trop abstraite, et la supériorité du pragmatisme, clans son opinion, est de donner au mot accord un sens tout à fait concret. Il nous permet de poser le pied, dès l’abord, sur un terrain solide et de ne jamais le quitter ; pas d’interruption, ni de saut ; nous allons d’un mouvement continu et sans heurt de l’idée au terme qu’elle nous faisait prévoir.

Etre d’accord avec la réalité, est-ce représenter, copier cette réalité? Copier le réel est sans doute une manière de s’y accorder, mais si elle a son importance, elle n’est pas unique, ni même essentielle. D ailleurs, ce genre d’accord ne se produit que bien imparfaitement, là où il est possible. Quelle distance entre la perception sensible elle-même, si riche, si détaillée qu’on la suppose, et l’objet avec lequel elle nous met en relation I Que dire alors du concept ? Et que peuvent bien copier des idées telles que « passé », « pouvoir », c spontanéité », etc.? Il ne s’agit alors que de symboles, non de copies, et il faut trouver un moyen d’expliquer leur accord avec les choses. Le pragmatisme prétend y réussir en disant que, pour une idée, s’accorder avec le réel, c’est conduire sans heurt, par des transitions simples et faciles, à l’objet qu’elle annonce, ou du moins dans ses environs. C’est cette direction, cette conduite de l’esprit par l’idée, qui constitue pour James, indivisiblement, la vérification et la vérité.

A la rigueur, nous ne devrions appeler vraies que les idées, les affirmations qui ont éternises à l'épreuve et qui ont abouti au point qu’elles indiquaient, mais il n’est pas toujours nécessaire de procéder à cet examen. Pratiquement, cela serait impossible, une vie humaine n’y suffirait pas, un temps précieux serait perdu. D’ordinaire, nous tenons pour vraie, sans en avoir fait l'épreuve, toute notion qui s’accorde avec nos autres croyances et que rien dans la réalité ne vient démentir. Nous pouvons, d’aillenrs, légitimement en user ainsi, car l’expérience nous a montré que les choses ne sont point disparates, qu’elles se classent en genres et en espèces. Il sullit donc d’avoir vérifié directement l’idée sur un des 123

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individus de la classe pour être autorisé à la tenir vraie des autres, jusqu'à preuve du contraire.

James a dit maintes fois que la vérité d’une idée consiste dans ses conséquences satisfaisantes. Certains lui ont reproché de délinir ainsi la vérité d’une manière toute subjective et ont objecté que, d’après cette conception, chaque esprit pourrait légitimement regarder comme vrai ce qui lui agrée. James repousse cette accusation, et bien que son langage ait pu assez souvent trahir sa pensée, il semble le faire ajuste titre. Il a en effet déclaré nettement, — dans son ouvrage intitulé « Pragmatism », en particulier, — que nos idées se meuvent entre des limites assez étroites. Pour qu’elles donnent des résultats satisfaisants, il faut qu’elles tiennent compte de plusieurs conditions. Tout d’abord, de la réalité sensible. Cette réalité obéit à des lois, qui s’imposent également à nous si nous voulons obtenir un succès au lieu d’essuyer un échec. En second lieu, des lois de la pensée, des principes qui la gouvernent et qui dérivent de la structure même de l’esprit. Nous ne pouvons pas plus agir à notre guise à l'égard de ces principes que nous ne pouvons le faire à l'égard des expériences sensibles. L’absence de contradiction, la cohérence est pour la pensée une loi inviolable. Nos idées doivent aussi rester d’accord, autant que possible, avec les notions que nous avons déjà acquises, avec les allirmations du sens commun, parmi lesquelles la croyance à la réalité des événements passés, à l’existence chez nos semblables d’une pensée pareille à la nôtre, ne sont pas les moins importantes '. James observe que l’esprit s’attache à maintenir la continuité de ses croyances et ne modifie ses idées anciennes que juste autant qu’il est nécessaire pour assimiler l’idée nouvelle.

Mais les principes de la raison et les affirmations qui s’y rattachent immédiatement ne sont pas seulement des types déjà fixés auxquels nos jugements ont à se conformer, ce sont aussi des vérités. De même, les propositions qui concernent lesévénements passés. La théorie pragmatiste, qui identifie vérité et vérilication, s’npplique-t-elle dans ces deux cas ? Oui, prétend James, ici encore, l’idée estvraie parce qu’elle nous conduit avec aisance au point qu’elle nous faisait prévoir. Mais quel peut-être le résultat attendu, lorsqu’il s’agit de vérités nécessaires, puisqu’il ne faut pas songer à une expérience sensible ? L’auteur de Pragmatism ne l’explique pas clairement ; il se contente de dire que ces vérités sont valables de tous les objets rentrant dans les classes qu’elles expriment (nécessaire, contingent, cause, effet, etc.), et par suite de tel objet particulier, si nous l’avons correctement subsumé, c’est-à-dire, rangé dans la classe à laquelle il appartient réellement. Quant aux jugements qui concernent le passé, ils se vérilient, indirectement d’ailleurs, grâce auxeffetsqui subsistent de causes maintenantdisparues. Le passé est vrai, car il est nécessaire pour expliquer le présent. Ici encore, l’idée vraie nous conduit vers ce qu’elle représente, mais le cours du temps ne peutêtre remonté qu’idéalement.

l. « K ntre les contraintes de l’ordre sensiMe et cellesdc l’ordre idéul, notre esprit est ainsi étroitement serré. Nos idées doivent s’accorder avec les réalités, que ces réalités soient concrètes ou abstraites, qu’elles soient faits ou principes, sous peine d’incohérence et d'échecs sans fin. n Pragmatism, p. 211.

« Après l’intérêt qu’il y a pour un homme à respirer

librement, le plus grand de tous ses intérêts, celui qui, a la différence de la plupart des intérêts de l’ordre physique, ne connaît ni fluctuation, ni déclin, c’est l’intérêt qu’il y a pour lui à ne pas se contredire. a La notion de vérité défendue etc. Trad. Le Brun. — Le Pragmatisme, p. 295.

La vérité, se ramenant à la vérification d’un jugement, est par suite une opération. On peut donc, en ce sens, alïirmer que la vérité est faite et non pas simplement trouvée. Dire que les choses sont vraies en elles-mêmes est un abus de langage ; les choses ouïes faits, considérés en soi, ne sont pas vrais, ils so « Mout simplement. La vérité appartient à l’esprit, elle est son œuvre, bien que cette œuvre ne puisse être accomplie que dans les conditions énumérées plus haut. Parler de la vérité en général, c’est s’en tenir à une abstraction ; il n’existe que des vérités particulières. Sans doute, on peut concéder que les vérités de tout ordre et les vérités relatives à chaque situation convergent vers une vérité unique ; toutefois cette vérité n’existe pas encore, elle n’a pas encore été faite ; ce n’est qu’une fin vers laquelle tend l’esprit humain. Mais pourra-t-elle être jamais autre chose qu’une fin ? Si on la supposait réalisée un jour, c’est que l’expérience elle-même serait arrivée à son terme, qu’elle ne pourrait plus s’accroître. Tant qu’il n’en est pas ainsi, que des faits nouveaux se présentent, toute vérité n’est que relative, relative aux limites de l’expérience où elle fonctionnait (worked), se montrait satisfaisante ; pour une expérience plus étendue, cette vérité, prise absolument, est fausse.

Ainsi s’affirme un des caractères les plus frappants du pragmatisme, qui est de regarder vers l’avenir. L’intellectualisme soutient que l’esprit humain n’a qu'à reconnaître la vérité, car la vérité préexiste à l’activité de la pensée humaine ; le pragmatisme enseigne lecontraire. Les vérités sont l'œuvre de notre pensée, elles varient à mesure que notre expérience progresse et la vérité unique n’est qu’un idéal vers lequel tend notre intelligence, sans savoir si elle pourra jamais l’atteindre.

Ces considérations de James jettent un doute sur la qualité du réalisme qu’il affirme si énergiquement, en particulier dans l’article déjà cité. En exposant dans Pragmatism les vues de Schiller et de Dewey, il leur témoignait une telle sympathie, faisait si bien valoir les arguments invoqués par eux, qu’il semblait prendre à son compte leur théorie de la connaissance et de la réalité. Pourtant il n’a pas voulu probablement aller jusque-là, car il concède que la doctrine de Schiller est compatible avec le solipsisme et relève d’une métaphysique spéciale, à laquelle le pragmatisme ne conduit pas nécessairement. (Trad. Le Brun, p. 298)

Mais autre chose est de vouloir s’arrêter sur la pente où l’on s’est engagé, autre chose de le pouvoir ; et la manière dont James conçoit le rôle delà pensée, la relativité qu’il découvre dans les vérités humaines, semblent bien poser les principes d’où découlent les conséquences extrêmes qu’il rejette. James affirme, sans doute, nous l’avons vu, que la vérité, pour être utile, doit tout d’abord satisfaire aux conditions indiquées plus haut, accord avec l’expérience sensibles, les principes de la raison, les vérités ou simplement les idées antérieurement acquises ; mais, d’autre part, il soutient aussi que la vérité n’a d’autre droit à s’imposer à l’esprit que son utilité, que rien, absolument rien, ne nous obligerait soit à la chercher, soit simplement à la reconnaître, à supposer qu’elle s’offrit d’elle-même, si elle ne nous apportait quelque avantage. Il a recours à la psychologie pour mettre en évidence le caractère intentionnel (purposive) de la connaissance. La connaissance ne se suffit pas ; elle n’atteint pas son but dans son objet immédiat. L’impression sensorielle n’existe que pour éveiller la réflexion, et la réllexion que pour guider l’acte. Agir est donc la fin de la connaissance, et s’arrêter à la réflexion, 125

PRAGMATISM K

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c’est détraire l’ordre et tromper les inlentioi 3 de la nature. On n’a pas assez remarqué la place que tenaient les intérêts pratiques dans les constructions intellectuelles. L’évolulionnisine a montré que la connaissance n’est qu’un moment au cours d’un phénomène moteur. La question fondamentale, concernant les choses qui se présentent pour la première fois à la conscience, n’est pas : qu’est ceci ? mais la question pratique : où tend ceci ? (Tlie sentiment 0/ Rationalité dans The Will to belie^e, pp. 63-no et Reflex Action and Theism, ibid, pp. Il 1-1 h)

L’idée de lin et, par suite, l’idée de bien dominent toute cette théorie de la connaissanceet en donnent la clef. C’est donc très logiquement que James allirme : < … la vérité est une espèce du bien et non, comme on le suppose, d’ordinaire, une catégorie distincte du bien et qui lui est coordonnée. Le vrai, c’est le nom. te tout ce qui se montre bon dans l’ordre de la croyance et bon, aussi, pour des raisons définies, qu’on peut donner. » Et il ajoute que c’est le point central de sa théorie de la vérité. (Pragmatism, pp. 75-76) Assurément, James en proclamant le principe : La vérité, c’est ce qu’il nous est bon de croire, ou du moins le meilleur, n’entend pas autoriser les fantaisies individuelles, ni légitimer lesillusionsavantageuses, encore moins les mensonges. Une peut pourtant éviter dereconnaître que, dans certains domaines, on doit tenir pour vraies des allirmations contradictoires émises par différentes personnes, parce qu’elles sont avantageuses pour ces personnes. Ainsi, il sera vrai pour l’un que l’univers est en réalité l’Absolu, parce que cette croyance lui procure une entière sécurité morale ; pour l’autre, que le monde est essentiellement multiple, que nous ne pouvons nous appuyer que sur un Dieu ou des dieux Unis, parce que cette conception cadre avec son tempérament énergique, avide d’effort et de lutte, son désir ardent de contribuer à donner au monde son caractère définitif, en acceptant de courir les risques de l’aventure. (Pragmatism, pp. 282 ; 286)

Même lorsqu’il s’agit des croyances collectives les plus fermes, celles de la science et du sens commun, le principe posé fait dévier la théorie vers le subjectivisme. On doit dire de ces ordres de connaissances, malgré leur universalité, ce que l’on disait des opinions philosophiques personnelles : ils sont vrais chacun pour sa part, la vérité de l’un ne détruit pas la vérité de l’autre, bien que souvent sur les mêmes points ils soient en contradiction. Et ce qui explique cette aflirmation paradoxale, c’est qu’aucun de ces modes de connaissance, sens commun, science, critique philosophique, ne nous donne une image exacte d’une réalité qui serait déjà toute faite, mais chacun se montre excellent pour atteindre certaines fins et insuffisant sous d’autres rapports. La variabilité des hypothèses scientifiques est bien connue, mais les notions du sens commun, quoique plus stables, ne sont point innées ou encore formées comme d’elles-mêmes en tout esprit humain dès le premier contactavecleschoses. Ces notions, demême que les hypothèses scientifiques, ont d’abord été des inventions, les découvertes de quelques-uns de nos ancêtres d’une époque extrêmement éloignée, l’ne fois trouvées par ces génies préhistoriques,

« elles ont pu être vérifiées immédiatement par les

faits auxquels elles s’adaptaient, et ainsi, de fait en fait, et d’un homme à l’autre, elles ont pu s’étendre, jusqu’à ce que le langage tout entier reposât sur elles ». (Ibid., p. 1 8a-183) Maintenant, sans doute, il ne nous est pas possible dépenser autrement qu’à l’aide de ces catégories ; mais, à l’origine, il n’en était pas ainsi.

On voit dès lors ce qui peut rester du réalisme que

James prétend sauvegarder. Ces conditions, dont il répète avec insistance que nos idées doivent tenir compte, sont subjectives dans une très large mesure. S’il s’agit des vérités antérieurement acquises, les plus solides d’entre elles, les allirmations du sens commun, ne sont que des moyens par lesquels l’être humain s’est adapté à son milieu. Supposons que la nature de cet être eût été différente, ces allirmations elles-mêmes auraient été autres que ce qu’elles sont. Il n’est même pas nécessaire de recourir à cette hypothèse ; rien ne prouve que l’homme, avec la nature que nous lui connaissons, n’aurait pas pu inventer, à l’origine, d’autres moyens aussi avantageux que ceux qui ont été adoptés et qu’il n’est plus maintenant en son pouvoir de changer. Quant à la réalité représentée par l’expérience sensible, James nous dit également qu’elle est difficile à trouver à l’état brut, qu’elle n’est point toute faite, comme le prétend l’intellectualisme, et qu’elle se prête non seulement aux additions qu’y peut faire notre activité physique, mais encore aux modifications que lui fait subir notre connaissance. Nous pouvons, par exemple, l’interpoler, y introduire des intermédiaires, pour lui donner une continuité qu’elle ne possède pas en soi.

Il devient donc difficile de voir ce qui sépare la doctrine de James des conceptions plus radicales et plus cohérentes de Schiller et de De-vey. Au fond, il ne va pas jusqu’aux conséquences extrêmes, simplement parce qu’il ne veut pas les admettre, et aussi parce que le pragmatisme lui apparaît principalement comme une théorie qui rattache toute idée au concret, au particulier, plutôt qu’à l’action. Si, d’autre part, il ramène le vrai au bien et déclare que c’est là le point central de sa doctrine, c’est que la confusion de ses idées lui permet d’associer des principes qui ont une portée bien différente.

Cette équivoque est dissipée dans la doctrine de Schiller, beaucoup plus philosophe que James et habitué à donner à sa pensée une forme logique que l’on trouve rarement chez celui-ci. La théorie instrumentale de la pensée passe nettement au premier plan dans le pragmatisme du professeur d’Oxford.

« Dire qu’une vérité a des conséquences, observe-t-il, 

et que celle qui n’en a pas n’a ni sens ni portée, c’est dire qu’elle a une relation avec quelque intérêt humain. » (Studies in Humanism, Macmillan, Londres, 1907, p. 5) Toute idée se rapporteà undessein quelconque, à un but qu’on se propose ; et derrière ce dessein il faut apercevoir la personne humaine tout entière. Aussi le pragmatisme de Schillkr a-t-il été désigné par lui du nom d’Humanisme, L’humanisme a pour devise : « L’homme se met lui-même dans tout ce qu’il fait. » Aussi, de même qu’il faut se garder de considérer isolément un mot d’une phrase, si l’on veut être sûr de le bien comprendre, de même, pour connaître ce que signifie et l’idée et l’intention à laquelle elle répond et la parole qui les exprime toutes deux, il faut avoir soin de les rattacher à ce qui les entoure et les explique. Un mot n’a de sens coniplètemenldéiinique dans une phrase ; la phrase elle-même ne devient tout à fait claire que par le contexte. Or, l’idée et l’intention qui l’a formée ont pareillement ce que Schiller appelle un « contexte psychologique », c’est-à-dire l’ensemble de tous les étatsde conscience, — représentations, émotions, tendances confuses —, d’où émergent le dessein et l’idée qui le reflète et le sert. Supprimer ce contexte, c’est s’enlever le moyen de comprendre le véritable sens des mots par lesquels nos semblables tâchent de nous manifester ce qu’ils pensent.

Les termes ontsansdoute une ou plusieurs acceptions que l’on considère comme usuelles ; mais ce ne sont là que des significations abstraites, telles qu’on 127

PRAGMATISME

128

les trouve alignées dans un dictionnaire ; ce ne sont que des moyennes formées par la combinaison des sens innombrables que leur donne dans la réalité la multitude des individus parlant une même langue. Par exemple, je suis fatigué et je demande une chaise. Que veut dire le mot chaise ? Un siège à dossier, sans bras, à fond d’étoile ou de paille ? Pas précisément, mais simplement un siège où je puisse m’asseoir pour me reposer, si bien qu’un fauteuil, un canapé, ou même un simple banc ou un strapontin, répondront, suivant le cas, ou pleinement ou sutfisammenl à ma pensée. Au contraire, le meuble qu’on désigne d’ordinaire sous le nom de chaise ne sera pas ce que j’entends par ce mot, s’il n’a pas de fond, ou si, vermoulu, il cède sous mon poids. Ainsi le sens de l’idée, dans une circonstance donnée, dépend du dessein qui l’a suscitée, et ce dessein lui-même est inséparable de la personnalité.

La conclusion qui découle immédiatement de ces considérations, c’est que la logique est indissolublement unie à la psychologie et que l’on a fait fausse route en les séparant, que nos recherches sont vouées à la stérilité si l’on s’obstine à maintenir entre ces deux, sciences une cloison étanche. La psychologie, prétend-on, est une science qui cherche uniquement à décrire les faits mentaux et à expliquer comment ils se produisent ; elle n’a rien à voir avec les

« valeurs », telles que vrai ou faux, beau ou laid, 

mauvais ou bon, etc., que peuvent prendre certains de ces faits. La logique, à son tour, n’envisage les faits de connaissance que du point de vue de cette valeur : la vérité, et n’a pas à se demander comment s’est produit le fait qui présente cette valeur ; elle doit laisser de côté toutes les particularités psychologiques qui en ont accompagné l’apparition. Il faut se faire une conception tout opposée du rapport de ces deux sciences. La psychologie, sans doute, n’a pas à juger des valeurs, mais elle doit les connaître et les décrire comme les autres aspects des phénomènes dont elle s’occupe, et la logique, d’autre part, doit tenir grand compte de toutes les circonstances psychologiques des idées dont elle doit apprécier la valeur de vérité. Cette dernière science sort donc tout naturellement de la première, qui lui fournit son objet et aussi le moyen d’exercer sa fonction. C’est en effet parce qu’il y a des valeurs de connaissance, parce que nos idées prétendent à la vérité dès qu’elles existent et que certaines d’entre elles se révèlent fausses, que la logique a sa raison d’être. Si toutes nos idées étaient vraies, de même qu’elles possèdent toutes une existence mentale, nous n’aurions nul besoin de logique et la psychologie suffirait. Seul le fait de l’erreur nous oblige à distinguer parmi les processus psychologiques ceux qui donnent des résultats satisfaisants de ceux qui mènent à un échec. La dépendance de la logique à l’égard de la psychologie devient ainsi manifeste.

Le sens des idées étant délini en chaque circonstance par le but que l’individu se propose et la relation de ce dessein à sa personnalité, il va de soi que les conséquences bonnes, celles qui donneront à ses idées un caractère de vérité, sont celles qui répondront au dessein qu’il a formé, aux ti ails de son caractère et à ses dispositions présentes. Si par chaise j’entends un siège où je puisse m’asseoir et que ce siège me soutienne en effet, mon idée de chaise se trouve vériliée. On voit par là que la vérité comme le sens du concept restent individuels. Deux hommes peuvent prononcer la même phrase, sans qu’un seul mot diffère, et cependant il arrivera que l’alfirmationsera vraie pour l’un, fausse pour l’autre, si leurs intentions ne coïncident pas.

Mais, dans ces conditions, existe-t-il encore une

vérité objective ; et, dans l’allirmative, comment l’individu peut-il l’atteindre ? La question, ici, est double, car vérité objective peut signifier, et signifie souvent dans la philosophie moderne, vérité communément reçue, vérité sociale, ou bien cela veut dire conformité à des réalités qui existent indépendamment de la pensée. Examinons d’abord la solution que Schiller donne au problème sous le premier aspect. Sans doute, avoue-t-il, la vérité est d’abord une évaluation subjective, mais, à ce premier moment, elle est très instable. Dans l’individu lui-même on constate déjà une règle qui gouverne ces appréciations purement personnelles : il existe une hiérarchie de tendances, de desseins, et par suite, une sélection s’opère parmi les évaluations. « Il y a une tendance à la consolidation et à la subordination des intérêts sous les principales lins de sa vie. Aussi beaucoup d’intérêts dudébutseront supprimés, et les évaluations qui les servaient tendront à être rétractées, à être jugées inutiles, et linalement fausses. » (Humanisât, Macmillan, Londres, 1903, p. 58) Par ailleurs, l’homme étant un être sociable, sa vie doit cadrer avec la conduite de ses semblables. Il y a là une nouvelle règle d’appréciation des jugements, plus impérieuse encore que la précédente.

« La vérité, donc, pour être réellement assurée, doit

devenir plus qu’une évaluation individuelle, elle doit emporter l’assentiment social, se transformer en une propriété commune. » (Ibid.)

La théorie pragmatiste reste ici conséquente avec elle-même ; c’est toujours l’utilité des conséquences qui décide delà vérité du jugement, mais cette fois l’utilité sociale et non plus seulement l’utilité individuelle ; ou plutôt, l’individu arrive à reconnaître que ce qui lui est le plus utile, c’est aussi, parce qu’il est fait pour vivre ensociété, ce quia la plus grande valeur sociale. Schiller, qui exalte Protagoras aux dépens de Platon, s’est efforce de montrer qu’il ne fallait pas écarter cette interprétation de la maxime fameuse du grand sophiste : L’homme est la mesure de toute chose. « Son Humanisme était assez vaste pour embrasser à la fois « l’homme » et les « hommes 1), et il pouvait y inclure le premier parce qu’il y avait inclus les derniers. » (Studies in Humanisai, p. 34)

Mais une vérité objective, en ce sens, ne l’est pas pleinement. N’y a-t-il point, en dehors de tous les sujets connaissants, une réalité indépeii.iantede leur pensée et à laquelle leurs idées doivent se conformer pour être vraies ? Assurément, répond Schiller, il y a quelque chose en dehors de la pensée ; nos idées ne sont pas créatrices, au sens propre du mot, mais cette réalité, nous ne savons pas jusqu’à quel point elle est déterminée en soi. Nous pouvons la considérer comme analogue à la matière première d’Aristote ; en tous cas, elle est plastique et se laisse mouler, non seulement par notre action physique, mais encore par la connaissance elle-même. Sur ce point, Schiller ne montre pas la même hésitation que James. Il affirme nettement, non seulement que nous faisons la vérité, mais que, dans la plus large mesure, la réalité aussi est notre œuvre. Les limites de notre connaissance, ce qu’elle présuppose et sur quoi elle s’appuie, l’enserrent d’une manière bien moins rigoureuse que ne l’allirmait l’auteur de « Pragmatism ».

Admettre des faits indépendants de notre connaissance ou bien une vérité éternelle qui la domine, c’est s’engager dans des difficultés inextricables ; car il restera toujours à montrer quelle relation existe entre ces faits indépendants, cette vérité éternelle, et les faits qui sont des faits pour nous, les vérités qui sont des vérités pour nous. Reportons-nous donc au processus de la connaissance humaine, tel qu’il 129

PRAGMATISME

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se déroule dans le présent. Voici les divers moments qu’on peut y distinguer : « i) nous nous servons d’un esprit qui a que que expérience antérieure et qui possède quelque connaissance, et j)a ainsi acquis (ce dont il a grandement besoin) une certaine hase, dans la réalité qu’il contenta accepter comme « fait » ; car i) il lui faut une « plate-l’orme » d’où il puisse continuer d’agir sur une situation, qu’il a en face de lui, 4) alin de réaliser quelque dessein ou de satisfaire quelque intérêt qui délinitpour lui une a lin » et constitue pour lui un « bien ». ô) En conséquence, il entre en contact expérimental avec la situation par quelque intervention volontaire, qui peut commencer par une simple allirmation et continuer par des conclusions raisonnées, mais qui toujours, quand elle est complète, aboutit à un acte. G) Il est guidé par les résultats (conséquences) de cette expérience, qui tendent à vérilier ou à discréditer la base provisoire, les « faits, affirmations, conceptions, hypothèses et postulats originels. 7) D’où, si les résultats sont satisfaisants, le raisonnement employé est considéré comme ayant été bon pro tanto, les résultats, exacts, les opérations accomplies, valides, tandis que les concepts employés et les allirmations énoncées sont jugés vrais. » (Slud. in Hum., p. 185)

Il pourrait sembler, d’après cette description, que, sans parler decette matière mystérieuse sur laquelle notre action s’exerce, il y a encore un autre élément qui s’impose à notre esprit et qui n’a pu subir son influence au premier moment, quelle que soit la revision que la pensée en fasse par la suite. C’est cette base dans la réalité qui est déclarée nécessaire pour que notre action puisse s’exercer sur la situation donnée. Mais M. Schiller nous avertit que le mot

« fait », auquel on attribue une si grande valeur, est

un mot ambigu. Le fait « trouvé » et non « formé », que l’on peut, en ce sens, appeler indépendant de notre connaissance, est la « réalité primaire ». Le fait, ainsi compris, est antérieur à la distinction de l’apparence et de la réalité. C’est de l’expérience brute, et tout ce que l’expérience enferme est réel à ce point de vue (imaginations, rêves, illusions, hallucinations, erreurs). Un travail de sélection s’accomplit parmi cette réalité primaire ; alors seulement nous distinguons le fait réel de ce que nous rejetons comme une simple apparence. Dans cette sélection, nos desseins, nos émotions, nos désirs sont intervenus ; il n’y a donc pas de fait purement objectif. On a cru trouver dans l’existence des faits désagréables que nous sommes obligés de constater, quoi que nous en ayons, une objection contre la théorie pragmatiste. Au contraire, ils en sont, dit M. Schiller, un élément indispensable. Il ne faut pas confondre déplaisant et objectif. Ces faits ne font pas irruption en nous ; ils sont « acceptés » comme les autres, au moins provisoirement ; il nous incitent à des efforts qui tendent à les rendre irréels. De plus, s’ils sont acceptés, c’est qu’ils ne pouvaient être rejetés sans que nous eussions à subir des impressions plus désagréables encore. La loi de la hiérarchie des intérêts humains s’applique donc ici.

Si la production de toute véritésuppose des vérités préexistantes, ne doit-on pas arriver finalement à une vérité qui n’ait pas été « faite » ? A cela M. Schiller répond que, sans doute, on ne peut concevoir qu’une vérité ait jamais été tirée de rien, mais que, s’il existe un élément primitif qui n’ait pas été produit par notre esprit, cet élément demeure en dehors de nos prises. Quoi qu’il en soit, il reste légitime, du point de vue de la méthode, de considérer toute vérité comme ayant été « faite ».

Ceci s’applique même aux premiers principes. Le vieilempirisme a tenté de les expliquer d’une manière

Tome IV.

purement psychologique, en disant qu’ils dérivent de l’impression que les choses font sur l’esprit ; si nous énonçons le principe de causalité, c’est qu’en effet l’univers n’est qu’un ensemble de causes et d’ell’ets qui forment des successions régulières. Mais ces principes ne sauraient être extraits de l’expérience, car il faut déjà les posséder avant que l’expérience puisse les continuer ; de plus, cet empirisme ne réussit pas à nous montrer la dérivation de ces axiomes dans l’expérience. Il se contente d’allirmer que le fait s’est produit très anciennement par le mécanisme de l’association des images ; si bien que maintenant ils sont immuablement tixés, et que, chez l’homme actuel, la constitution de l’esprit est pratiquement la même pour l’empiristeque pour l’aprioriste. La conception aprioriste n’est pas établie par l’échec même de l’empirisme, car il y a un moyen terme : les axiomes peuvent être des postulats sans perdre leur nécessité et leur universalité. Que l’analyse kantienne se place sur le terrain psychologique ou sur le terrain logique, elle ne parvient pas à s’imposer. Au point de vue logique, elle n’apparaît pas comme vraie a priori, et l’antithèse fondamentale de la matière et de la forme, de la sensation et de la pensée, sur laquelle elle repose, est arbitraire. Au point de vue psychologique, les principes a priori sont des faits, et non des données ultimes qui soient rebelles à l’analyse. On peut donc, par une recherche plus pénétrante, en connaître la nature en en faisant l’histoire. La spéculation de Kant aboutit à un dilemme : ou supprimer la Raison Pratique ou étendre à la Raison Théorique l’usage des postulats.

C’est ce dernier parti qu’il faut prendre, si l’on veut être conséquent. Les postulats sont des demandes adressées à l’univers de notre expérience au nom de nos besoins et de nos désirs. Quelques-unes de ces demandes sontrejetées, d’autres, à moitié satisfaites, d’autres enfln, après quelques efforts, ont été pleinement exaucées. Ce sont ces dernières que nous appelons des axiomes. Mais quelque confirmation que ces tentatives si heureuses aient reçue de l’expérience, elles ne diffèrent nullement en nature de celles qui n’ont pas eu cette brillante fortune. Théoriquement, la liste des axiomes n’est pas close, puisque nous ne savons pas ce que nous réserve l’expérience ; certains axiomes peuvent redevenir simples postulats, certains postulats s’élever au rang d’axiomes. Pourtant, pratiquement, pour certains axiomes, le principe d’identité, par exemple, la possibilité d’un recul peut être négligée ; mais cela n’est vrai qu’au point de vue pratique, parce qu’il faudrait un effort colossal de l’esprit pour modifier la structure qui s’est ainsi formée au cours du temps et qu’il serait insensé de la détruire, uniquement pour montrer qu’elle avait été faite par voie de postulation, si nous ne pouvions substituer desaxiomes supérieurs à ceux dont nous usons maintenant.

Dans l’humanisme de M. Schiller, ’il reste donc bien peu de chose des conditions imposées parJames à la connaissance, conditions qui permettaient à ce dernier de croire qu’il demeurait fidèle au réalisme. Chez M. Dhwby, nous trouvons une réduction plus complète encore du fait ou de la chose au concept ; ou, pour mieux dire, nous leur voyons assigner une même nature et seulement des fonctions et des états divers. Le fondateur de l’école de Chicago conclut de l’analyse qu’il fait delà pensée qu’elle a un caractèreessentiellement utilitaire, instrumental, suivant son expression ; d’où le nom A’Instrumentalisme donné d’abord à sa doctrine, qu’il préfère maintenant appeler Expérimentalisme.

Plus nettement encore que James et Schiller, il pose la question du point de vue d’où Peirce l’a envi131

PRAGMATISME

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sagée. Tant que l’expérience est parfaitement organisée, qu’elle se déroule harmonieusement, la pensée n’a pas de raison d’être. Elle nait seulement lorsqu’un obstacle se dresse. La pensée a toujours son origine dans un embarras à dissiper ; son but est de conduire à un nouvel état où l’expérience sera de nouveau organique et harmonieuse, mais sous une forme supérieure à la précédente. La pensée n’a donc pas sa lin en soi, sa fonction est de réorganiser une situation où un conflit s’est déclaré ; par suite, la pensée est un instrument. C’est une forme particulière d’activité qui répond à un besoin spécilique, de même qu’en présence d’autres besoins notre activité revêt des formes appropriées, comme prendre un repas, acheter un vêtement, etc.

Supposons qu’un heurt se produise dans une partie de l’expérience où tout allait jusque-là sans secousse ; par exemple, que, dans un esprit qui avait toujours cru que le soleil tournaitautour delà terre, un doute s’élève en présence de certains indices du contraire ; que va-t-il arriver ?C’estque l’expérience se divisera. Elle va se polariser ; ses éléments, qui étaient auparavant du même ordre, prennent des caractères différents, qui les répartissent en deux classes. Parmi ces éléments, les unsdemeurent incontestés, ils apparaissent comme sûrs. Que le soleil tourne ou non autour de la terre, ce qui est certain, c’est qu’il y a des changements réels dont l’explication seule est douteuse. Cette partie de l’expérience est ce que l’on appelle le donné, datum. Les autres éléments sont considérés, au contraire, comme incertains ; ce sont eux qui sont l’objet du doute, aussi cette partie se présente comme conçue, comme idéale, ideatum.

Mais, qu’on le remarque bien, ces qualifications sont purement fonctionnelles, elles sont relatives à la nouvelle situation. Il ne fautpas croire quece que l’on appelle les faits, le donné, ait le privilège de l’objectivité, delà réalité, de telle sorte que la pensée n’aurait qu’à s’y conformer pour remplir son rôle. Le conçu, l’idéal, n’est pas totalementdénué d’objectivité. La vérité est que l’une et l’autre de ces parties de l’expérience, faits et idées, n’ont, chacune prise à part, qu’une réalité partielle. Les faits, pareequ’ils sont bruts, inorganisés, depuis que la rupture s’est produite ; les idées, parce qu’elles n’ont pas encore montré leur aptitude à réinterpréter les faits et à donner à l’expérience une harmonie supérieure à celle qu’elle possédait avant le conflit. Ce sera l’expérience ainsi réorganisée qui possédera la pleine objectivité, la réalité complète.

L’expérience brisée est la matière soumise à la pensée (tlie subject-matter of thought), ce qu’elle a à travailler et qui deviendra en vertu même de ce travailla matière propre de la pensée. Les faits et les idées ne forment donc pas deux classes hétérogènes, puisqu’ils émergent d’une même situation antérieure et qu’ils sont les deux parties complémentaires dont sera constituée la situation future. L’erreur intellectualiste est de considérer les idées coiiimedes représentations d’objets réels complets en eux-mêmes et qui, entrant dans l’esprit, seraient déformés par une sorte de réfraction. Les idées sont, au contraire, des ébauches, des commencements de réalités futures. Grâce à cette parenté, on conçoit qu’un fait puisse exercer un contrôle sur une idée ; ce qui serait inexplicable si les idées et les faits étaient absolument indépendants les uns des autres et hétérogènes.

« Nous ne pouvons comparer ou mettre en opposition

des distinctions de valeur avec de pures différences d’existence de fait. Le critère d’objectivité est si purement extérieur que par sa définition originelle il est entièrement en dehors du royaume de la

pensée. Comment la pensée peut-elle comparer son propre contenu avec ce qui est entièrement en dehors d’elle ? » L’objection fondamentale de Dewey à la conception usuelle de la connaissance, c’est qu’elle rend celle-ci inutile. Si l’idée n’a pour fonction que de représenter l’existence ou, du moins, si c’est là son rôle essentiel, alors la connaissance n’est qu’un redoublement inutile de ce qui existe déjà complet. Si nous avons déjà la réalité toute faite, à quoi bon l’idée ? Supposons, au contraire, que la réalité soif inachevée, qu’ellesoit, en partie, future, aussitôt l’on aperçoit la raison d’être de l’idée. Elle a pour rôle de préparer cette réalité future, de l’amener et de compléter ainsi ce qui existe déjà.

Dès lors, il ne saurait être question d’un accord de l’idée avec la réalité ; comment, en effet, confronter une idée avec ce qui n’existe pas encore ? La vérité ne peut se définir par la ressemblance, elle résulte de l’activité de l’idée, du fait que la partie manquante du réel survient après l’idée et grâce à son influence.

« La preuve de la validité de l’idée, c’est son usage

fonctionnel ou instrumental, en effectuant la transition d’une expérience qui présente un conflit relatif à une autre relativement intégrée… En d’autres termes, la signification (jneaning) de l’idée, ayant été choisie en vue de remplir un certain ollice dans l’évolution d’une expérience uniûée, ne peut être éprouvée d aucune autre manière qu’en voyant si elle fait ce qu’elle est destinée à faire et ce qu’elle parait devoir faire. » M. Dewey est donc, sur ce point, plus précis que James. Les seules conséquences qui puissent établir la vérité d’un jugement sont celles qui en constituent la réalisation. Toute autre espèce de résultat, si avantageuse qu’elle puisse être, doit être considérée comme accidentelle à l’idée et sans valeur probante. L’idée est un plan d’action ; si ce plan d’action, lorsqu’on l’applique, amène au résultat désiré, on déclare que l’idée est vraie. L’accord entre l’idée et les faits signifie donc le succès de l’idée.

M. Dewey, qui rectifie la théorie de James à cet égard, se sépare aussi de M. Schiller sur un autre point. Nous avons vu quelle importance ce dernier attache à la personnalité humaine, aux caractéristiques de l’individu ; il en fait un point de départ, une donnée fondamentale qu’aucune analyse ne saurait dissoudre. Telle n’est point l’opinion du professeur de Chicago. Ce que l’on qualifie mental n’est point d’une autre étoffe que le reste de la réalité. Il ne faut point faire de la pensée humaine un centre auquel tout se rapporte, une force qui confère l’ex16lenceà toutechose ; elle est active, certes, mais elle surgit d’une réalité antécédente et n’a qu’un rôle complémentaire. « La connaissance est un mode particulier et spécifique de changement que la réalité introduit en elle-même. Même dans son état de doute et d’indécision, elle signifie que les choses entrent, via cette chose particulière connue comme organisme, dans une nouvelle condition de changement différentiel ou additif… Cet état de tension, d’indications ambiguës, de projets et de tendances n’est pas « purement dans l’esprit », n’est rien de

« purement émotionnel ». Il est dans les faits de la

situation comme faits de transition. Le trouble émotionnel ou subjectif n’est qu’un aspect du trouble plus général qui est dans les choses mêmes. Parler en termes psychiques de conflits, de réajustement d’habitudes, ne rend pas les faits u purement psychologiques » : les habitudes sont aussi biologiques qu’elles sont personnelles, et aussi cosmiques que biologiques… » (Cf. M. Robkt, Rev.de Met. et de Morale, juil. 1 9 1 3, p. 57a) Le réalisme semble ainsi revenir au premier plan. Nous verrons ce qu’il faut en penser. 133

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III. Les Affinités Métaphysiques du Pragmatisme

— On ne saurait parler <le lu métaphysique du pragmatisme, d’abord parce qu’elle est encore à L'état d’esquisse et, surtout, parce que le pragmatisme étant principalement une méthode et une théorie de la connaissance peut conduire, comme l’a plusieurs fois ailirmé James, à îles métaphysiques assez différentes. M. Papini, au moment où il faisait partie du groupe des pragmatistes italiens, disciples de M. Schiller, avait même appelé le pragmatisme une Ihéorie-corridor, le comparant à un couloir d’hôtel qui conduit à diverses chambres. Dans l’une on trouve un homme en train d'écrire un ouvrage en faveur de l’athéisme, dans l’autre on voit quelqu’un qui prie à genoux pour obtenir la foi et la force spirituelle, dans une troisième un chimiste étudie les propriétés d’un corps, etc. Bref, le pragmatisme serait un moyen de « déraidir » les formules et d’adapter au gré de chacun les doctrines les plus diverses.

Pourtantily a certaines tendances métaphysiques avec lesquelles le pragmatisme paraît avoir une réelle atlinité, et M. J. Bissktt Pkatt a raison de dire : « La même inclination de tempérament qui fait que le pragmatiste penche vers une psychologie volontariste et délînit la vérité en termes de valeur, tend d’ordinaire à en faire un pluraliste plutôt qu’un moniste, un homme qui croit à la liberté plutôt qu’au déterminisme, un tenant d’une conception vigoureuse, dynamique, dramatique de l’univers, où existent de réels dangers et de véritables crises, plutôt qu’un avocat de l’absolutisme, avec son monde paisible et statique où chaque chose est sauvée de toute éternité. » (Whal is pragmatism ? New-York, 1909, 11.181)

Ces caractéristiques conviennent, en effet, plus ou moins aux protagonistes du pragmatisme. Peirce, qui a donné à son système le nom de tychisme (de -jyyi, hasard), croit à un devenir réel. Vue du dehors, l’apparition des êtres nouveaux semble l’effet du hasard ; vue du dedans, cette nouveauté se présente comme le résultat d’un activité créatrice. Il allinne l’existence de différents « univers d’expériences », celui des idées, celui des faits, celui des signes par où les faits sont rattachés aux idées. Pourtant la réalité ne manque pas totalement d’unité. Nous savons par le calcul des probabilités que le hasard lui-même peut êtreun principe de régularité. Par ailleurs, le hasard n’est pas le seul trait que présente le réel : on y trouve aussi la continuité, le tychisme se combine avec le synéchisme (de f » ^, continu), et le résultat de cette combinaison est ce que M. Peirce, qui a la manie du langage technique, désigne par l’horrible vocable d’agapasticisme (iyv-y.^), accueillir avec amitié), ce qui signifie que dans l’univers tous les êtres sont unis par l’affection et appelés à coopérer.

V. James a signalé l’affinité du pragmatisme et du pluralisme et il a fait ouvertement campagne pour cette conception de la réalité. Les idées n’ayant de valeur qu’autant qu’elles ont réussi quand on les a misesà l'épreuve, c’estl’expérience seule qui décidera si les concepts d’unité ou de pluralité peuvent être appliques au monde et déterminera la mesure où ils peuvent l'être. Il est vain de pi étendre expliquer ce qu’est le monde dans son ensemble, d’en retracer le plan d’une main qui n’hésite pas, avant d’avoir vu ce qu’il est réellement et dans le détail. Résolu de s’en tenir à l’empirisme radical, il déclare que sa docilité à accepter les indications de l’expérience lui a révélé tout autre chose que l’unité complète et rigoureuse du monde.

Au premier aspect, celui-ci nous apparaît comme un ensemble d'êtres ; cen’est pas une unité, c’est une pluralité. L’unité qu’il présente semble être celle

d’une collection, et la forme la plus haute de notre pensée consiste principalement dans un effort pour enlever à l’univers cette apparence grossière et y découvrir, lui donner, au besoin, l’organisation la plus complète et la plus délicate. Mais pouvons-nous y réussir complètement ? Voilà ce que nous ne savons pas à l’avance.

Sans doute, il y a bien des aspects de l’univers qui nous montrent qu’il n’est pas dépourvu d’unité. Tout d’abord il présente cette sorte d’unité très vague et très abstraite qui nous permet de le traiter, quand nous en parlons, comme un seul et même ensemble. Nous signilions par un seul terme abstrait, univers ou monde, tout ce que nous croyons qui existe et nous entendons bien ne rien laisser en dehors. Cela suppose qu’il y a dans les choses un minimum d’unité, mais comme nous pouvons dire également un chaos, cela ne nous mène pas bien loin. Il y a pourtant bien plus que cela et nous trouvons dans les choses divers ordres d’unité. Une espèce d’unité réelle, c’est, parexemple, la continuité. Nous parlons d’une route, d’une barre de fer, si toutes les parties qui les composent se tiennent de telle sorte qu’il est impossible de dire où l’une d’elles commence et Unit. Or les parties de l’espace sont dans ce- cas, ainsi que celles du temps. Voilà donc deux caractères du monde, et des plus importants, qui nous révèlent son unité sous forme de continuité.

La continuité apparaît encore dans les influences qui se déploient à travers le monde. Il y a des lignes ininterrompues suivant lesquelles les grandes forces physiques exercent leur action. En suivant ces lignes, on peut passer d’une chose à une autre et parcourir ainsi d’immenses régions de l’univers. Pesanteur, chaleur, électricité, lumière, actions chimiques peuvent se faire sentir, sans aucune interruption, à d’incalculables distances. Pourtant ici, la continuité n’est plus parfaite. On trouve des corps qui ne laissent point passer la lumière, d’autres interceptent complètement l'électricité, la chaleur fait place au froid ; la pesanteur même, qui étend si loin son empire, est sans effet, non seulement sur les parties immatérielles du monde, mais encore sur certaines formes de la matière ; il y a des impondérables.

Sans recourir à ces agents physiques, dont le champ d’action est immense, on peut encore établir dans le monde bien des systèmes de relations qui contribuent à son unité. Le plus important.au point de vue pratique, du moins, est celui que l’on désigne sous le nom declassiûcation en genres et en espèces. C’est cette possibilité de classer les choses qui nous permet de juger et de raisonner. S’il n’y avait pas deux choses pareilles dans le monde, nous serions incapables de conclure des expériences passées aux expériences futures. Comme, de fait, notre classification des choses s'étend très loin, c’est donc qu’il y a dans le monde beaucoup d’objets semblables. Mais peut-on trouver entre tous un trait qui leur soit absolument commun ? Peut-on s'élever à un genre suprême qui contienne tout ce que renferme l’univers ? James estime la question indécise et ne prétend pas la résoudre.

De même, l’unité de but peut grouper un grand nombre de choses. Chaque être vivant poursuit un but qui lui est propre, chaque groupe d’hommes a le sien. Les (ins se superposent les unes aux autres, à mesure qu’on envisage des cercles de plus en plus étendus, et il semble qu’on puisse atteindre un but unique qui serait celui auquel tendraient toute » les choses. Mais ce n’est là qu’une apparence. Chacun des résultats que l’on constate dans le monde, à la suite de l’action des causes, aurait très bien pu être 135

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poursuivi comme un but que l’on se serait proposé, mais, en lait, aucun des résultats que nous connaissons n’a été voulu d’avance dans tous ses détails. Les individus et les peuples se mettent à l'œuvre avec un vague notion de la richesse, de la grandeur, de la perfection qu’ils désirent atteindre, et chaque démarche qu’ils font leur découvre de nouvelles chances et leur masque d’anciennes perspectives. Ce qu’on atteint à la lin peut être meilleur ou pire que ce qu’on s'était proposé, mais c’est toujours quelque chose de plus complexe et de différent. L’unité esthétique se rencontre également dans le monde. Les êtres ont leur histoire, qui se déroule comme un drame, où l’intrigue se noue puis se résout. Les diverses histoires peuvent bien s’entrelacer ou se croiser à certains points, elles n’arrivent jamais à former une unité complète.

Si donc l’on met à part l’espace et le temps, qui ne sont d’ailleurs, malgré leur immensité, que des aspects partiels de l’univers, James considère que l’on ne trouvera pas de continuité ou d’unité parfaite. L’expérience nous montre que l’enchaînement se poursuit jusqu'à un certain point ; nous pouvons même aller de toute chose à toute autre en choisissant bien nosintermédiaires, mais nous ne pouvons tracer ce* lignes ininterrompues n’importe comment. Si nous nous dirigeons mal, immédiatement nous nous trouvons devant un fossé que nous ne pouvons franchir. L’unité et la pluralité coexistent donc, elles sont coordonnées. L’une et l’autre nous servent, car nous avons besoin tantôt d’unir et tantôt de distinguer. Cet état de choses rend douteuse l’unité causale du monde, son unité d’origine, qu’il s’agisse de la création de l’univers par un Dieu tout-puissant ou de son immanence éternelle dans la pensée de l’Absolu. Il se pourrait que la pluralité sous forme d’atomes ou même d’unités spirituelles ait existé de toute éternité. Cette dernière hypothèse est celle à laquelle James se rallie.

Le monisme a cru pouvoir doter l’univers d’une unité complète, grâce à la pensée de l’Absolu. La multitude des réalités, dans toute la variété qu’elle offre, n’existe qu'à titre d’objet de pensée pour cet être dont l’intelligence la contient ; en tant qu’il la connaît, elle n’a qu’un seul but, ne forme qu’un seul système. James reconnaît une certaine valeur à cette manière de voir et estime qu’elle a remplacé avec avantage la conception de la substance unique qui servait auparavant de base aux systèmes panthéistes, tels que celui de Spinoza ; mais il se refuse à la considérer autrement que comme une hypothèse et il lui préfère celle que suggère l’empirisme. Le principal argument invoqué en faveur de l’Absolu, c’est qu il lève, et lui seul, les contradictions que l’esprit trouve dans le spectacle d'êtres linis, d'êtres dont l’un présente des caractères qui le rendent étranger à l’autre. Ce qui peut être distingué, dit-on, est séparé, et ce qui est séparé estsans relation. Supposer qu’une relation interviennede l’extérieur pour se mettre entre les deux termes auparavant isolés, ce n’est pas les unir, c’est, au contraire, introduire une double séparation. Car la relation elle-même ne faisant pas partie de la nature des objets qu’elle relie, se surajoute à eux, n’est qu’un troisième objet naturellement séparé des deux autres, Pour que les choses puissent s’unilier, il faut donc qu’elles soient toutes essentiellement relatives, qu’elles tendent d’elles-mêmes les unes vers les autres, que l’esprit humain, commençant à considérer l’univers en un point quelconque, soit nécessairement amené, pour comprendre ce seul élément, à faire le tour de la réalité entière. Mais ceci n’est possible que si ce que nous ap ;e ! ons les êtres finis sont seulement ce qu’aperçoit

dans leur ensemble, par une intuition unique, l’Etre absolu.

James ne s’attarde pas à contester que la variété offerte par les réalités qui nous entourent soit la source d’une foule de contradictions, lorsqu’on les considère du point de vue de la raison, lorsqu’on s’efforce de les comprendre, au lieu de vivre et de sentir tout simplement. Admettons, dit-il, comme le veut M. Bradley, qu’un morceau de sucre, à cause de la pluralité des caractères qu’il présente, par exemple, la saveur douce et la blancheur, engendre pour l’esprit une contradiction, l’idée de l’Absolu va-t-elle la lever ? Nullement, cette contradiction va se retrouver en lui et bien plus profonde et plus angoissante. Pour nous former une idée de l’Absolu, si toutefois nous pouvons y parvenir, nous sommes bien obligés de nous le représenter par analogie avec quelque donnée de l’expérience Unie. Prenez une partie réelle du monde, supprimez tout ce qui l’entoure, étendez-la jusqu'à lui donner des proportions colossales, et nous avons exactement le type de la structure de l’Absolu. Si l’expérience relative et bornée présente une absurdité essentielle, l’expérience absolue offre le même défaut dans une mesure incomparablementplusgrande. Pournerelever qu’un point, si le mal est déjà un redoutable problème quand on n’envisage que des êtres finis, à quelles difficultés ne se heurte-t-on pas lorsqu’on introduit l’idée d’un être infiniment bon, sage, et puissant ? Si rien n'échappe à cet être absolu, il devient responsable de tout ce qui arrive dans le monde, y compris le mal, sous toutes ses formes. Des partisans de l’absolutisme se sont vus contraints d’avouer que la conception de l’Absolu n’arrivait pas à donner à l’univers le caractère parfaitement un qu’ils s’efforçaient de lui conférer au moyen de cette idée. M. Mac Taggart, par exemple, écrit : « Est-ce que l’impuissance même où nous sommes de percevoir la perfection de l’univers ne la détruit pas ?… Dans la mesure où nous ne voyons pas la perfection de l’univers, nous ne sommes pas parfaits nous-mêmes. Et comme nous sommes des parties de l’univers, celui-ci ne peut être parfait. » Ainsi la perfection du monde exige que nous voyions clairement qu’il est parfait, que ses défauts apparents deviennent pour un regard pénétrant des qualités et des avantages, comme, parhypothèse, ilsle sont pour l’intelligence 'e l’Etre Absolu. Puisqu’il n’en est rien, l’univers n’est pas parfait, même pour l’Absolu, et celui-ci devient une hypothèse insuffisante.

L’argument que les absolutistes prétendent tirer des relations externes s'évanouit lorsque l’on consent à suivre docilement l’expérience, quand on se place au point de vue de l’empirisme radical. Le problème était celui-ci : Comment des choses distinctes peuvent-elles être unies ? Les Iranseeudaiitalistes n’ont pas vu que les relations sont données avec les objets mêmes dans l’expérience. Le temps, l’espace, la différence, la ressemblance sont aussi bien et au même titre des éléments du flux sensible que les termes qu’ils relient. Car la conscience n’est pas une série d'états distincts, d’atomes psychiques juxtaposés, c’est un courant. Contrairement à ce qui a lieu pour les concepts, ici tout est continu ; aucune unité n’est intérieurement simple, aucune dualité, sansfusion deséléments, partout interpénétration. Si certaines parties de l’expérience semblent complètement séparées, c’est qu’on a supprimé par abstraction les intermédiaires qui en faisaient une trame unie. L’expérience est donc continue dans la succession, mais elle l’est aussi dans la simultanéité. Chaque champ de conscience a un centre lumineux déterminé par l’attention et va se perdre par dégra137

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dation insensible dans l’ombre du subseonseient. Noua sommes incapables de dire où finit notre moi et il se peut qu'à notre tour nous formions la pénombre d’une plus haute conscience.

Ainsi se résout cette question, autrement sans issue : Comment une expérience collective, si haute qu’en soit la nature, peut-elle être regardée comme logiquement identique aux expériences particulières considérées dans leur individualité même ? Fbciinhh, tout en proposant une théorie beaucoup plus concrète que les absolutistes contemporains, n’avait point levé la difficulté, qu’il ne semble même pas avoir aperçue. Le point central de cette théorie est la conception de l'àine de la terre. Il reconnaît dans tous les êtres l’existence de la conscience, mais elle lui semble revêtir dans les planètes une forme bien supérieure à celle qu’elle a chez l’homme. La terre est pour lui « l’ange gardien de l’humanité ». A l’aide d’analogies multipliées et soigneusement rectifiées par le sentiment des différences, Fechner s’efforcede prouver que la terre est consciente et que nos consciences individuelles sont uniesdans sa connaissance supérieure, comme les perceptions de chacun de nos sens sont centralisées dans la conscience du moi. De plus, il admet, au-dessus de cette multitude de consciences qu’il aperçoit dans l’univers, un vague Absolu dont la conscience est faite de la somme de toutes les antres.

C’est ce postulat implicite de la constitution d’une conscience supérieure par la simple addition des consciences partielles que James repousse comme inadmissible. Cette théorie, qu’il appelle théorie de la poussière mentale (mind-dust theory), ne correspond pas aux faits. La connaissance qui résulte de l’association des états de conscience n’est pas une connaissance collective, c’est une réaction psychique simple, d’un ordre plus élevé. La connaissance d’une phrase n’est pas simplement la somme des connaissances séparées de chacune des lettres ou de chacun des mots qui la composent, c’est un acte simple et différent. Mais si la composition des étals de conscience est inadmissible en psychologie, on ne peut pas admettre non plus en métaphysique que l’Esprit absolu soit avec les nôtres dans le rapport d’un tout à ses parties. De plus, si les êtres ne sont pas seulement les objets de la conscience del' Absolu, mais les parties mêmes de cette conscience, on se voit obligé d’attribuer à l’Absolu toutes les limitations de ces connaissances fragmentaires, ce qui crée des difficultés insurmontables. Pour y échapper, deux partisse présentent : revenirà la conception scolaslique d’un Dieu extérieur à l’homme et à l’univers, — mais c’est là un expédient dont la critique de Hume et de Kant a montré l’inanité ; du moins, pour y recourir de nouveau, faudrait-il que la valeur en fût établie pragmaliquement, — ou bien se résoudre à abandonner la logique de l’identité. Après avoir longtemps hésité, James, sous l’influence de M. Bergson, comme il le déclare, a adopté ce dernier parti, vers lequel le faisait déjà pencher son empirisme radical. C’est donc en supprimant les limites conceptuelles qui découpent la réalité, continue quoique diverse, en choses distinctes que le problème est résolu. Donc, pas de composition de consciences fragmentairesen uneconscience absolue, maiscontinuité des consciences inférieures avec celles qui les surpassent. La pluralité est éternellement dniim’e, comme l’est la relation, l’interpénétration des êtres. Dieu sera donc conçu comme une véritable personnalité, une personne surhumaine. qui nous appelle à coopérer à ses desseins et qui favorise les nôtres s’ils en sont 'dignes. Ce Dieu n’est pas seul, il travaille dans un milieu qu’il ne domine pas complè tement ; il a ses limites, il lutte contre des ennemis. Comme nous, il est aux prises avec des difficultés qu’il ne surmonte que peu à peu, et bien que sa puissance soit incomparablement plus grande que la nôtre, elle ne le dispense pas de l’effort, elle ne lui assure pas fatalement la victoire. Tout Uni qu’il est, ce Dieu ne nous est pas complètement extérieur ; bien que nous débordant de beaucoup, il est en contact avec nous. De notre conscience à la sienne, par des transitions qui nous échappent parce qu’elles sont dans la zone obscure de notre moi, il y a continuité. Mais pourquoi parler de Dieu ? Il se peut qu’il faille concevoir des dieux, et que les diverses personnalités se relient à des êtressupérieurs également distincts. Nous touchons ici aux idées de James sur la religion, nous y reviendrons en parlant du pragmatisme religieux.

M. Schiller s’est montré aussi résolu et plus âpre encore que James dans sa critique de l’absolutisme ; il a adopté également, au inoins dans une très large mesure, le pluralisme, mais il est moins radical que lui à cet égard. Par contre, sa métaphysique penche bien davantage vers l’idéalisme. Sans nous attarder à relever les objections que le professeur d’Oxford élève contre le monisme néohégélien et qui sont pour la plupart les mêmes que celles dont James a fait usage, nous nous contenterons de mettre en lumière la forme propre de son pluralisme et de sa théorie de la réalité. M. Schiller refuse d’accepter l’argument par lequel Lotze, philosophe dont il fait pourtant le plus grand cas, a cru établir l’unité du monde. Le inonde est un, dit Lotze, car autrement on ne pourrait s’expliquer qu’une chose agisse sur une autre. Mais, observe M.Schiller, cette conclusion ne vaut que si le fait de l’interaction exige réellement une explication. Or, il n’en est rien, car l’interaction est la condition même de l’existence d’un monde.

« Sans interaction il n’y a pas de coexistence, et

sans coexistence il n’y a pas de monde. » Affirmer que les choses agissent les unes sur les autres ou que le monde existe, c’est dire exactement la m ?me chose en termes différents. Or, si.de l’aveu même de Lotze, il n’y a pas à chercher pourquoi le monde existe, puisque cette existence estla condition préalable de tous les problèmes que nous pouvons soulever, il n’y a pas davantage à se demander d’où vient l’interaction. Ainsi tombe l’argument en faveur de l’unité. Arguer de ce que les choses doivent être comparables ou commensurables et qu’il faut un principe de cette coinmensurabilité ne réussitpas davantage. Sans doute, il est nécessaire que les choses ne soient pas absolument disparates, sans quoi il n’y aurait pas de monde du tout. Même le rouge, le doux, l’aigu sont comparables, au moins comme sensations. Mais ceci ne nous conduit pas plus loin que la possibilité de l’interaction qui est impliquée dans la pluralité actuelle. On peut d’ailleurs faire valoir contre cette conclusion de Lotze l’argument que le darwinisme a opposé à la thèse de la finalité. De même que l’adaptation du vivant à son milieu ne présuppose pas nécessairement un ordonnateur intelligent, mais peut s’expliquer par la sélection naturelle, ainsi l’on peut concevoir que les éléments dont est formé le monde n’ont pas tous été commensurables dès l’origine, mais que seuls ceux qui le sont ont réussi à subsister.

Renonçant à regarder l’unité comme un caractère qui convient au monde dès le début, M. Schiller souligne les aspects qui en manifestent la pluralité. Non seulement le travail d’unification auquel se livre la science est loin d’aboutir à son terme, ce qu’attestent les corps de vérités dont elle est constituée, corps qui sont tous des systèmes partiels, incomplets en 1*9

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eux-mêmes et en opposition les uns avec les autres, mais un fait aussi vulgaire que le passage du sommeil à l'état de veille nous fait soupçonner l’existence de mondes qui n’offriraient point de ressemblances entre eux ou, du moins, de continuité. Quand nous rêvons, nous passons, en effet, dans un monde nouveau, qui présente bien en principe les traits fondamentaux de celui où nous vivons quand nous sommes éveillés, mais ce ne sont pourtant pas le même espace, le même temps, les mêmes lois, et ses caractères n’ont point de connexion évidente avec ceux du inonde de la veille. Nons déclarons irréel le monde des rêves, parce que nous avons reconnu qu’il est instable, chaotique, que nous n’en pouvons rien tirer, mais qui sait si le monde que nous estimons réel, celui où nous nous mouvons tant que nous sommes en cette vie, ne nous apparaîtrait pas frappé d’une irréalité semblable, au cas où nous nous éveillerions dans un monde supérieur ? « Nous pouvons donc nous concevoir comme passant à travers un nombre quelconque de mondes, séparés l’un de l’autre par des discontinuités (partielles) dans notre expérience ; chacun d’eux serait parfaitement réel tant qu’il durerait, et pourtant devrait être déclaré irréel, d’un point de vue plus haut et plus clair. » (Humanism, p. 281)

M. Schiller, prenant une conscience beaucoup plus nette que James du principe du pragmatisme, a bien vu que cette nouvelle méthode subordonnait la métaphysique à la morale. De même que la logique ne saurait se séparer de la psychologie, qu’elle y a toutes ses racines, de même la métaphysique, la science des premiers principes du réel, a son origine dans la morale. C’est une conséquente directe du rôle de l’action dans la connaissance et de l’influence qu’elle exerce sur la naturedelaréalité. Dire que le réel possède une nature déterminée que la connaissance révèle sans la modifier, c’est là une pure hypothèse, qu’il est impossible non seulement de prouver, mais même de considérer comme rationnelle. La connaissance pure n’est qu’une fiction qui ne correspond même pas au but de la logique technique. Tout acte de pensée est suscité par un désir, il sert un dessein, tend à une fin. Il nous fait prendre à l'égard des choses une attitude déterminée parce motif ; et la réponse de l’univers est toujours donnée dans les termes où la question lui a été adressée. « Car nos intérêts imposent les conditions sous lesquelles seules la Réalité peut être révélée. Seuls peuvent être révélés ces aspects de la Réalité qui sont non seulement connaissables mais sont de plus l’objetd’un désiractuel, et, en conséquence, d’une tentative de connaître. Toutes les autres réalités ou faces de la Réalité, que nul ne s’efforce de connaître, demeurent nécessairement inconnus, et pour nous irréels, parce qu’il n’y a personne qui les cherche. » (Ibid., p. 10) La connaissance, et par suite la réalité, étant subordonnées à une fin, c’està-dire à un bien, il en résulte que l'élément le plus primitif n’est ni le fait, ni la connaissance, mais la valeur. « Donc, ni la question du Fait, ni la question de la Connaissance ne peut être soulevée sans que l’on soulève aussi la question de Valeur. Nos « faits » lorsqu’on les analyse, se font reconnaître comme des « valeurs » et la conception de « valeur » devient donc plus primitive que celle de « fait ». Nos appréciations pénètrent ainsi toute notre expérience et affectent tout « fait », toute « connaissance » que nous consentons à reconnaître. Si donc il n’y a aucun acte de connaître sans acte d’apprécier, si la connaissance est une forme de Valeur, ou, en d’autres termes, un facteur dans m Bien, la prévision de Lotze s’est pleinement réalisée, et l’on a

maintenant découvert que les fondements de la métaphysique se trouvent en morale. » (/. c.)

Notre action, loin d'être indifférente à la réalité, en devient un élément constituant ; le monde est plastique, nous pouvons lui imposer des formes. Jusqu'à quel point ? C’est ce qu’il est impossible de savoir avant de s’y être essayé. En tout cas, le pragmatisme nous délivre du cauchemar d’un monde indifférent, qui reste le même, quoi que nous fassions. Ce monde peut nous être tantôt hostile et tantôt sympathique, tantôt nuisible, et tantôt serviable. Cela dépend de notre conduite à son égard et nous sommes amenés à traiter toutes les choses comme des sortes de personnes. Il n’est aucun de nos actes qui ne prenne ainsi une signification morale. La distinction du physique et de l'éthique s’applique désormais à un domaine bien restreint, si elle ne disparaît pas complètement. Voilà de quoi relever le courage de l’humanité déprimée et combattre efficacement le désespoir ; mais ceci doit également accroître le sentiment de notre responsabilité. Si des chances favorables peuvent nous être réservées, il y a aussi des risques à courir. Nous sommes avertis que rien ne peut rester purement théorique, tout acte a des conséquences, si éloigné qu’il semble de la pratique. Le monde sera pour nous, en grande partie, ce que nous le ferons.

Une telle conception suppose comme l’un de ses fondements l’affirmation de la liberté ; non seulement de la liberté humaine, mais encore de l’indéterminisme de l’univers entier. Imaginons que les êtres obéissent en toutes circonstances à des lois d’une inviolable nécessité, ildevientridicule d’affirmerqne la libertéde l’homme existe, que notre action influe sur la nature et la direction des phénomènes de telle sorte qu’elle y introduit des changements inattendus. Ce ne serait là qu’une illusion, notre action ne pouvant être à chaque instant que ce qu’elle devait être, étant prédéterminée par l'état de choses où elle surgit. Aussi M.Schiller s’applique à établir la réalité de l’indéterminisme. Le principe du pragmatisme lui semble particulièrement apte à fournir cette preuve. La morale ne saurait subsister sans la liberté, mais la science périt à son tour si l’on détruit le déterminisme. Comment résoudre ce dilemme ? En invoquant la règle de la relativité de l’idée et de la vérité au dessein où elles ont leur origine. Le déterminisme, indispensable à la science, ne doit pas être considéré comme une loi des choses, mais comme un postulat qui rend possibles les prévisions et lescalculs. Il n’a de valeur qu’au point de vue de la méthode ; même au cas où la réalité serait dans toute son étendue douée de liberté, le savant devrait faire usage de ce postulat et ne cesserait d’y recourir que si les choses agissaient avec une telle irrégularité, que cette hypothèse fondamentale perdit toute valeur.

D’autre part, la liberté, sur laquelle se fonde la morale, n’est pas caprice et désordre pur. La liberté dont elle a besoin exige seulement des alternatives réelles et non pas purement apparentes, mais elle ne s’oppose pas à ce que lesactes dépendent du caractère et le reflètent dans une large mesure ; elle se concilie avec la formation des habitudes. En particulier, elle n’implique pas la possibilité de choisir le mal ; la possibilité du clioix n’est essentielle que pour permettre de se détourner du mal vers le bien. Bien loin d'être contraire à la morale, l’impossibilité de vouloir le mal est au contraire pour elle la perfection suprême. En outre, la psychologie nous montre que les actes libres ne sont pas si fréquents ; que lorsqu’ils ont lieu, la liberté n’est pas illimitée, et qu’ils ne sont pas sans relation avec le caractère. 141

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Si bien qu’après l’action libre, el malgré l’alternative réelle qui s’offrait auparavant, ce qui a été décidé reste intelligible, car cela reste toujours en relation avec les circonstances antécédentes. Le postulat de lasciences’accorderait donc de cetle manière avec les exigences de la morale. D’ailleurs, en pratique, les partisans dudélerminismeetceuxde la libertéagiront de même dans les deux cas. Les uns et les autres tablent sur une régularité très grande mais non illimitée des phénomènes physiques, et sur une contingence réelle, mais non absolue, des actes moraux. Il s’ensuit qu’au point de vue pragmatiste les divergences théoriques s’évanouissent. Le déterminisme absolu du monde inorganique est une hypothèse quia sa valeur, mais elle est loin d’être démontrée. Il se peut que la rigidité du déterminisme dans ce domaine tienne seulement à ce que nous opérons sur des multitudes d’éléments, que nous nous servons de méthodes et d’instruments imparfaits, que nous n’avons pu observer le cours des phénomènes que pendant un laps de temps relativement court par rapporta l’immensité des âges.

Si donc toute la réalité a quelque chose de moral comme nous, il est légitime de penser qu’à notre image elle se forme des habitudes et qu’elle est capable de s’adapter à des situations nouvelles. Les habitudes constituent la détermination relative des choses, leur capacité d’adaptation leur indétermination également relative. Il devient alors possible de comprendre comment nous faisons non seulement la vérité mais encore la réalité. Sans doute, entre découvrir la réalité et la faire il y a une distinction qui s’impose au sens commun et que le pragmatiste, dit M. Schiller, ne méconnaît pas. « On dit qu’une réalité est découverte et non faite, lorsqu’elle se comporte dételle manière qu’il ne convient pas ou qu’il est impossible d’attribuer sa réalité pour nous à notre activité subjective. Et en général les critères de cette distinction sont clairs et l’on ne peut s’y tromper. Désirer une chaise et en trouver une, et désirer une chaise et en faire une, sont des expériences qu’il n’est pas aisé de confondre, et qui enveloppent des opérations et des altitudes très différentes de notre part. Dans un cas, nous n’avons qu"à regarder autour de nous, et nos sens fidèles nous présentent l’objet de notre désir, qui s’accomplit sans effort ; dans le second, un processus prolongé de construction est nécessaire. » (Stud. in Hum., p. 430) Mais cette distinction est elle-même de nature pragmatique et elle n’est pas absolue ; il y a des cas où il semble difficile de tracer une ligne de démarcation bien nette entre ce qui est trouvé et ce qui est opéré ; par exemple, lorsqu’il s’agit de la connaissance que nous avons des sentiments de nos semblables. Ce que nous croyons qu’ils sont, ce que nous désirons qu’ils soient n’influe-t-il pas pour une part plus ou moins grande sur leursdispositions envers nous ? Toutefois, le pragmatisme peut légitimement s’arrêter à cette aflirmation : Nous faisons la réalité pour nous, c’est-à-dire, nous faisons que la réalité nous apparaisse ce que nous déclarons qu’elle est.

Mais notre connaissance entre-t-elle vraiment pour une part dans la constitution de la réalité telle qu’elle est en soi ? L’humanisme, qui a déplus hautes visées que le pragmatisme, tente de répondre à cette question, en passant du domaine de l’épistémologie à celui de la métaphysique. Il commence par relever soigneusement tous les points qui paraissent établis : i°) en faisant la vérité, nous altérons réellement la réalité « subjective » ; a*) notre connaissance, lorsqu’elle est appliquée, modifie la réalité objective ; 3") en certains cas, par exemple, dans les

relations sociales, la production subjective de la réalité est en même temps production objective, puisque, comme on l’a noté plus haut, les êtres humains sont affectés par l’opinion qu’ils savent que l’on a d’eux ; 4°) L’acte de connaître modifie toujours réellement le sujet connaissant ; et comme celui-ci fait partie de la réalité, celle-ci est réellement modifiée.

Mais que penser des cas où il s’agit de connaissance pure et dans lesquels, d’autre part, l’objet connu paraît dénué de conscience ? M. Schiller conteste tout d’abord qu’il puisse y avoir connaissance pureel simple. Ce genre de connaissance n’est qu’une abstraction intellectualiste. Pour le pragmatiste la connaissance n’est qu’un moment d’un processus qui, lorsqu’il est complet, se termine toujours à l’action qui en éprouve la vérité. C’est bien, d’ailleurs, la connaissance ainsi comprise qui exerce une influence sur l’objet connu, quand ce dernier est doué de conscience. « L’acteur qui a l’appréhension de la scène, n’a pas peur simplement d’être vu. Il craint d’être sifflé, et peut-être de recevoir des projectiles. Et la marmotte qui siffle dans son alarme ne redoute pas simplement qu’un observateur scientifique note ses agissements : elle apeur d’être tuée. » (Ibid., pp. 440-440 Si la connaissance n’avait pas cette portée, elle serait parfaitement négligeable.

Ceci suppose que tous les êtres sont doués de conscience à un degré quelconque ; autrement, le fait d’être connu serait sans influence sur eux. Bien que cette conclusion heurte violemment le sens commun et ne puisse s’autoriser d’une observation scientifique, M. Schiller n’hésite pas à l’adopter. Il essaie de la rendre acceptable en ménageant les transitions. Chez l’homme, où la pensée règne sur un si vaste domaine, l’opinion des autres agit de mille manières sur celui qui en est l’objet. Chez les animaux supérieurs ces relations, déjà bien restreintes, sont encore très visibles. Lorsqu’on descend l’échelle des êtres vivants, on voit ce cercle se rétrécir de plus en plus. Ma^s parce que nous n’obtenons pas des animaux inférieurs, des plantes, des êtres inorganiques, la réponse que nous en attendrionsen les concevant comme constitués à notre image, sommes-nous en droit de leur refuser toute conscience et toute perception ? Pas nécessairement. Ce manque de correspondance peut tenir à ce qu’ils sont trop étrangers à nous et à nos préoccupations pour faire attention à nous. « Leur indifférence prouverait seulement que nous ne pourrions pas intervenir dans quoi que ce soit qui les intéresse et qu’ainsi ils nous traiteraient comme non-existants. Nous aussi nous traitons leurs sentiments, s’ils en ont de quelque sorte, comme non-existants, parce que nous ne pouvons pas les atteindre, et qu’ils semblent n’introduire aucune différence dans leur manière de se comporter. v(lbid., p. 440

Mais peut-être suffît-il, par un effort d’imagination, de savoir interpréter leur conduite. Une pierre ne saurait nous entendre et il serait vain de lui adresser des discours. C’est là un plan d’action où nous ne saurions communiquer avec elle. Mais il y en a un autre où la rencontre a lieu. « Le monde commun » à la pierre et à nous est « seulement un monde physique de « corps » et « la conscience » en lui ne peut apparemment se témoigner qu’en étant dur, lourd, coloré, étendu, et ainsi de suite. Et tout cela, la pierre l’est et le reconnaît dans les autres

« corps »… Elle gravite, résiste à la pression, 

intercepte les vibrations de l’éther etc., et se fait respecter comme étant un tel corps. Et elle nous traite comme si nous étions de même nature qu’elle, au niveau de son intelligence, c’est-à-dire, comme des corps, vers lesquels elle est attirée en raison inverse 143

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du carré de la distance, modérément durs et capables d’être lieurtés. Que nous puissions aussi être blessés, elle l’ignore ou n’en a cure. Mais selon l’espèce d’opération de connaissance qui l’intéresse, savoir, celle qui aboutit à une manipulation physique de la pierre, par exemple, son usage dans la construction, elle joue son rôle etréponddans la mesure de sa capacité. » (Ibid., p. 44a)

Si nous comprenions mieux les sentiments des êtres que nous traitons d’inanimés, peut-être leur donnerions-nous l’occasion de manifester plus clairement leur nature spirituelle. La reconnaissance de perceptions dans tous les êtres même inorganiques, tpanpsychisme, donne donc à l’humanisme le moyen de généraliser sa théorie de la production de la réalité par la connaissance. Reste pourtant une dernière difficulté. M. Schiller admet que, pour transformer une situation, nous sommes toujours obligés de partir d’un fait antécédent. Ce fait, nous l’avons sans doute accepté, mais, par rapport au cas actuellement envisagé, il a échappé à toute influence, il estlabase de l’opération, il ne la subit pas : il est donc, sous ce rapport, indépendant de la connaissance et de l’action. Uira-t-on que ce fait a été produit par un processus antérieur ? Mais ce processus, à son tour, suppose un fait donné et non produit, autrement il nous faudra remonter à l’infini et jamais la connaissance ni l’action ne pourront commencer.

M. Schiller ne dissimule pas cette difficulté, mais il y répond par une fin de non-recevoir. Il s’applique à la transformer en pseudo-problème. Quand on remonte aux origines, dit-il, on ne trouve plus de solution ; mais cela tient à ce que la question est logiquement inadmissible. Comme l’a justement observé Lotze, dans toute explication quelque chose doit être considéré comme accordé, et le monde tel qu’il est « est ce que présuppose de facto toute question que nous pouvons soulever à son sujet, y compris celles qui concernent son passé et son origine ». {Ibid., p. 435) Mais, en supposant, par impossible, que la chose fût réalisable, être fixé sur la manière dont les choses ont commencé, dont le premier fait s’est produit, ne nous avancerait guère. Car ce commencement nous apparaîtrait sans doute comme quelque chose de bien misérable, incapable de jeter aucune lumière sur ce qui a suivi, ce que nous voyons maintenant, plus encore, ce queréserve l’avenir. Du point de vue pragmatiste, le passé, les origines surtout, n’offrent aucun intérêt ; car, de ce côté, tout est pauvre, obscur, faiblement rationnel ou même irrationnel. C’est vers l’avenir qu’il faut se tourner ; nous pouvons espérer que par l’action combinée de tous les êtres, en particulier des hommes, peut-être aussi, probablement même, de personnalités supérieures à la nôtre, le monde deviendra de jour en jour meilleur et finalement atteindra la perfection. « Lorsque la Perfection aura été atteinte, l’univers, étant devenu à la fin harmonieux et vraiment un, oubliera forcément son passé afin d’oublier ses souffrances. » {Ibid., p. 436) Et les hommes qui vivront dans cet heureux état n’auront plus aucune envie de se poser la question des origines. Cette incapacité psychologique de soulever le problème équivaut pour M.Schiller à sa solution logique.

Nous venons de voir que ce philosophe conçoit l’unité de l’univers comme un des caraclères de sa perfection finale, en quoi il diffère de James ; il s’en écarte aussi en concevant la béatitude à la manière d’Aristote, comme une actualité sans mouvement.’si/ip/cicr.’œ/tK>)ij( « 5. Niant résolument la réalité de la substance conçue comme sujet des accidents, question qu’il juge définitivement réglée par la critique philosophique, il voit pourtant dans l’activité le

moyen de donner à cette notion un contenu réel. Ni le mouvement, ni le repos ne peuvent être le terme final del’univers, mais une activité qui, ayant atteint le point d’équilibre, ne changera plus et se maintiendra perpétuellement.

IV. Le Pragmatisme comme Philosophie morale et religieuse. — Des deux principes de la morale, la liberté et la loi, le premier, nous l’avons vu, est nettement posé par le pragmatisme. Comme toutes les théories qui se rattachent à cette tendance impliquent la réalité du libre arbitre, James et Schiller, en particulier.se sont attachés à en prouver l’existence. Ce dernier en a même donné une notion assez précise, lorsqu’il a très justement observé que la liberté n’enveloppe nullement la possibilité de choisir le mal. Les idées de loi et d’obligation, au contraire, n’ont pas été étudiées avec autant de soin et les erreurs commises sur ce point rendent ruineuse la morale pragmatiste. D’après ce qui a été précédemment exposé, on doit s’attendre à ce que la loi morale n’ait rien d’absolu. Non seulement elle varie indéfiniment dans ses applications, mais dans son principe même elle n’a rien d’arrêté. Le bien et le mal, déclare James, ne sont pas des natures absolues : le monde physique, comme tel, n’est ni moral ni immoral. Des relations morales, la loi morale ne peuvent exister que dans un esprit qui les sent : de même, il ne peut y avoir d’obligation que lorsqu’il y a une personne concrète qui exige actuellement quelque chose.

« …Nous voyons non seulement que sans une demande

faite actuellement par quelque personne concrète il ne peut y avoir aucune obligation, mais qu’il y a quelque obligation partout où il y a une demande. » {The Will to believe, p. io, 4) Ce qui satisfait le plus grand nombre de demandes est ce qu’il y a de moralement meilleur et devient l’obligation suprême. Ceci ne peut être constaté que par un essai continuel ; il n’y aura donc finalement de vérité en morale, comme enphysique, que lorsque le dernier homme aura accompli son expérience et dit son dernier mot sur la question.

Le problème moral qui se dresse perpétuellement devant l’esprit de James, c’est celui de l’optimisme et du pessimisme. L’un et l’autre lui paraissent renfermer plus d’erreur que de vérité, lorsqu’on les pousse à l’extrême. Si l’on considère l’ordrerudimentaire que présentent les faits, le pessimisme peut se justifier. Mais ces mêmes faits peuvent aussi s’interpréter d’une manière optimiste, pourvu que nous y ajoutions notre foi à un univers invisible et plus vaste, où l’ordre incomplet du monde actuel trouve son complément et sa signification entière. Ainsi le monde, tel qu’il s’offre à nous maintenant, n’est ni décidément mauvais, ni définitivement bon ; il enferme du bien et du mal, nous pouvons le rendre pire et aussi l’améliorer. Tout dépend de la foi qui nous anime et des actes auxquels elle nous pousse. Le pessimiste, ajoutant aux défauts de l’univers ses dégoûts, son inaction, et finalement son suicide, le rend en effet totalement mauvais et vérifie la conception qu’il en a. Il en va de même inversement pourl’optimisle. Quant à James, il préfère prendre une position intermédiaire, celle du méliorisme. Le monde n’étant ni entièrement bon, ni complètement mauvais, nous pouvons, pourvu que nous croyions à l’efficacité de notre action, le rendre chaque jour meilleur et pour nous-mêmes et aussi en soi.

Le rôle de la foi est donc capital en morale et, du point de vue pragmatiste, elle l’unit élroitement à la religion ; de plus, elle les rattache l’une et l’autre à la science et rend celle-ci absolument inoffensive à leur égard. C’est là l’un des principaux attraits du 145

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pragmatisme pour beaucoup d’âmes dont les aspirations religieuses y cherchent un moyen d’obtenir une pleine sécurité.

Lorsqu’on donne au mot croyance son sens strict, c’est-à-dire, l’adhésion de l’esprit à une vérité qui n’est pas évidenteen elle-même, on distingue la religion de la science en disant que la science est un ensemble de propositions qui entraînent l’assentiment de l’intelligence parce qu’elles sont intrinsèquement justiliées aux yeux de l’esprit, tandis que la religion est faite d’allirmations qui exigent la foi. James abolit cette distinction. La science ne peut pas exclure la religion, sous prétexte que celle-ci est irrationnelle, purement arbitraire, car elle-même implique, dès son point de départ, des aflirmalions du même genre que celles qu’elle reproche à la religion.

« L’évidence et la certitude objeulivessont assurément

un magnitique idéal, mais oùpeut-onles trouver sur notre planète qu’éclaire la lune et que visitent les songes ? » (Ibid., p. 14) La science naît d’une exigence particulière de notre nature : le besoin impérieux de trouver entre les phénomènes des connexions régulières qui permettent de les expliquer et de les prévoir, de faire d’un monde qui présente au premier regard tant de désordre et de solutions de continuité un tout d’une harmonie logique et mathématique aussi complète que possible. Or, la science, dès le début, postule cette régularité parfaite qu’elle est bien incapable de prouver. C’est de cette foi qu’elle est née et cette croyance ne cesse de l’animer dans toutes ses recherches. Elle est donc exactement dans les mêmes conditions que la religion. Elle obéit à ce principe : Dans tout ce qui dépend de notre action, la foi opère sa propre vérification.

S’arrêter dans le scepticisme, en prétexlant l’inévidence de ce qui est affirmé, n’est pas une attitude plus rationnelle que celle de la foi, car lorsqu’il s’agit de religion, par conséquent du problème de sa destinée, l’homme se trouve en face d’une alternative pleine d’intérêt pour lui, d’une importance capitale, et de plus l’alternative est forcée. Puisque l’alternative s’impose, l’abstention a des conséquences pratiques équivalentes à celles de la négation. En n’agissant pas, ou bien en agissant d’une manière analogue à celui qui nie, dans un cas où il faut absolument prendre parti, le sceptique court les mômes risques. Or est-il plus rationnel de s’abstenir par souci d’éviter l’erreur, lorsqu’on s’expose à manquer une vérité de toute importance, que de donner son adhésion pour profiter de cette vérité, au risque de tomber dans l’erreur ? Certainement non, si le risque est médiocre et l’avantage capital, et tel est bien le cas en ce qui concerne la religion ; car partout où elle est sincère, pleinement développée, elle est un principe de vie et de joie incomparable.

Quand James traite delà religion, il l’envisage principalement au point de vue de son influence sur l’individu ; les conséquences sociales, et surtout les formes qu’elle prend lorsqu’elle est pratiquée par des groupes plus ou moins nombreux ne viennent qu’au second plan. Sans refuser toute portée aux dogmes, aux institutions et aux rites, il les considère comme dérivés de la foi. Les conceptions plus ou moins vaguesqu’elle suggère à chaque âme, les élansqu’elle lui communique, voilà ce qui lui paraît essentiel. Il a senti la difliculté de définir la religion, même de ce point de vue restreint. Il a beau, en effet, la considérer comme consistant en sentiments, en représentations personnelles, il lui faut pourtant distinguer les représentations et les sentiments religieux de ceux qui ne le sont pas. Cette distinction, à son avis, ne doit pas êtrecherchée dans ce qui les constitue, mais dans l’objet auquel ils s’appliquent. Il n’y a pas

d’amour, de crainte, d’espoir spécifiquement religieux, mais un amour, une crainte, un espoir se rapportant à un objet religieux. L’objet religieux ou divin n’est pas nécessairement une personne ou un ensemble de personnes, d’idées ou de choses. Il se définit par un caractère, toujours le même, quelle que soit la réalité ou l’idée qui offre ce caractère. L’objet religieux est celui qui apporte à l’âme un sentiment de joie tout pénétré d’absolu et d’éternité, sentiment empreint d’une gravité profonde, car le bonheur obtenu résulte de la victoire complète remportée sur le mal par le sacrifice et la résignation sans limites.

La religion est donc définie, du point de vuepragmatisle, par les effets qu’elle produit dans l’âme. C’est aussi par ses effets qu’il faudra juger de sa valeur. L’origine subjective importe peu ; les conditions organiques, qui sont, pour une part, des conditions nécessaires des phénomènes religieux, ne doivent pas être prises comme règle d’appréciation.

« Le matérialisme médical croit avoir dit le dernier

mot sur S. Paul, en qualifiant sa vision sur la route de Damas de décharge épileptiforme dans l’écorce occipitale. Dédaigneusement, il traite Ste Thérèse d’hystérique et S. François d’Assise de dégénéré héréditaire… » (L Expérience Religieuse, Trad. Abauzit. Paris, Alcan, 1906, p. 13) Mais cette explication positive des faits qui constituent l’histoire d’un esprit peut-elle trancher la question de leur valeur spirituelle ? Non, car d’après le postulat de la psychophysiologie, il n’est aucun de nos états de conscience qui ne dépende de conditions organiques, et ce ne sont pas forcement les gens les plus équilibrés, les plus vigoureux au point de vue corporel, qui font les plus brillantes découvertes dans tous les ordres, c’est même généralement le contraire, et le génie s’accompagne si souvent de troubles physiologiques, qu’on a pu le qualifier de névrose. Cela empêche-t-il l’humanité d’admirer les conceptions qu’il enfante et de s’en enrichir ?

Donc, au lieu de se tourner vers l’origine, il faut regarder les conséquences pour apprécier la valeur des faits religieux. Mais comment déterminer cette valeur ? Invoquer un principe abstrait, c’est être infidèle à la méthode pragmatiste ; d’autre part, sans une règle universellement ou du moins largement reconnue, l’appréciation ne dépend plus que des dispositions personnelles du critique. James avoue qu’il ne peut faire usage que de critères empiriques. Après avoir rassemblé, sans faire intervenir aucune conception a priori) toxis les faits psychologiques qui paraissent avoir un caractère religieux,

« former un jugement partiel sur chacun de ces détails

de la vie religieuse, en nous aidant de nos préjugés philosophiques les mieux enracinés, en nous appuyant sur nos instincts moraux et surtout sur notre bon sens…, conclure que somme toute, et d’après l’ensemble de nos jugements partiels, tel type de religion est condamné, tel autre justifié par ses fruits ». (Ibid., t. 381)

Appliquant ces principes à la sainteté et au mysticisme, qu’il considère uniquement parce que le caractère religieux s’y marque de la façon la plus nette, James réprouve certains états d’âme qtii relèvent d’une dévotion poussée, selon lui, à l’extrême. Il en cite des exemples, qu’il emprunte, de préférence, au catholicisme, et les trouve jusque dans des âmes dont la sainteté a été solennellement reconnue par l’Eglise : SteGertrude, Ste Marguerite-Marie, Ste Thérèse elle-même. Non seulement toute conviction religieuse intransigeante est rejetée avec la note flétrissante de fanatisme, mais les âmes contemplatives qui sonttoutes données à Dieu n’échappenlpas à 147

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sa censure. « Ceux dont le caractère est mou, la dévotion intense, et l’intelligence faible, sont portés à s’absorber par l’imagination dans le sentiment de l’amour de Dieu, à l’exclusion de toute préoccupation pratiquent de tout intérêt humain ; élat d’esprit naïf et peut être innocent, mais trop étroit pour qu’on l’admire… Comme il n’y a pas de nom pour désigner cet abandon langoureux à une dévotion outrée, je l’appellerai Yêl&llhéopathiqtie. » (fb,. p. 296) Autantdire que c’est là une maladie religieuse. Pourtant James reconnaît qu’il y a dans ce qu’il estime une exagération de la vertu et de l’ascétisme des ferments de vie meilleure pour la masse du genre humain. La charité, allant jusqu’à supporter tous les maux dont on l’accable, sans jamais essayer de les repousser, produit parfois des effets supérieurs à la force. L’extrême austérité de vie est un exemple d’héroïsme bien supérieur au culte de la richesse. Le saint apparaît comme un personnage d’élite, fait pourune société qui surpasse de beaucoup l’état présent de l’humanité et dont il prépare ainsi la formation. Ce que les mystiques éprouvent leur impose certaines croyances, mais leurs convictions ne sauraient être admises d’emblée par les autres. Ces croyances ne sont d’ailleurs pas unanimes, et si, dans nombre de cas, elles se rattachent à une certaine forme de panthéisme, si l’unité de l’homme et de la divinité est affirmée, d’autres fois, au contraire, comme chez les mystiques catholiques orthodoxes, la distinction substantielle de la personne du contemplatif et de l’Etre divin est fermement maintenue.

Le critère pragmatiste est également appliqué aux perfections que la philosophie scolastique reconnaît en Dieu. James rejette les attributs purement métaphysiques, pour ne retenir que les attributs moraux. « L’aséité de Dieu, sa nécessité, son immatérialité, sa simplicité, son indivisibilité, son indétermination logique, son infinité, sa personnalité métaphysique, son rapport avec le mal, qu’il permet sans le créer : sa suffisance, son amour de lui-même, et son absolue félicité : franchement, qu’importent tous ces attributs pour la vie de l’homme ? S’ils ne peuvent rien changer à notre conduite, qu’importe à la pensée religieuse qu’ils soient vrais ou faux ? » (Ib., p. 3^5) Cela peut fournir matière aux théologies qui ne sont que des formations secondaires se surajoutant à l’intuition de l’invisible, mais cela n’est pas un facteur réel dans la vie des âmes simples.

Les attributs moraux ont une tout autre valeur, car ils éveillent la crainte et l’espérance : « Dieu, étant saint, ne peut rien vouloir que le bien ; omnipotent, il peut en assurer le triomphe ; omniscient, il nous voit jusque dans les ténèbres ; étant toute justice, il nous punit pour nos fautes cachées ; tout amour, il nous pardonne. Puisqu’il est immuable, nous pouvons compter sur son amour. » (/t., p. 3^6) Les conceptions tliéologiques ne peuventse fonder sur le raisonnement. Kanta balayé les arguments de la théodicée classique, et l’idéalisme kantien, même sous la forme que lui ont donnée Hegel et le néohégélianisme, ne réussit pas davantage à fonder la religion sur la pure raison. Le seul moyen pour ces conceptions de se faire admettre, c’est de prouver qu’elles ont une valeur pour la vie concrète. Le pragmatisme, alors, ne refuse pas de les tenir pour vraies, dans cette mesure.

Considéré de ce point de vue, le Dieu du théisme apparaît comme inférieur ; car la dualité radicale de cet Etre et du inonde empêche l’intimité entre l’àme humaine et la divinité. En rejetant ce créateur externe, le panthéisme a réalisé un progrès ; pour tant il n’a pas supprimé toute distance. Sous la forme qu’il revêt dans l’absolutisme, cela devient très sensible. Le monde n’étant qu’un objet de pensée pour l’Absolu et chaque conscience humaine étant numériquement identique à la conscience de l’Etre total pour la part qu’elle représente, s’il est vrai que.jointeà tout le reste, cette conscience humaine constitue la connaissance parfaite, en elle-même elle reste partielle, relative, et tous les maux qui résultentde son ignorance n’affectentqu’elle. L’Absolu connaît toutes ces imperfections, il n’en souffre point. Est-ce à dire que le dieu du théisme, comme celui du panthéisme, n’ont aucune valeur pragmatique ? James ne le prétend pas : il reconnaît au contraire que pour les âmes délicates, avides de quiétude et de sécurité, ces manières de concevoir l’Etre suprême sont précieuses. Elles leur donnent la certitude que le salut du monde est non seulement possible, mais déjà assuré, et même réalisé, quand il s’agit de l’absolutisme. Ces âmes peuvent donc prendre ainsi des « vacances morales », puisqu’elles savent qu’elles n’ont aucune responsabilité à l’égard du cours que suiventles choses.

James, pour son compte, — et il estime que tous les cœurs virils doivent partager son opinion, — marque sa préférence pour un Dieu fini. Il en parle parfois avec une trivialité assez répugnante, forçant l’expression de sa pensée pour mieux l’opposer auxdoctrines qu’il combat : « Le prince des ténèbres peut bien être un gentilhomme, comme on nous l’affirme ; mais le Dieu du ciel et de la terre, quel qu’il soit, ne peut sûrement pas être un gentilhomme. Nous avons besoin de ses services de valet parmi la poussièrede nos épreuves humaines, encore plus que l’on n’a besoin de sa dignité dans l’empyrée. » (Pragrnatism. ^.’ja) Ce Dieu possède une personnalité analogue à la nôtre ; il peut être beaucoup plusintelligent, juste, saint et puissant que nous, James va jusqu’à concéder que ce qui reste en dehors de lui peut se réduire à presque rien ; pourtant il n’est pas tout. Il a une œuvre à faire, et s’il nous aide, nous aussi nous pouvons collaborer avec lui.

Quelles preuves James apporte-t-il de la vérité de cette conception ? D’abord, un argument négatif. Avec l’idée du Dieu fini, les terribles difficultés métaphysiques et morales de l’existence du mal s’évanouissent. Ce Dieu n’a pas à répondre de l’imperfection de l’univers et de toutes ses suites fâcheuses, il n’a qu’à lutter comme nous pour les faire disparaître. Puis, cette raison positive : la seule vérité que l’expérience religieuse « prouve sans équivoque, c’est que l’àme peut s’unir à quelque chose de Plus Grand et trouver ainsi la délivrance ». (/.’Expérience Religieuse, p. 434) Ici intervient la théorie du moi subliminal, empruntée au psychologue anglais Myiîrs. Nous n’avons une connaissance claire de notre personne que dans une certaine zone, mais la limite de notre connaissance distincte de nousmême n’est pas celle de notre personnalité. Celle-ci s’étend encore au-dessous du seuil (sub limine) de notre perception claire et nous ne pouvons dire jusqu’où elle va. « Mon hypothèse est donc celle-ci : quel qu’il puisse être au delà des limites de l’être individuel qui est en rapport avec lui dans l’expérience religieuse, le « plus grand t fait partie, en deçà de ces limites, de la vie subsconsciente… Dans Pcx périence religieuse, cette force apparaît, il est vrai, comme étant d’un ordre supérieur ; mais puisque, suivant notre hypothèse, ce sont les facultés les plus hautes du moi subsconscienl qui interviennent, le sentiment d’une communion avec une puissance supérieure n’est pas une simple apparence, mais la vérité même. » (lb., p. 4* ?) 14D

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Puisque, grâce à cette communion invisible, nous devenons des hommes nouveaux, et puisque cet te exaltation de notre personnalité a sa répercussion dans le monde matériel. nous ne pouvons refuser le nom de réalité à ce qui produit ainsi des effets au sein d’une autre réalité. Ce Dieu lini, nous l’avons déjà noté, pourrait bien ne pas être unique.’Rien ne s’oppose à ce que chaque conscience humaine soiten relation, dans sa zone obscure, avec une personnalité spéciale. Le polythéisme serait alors la vérité. En fait, il a d’ailleurs été, le plus souvent, la religion du peuple. Si l’on objecte qu’avec le Dieu fini, surtout avec une pluralité de dieux, le salut de l’homme n’est plus assuré, James répond que la possibilité du salut suffit à l’homme pour sa vie pratique. La croyance de ce philosophe à l’immortalité personnelle est en effet bien incertaine, et il n’ose pas affirmer que nous puissions compter sur autre chose que sur la permanence et le progrès des valeurs impersonnelles, bien, vérité, justice, etc., grâce à la protection divine.

M. Schiller étudie de plus près que James les rapports de la foi et de la raison. Etant donné qu’il n’y a pas de connaissance pure, que toute idée est suggérée par un dessein particulier, qu’elle manifeste une certaine exigence de notre personnalité avec l’espoir que cette exigence sera satisfaite, le processus même de la vérification de nos idées montre que la foi, loin d’être un adversaire de la raison ou son substitut, en est un élément essentiel. « La raison devient donc impuissante à contester systématiquement la validité de la foi, parce que l’on prouve que la foi est essentielle à sa propre validité. » (Stud. in Hum., p. 353) Les axiomes n’étant que des postulats, la foi est au principe même de la raison. La science, à son tour, fait doublement appel à la foi, en usant du raisonnement dont la validité dépend des axiomes et en recourant dans chaque ordre de connaissances à des postulats spécifiques. La foi est ainsi définie : « L’attitude mentale qui, pour les buts de l’action, consent à se fier à des croyances dignes d’être estimées et désirées, avant que leur vérité n’ait été prouvée, mais avec l’espoir que cette attitude puisse promouvoir leur vérification. » (Ibid., p. 35 ?) La foi est donc avant tout affaire de volonté ; elle ne s’intéresse qu’à des valeurs et ce qui n’a ni prix ni importance ne saurait la susciter ; elle implique des risques et par suite ne saurait être assumée à la légère ; enfin, il est de son essence détendre à la vérification. Ainsi apparait-elle étroitement unie à la connaissance sans cependant se confondre avec elle.

Comment expliquer, la différence unanimement reconnue de la science et de la religion, si toutes deux partent de postulats et emploient la même méthode de vérification ? C’est que le processus, tout en étant le même dans les grandes lignes, offre de notables divergences dans le détail. La foi religieuse ne peut se vérifier par un appel direct aux données sensibles ; elle se légitime surtout par des expériences dont l’objet demeure interne, et si l’on considère également les effets des croyances à travers les siècles, l’influence sur le monde extérieur n’intervient qu’indirectement. De plus, le système des vérités religieuses est bien moins étroitement lié que celui des vérités scientifiques ; la connexion des postulats avec os besoins religieux et les expériences qui les saisfont, beaucoup moins obvie ; enfin, les concepts eligieux restent vagues et les méthodes d’expérimenation spirituelle sont bien moins clairement déterminées que celles dont use la science. Il y a d’ailleurs des formes illégitimes de la foi, ce sont toutes celles qui se ramènent à un refus de penser et de

« enter une vérification.

M. Schiller conteste plus résolument que James la

valeur religieuse de L’Absolu. Une fois qu’on a confondu Dieu avec la totalité de ce qui existe, on ne peut plus comprendre qu’il puisse y avoir dans ce tout uu élément qui soit étranger à la divinité.

« Dieu est le mal, tout de même qu’il est le bien, ou, 

mieux encore, il est sans caractère moral et indifférent, se manifestant en toutes choses de la même façon. » (Humanism, p. 81) Mais « … pour la conscience religieuse ordinaire, Dieu représente en fait quelque chose de vital et qui peut s’apprécier d’une manière pragmatique. Le plus généralement, son idée enveloppe ces deux principes unis : un principe humainement moral de Secours et de Justice et une aide pour la compréhension intellectuelle de l’univers, compréhension que l’on suppose parfois équivalente à une solution complète du problème du monde. » (Stud. in Hum., p. 285-286) Le Dieu de la conscience religieuse n’est, d’ailleurs, qu’un Dieu partiel, possédant une personnalité analogue à la nôtre ; aussi tandis que la croyance en la bonté de l’Etre Suprême est essentielle, la croyance en sa toute-puissance n’est qu’un assentiment verbal. Sauf les théologies les plus philosophiques, les systèmes religieux ont attribué l’existence du mal à un pouvoir qui n’est pas celui de Dieu.

C’est aussi à l’idée d’un Dieu fini, ou plutôt d’une pluralité de dieux, que M. Schiller se rallie. L’existence d’un seul Dieu n’est nullement prouvée. Les arguments classiques sur lesquels on s’appuie ne sont que des arguments a priori et ils ont le tort d’être abstraits. Ils valent pour toute espèce d’univers et n’ont rien qui les rattache au nôtre. La preuve ontologique conclut qu’il doit y avoir un Dieu, du fait qu’il y a un monde’ ; la preuve cosmologique, du fait de la causalité considérée en soi ; la preuve physico-théologique s’élève de l’ordre à un Auteur de ce dessein. Les particularités de notre monde n’entrent donc pas en ligne de compte, et les arguments vaudraient pour le meilleur et pour le pire des univers. La véritable preuve devrait au contraire être tirée de la structure de la réalité et du cours des phénomènes tels qu’ils s’offrent à nous ; elle serait appropriée à notre monde, et nous donnerait l’assurance que dans ce monde-ci, quoi qu’il en soit des univers possibles, il y « a un pouvoir qui a la faculté et la volonté d’en diriger le cours ». (/7kmanism, p. 83)

Les conditions préalables de cette preuve seraient d’abord la volonté bien ferme, et non un vague désir ou une simple déclaration de ce souhait, d’établir l’existence de la divinité par voie d’expérience ; ensuite, une idée moins confuse de Dieu que celle qu’on s’est formée jusqu’ici. Assurément, la perfection fait partie de ce concept, une perfection telle qu’elle s’établit au-dessus du changement et du temps, mais on ne voit pas pourquoi cette perfection serait réservée à la Déité. « … nous pouvons très bien concevoir un cosmos composé d’êtres dont l’activité se serait ainsi élevée au-dessus du changement. » (fb., p. 226) Ce merveilleux avenir est-il réservé à toutes les générations humaines ou seulement à celles qui existeront au terme de l’évolution ? Pour le dire, il faudrait avoir résolu la question de l’immortalité personnelle, et, ici encore, ce qui fait que les recherches sont si peu avancées, c’est que, malgré les apparences, le désir d’une autre vie est faible. Il ne figure pas parmi les intérêts capitaux, les préoccupations habituelles des hommes. On ne s’attache pas à scruter le problème d’une autre vie, parce qu’il faudrait penser à

1. Ceci est une erreur ; la preuve ontologique déduit l’existence de Dieu de ce que l’idée de l’être infiniment parfait inclut nécessairement l’existence. 151

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la mort et c’est là une prévision dont on se détourne le plus possible. L’immortalité, quoi qu’on ait prétendu, a certainement une valeur morale, car s’il n’y a pas de vie future, la perfection à laquelle une personne humaine a pu s’élever périt avec elle ; c’est une perte morale sans compensation. Si l’on considère les sanctions d’outre-tombe comme des résultats et non comme des motifs de la conduite d’une personne, l’affirmation d’une autre vie n’a rien d’immoral. Enfin, l’attente, l’espoir de cette nouvelle existencene peutnuire à l’intérêt que l’homme prend à la vie présente, à l’activité qu’il doit y déployer, si la seconde existence est considérée comme le complément de la première, comme une vie dans un meilleur monde moral et non dans un monde qui s’opposerait totalement à celui-ci.

La morale est donc intéressée à l’existence d’un autre monde. La validité du postulat moral est le fondement de la preuve d’une seconde vie. Or, ce postulat est aussi légitime que celui de la science. Nous pouvons et nous devons croire que notre univers comporte la moralité, de même qu’il se prête à la connaissance. Toutes les valeurs se tiennent ; elles restent debout ou tombent ensemble, car le postulat qui enferme tous les autres est l’hypothèse que notre univers est un cosmos, qu’il réunit tous les éléments de la perfection, Vérité, Bonté, Bonheur, Beauté. Pour qui voit mourir un homme, ces deux suppositions : l’âme a été détruite, elle a seulement quitté le corps, paraissent avoir d’égales chances. Mais une preuve scientifique de l’annihilation de l’âme est rigoureusement impossible ; au contraire, si nous rejetons l’idée préconçue que la mort consiste dans une rupture absolue des relations entre vivants et trépassés, si nous imaginons que le mode de communication est seulement changé, nous concevons alors qu’il soit possible d’établir la survivance avec un aussi haut degré de certitude que celui que nous pouvons atteindre pour nos autres croyances concernant des faits. L’existence et la nature de cette autre vie sont donc alfaire de recherche expérimentale.

Les vues de M. Dewey sont assez différentes de celles de James et de M. Schiller en matière de philosophie religieuse, et l’attitude positiviste qu’il adopte nous dispense d’en faire un exposé aussi étendu. La religion est née du besoin d’assurer la perpétuité des valeurs qui intéressent l’homme. Tant que l’on considère la réalité et les lois qui la régissent comme indépendantes de notre pensée ainsi que des désirs et des sentiments qui l’inspirent, il est naturel que l’on songe à mettre en sûreté nos intérêts spirituels grâce à la protection de la divinité, qu’on en fasse aussi l’objet de croyances particulières constituant un domaine séparé, à l’abri des attaques delà science. Mais si le fait et l’idée n’expriment que des fonctions diverses au sein d’une seule et même expérience ; s’ils ne sont pas de nature différente et que l’idée qui harmonise une situation passe par là même à l’état de fait, de réalité pleine et entière, alors nous n’avons pas besoin de franchir les limites de l’expérience. Toutes les valeurs auxquelles nous attachons de l’importance peuvent y rire produites et maintenues par effort humain. Nul besoin d’un Dieu transcendant, rien à craindre des lois naturelles, qui ne sont que des instruments que l’homme s’est forgés pour amener les choses à correspondre à ses vœux. Rien non plus à redouter de la science, puisque, de la sorte.il n’y a plus d’affirmations spéciliquement religieuses et que toutes nos croyances sont de même nature.

V. Critique du Pragmatisme. — Pour apprécier une doctrine, on peut, soit l’envisager dans ses rap ports avec d’autres systèmes qu’elle trouve en possession d’une certaine influence sur les esprits au moment où elle s’élabore, soit la considérer en elle-même, examiner sa cohérence, son accord avec l’expérience, avec l’ensemble de nos connaissances scientifiques. Si nous regardons le pragmatisme du premier de ces points de vue, il faut reconnaître qu’il a fait œuvre utile en combattant en métaphysique l’absolutisme idéaliste, en psychologie la théorie qui fait de la conscience un simple résultat sans aucune action sur le cours de la vie intérieure, ni sur le monde corporel, l’épiphénoménisme. Contre le premier, il a établi la réalité de la personne humaine, lalégitimité deses plus hautesaspirations ; il a aussi montré que, pour être partielle, une connaissance n’en est pas moins une vérité, que ce qu’il y a d’incomplet en elle, comme dans les choses sur lesquelles elle porte, ne les réduit pas à n’être que de simples illusions, la Vérité et la Réalité n’appartenant qu’au Tout. Contre le second, il a relevé de nombreux indices de l’activité consciente de l’esprit et montré que certaines modifications du réel doivent lui être attribuées. Dans le domaine de la philosophie religieuse, il a réagi contre un matérialisme étroit, affirmé la valeur de la foi, son influence profonde et salutaire ; il a contribué à attirer l’attention sur les faits de la vie spirituelle, en particulier les états mystiques, invité à en faire une étude attentive, à user de discernement pour en fixer la valeur intellectuelle, morale et sociale, au lieu de les traiter uniformément comme des tares ou des phénomènes morbides. Enfin, d’une manière générale, par son principe même, il a insisté sur la nécessité de faire de la pensée un usage digne de sa valeur et exclu tout dilettantisme intellectuel.

L’influence favorable du pragmatisme provient donc des vérités qu’il a retrouvées et corroborées par des considérations nouvelles. Toutefois les arguments employés sont loin d’être tous irréprochables, et s’ils portent contre l’adversaire, cela tient souvent à la faiblesse de sa position et non à la rectitude des idées adoptées par celui qui la critique. Aussi, quand on examine le pragmatisme, non plus dans son opposition à l’absolutisme ou au matérialisme, mais en lui-même, on trouve qu’il transforme vite en erreurs, par de graves exagérations, les vérités qu’il venait de redécouvrir. L’apologi> te catholique ne doit donc user qu’avec une extrême circonspection des arguments que peut lui fournir cette doctrine qui, pour se ménager la faveur des croyants et, en particulier, des chrétiens, fait souvent valoir les avantages qu’elle offre pour la défense de la foi religieuse. Ces avantages sont illusoires, en majeure partie ; les abords de la vérité y sont hérissés de tant d’erreurs qu’on risque de s’y empêtrer et de ne, pas atteindre ce qui valait la peine d’être recueilli. i° Le Pragmatisme comme Méthode. — Quand on le considère à ce premier point de vue chez Pkirrb et chez James lui-même, on s’aperçoit qu’il revient à ériger la méthode expérimentale en méthode universelle. Ils insistent, en effet, sur les résultats concrets qui forment le contenu de l’idée et lui donnent sa signification. Pour avoir un sens, une idée doit toujours produire une différence quelque part dans l’expérience. Nous nous trouvons en présence d’une erreur analogue à celle de Descartes, qui avait érigé en méthode unique une méthode calquée sur celle des mathématiques. De part et d’autre, on suppose gratuitement que les divers ordres de réalités ont une nature semblable et que ce qui nous met en relation avec l’un est capable aussi de nous frayer un accès vers l’autre. Il est bien vrai que 1 toutes nos idées ont d’une certaine façon une ori153

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gine unique. Ellesnous viennent toutes (le nus sens, qui ne nous révèlent rien avant qu’une action des choses se soit exercée sur eux. En outre, les mouvements d’adaptation que nous Faisons dès qu’une excitation du dehors nous a donné l’éveil, nous aident beaucoup à avoir une perception nette. Les deux actions, celle du dehors et celle de l’organisme, concourent donc à nous procurer les représentations primitives d’où dériveront les autres. Mais si notre connaissance commence uniformément par les sens, ce n’est point par eux qu’elle s’achève toujours, suivant la remarque profonde de S. Thomas d’Aqdih, car les divers ordres de science sont constitués par des degrés divers d’abstraction. Une idée, par cela même qu’elle est idée, ne représente plus rien de ce qui est individuel. Mais certains concepts gardent encore des traits sensibles bien que généralisés. L’idée de phosphore, par exemple, l’ait abstraction de tout ce qui est particulier à tel ou tel morceau de cette substance, mais elle contient encore les qualités de couleur, résistance, saveur, température, etc. D’autres font abstraction des qualités sensibles et ne retiennent plus, comme trait matériel, que l’étendue. Entin une dernière classe fait abstraction de tout ce qui est matière et negarde que ce qui est commun à tous les êtres quels qu’ils soient.

Ces trois classes de concepts déterminent les trois grandsordres de science, sciences delà nature, sciences mathématiques, sciences philosophiques, et le degré de leur abstraction détermine leur méthode. On comprend que dans le premier cas, non seulement l’on puisse, mais l’on doive revenir aux données sensibles pour vérifier le concept, car celui-ci, tout général qu’il soit, enferme encore des qualités sensibles et par suite se prèle à la vérification expérimentale et l’exige. Mais, en mathématiques, ce genre de vérification n’a plus aucun sens. Un pragmatiste aura beau dire qu’un théorème n’a de signitication et de vérité que s’il s’applique d’une manière ou d’une autre, — par exemple, les théorèmes sur les surfaces dans l’arpentage des terrains, — le mathématicien demeure convaincu, ajuste titre, que la vérité du théorème est absolument indépendante de cette application, qu’elle est établie a priori, en vertu des propriétés des figures. Il devait en être ainsi, puisque les concepts mathématiques ne contiennent pins de qualités sensibles et n’offrent, par suite, aucune base à l’expérimentation. A plus forte raison en est-il ainsi des concepts philosophiques, encore plus éloignés de ce qui est corporel.

Personne cependant n’osera soutenir que les idées mathématiques sont obscures ou n’ont pas de sens. Ce sont, au contraire, les plus claires et les plus précises ; il n’y a pas de domaine d’où l’équivoque soit plus rigoureusement bannie, où l’accord des esprits soit plus frappant. La règle de Peirce ne s’applique donc point ici, et cela sullit à nous convaincre qu’elle n’indique pas le véritable principe d’où nos idées tirent leur sens, que, même dans les sciences de la nature, le rapport des lois de l’univers avec notre action n’a qu’un rôle logique tout à fait secondaire.

Dira-t-on que nous avons pris le mot expérience dans un sens trop restreint ; qu’il ne s’agit pas toujours de l’expérimentation, que l’expérience peut avoir un objet interne aussi bien qu’externe ? Soit ; mais alors le critérium des idées claires disparait. Il n’est, en effet, aucune représentation, quelle qu’elle soit, qui ne fasse une différence dans l’expérience ainsi entendue, que l’idée soit confuse et indéterminée, ou claire et précise, qu’elle soit erronée ou vraie. Le fait même de représenter tels caractères plutôt

que tels autres est une différence dans l’expérience, au sens large que nous envisageons maintenant. Se représenter la force, la potentialité sont alors des expériences différentes de celles qui consistent à se représenter un cercle ou un triangle, différence qui ne change rien à l’obscurité des premières de ces notions. Comment contester qu’on puisse donner le nom d’expérience à ce fait psychologique ? i’éprouve aussi réellement la représentation du centaure que la représentation du cercle ou d’une maison. Que la première ne corresponde à rien de réel, c’est une autre affaire ; mais, comme représentation, elle introduit une différence dans l’expérience, de même que celles qui ont un objet réel. Ce mot expérience, avec toute l’étendue que lui donne James, en particulier, est donc singulièrement ambigu.

Même ambiguïté lorsqu’il s’agit du mot « conséquence ». Déjà chez Peirce, avant qu’il eut distingué son pragmaticisme du pragmatisme, il était difficile dédire s’il entendait par conséquences les attitudes que nous font prendre les expériences que nous procurent nos représentations, ou ces expériences elles-mêmes. Lorsqu’il disait, par exemple, que l’Eucharistie a la même signitication pour les catholiques et les protestants, parce que l’attitude qu’ils ont à l’égard de ce sacrement est pratiquement la même, conséquences avait le premier sens ; lorsque, d’autre part, il observait que l’idée de la dureté du diamant ne représente pas autre chose que ce fait qu’il raie les autres substances, conséquences avait le second. Finalement, Peirce a adopté celui-ci, puisqu’il insiste surles expériences communes des hommes, mais alors il ne s’agit plus que d’expérience dans un sens restreint. Chez James, bien quecelui-ci s’attache surtout au caractère concret des éléments de l’idée plutôt qu’à l’action qui en dérive, l’ambiguïté persiste, car il y a des cas où les conséquences sont celles de la croyance ou conviction par laquelle on adhère à une idée, et non de l’objet que représente l’idée ; des cas où il s’agit de ses résultats heureux, de la facilité, du succès qu’elle assure à notre action, d’autres où le mot désigne simplement que l’idée nous met en face de ce qu’elle annonçait. La méthode pragmatiste est donc bien loin de résoudre le problème pour lequel on l’a imaginée ; au lieu d’aider à éclaircir les idées, elle ne fait qu’ajouter de nouvelles obscurités à celles qui pouvaient déjà exister.

2 La Théorie Pragmatiste Je la Connaissance et de la Vérité. — Mais prenons le mot conséquences au sens que James met en relief lorsqu’il est pressé par les objections, et qui est aussi celui qu’adoptent MM. Schiller et Dewey, à savoir les résultats que fait prévoir l’idée. Ces résultats, en tant qu’ils sont annoncés, déterminent le sens de l’idée ; en tant qu’ils sont le terme où elle nous conduit réellement, ils vérifient l’idéeet même ilsen constituent la vérité. Le grand mérite de notre théorie de la vérité, disent les pragmatistes, c’est qu’elle est entièrement concrète ; on ne perd jamais de vue l’idée et son action depuis le moment où elle n’est encore qu’une prétention à la vérité (daim of truth) jusqu’à celui où cette prétention est justifiée ou rejetée. D’un bout à l’autre nous sommes sur le terrain de l’expérience, car la vérité n’est pas une relation abstraite, mais un phénomène qui se produit dans l’idée, lorsqu’elle devient un principe d’action, lorsqu’on l’applique.

La distinction entre une hypothèse et une proposition vérifiée n’eslpas nouvelle, et, quoiqu’en disent les pragmatistes, la logique classique a toujours tenu compte de la différence. Ce qui est nouveau, mais très contestable, c’est que la vérité soit identique à la vérification, qu’elle consiste dans une opération ou une série d’opérations. Pour nous servir 155

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d’une image employée par M. Schiller, nos jugements sont pour nous, avant l’épreuve, des « candidats à la vérité ». Mais tandis que le pragmatiste imagine que le candidat a acquis le savoir nécessaire par le fait qu’on l’a interrogé et qu’il a bien répondu, l’intellectualiste et le sens commun s’obstinent à penser que si le candidat a été reçu, c’est qu’il était, avant toute interrogation, sutlisamment instruit, et que le seul effet de l’examen a été d’en fournir la preuve.

Dans un cas pareil on ne saurait hésiter entre les deux explications. Si la chose est moins claire quand il s’agit de la vérité, c’est que celle-ci a pour cause principale un acte de connaissance, tandis que l’examen ne constitue pas un élément de l’instruction du candidat. Il est cependant assez facile de mettre en lumière l’erreur pragmatiste. Tant qu’on envisage les idées isolément, il ne saurait être question de vérité au sens formel ; la ressemblance d’un concept avec certaines données fournies par l’expérience n’est qu’une sorte de matière d’où la vérité sortira, mais ce n’est pas la vérité même. Suivant l’expression de S. Thomas d’Aquin, celle-ci ne s’y trouve qu’à la manière dont elle existe dans une chose vraie sic ut in quadam re vera. Les choses ne sont pas vraies au sens propre, et nous admettons sans difliculté avec James que, si l’on donne au mot vérité son sens formel, les choses sont purement et simplement ; la vérité est ce que nous disons d’elle. Pareillement, une idée, en elle-même, n’est pas plus vraie de la chose à laquelle elle ressemble qu’un œuf n’est vrai d’un autre œuf, suivant l’exemple donné par ce philosophe. Pourquoi ? Parce qu’un œuf ne tend pas à copier un autre œuf. Mais, objecte-ton, l’idée est précisément dans le cas contraire, son rôle essentiel consistant à représenter un objet. Sans doute, mais encore faut-il que l’on sache que l’idée représente cet objet. Si on l’ignore, l’idée n’est pas un signe, mais un objet. Un portrait a bien un rapport implicite à la personne dont il offre l’image, pourtant, si rien ne me dit que le tableau est un portrait, il est pour moi purement et simplement tableau. Donc, si grande que soit la ressemblance entre l’idée et l’objet, aucun rapport actuel n’existe entre eux jusqu’à ce .que l’esprit perçoive où tend l’idée et ce qu’elle signifie. Ce n’est qu’au moment où l’esprit saisit et affirme ce rôle qu’une relation s’établit réellement entre l’idée et l’objet.

Dès qu’un jugement est prononcé, il y a donc une relation délinie des idées qui le composent avec la réalité. Nous ne disons pas : il y a vérité, à l’exclusion de l’erreur, mais, il y a certainement l’une ou l’autre de ces deux relations, quelle que soit l’opinion que nous nous soyons formée de la probabilité de l’une ou l’autre. James prétend que la théorie intellectualiste de la vérité repose sur le fait que beaucoup d’idées que nous pourrions vérifier, mais que nous nous dispensons de soumettre à l’épreuve, sont tenues pour vraies parce que des idées du même genre ont été reconnues vraies. L’antériorité de la vérité signilierait simplement possibilité, probabilité de vérilication. Ce n’est nullement cela. Mais, comme nous venons de le dire, la qualification de vraie ou de fausse s’applique légitimement aux idées, dès lorsque, par le jugement, une relation explicite et définie a été établie entre elles et la réalité.

Pour que la vérité fût un phénomène, une opération ou une série d’opérations, il faudrait qu’une fois cette relation établie, elle vint à se modifier graduellement au cours de la vérilication. En est-il ainsi ? Si les idées qui composent l’affirmation venaient à se transformer, toute vérification deviendrait impossible, puisque à chaque instant, ce que

l’on voudrait vérifier se trouverait différent. L’opération s’en irait ainsi à la dérive ; ce ne serait plus une vérification, mais un processus sans but, sans terme et sans règle, monstruosité inacceptable pour un partisan aussi convaincu de la finalité que l’est un pragmatiste.il y a sans doute des changements, et nombreux, dans l’expérience, au cours d’une vérification ; ces changements sont bien des conséquences de l’idée, mais ils restent extérieurs à la relation établie par le jugement. Si les concepts ne peuvent varier, les objets qui y correspondent ne subissent-ils pas de changements au cours de la vérilication ? Cela suffirait pour que la vérité fût un phénomène. Une chose est certaine, c’est que les objets passent à un nouvel état, ils n’étaient pas dans l’expérience et ils y apparaissent. Or, on peut se demander si le fait d’être « éprouvé » n’ajoute rien au réel ; et, s’il y ajoute, jusqu’à quel point l’esprit modifie les choses. Est-on même en droit d’exclure une théorie aussi radicale que celle de M. Schiller, qui réduit l’élément objectif à une sorte de matière première ?

Qu’on le puisse ou non, nous n’avons pas à le décider pour le moment, nous reprendrons plus loin cette question. Mais il n’est pas besoin de la résoudre pour trancher le présent débat. En effet, les pragmatistes n’auraient gain de cause que si l’objet était créé de toutes pièces par la vérification, mais ils ne le prétendent pas. Ils accordent tous qu’il existe un élément indépendant de la connaissance, quelle que soit la mesure où ils reconnaissent cette indépendance. Et si vague, si déformable et transformable qu’on suppose cet élément, sa seule présence met en échec leur théorie. Supposons que les attributs de la réalité, tels qu’ils apparaissent à la conscience, soient le résultat des actionset réactions réciproques de la connaissance et des choses, la portée essentielle du jugement n’en sera pas affectée, il suffira de trouver l’interprétation convenable. Nous ne dirons plus qu’en agissant d’après l’affirmation, nous découvrirons un objet ayant actuellement en soi tous les caractères que lui prêtent nos idées, mais nous dirons que notre action nous mettra en contact avec un élément réel qu’elle n’a pas créé, et que, par suite de ce contact, des sensations apparaîtront en nous qui constituent le contenu de l’objet.

Eclairons ceci par l’exemple favori des pragmatistes, le cas de l’homme égaré dans les bois. Cherchant à retrouver sa roule, cet homme aperçoit un sentier et cette vue lui suggère l’idée d’une maison à laquelle ce sentier doit conduire. Il s’y engage et, après avoir cheminé quelque temps, découvre, en effet, la maison. Le rôle de la vérification a-t-il été de former l’objet ? Nullement. Celui-ci n’a rien gagné en réalité à mesure que l’homme s’est approché. S’il n’y avait pas eu de maison au moment où il s’est mis en marche, il n’y en aurait pas eu davantage quand il débouchait du sentier. Le seul effet de la vérification a été de placer cet homme dans des conditions telles que l’objet se révélât sous la forme attendue. Mais, il faut bien le remarquer, et ceci est le point capital, cette forme attendue elle-même n’est pas le résultat de la vérification. Elle pouvait, en effet, se produire, en dehors de toute préoccupation de vérifier. Un passant flânant par là, n’ayant pas, comme l’homme égaré, besoin de s’asseoir, de se restaurer, aurait tout aussi bien aperçu la maison. Les murs, le toit, le nombre des fenêtres, l’aspect général enfin, rien n’eut été changé. D’après le principe même du pragmatisme, ce qui n’introduit aucune différence ne peut être regardé comme une cause ; or, le fait de s’être trouvé au terme d’un processus de vérification n’a rien modifié dans l’apparence de la maison. L’effet propre de l’opération a 157

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donc été uniquement de montrer que cet ensemble de sensations appelé maison, déterminé d’avance dans ses conditions, s’est produit comme on l’avait prévu. En admettant que la thèse du subjectivisme partiel fût exacte, le jugement devrait s’interpréter ainsi : En ce moment, à l’extrémité du sentier, il y a quelque chose dont la nature m’échappe, mais qui évoquera en moi le groupe de sensations qu’on appelle maison. Il sullit donc que ce quelque chose existe au moment où l’affirmation est émise, pour que celle-ci soit vraie, car la vérification survenant n’ajoute absolument rien au rapport ainsi délini. Certes, il y aura un changement, mais c’est dans le champ de la conscience du promeneur, et non pas dans la relation entre le jugement et l’objet, que le changement se produira. Ce qu’il y aura de nouveau, c’est l’attitude de l’esprit à l’égard du rapport. Il le considérait comme hypothétique, il constate maintenant qu’il est parfaitement fondé. La relation est restée immuable, l’esprit en a seulement une vue différente.

Les pragmatistes, convaincus que la connaissance n’a d’autre lin que l’action, ont indûment restreint le sens du mot vérité comme celui du mot pensée. Pour eux, il n’y a pensée et vérité que lorsqu’une difficulté se présente, que le cours, harmonieux jusquelà, de l’expérience a été interrompu. La pensée a pour objet de remédier au trouble, la vérité n’est autre que le rétablissement de l’harmonie sous une forme supérieure. C’est ainsi que Peirce, le premier, avait présenté la question, les autres pragmatistes l’ont suivi en cela ; M. Dewey en a fait le point central de sa théorie de la connaissance. Mais le sens commun, — que ces mêmes pragmatistes font profession d’écouler tant que ses affirmations ne deviennent pas inacceptables par les contradictions auxquelles elles aboutissent, — s’élève contre cette manière de voir. Il appelle pensée toute activité de la raison considérant les choses, qu’il y ait ou non ditliculté ; vérité, toute assertion qui correspond à la réalité, qu’une vérification en règle ait eu lieu ou que la correspondance ait été évidente d’elle-même, sans question préalable. Je sors, et je sens une goutte d’eau qui vient de me tomber sur la main ; aussitôt je me dis : il pleut. Pensée et vérité, affirme le sens commun ; et comment lui en dénier le droit, prétendre qu’il abuse ici du langage ? Mon voisin, se demande s’il doit emporter son parapluie, car le ciel est couvert. Pour prendre une décision, il ouvre la fenêtre, tend la main et reçoit une goutte d’eau. Il pleut, dit-il, et le voilà lixé. En quoi cette proposition mériterait-elle plus que l’autre le nom de vérité ; en quoi diffère-t-elle, en tant que vérité, c’est-à-dire, accord avec le réel ? Il est impossible de le découvrir.

Pourtant le jugement, dans les deux cas, a-t-il la même valeur ? Ceci est un autre problème. On peut dire que dans le premier, lejugement est un jugement tout fait, qu’il n’est pas formé, créé, mais simplement répété. Nous savons de longue date ce que c’est que la pluie. Lorsque le fait se produit, sans que nous nous soyons posé de question, nous l’appelons par son nom, nous lui collons pour ainsi dire son étiquette. Mais lorsqu’il y a du nouveau, lorsque surgit un problème, si mince qu’il soit, la réalité ne prend-elle pas une qualification qu’elle n’aurait pas eue sans cela ? Dans le second cas, le véritable objet de la vérification n’est pas le jugement « il pleut », du moins cet’e vérification n’est que subsidiaire, lejugement qu’il s’agit de vérifier est celui-ci : « Je dois emporter mon parapluie. » On peut donc concéder aux pragmatistes que toutes les fois qu’il y a problème, les idées formées, les jugements émis à

titre d’hypothèse sont relatifs à une intention, et par suite à une aspiration du sujet connaissant. Et puisque la solution trouvée répond à un besoin, la satisfaction qu’elle procure ajoute aux éléments dont cette solution se compose une valeur qu’ils ne possédaient pas par eux-mêmes. C’est ainsi que le pain qui apaise ma faim, acquiert par cela même une qualité qui tire son existence de ce rapport particulier avec l’état de mon estomac. Une fois que je suis rassasié, le pain demeure en soi ce qu’il était, niais il perd cette valeur que lui donnait ma faim, ou s’il la conserve virtuellement en quelque sorte, c’est parce que je prévois que la faim reviendra. Voilà qui est juste et marque exactement la limite de l’influence de nos besoins.

Mais les pragmatistes vont plus loin, du moins certains d’entre eux comme MM. Schiller et Dewey, et font dériver des aspirations du sujet les caractères du réel. « Nos intérêts, dit le premier, imposent les seules conditions sous lesquelles la Réalité peut-être révélée. Réel signifie réel pour quel dessein ? pour quelle lin ? pour quel usage ?… » Le second considère le fait comme une idée qui s’est vérifiée. Que notre activité corporellemodiûe la réalité extérieured’après nos désirs et sous la direction de nos idées, cela est incontestable ; mais, qu’il y ait une influence directe de l’idée sur les choses, que la connaissance soit par elle-même une modification du réel en vertu de l’intention qui l’a suscitée, nous ne saurions l’admettre. Si notre connaissance avait un tel pouvoir, notre action physique serait inutile, ou, du moins, n’aurait qu’un i oie tout à fait secondaire dans la transformation que nous imposons aux choses pour qu’elles nous satisfassent. C’est un fait qu’il ne nous suffit pas de concevoir, ni même de vouloir énergiquement, pour que les choses se conforment à notre pensée et à notre désir, elles nous résistent, ne cèdent qu’à nos efforts, parfois à notre violence ; ou plutôt, quand elles semblent s’êlre soumises à ce que nous leur avons si péniblement imposé, c’est nous en réalité qui leur avons obéi, car nous avons dû découvrir les lois de leur nature et nous y plier, sans quoi nous n’aurions absolument rien obtenu.

James, comme nous l’avons noté plushaut, a souvent marqué avec force ces conditions de la vérité et du succès de notre action ; à d’autres moments, il a paru y attacher moins d’importance et incliner vers la théorie de M. Schiller. Les résistances que nous rencontrons actuellement, réplique ce philosophe, témoignent précisément de l’action de l’esprit sur le monde ; elles viennent de ces catégories où nous avons enfermé l’univers. A l’origine, il était parfaitement souple ; en l’enserrant dans nos idées, nous l’avons durci, c’est nous-mêmes qui avons forgé nos chaînes.

Celte hypothèse, séduisante comme tout ce qui se présente au nom de l’évolutionnisme, enveloppe une confusion, et si on prétend lui donner la portée la plus étendue, elle devient contradictoire. Veut-on parler de la réalité telle que la conçoit l’esprit, telle qu’il la fait pour lui-même, ou de la réalité objective, de la « réalité réelle » pour employer les termes de M.Schiller ? Dans le premier cas, nous sommes sur le terrain de l’épistémologie, dans le second sur celui de la métaphysique. Du premier point de vue, dire que l’esprit a fait perdre à la réalité la souplesse qu’elle avait à l’origine signifie simplement que l’esprit s’e-t donné ou a acquis des habitudes, habitudes si invétérées qu’il lui est maintenant presque impossible de s’en défaire, si bien que la réalité lui apparaîtra, sans doute, désormais toujours sous ces aspects fondamentaux. Mais ce n’est pas là une transformation de la réalité objective, cela ne nous 159

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assure nullement de l’action de la connaissance sur les choses telles qu’elles sont en elles-mêmes. Dirat-on que si quelqu’un, tombant du cinquième étage sur le pavé, se brise la tête, c’est que, malheureusement pour Un, l’humanité a pris l’habitude de se représenter ce qu’elle appelle les corps sous les catégories de force et de résistance ? Ce serait absurde.

Acceptons pourtant cette absurdité et entendons la thèse au second sens : notre connaissance transforme directement la réalité d’une manière non seulement subjective, mais objective. Cette fois nous nous heurtons à une contradiction. Si le monde était primitivement indéterminé dans toute son étendue, comment l’homme en est-il sorti ? Comment l’évolution a-t-elle commence ? Comment la conscience a-t-elle pu apparaître ? Donnons-nous la conscience ; si elle était elle-même indéterminée à l’origine, comment a-t-elle pu qualilier l’univers, lui imposer des formes ? Et si elle avait des caractères délinis, d’où les tenait-elle ? L’erreur des pragmatistes est de ne pas se souvenir que l’homme, faisant partie du monde, ne pouvant être détaché de ce milieu, du point de vue de l’évolutionnisme intégral moins que de tout autre, doit suivre la condition de l’univers. Si le inonde est déterminé, l’homme peut y surgir avec des attributs distincts ; mais, si le monde est sans forme aucune, non seulement l’homme est indéterminé, mais il est impossible. Tout au moins, pour le rendre possible, faudrait-il supposer une cause de détermination transcendante au monde, sans quoi l’évolution demeure inintelligible. Ainsi, la thèse de la plasticité totale du monde aboutit à une impasse, et le seul moyen de sortir d’affaire, c’est d’admettre que le réel a toujours possédé une certaine structure. Or, si cette structure existe, pour que notre action réussisse, nous devons en tenir compte. Doués de conscience, en tenir compte, signiiie pour nous, d’abord, la connaître. Supposons que cette connaissance l’eût déformée notablement sous la pression de nos désirs, toute adaptation serait devenue impossible : actuellement aucun homme ne devrait exister. Aussi est-il indispensable que nos idées reproduisent, assez exactement les traits qui caractérisent le réel, et plus elles s’en rapprochent, plus elles augmentent nos chances de succès.

Il y a donc une limite certaine, bien que variable suivant les cas, à l’influence de nos désirs sur nos idées. Sans doute, le dessein qui préside à une recherche fixe le sens précis des concepts dont nous faisons usa< ;e en cette occasion, mais il n’en fournit pas le contenu entier. Les éléments qu’ils renferment peuvent être arrangés suivant une combinaison que la réalité ne nous a pas montrée, ces éléments ne sont pas cependant une création de nos désirs. Echappant à la domination des tendances individuelles, ces facteurs constituent la base de l’accord social entre tous les esprits. Ce sont eux qui ont permis la formation du langage et permettent toujours les définitions du dictionnaire. Ce sont eux encore qui rendent possible une logique abstraite, universellement valable.

De là vient aussi que certaines propositions très générales s’imposent à nous sans que nous ayons besoin, pour en établir la vérité, de recourir aux conséquences qui peuvent en découler. Nous savons d’avance que ces propositions sont applicables, et qu’une action guidée par elles réussirait toujours, si elles étaient seules en jeu. C’est qu’en effet le rapport nécessaire qu’une analyse très facile nous fail découvrir entre les idées qui constituent ces principes est en même temps une loi de la réalité. Si nos images et nos concepts dépendaient presque

uniquement de nos désirs, les affirmations les plus générales, comme les propositions particulières, seraient de simples postulats, qui ne s’élèveraient que peu à peu au rang d’axiomes, après des expériences mille fois répétées et constamment heureuses.

Mais, nous l’avons vu, l’hypothèse d’un univers primitivement amorphe est contradictoire ; la structure du monde influe nécessairement surcelle de nos idées, car c’est la condition de l’adaptation de l’être intelligent à son milieu et cette influence se traduit par une ressemblance ou, tout au moins, en cet tains cas, une analogie entre nos idéeset les choses. Aussi, lorsque deux concepts s’impliquent réciproquement ou que l’un est inclus dans l’autre, nous n’avons pas besoin de l’expérience pour savoir que les réalités auxquelles correspondent ces concepts offriront quelque chose de semblable. Par ailleurs, nous sommes également certains qu’il existe des êtres auxquels ces idées s’appliquent, sans cela elles n’eussent pas été formées. Quand j’affirme que le tout est plus grand que sa partie, je sais qu’il y a des touts et des parties, puisque les idées que j’en ai en dérivent ; de plus, je suis sur d’avance que ce principe est universel, et pour affirmer cette universalité, il est inutile d’attendre que l’expérience ait montré qu’il s’applique en elTet à la série entière des touts et des parties ; condition, d’ailleurs, impossible. En raison de l’analogie de structure, le rapport nécessaire des idées m’est ici le garant de la relation des choses. L’expérience interviendra seulement pour décider si tel objet, si telle forme d’être comportent ces caractères de tout et de partie ; si, par exemple, la sensation de vert est un tout par rapport aux sensations de bleu et de jaune. La réponse est-elle négative ? Le principe est alors inapplicable, mais cela n’ôte rien à son universalité, puisque, d’après sa teneur, il n’énonce que le rapport des touts et des parties. Le recours à l’expérience n’a de raison d’être que pour les jugements synthétiques, où lerapport du prédicat au sujet ne peut être découvert par l’analyse des deux termes. Dans ce cas, elle seule montrera si un lien les unit réellement. Il faut faire subir à ces affirmations l’épreuve de l’action, les accepter si elles réussissent et dans la mesure de leur succès, les rejeter si elles échouent. Toutefois, il est bon d’y revenir, l’action demeure une condition extrinsèque ; à proprement parler, elle ne fera pas la vérité du jugement puisque, comme nous venons de le montrer, le succès dépend essentiellement de la conformité de nos idées aux choses, conformité antérieure à l’action vérificatrice.

La question des origines du réel et de la pensée est la pierre d’achoppement du pragmatisme, aussi s’efforce-t-il de l’écarter, en disant, par exemple, comme M. Schiller, que cette question est un pseudoproblème, qu’il n’y a pas à se demander d’où vient le monde, puisque son existence est la condition préalable de toute question que l’on peut se poser. La réalité primitive ne peut rien expliquer, elle est obscure et misérable, c’est vers l’avenir qu’il faut regarder ; là est la perfection et l’intelligibilité. Le pragmatisme se détourne résolument du passé, ne lui demande aucun principe d’explication, mais regards en avant où point la lumière. Qu’une question ne (misse être posée sans données préalables, cela va de soi. Tout problème, à côté d’une ou plusieurs inconnues, renferme des éléments connus, qui permettent de le formuler. L’existence du monde est une donnée qui figure dans tous nos problèmes, mais cela empêche-t-il de poser la question de son origine ? Dès lors que, par hypothèse, cette origine est connue, l’existence même du monde invite à poser la question. Elle ne serait oiseuse que si le monde 161

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apparaissait évidemment comme se suffisant à luimême ; or, c est tout le contraire, comme le prouve surabondamment l’histoire de la philosophie, qui nous montre le problème des origines sans cesse agité. Quant à la prétention de regarder exclusivement vers l’avenir pour trouver l’explication des choses, elle est insoutenable, et si les pragmatistes y étaient fidèles en pratique, elle ruinerait leur méthode. Cette méthode consiste à former des plans et à les essayer. Or, qui dit plan, dit une combinaison nouvelle, sans doute, mais d'éléments anciens. Un plan n’est pas une création ; il est fait, pour une large part, de souvenirs, inspiré par l’expérience du passé. Le plus téméraire des desseins n'échappe pas à cette loi. C’est donc le passé qui importe pardessus tout, car c’est dans la connaissance plus ou moins parfaite qu’on en a, que résident les chances de succès des plans formes.

Nous n’aurions pas d’idée de l’avenir, si nous n’avions déjà celle du passé ; la première est, pour ainsi dire, la projection de l’autre par l’imagination. Pour prévoir, autant que possible, ce qui arrivera, il faut savoir ce qui s’est déjà passé. Cela ne veut pas dire qu’il ne se produise rien de nouveau dans le monde, mais cela prouve que ce n’est pas sur le nouveau que nous pouvons tabler. Si tout, à chaque instant, était nouveau, la mélhode pragmatiste, pas plus qu’aucune autre, ne pourrait nous servir. Ce sont les successions régulières des phénomènes qui fondent la science et en assurent le pouvoir : toute sa force réside dans le passé garant de l’avenir.

La question des origines importe donc au plus haut point. Savoir d’où vient le monde est une condition indispensable pour connaître ce qu’il est, non pas à la surface, mais dans son être intime ; quelles sont ses lois les plus profondes.ee que nous pouvons finalement en attendre. Les principes qui ont donné naissance à un être sont aussi ceux qui le conservent et qui le développent. La lumière n’est pas en avant, mais en arrière ; croire le contraire, c’est être dupe d’une illusion. Parce que ce sont les expériences futures qui découvriront les lois encore inconnues, on s’imagine que la clarté que projetteront ces expériences relève de l’avenir. Mais les expériences seules sont futures, les lois qu’elles révéleront existent déjà, ont toujours existé, sinon telles qu’elles se présenteront, du moins dans la virtualité des grandes lois de l’univers posées dès l’origine et dominant son évolution.

Le pragmatisme, par le principe de sa méthode, loin de marcher vers la lumière, s’empresse donc de lui tourner le dos. C’est là une de ses erreurs fondamentales. Une autre eonsiste dans la confusion des « valeurs » de vrai et de bien. Le vrai, dit James, est une espèce du bien, et M. Schiller parle dans le même sens. Toute théorie qui fait de la pensée un instrument dont le rôle essentiel est de servir directement les desseins formés par l’homme, adopte ce point de vue. Une idée vraie est alors celle dont les conséquences sont bonnes.

Les pragmatistes se sont plaintsqu’on ait déformé leur pensée, en donnant de ce principe une interprétation grossière et matérielle, en leur faisant dire qu’il fallait apprécier ces bonnes conséquences d’un point de vue alimentaire, en quelque sorte (bread and butter conséquences). Ils ontsupplié leursadversaires de leur faire la grâce de supposer que les pragmatistes avaient, eux aussi, quelque largeur d’esprit et quelque noblesse de vues. Bonnesconséquences, observent-ils, doit s’entendre de toute espèce de conséquences heureuses : conséquences physiques, intellectuelles, morales, sociales, conséquences non

Tome IV.

d’un moment, ni même d’un jour, mais conséquences durables dont le bienfait s’alfirme à la longue (in the long run). Donnons au principe toute cette ampleur, en sera-t-il amélioré? Nullement, car le vice n’en consiste point dans la nature propre de telle ou telle conséquence, mais dans le fait que le bien est présenté comme la marque du vrai et même comme constituant le vrai.

Si ce principe est juste, d’où vient que nous avons deux termes pour exprimer une seule et même chose, termes que le sens commun ne regarde point comme synonymes ? Et si l’un de ces termes n’est pas superflu, il faut donc en conclure qu’il exprime un aspect distinct de celui qui est signifié par l’autre. Prenons d’abord le problème de l’extérieur. Un signe nous permet de séparer le vrai du bien. Il peut y avoir un bien individuel, il n’y a pas devrai individuel. Dissipons immédiatement une équivoque. Un homme de génie peut être seul, à un moment donné, à percevoir une vérité ; la connaissance de cette vérité lui est propre, mais cette vérité n’est pas pour autant relative à sa personnalité, à ses désirs, à ses idées. La preuve en est que cette vérité deviendra le partage de tous les esprits qui en auront perçu les raisons ou l’auront acceptée sur l’autorité des savants. La vérité est essentiellement collective ; au contraire, le bien peut être individuel. Tel homme trouve son bien à voler, à tuer son prochain, — imaginons quelque chose de tout à fait singulier, — à commencer son repas par le dessert et à finir par le potage. Ne dites pas que ce n’est pas un bien pour luijc’est un bien, puisqu’il y trouve une satisfaction. Vous pouvez affirmer que ce n’est pas son véritable bien, mais ceci est un tout autre point de vue. Dès lors que vous introduisez l’idée de vrai dans le domaine du bien, vous donnez à entendre qu’il faut, pour apprécier les valeurs de ce dernier ordre, faire appel à autre chose qu’une disposition individuelle de cet homme, à une règle qui le dépasse et vaudra non seulement pour lui, mais pour ses semblables. C’est ainsi qu’on peut affirmer sans contradiction que c’est un bien pour tel homme de mentir en telle occasion, mais que son véritable bien, c’est de ne jamais mentir, règle qui vaut non seulement pour lui, mais pour tout être moral.

La différence fondamentale entre levrai et le bien, dont celle-ci n’est qu’un signe, ne peutêtre cherchée uniquement dansl’homme, puisque, considéré abstraitement, le bien est une valeur aussi universelle que le vrai, et que les hommes se ressemblent par leurs caractères spécifiques ; que, d’autre part, si tout dépendait du sujet, l’individualité devrait exercer son influence dans l’ordre du vrai, comme dans celui du bien. C’est donc du côté de l’objet qu’il faut nous tourner, ou plus précisément, il faut considérer le genre de rapport que le sujet soutient avec l’objet dans les deux cas. La connaissance, qui se rapporte essentiellement au vrai, consiste à posséder en soi d’une certaine manière, c’est-à-dire, sous forme de représentation, les caractères de l’objet connu, que ces caractères soient, ou non, utiles au sujet, qu’ils lui agréent, ou non. Pour qu’il y ait connaissance, il suffit que ces caractères soient présents dans l’esprit de cette manière. Quand il s’agit du bien, il en va tout autrement. Est bien tout ce qui est désirable, n’importe comment. Et d’où provient le désir ? Non pas précisément de l’absence dans le sujet d’une qualité que possède l’objet, mais bien du sentiment quecetle qualité lui manque. Ce sentiment lui-même est fondé sur la proportion entre le caractère de l’objet et les dispositions présentes du sujet. Donc, dans l’idée du bien, les dispositions du sujet entrent comme élément essentiel. Il est bon de s’as163

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seoir au coin du feu en hiver, cela n’est pas bon en été (Cf. Sum. theol., l a P., q. 19, a. 7 corp.) Le feu a-t-il donc changé de nature ? Tout ce qu’on peut dire avec vérité de la nature du feu en hiver, on peut le dire avec autant d’exactitude en élé. Il reste toujours vrai que le feu chaude. Mais c’est l'être vivant qui a changé, et parce qu’il a changé, le feu, bon pour lui en hiver, est mauvais en elé. C’estceque l’axiome scolastique exprimait sous cette forme : talis uuusquisque est, talis fiais videtur ei. Mais on ne saurait dire de la même manière : tel est le sujet, tel lui apparaît l’objet connu. L’expérience montre que les déformations individuelles, comme le daltonisme, par ex., sont accidentelles par rapport à la vérité, tandis que les dispositions du sujet sont essentielles à la notion de bien. La distinction du vrai et du bien, si nettement allirmée par le sens commun, est donc parfaitement fondée, et rien n’autorise à confondre cette forme d’activité psychologique qu’on appelle la connaissance avec cette autre forme qu’est l’appétit, ni même à soutenir que la connaissance du vrai est intrinsèquement affectée par les dispositions de l’appétit. Qu’une chose ne soitconnue par l’homme, quand il s’agitd’une recherche, que s’il y a un désir, une volonté de connaître, cela est évident ; mais lorsque l’objet est de telle nature que notre intelligence puisse l’atteindre, la volonté ne fait qu’appliquer l’intelligence à son travail, elle ne donne point aux opérations de celle-ci la nuance, pour ainsi dire, de ses propres dispositions ; en termes scolasliques, elle influe sur la connaissance dans l’ordre de l’exercice et non dans oelui de la spécification. Quand l’objet n’est pas susceptible d'évidence, pour une raison ou pour une autre, et qu’il importe cependant de conclure, il en va autrement. Aborder cette question nous entraînerait trop loin et il n’est pas nécessaire de l’exposer pour montrer l’erreur initiale du pragmatisme touchant la confusion du vrai et du bien.

ô° Les Vues métaphysiques du Pragmatisme. — Universalité de la contingence, pluralisme radical de l’univers, au moins dans son état présent, contribution de l’activité humaine à la transformation du réel, et même, influence directe de la connaissance sur les choses, tels sont les traits communs des doctrines pragmatistes en métaphysique. Tous proviennent d’un même principe, le principe de l’empirisme intégral. Il est clair que, si nous nous cantonnons dans l’expérience, nous n’apercevrons nulle part lie nécessité absolue, ni même conditionnelle. Qui dit nécessité, dit universalité ; et l’expérience ne porte jamais que sur un nombre déterminé de cas, si grand qu’on le suppose. De même, l’expérience nous révélera la continuité dans cerlainespartiesdu monde, dans d’autres des interruptions, desoppositions, une hétérogénéité, qui, de son point de vue, sont complètes et peuvent être définitives. Elle est incapable de nous diie si tout cela ne se combine pas pour former un ordre unique. Enfin, l’expérience révélant les changements consécutifs à la connaissance sans les expliquer, sa loi fondamentale étant celle de la simple succession, elle incline naturellement l’esprit vers le sophisme post hoc, ergo propter hoc, sans nous donner le moyen de discerner parmi les antécédents la vérilabie cause.

Mais il est impossible de s’en tenir à l’expérience pure : les pragmatistes eux-mêmes ne le font pas. Une expérience pure se réduirait au fait d'éprouver quelque chose, et ils dépassent de beaucoup ce niveau ; la plupart du temps, c’est l’expérience organisée, l’expérimentation, qu’ils invoquent. Or, cette expérience est toute pénétrée de principes rationnels, tels que ceux d’identité, de causalité, de

finalité. L’expérimentation ne conclut, n’a de force que par eux. M. Schiller a bien tenté de les réduire à des postulats, c’esl-à-dire, à des hypothèses qui tirent leur valeur de l’expérience ; mais, nous l’avons vu, c’est là une théorie insoutenable, car elle se fonde sur l’idée de réalité absolument plastique, qui aboutit à une contradiction, et, de plus, l’expérience ne pouvant conclure qu’en vertu de ces principes, comment les confirmerait-elle ? Ce serait un cercle vicieux.

Dans ces conditions, il est vain de vouloir s’en tenir à l’expérience, pour savoir ce qu’il faut penser du n. on le ; et ces mêmes principes qui permettent d expérimenter, qui nous assurent du retour des mêmes phénomènes lorsque les mêmes antécédents sont posés, nous donnent aussi le moyen d’acquérir une certitude touchant la structure générale de l’univers. Nous pouvons, en philosophie, nous appuyer à la fois sur les données sensibles d’où proviennent même nos idées les plus abstraites et sur ces principes pour prononcer, sans crainte d’erreur, que l’univers entier est soumis à un ordre, qu’il est harmonieux ; il a donc une unité fondamentale, qui, étant une unité d’ordre, est parfaitement compatible avec une pluralité réelle et même l’exige. Cette conception du monde évite ainsi l’erreur de l’absolutisme contre laquelle MM. James et Schiller s'élèvent avec juste raison. Les êtres Unis ne sont pas des apparences ; tout limités qu’ils sont, ils ne se réduisent pas à des illusions ou à des objets de pensée pour la conscience totale, qui seule serait réelle. Mais, d’autre part, elle maintient nettement la réalité de l’unité d’ensemble. Elle le fait à l>on droit, car ce que nous révèlent nos sens et les principes qui éclairent la signification de ces données nous amènent à affirmer l’existence d’un auteur unique des choses, qui étant infiniment bon, sage et puissant, n’a pu créer qu’en exécutant un plan parfaitement rationnel et en dotant son œuvre de toute l’harmonie dont elle était susceptible. Rien ne sert d’alléguer les solutions de continuité, et même les abîmes, qui se révèlent à certains endroits de notre monde. On peut seulement en conclure que notre connaissance est encore bien incomplète, ou, même, qu’elle n’a pas le moyen de découvrir par où les choses se rattachent, non pas que le désordre soit réel et définitif.

C’est aussi la nature de l’auteur du monde, telle que nous en avons pu nous en former l’idée, qui nous donne l’assurance la plus ferme de l’existence de la nécessité soit absolue, soit conditionnelle, à côté de la "liberté. L’Etre Premier doit sa perfection à son actualité pure qui le rend immuable. Sa nature ne peut être que ce qu’elle est, et de la détermination de l’essence divine dérive la nécessité qui unit, indissolublement les caractères des natures Unies. Non pas qu’il y ait émanation directe, ces natures découlant nécessairement de l’essence divine ; Dieu crée librement par son intelligence et sa volonté. Il ne donne l’existence qu’aux êtres qu’il a décidé de réaliser, mais les types de ces êtres ne dépendent point, dan6 leur constitution, de la volonté divine ; elle ne fait que choisirceux qui recevront l’existence. Dieu étant libre dans un certain ordre, et présentant dans un autre le caractère de la nécessité absolue, son œuvre pourra comporter les mêmes traits.

Nous avons déjà touché la question de 1 influence de notre connaissance sur les choses et montré qu’elle ne saurait être directe, qu’il faut que notre corps entre en jeu pour que nous puissions modifier la réalité. Nous n’ajouterons qu’un mot sur la théorie par laquelle M. Schiller pense résoudre l’objection qui se présente d’elle-même. Il y a un cas, dit-il, 165

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où nous exerçons une influence réelle, sans action physique, c’est celui où notre pensée agit sur un être conscient. Quand un « le nos semblables sait ou soupçonne que nous avons de lui telle ou telle opinion, quand inèine nous nous renfermerions dans le silence et l’immobilité, quand nous ignorerions sa présence, cela sullirait pour exciter en lui tel ou tel sentiment et par suite produire en lui des modifications réelles.

Le fait est constant, mais que prouve-t-il ? Assurément pas ce que M. Schiller voudrait lui faire prouver. Le principe direct de la moditication que l’opinion qu’on nous suppose produit dans une autre personne, ce n’est pas notre connaissance, mais bien l’idée qu’en a cette autre personne. La preuve, c’est que non seulement cette moditication peut avoir lieu sans que nous nous en doutions et que nous ayons dans l’esprit cette opinion au moment où elle est censée produire son effet ; mais que cette opinion peut n’exister aucunement. L’autre personne, dans ce cas, sera le jouet d’une illusion, l’effet n’en sera pas moins produit. En appliquant ici les méthodes expérimentales de concordance et différence, il devient évident que mon opinion, telle qu’elle est dans ma conscience, n’est pour rien dans le changement produit. L’explication de M. Schiller croule donc par la base. Et que dire de la fantaisie qui lui fait considérer comme des êtres conscients susceptibles d'être impressionnés de la même façon que nous, les corps inorganiques euxmêmes. Nous sommes en face de l’arbitraire pur, et en usant de la méthode pragmatiste, nous devons rejeter cette hypothèse paradoxale. En effet, que les corps soient conscients ou inconscients, le résultat est pour nous le même, Admettons que la pierre ait une perception, sa manière de traduire ses états de conscience, c’est de résister, de produire un choc, etc. Or, cela s’explique tout aussi bien, et même, beaucoup mieux, par une activité purement physique et inconsciente de la pierre. Nous n’avons donc aucune raison d’adopter la thèse étrange du professeur d’Oxford, imaginée uniquement pour permettre au pragmatisme d’aller jusqu’au bout des conséquences de son principe.

4' Conceptions morales et religieuses du Pragmatisme. — Le pragmatisme a le mérite d’avoir défendu énergiquement la réalité de la liberté. L’ardeur qu’il y a mise n’a rien d'étonnant, puisque toutes ses théories supposent la liberté comme une condition nécessaire. Mais, s’il a fait œuvre utile, il a dépassé le but et versé dans de graves erreurs qui aboutissent à ruiner la morale. Il a trop étendu le champ de la liberté ou, tout au moins, de la contingence. Nulle part il ne reconnaît de véritable nécessité, ni dans le domaine de l’activité des êtres, ni même dans l’ordre des principes, à une seule exception, peut-être, à savoir que la connaissance ne saurait être indépendante des dispositions de l'être qui en est doué et des Ans qu’il poursuit. Mais si l’on poussait le pragmatiste, il n’est pas impossible qu’il reconnût ici même un état de choses contingent. Les choses sont ainsi, avouerait-il, parce que l’univers a évolué en ce sens ; il aurait pu suivre un autre cours. Ainsi, tout est contingent ; les lois des choses sont leurs halitudes, les axiomes se réduisent à des postulats.

Dès lors, la morale ne saurait constituer. Il n’y a plus de règles qui, se présentant à une liberté, lui donnent ce sentiment distinct de tout autre qu’on nomme l’obligation. Sans doute, James a retenu le mot, mais il l’a vidé de son contenu. Obsédé par la préoccupation du concret, ici comme partout, il rattache l’obligation à une volonté qui s’exprime, à un

être qui allirme ses aspirations. C’est l’effort, l'éner » gie de cette volonté, qui sont la mesure de l’obligation, et si les lois divines l’emportent sur toutes les autres, c’est que la volonté de Dieu ou des dieux est plus puissante que toute autre. L’obligation devient ainsi une question de force, elle se mesure avec une sorte de dynanomètre moral. En réalité, il n’y a pas là obligation, mais contrainte, et ces deux choses sont aux antipodes l’une de l’autre. On peut physiquement, et même moralement, par la peur, contraindre un homme à faire le contraire de ce à quoi sa conscience l’oblige, jamais la contrainte ne deviendra pour lui obligation ; lecontraste ne fera que s’accentuer.

Il n’y a pas de morale sans lois qui s’imposent absolument. Ces lois ne dépendent même pas toujours de la volonté divine, comme l’imaginait Descartes ; elles se confondent avec l'être de Dieu, quand il s’agit des lois fondamentales. Son intelligence les y découvre et sa volonté infiniment droite et sainte ne fait qu’y adhérer et les sanctionner. La question de savoir si le monde comporte ou non la moralité est donc tranchée, lorsque, ayant posé le problème de l’origine des choses, on l’a résolu conformément aux exigences de la raison, en ne supposant pas à l’origine l'élément informe d’où seraient sorties, par une évolution aveugle, toutes les merveilles que nous voyons, et qui en tiendrait en réserve de bien plus grandes encore, mais en reconnaissant qu’au commencement est la perfection intégrale, l’Acte Pur qui donne le branle à tout le mouvement deschoses en même temps qu’il les produit.

Le débat de l’optimisme et du pessimisme, si vital pour le pragmatisme, perd ainsi de son importance ; mais la solution qui s’offre à nous est bien plus satisfaisante que celle que propose cette philosophie. L’optimisme prend nettement l’avantage et le pessimisme n’a plus qu’un rôle secondaire. En s’appuyant sur les conclusions de la théodicée classique, confirmées et complétées par la Révélation, l’homme sait qu’il est en son pouvoir, avec l’aide de Dieu, qui ne lui sera pas refusée, de remplir sa destinée et d’atteindre au bonheur complet dans une autre existence. Dès lors, tout ce que le monde présente de maux physiques et spirituels, ses malheurs personnels et ses propres fautes ne sauraient affecter son âme jusqu'à la jeter dans le désespoir. Par contre, le chrétien ne perd point le sentiment du danger qu’il court très réellement de causer sa ruine, et par sa propre faute. S’il peut, dans une certaine mesure, s’accorder ces « vacances morales » dont James sourit, quand il s’agit du destin de l’humanité, qui relève avant tout de Dieu, il connaît parfaitement sa responsabilité, non seulement en ce qui concerne sa conduite personnelle, mais aussi l’influence qu’il exerce sur les autres, l’exemple, la prière, le secours moral et physique, qu’il leur doit sous diverses formes. Il est vrai que James, quand il parle de ces « vacances morales », a en vue l’Absolutisme, selon lequel le monde ne peut pas être autre qu’il n’est et pour qui tout est éternellement bien dans la réalité, quoi qu’il en soit des apparences. Ce qu’il reproche au théisme ordinaire, c’est de supprimer l’intimité entre Dieu et l’homme et de ne pas apporter de preuve pragmatique de sa réalité, après que la critique kantienne a ruiné les arguments rationnels qu’il invoque toujours. C’est là une affirmation gratuite, dont nous n’avons pas à établir ici l’inanité ; la réfutation des objections de Kant a été donnée d’une manière décisive dans d’autres articles de ce Dictionnaire (cf. Criticismr Kantien ; Diru) ; nous nous bornerons à montrer que le pragmatisme est bien inférieur au christia167

PRAGMATISME

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nisme orthodoxe sur les points mêmes où il prétend avoir l’avantage.

Le pragmatisme se présente ici comme une philosophie de l’effort, de la bravoure, du progrès indéfini, connue un ferment prodigieux de vie inorale, qui donne à l’existence une saveur nouvelleet délicieuse. La religion chrétienne possède ces caractères à un degré supérieur, sans aucun des inconvénients de cette philosophie. L’homme aime à déployer son activité, lorsqu’il a des chances de réussite, lorsqu’il peut compter que les circonstances le seconderont ou, du moins, ne lui seront pas absolument défavorables. Le pragmatisme crie : « Agissez I essayez ! vous pouvez tout gagner, vous pouvez aussi tout perdre. Vous ne saurez ce qu’il en sera qu’après vous être engagé dans l’aventure. » Est-ce là une philosophie réconfortante, capable d’inspirer un courage invincible ? Bonne plutôt pour des téméraires, pour des cerveaux brûlés qu’entraîne le goût du risque, elle n’est pas faite pour l’ensemble des homtnes ; elle ne saurait qu’être rejetée par ceux qui, étant les plus résolus, sont en même temps les plus sages et les plus clairvoyants.

La religion chrétienne nous invite aussi à l’effort, à l’eifort continuel, à une lutte des plus rudes ; elle veut que l’homme se perfectionne sans cesse, mais elle lui montre les chances très grandes qu’il a d’aboutir, parce que la grâce prévient son action, y coopère, lui donne son accomplissement. Ce n’est plus une aventure, c’est une entreprise sérieuse, sensée, entourée de telles garanties que, si les risques ne sont pas absents, on peut du moins les affronter avec avantage. Il y a donc tout ici pour enflammer le courage, grandeur du but et chances de succès. Et de quoi, en effet, n’est pas capable une âme que transporte la divine charité ? Aucun obstacle ne saurait l’arrêter. James, lui-même, malgré les préjugés qui l’ont empêché d’apprécier pleinement la sainteté catholique, a dû pourtant lui rendre hommage.

La foi est dans le pragmatisme, comme dans la religion, le ressort de l’action. Mais il ne faut pas que l’emploi du même mot fasse illusion. La foi pragmatiste est tout autre chose que la foi chrétienne. Elle est d’abord purement naturelle, et même dans cet ordre, elle n’a rien de spécifique. Toute connaissance, qu’elle soit vulgaire ou scientiûque, morale ou religieuse, a son principe dans la foi, c’est même ce qui permet aux pragmatistes de supprimer radicalement toute opposition entre la science et la religion. En second lieu, elle est essentiellement une attitude de la volonté et non un acte de l’intelligence. C’est parce que nous voulons atteindre tel résultat que nous formons telle hypothèse et que nous croyons aux chances de cette hypothèse, assez pour la mettre à l’épreuve. Enfin cette foi est, par suite, essentiellement relative à une expérience. M. Schiller déclare que toute croyance qui ne tend pas à une expérimentation n’est pas une véritable foi.

Toute connaissance procédant de la foi, il n’y a plus de foi proprement religieuse ; de même qu’il n’y a plus de miracle, lorsque tout fa : t devient miracle, comme l’imaginent certains penseurs contemporains. Ce que nous avons dit plus haut touchant la structure du réel et l’impossibilité de réduire les principes de la connaissance à des postulats suffit à montrer la fragilité de cette thèse. Nous ne nous attacherons ici qu’à en souligner la pauvreté au point de vue religieux. La foi chrétienne est une vertu surnaturelle qui réside dans l’intelligence, bien que la volonté, sous l’influence de la grâce, coopère à son obtention chez celui qui se convertit. Elle s’appuie

sur l’autorité de Dieu nous révélant les vérités du salut, et bien qu’il puisse y avoir des fluctuations dans l’esprit du croyant à cause de l’inévidence de l’objet, cependant la foi est absolument ferme, elle a une certitude absolue, antérieurement à toute expérience. L’expérience ne lui est point nécessaire, puisque l’autorité divine est un garant supérieur à toute constatation humaine. Ainsi, la foi donne au chrétien un point d’appui inébranlable. Quelle force, quelle sécurité au milieu des vicissitudes de la vie, en face des maux qu’il faut affronter ! La foi pragmatiste ne dispose pas de telles ressources ; elle a son origine dans les désirs humains qui sont loin d’être toujours raisonnables, compatibles avec la nature des choses et, de ce fait, sont souvent voués à un échec. Elle peut s’appuyer sur des données scientifiques, mais, dans un grand nombre de cas, elle ne pourra se guider que d’après des probabilités, parfois même elle devra procéder à l’aveugle. Une telle foi ne saurait suffire à la plupart des hommes, et les plus résolus, dans les moments de crise, ressentiraient cruellement l’incertitude de ce genre de croyance. Même au point de vue pragmatiste, cette foi est donc à rejeter, car elle ne remplit pas l’office que l’homme attend de la croyance religieuse.

La même insuffisance se révèle dans l’idée du Dieu fini. Ce Dieu plus puissant, plus sage, meilleur que nous, pourrait être digne de nos hommages, nous inspirer une certaine confiance, s’attirer notre amour. Mais, ni ces hommages ne pourraient être sans réserve, ni cette confiance, absolue, ni cet amour, total. Au Dieu fini correspondrait une religion finie, non pas seulement parce que l’homme est lui-même un être limité, mais parce que l’objet de son culte ne comporterait pas cette absence de limites dans l’adoration qu’exige un Etre Infini. Etre aimé sans mesure, avoir droit à un dévouement absolu, à un don total de la personne, inspirer une confiance inébranlable, cela ne convient qu’à l’Etre infiniment parfait. Si sa sagesse est bornée, il peut se tromper et nous égarer avec lui ; s’il n’a pas la toute-puissance, il pourra essuyer des échecs et se trouver incapable d’assurer notre salut ; si sa bonté n’est pas illimitée, nous avons à craindre qu’il ne veuille pas nous aider, alors qu’il le pourrait.

En faveur de cette conception du Dieu fini James fait valoir la solution toute simple qu’elle donne à la question du mal. Dieu, en effet, n’est plus alors d’aucune manière l’auteur de ce que l’univers présente de défectueux et de répréhensible. Si le mal existe, c’est précisément que la perfection de Dieu est limitée ; un Dieu infiniment parfait ne peut être l’auteur que d’un monde sans défaut. Ce raisonnement est sans force, malgré son apparence spécieuse. Il ne tient aucun compte des conditions de la création et de la Providence et perd de vue que tout effet de Dieu est nécessairement fini, que l’ordre du monde implique l’inégalité des formes d’être et que le mal est ainsi la condition d’un plus grand bien, considérations dont la théologie catholique a montré toute la force. Dans cette doctrine, le mal a un rôle à jouer ; ce n’est pas un fait brutal contre lequel l’homme lutte, sans savoir s’il en triomphera avec l’aide d’un Dieu dont le savoir-faire et la puissance restent aléatoires ; le mal devient intelligible, il est une condition de progrès, de purification, de mérite. Il ne saurait emporter de triomphe définitif, mais il est destiné à être absorbé dans le bien. Au contraire, du point de vue pragmatiste, le mal ne s’explique pas. Dire qu’il existe, parce que Dieu ou les dieux n’ont qu’une perfection linie, ce n’est pas en dévoiler l’origine, c’est seulement expliquer pourquoi il 169

PRAGMATISME

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n’a pas disparu, sans donner aucune assurance qu’il puisse être un jour supprimé.

Que la conscience religieuse ne témoigne pas de l’existence d’un Dieu infini, mais seulement d’un plus grand que nous, cela ne saurait être accepté comme une conclusion universellement valable. A s’en tenir à l’expérience pure, on trouve dans l’histoire des religions les croyances les plus diverses et des états mystiques, également variés, correspondant à ces croyances. Mais James est bien obligé de constater que, dans l’ensemble, l’expérience mystique est généralement orientée vers le panthéisme ; et lui-même, voulant définir la religion, du point de vue subjectif où il s’est placé, la considère comme un sentiment defoi tout pénétré d’absolu et d’éternité. On ne conçoit pas qu’un sentiment offrant ces caractères puisse se rattacher à l’idée d’un Dieu lini.

Mais en matière religieuse, moins qu’en toute autre, iwus ne pouvons nous borner à l’expérience pure. L’objet à atteindre est si élevé que ce moyen est ici d’un faible secours. James, d’ailleurs, ne s’en tient pas à son point de vue empirique ; il a senti la nécessité d’user de discernement à l’égard des expériences religieuses. Il le fait, à sa manière, avec des règles bien arbitraires ; mais il reconnaît la justesse du principe : Toute expérience n’est pas valable par cela seul qu’elle est une expérience. Ses préjugés philosophiques les mieux enracinés, ses instincts moraux, son bon sens, lui servent de pierre de touche pour apprécier la valeur des états mystiques. Mais, si parmi ces critères iigurent des éléments rationnels, d’autres relèvent de ses goûts personnels ; et, — la manière dont James en use suffit à le montrer, — en procédant ainsi, on tombe forcément dans l’arbitraire. Nous voyons ce philosophe rejeter dédaigneusement la sainteté de Marguerite-Marie en la qualifiant d’état théopathique, tout simplement parce que cet amour de Dieu par la charité, qui fait que l’àme tend à s’absorber dans la contemplation du bien suprême, lui paraît exagéré, qu’il y voit une sorte d’annihilation de la personnalité, une rupture complète avec les intérêts humains ; ce qui est tout à fait faux.

Il a procédé de la même façon à l’égard des attributs de Dieu, excluant les attributs métaphysiques et retenant les attributs moraux. Il ne s’est pas aperçu que les uns pouvaient, suivant notre manière de concevoir, être considérés comme les conditions des autres. Si Dieu n’était pas immuable, éternel, présent partout, il ne serait pas le Bien infini, l’Intelligence sans bornes, le Juge suprême des consciences. Et du point de vue pragmatiste même, ces attributs métaphysiques ne sont pas sans valeur, car ils peuvent avoir et ont réellement eu une profonde influence sur les âmes religieuses. Les progrès des sentiments d’adoration, d’humilité, par exemple, ne peuvent-ils se rattacher dans une certaine mesure, à ces attributs d’éternité, d’immensité, par où Dieu nous apparaît si élevé au-dessus de notre être changeant et éphémère ?

La question ne saurait donc et retranchée de la façon que les pragmatistes imaginent. L’essai, l’expérimentation employésseuls sont impuissants à imposer une conclusion, puisqu’ils doivent eux-mêmes êtrejugés d’après des principes. Ce qui importe avant tout, c’est donc d’établir d’abord l’existence de Dieu et ses attributs avec tous les moyens dont nous disposons, et, principalement, à la lumière de la raison ; puis, de chercher si Dieu s’est mis en rapport avec l’humanité, s’il lui a révélé ce qu’il attend d’elle. Une fois fixés sur la réalité de cette révélation et les moyens par lesquels Dieu la met à notre portée et la conserve intacte, nous avons alors des principes

sûrs pour juger de la valeur des expériences religieuses.

Les émotions ressenties, les forces qu’elles communiquent ne sont pas par elles-mêmes un indice certain que les croyances qui lesprovoquent portent sur des réalités. Une idée illusoire peut parfois ébranler tout l’être, le soulever d’un vigoureux élan. Comme, d’autre part, ces états surgissent des profondeurs obscures de la personnalité, il est difficile de savoir jusqu’à quel point le moi en est ou n’en est pas la cause. James trouve dans la théorie du subliminal un moyen d’établir la continuité entre Dieu et l’àme, de les unir dans l’intimité la plus étroite. Il y réussit trop bien, car il aboutit à une confusion où la divinité perd son caractère ; c’est l’homme lui-même qui devient un dieu, en mettant en œuvre des énergies dont il ne soupconnt.it pas d’abord la présence en lui-même. Nous retrouvons ici des vues analogues à celles que parait adopter M. Schiller : l’homme pourrait être appelé à se hausser jusqu’à la divinité, grâce à ses efforts répétés qui l’affranchiraient de toute vicissitude et l’établiraient dans un état d’équilibre parfait, d’activité qui serait perpétuelle, parce qu’elle serait souverainement harmonieuse. Théorie insoutenable, car on ne saurait concevoir une évolution où le parfait sortirait de l’imparfait sans l’action d’un Etre Premier qui en dirigerait le cours et la doterait de ses ressorts, et, d’autre part, l’Acte Pur est nécessairement unique. Ainsi, les idées auxquelles le pragmatisme fait appel n’apportent aucune explication satisfaisante de la nature de Dieu, de ses rapports avec le monde et des faits religieux ; de plus, elles apparaissent comme ne pouvant avoir d’influence profonde sur les âmes ni leur assurer les moyens de rester fermes dans l’épreuve et d’arriver à la paix et au bonheur où elles aspirent.

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