Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Pouvoir pontifical dans l'ordre temporel

Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 4 – de « Persécutions » à « Zoroastre »p. 53-64).

POUVOIR PONTIFICAL DANS L’ORDRE TEMPOREL. — L’article comprendra deux sections :

I. Pouvoir temporel du Pape. — II. Pouvoir indirect du Pape sur les choses temporelles.

I
POUVOIR TEMPOREL DU PAPE

(Souveraineté dans l’ordre international)

I. Position de la question. — Le terme de Pouvoir temporel du Pape suggère plus communément à 95

POUVOIR PONTIFICAL DANS L’ORDRE TEMPOREL

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l’esprit le souvenir de la souveraineté territoriale que le Saint-Siège exerçait naguère sur un petit royaume au centre de l’Italie. Entre « 815 et 1860, ce royaume comprenait un peu plus de 40.000 kilomètres carrés, avec un peu plus de trois millions d’habitants. Les subdivisions administratives du territoire étaient, depuis 1850, les cinq légations de Rome et de la Gomarca (Viterbe, Orvieto, Civita-Vecchia), de la Ilomagne (Bologne, Ferrare, Forli, Ravenne), de l’Ombrie (Pérouse, Riéti, Spolète), des Marches (Ancône, Urbin, Macerata, Lorette, Fermo, Ascoli, Camerino), et de la Gampanie (Velletri, Frosinone, Bénévent).

Depuis la chute de l’Empire d’Occident jusqu’à l’époque carolingienne, les Papes reçurent de la libéralité des lidèles un grand nombre de domaines territoriaux en Italie centrale et méridionale, et la contiance des populations chrétiennes de Rome et des provinces adjacentes leur reconnut un rôle de direction temporelle qui ressembla de plus en plus à un droit de souveraineté. A la un du huitième siècle, Pépin le Bref, puis Charlemagne, tousdeux vainqueurs des Lombards, donnent à l’autorité temporelle du Saint-Siège sur l’Italie centrale un caractère mieux défini. Le principe et la tradition de ce pouvoir souverain du Pontife de Rome survécurent aux désordres féodaux et populaires du dixième siècle, qui fut l’âge de fer de la Papauté. Dans le dernier quart du onzième siècle et àl’aurore du douzième, le petit royaume pontifical reçut des extensions importantes par suite des donations fameuses de la comtesse Mathilde de Toscane, en 1077e *, , oa - Les péripéties de l’histoire des Etats du Saint-Siège correspondirent aux péripéties diverses et mouvementées, heureuses ou malheureuses, de l’histoire religieuse, sociale et politique de la péninsule italienne durant les siècles de la période médiévale, puis de l’âge moderne. Aboli par le Directoire, en 1797 et 98, et par Napoléon I « r, en 1808 et 1809, le pouvoir temporel du Pape fut restauré par le Congrès de Vienne et les traités de 1815. Les deux tiers du petit royaume pontifical furent conquis et annexés, en 1860, par le royaume de Sardaigne, qui allait devenir celui de l’Italie unifiée. L’armée italienne pénétra dans Rome le 20 septembre 1870, et la totalité des anciens Etats de l’Eglise fut incorporée à l’Etat italien, à la suite du plébiscite du a octobre suivant, plébiscite auquel participa un nombre dérisoire d’électeurs.

Le gouvernement italien considère la question des droits temporels du Saint-Siège comme souverainement et définitivement réglée par la loi dite des garanties, en date du 13 mai 1871. Les Pontifes romains ont énergiquement refusé, jusqu’à ce jour, d’accepter cette situation politique et juridique, et ils ont élevé, contre la destruction de leur pouvoir temporel, une protestation formelle et persévérante, qui a pour symbole leur claustration volontaire, depuis le ao septembre 1870, à l’intérieur de leur palais du Vatican.

La question qu’il convient d’étudier, dans ce Dictionnaire apologétique de la Foi catholique, parait être la suivante : le pouvoir temporel est-il un simple accident historique dans les destinées terrestres de la Papauté, un simple mode extérieur d’existence politique, résultant de certaines circonstances et disparu à la suite de circonstances nouvelles et différentes, ou bien le pouvoir temporel intéresse-t-il un principe et un droit qui appartienne autlientiquement à la doctrine théologique de l’Eglise catholique ?


S’il y a un principe et un droit, quel en est l’objet exact ? quel en est le vrai caractère ? quels argu ments et quels textes fondent son existence ? Une fois reconnue, s’il y a lieu, la zone des certitudes doctrinales, quelle est la zone des modalités contingentes, des formes variables sous lesquelles il serait concevable que le principe certain trouvât, selon la diversité des circonstances, sa réalisation opportune et concrète ?

D’abord, les textes pontificaux nous apprennent qu’il y a, en cette matière, une doctrine, un principe, un droit.

IL Documents pontificaux. — De Pie IX :

Allocution consistoriale Qtiibus quantisque, du ao avril 1849.

Allocution consistoriale Si semper antea, du 20 mai 1850.

Bulle Ad apostolicae, du aa août1851.

Encyclique Cum calholica Ecclesia, du a6 mars 1860.

Allocution consistoriale Noros et ante, du 28 septembre 1860.

Allocution consistoriale Jamdudum cernimus, du 18 mars 186 1.

Allocution consistoriale Maximu quidem, du 9 juin 1862.

Syllabus du 8 décembre 1 864, propositions 70 et

36.

De Léon XIII :

Encyclique Inscrutabili Dei consilio, du ai avril 1878.

Lettre au cardinal Nina, du 37 août 1878.

Discours auxjournalistes catholiques, du aa février 1879.

Encyclique Etsi Nos, aux évêques d’Italie, du 15 février 1882.

Lettre au cardinal Rampolla, du 15 juin 1887 (document où la revendication du pouvoir temporel est formulée, motivée, avec une spéciale insistance).

Allocution consistoriale Amplissimum collegium, du a/| mai 1889.

Allocution consistoriale Quod nuper, du 30 juin 1889.

Allocution consistoriale Non estopus, du 14 décembre 1891.

Lettre au cardinal Rampolla, du 8 octobre 18g5 (pour le vingt-cinquième anniversaire de la chute du pouvoir temporel). De Pie X :

Encyclique E supremi Apostolatus, du 4 octobre 1903.

Livre Blanc sur la Séparation de l’Eglise et de l’Etat en France (igo5). Chapitre vin et Documents xxiv à xxvii, et, en particulier, le document xxvi, note diplomatique en date du 28 avril 1904. De Benoît XV :

Encyclique Ad Beatissimi, du 1" novembre 191 4.

Allocution consistoriale Nostis profecto, du 6 décembre 19 15.

Encyclique Pacem Dei, du a3 mai 1930.

Trois conclusions claires et certaines résultent de tous ces textes, dont on aurait pu allonger encore l’énumération :

— la destruction du pouvoir temporel des Papes, en 1860-70, a eu le caractère d’une injustice et d’une violation du droit, contre laquelle les Pontifes romains protestent formellement ;

— la condition politique et juridique faite au Saint-Siège, depuis 1870, ne donne pas les garanties nécessaires à l’indépendance et à la liberté du Pape dans l’exercice de son ministère spirituel ;

— les Pontifes romains déclarent indispensable un statut nouveau (quelle qu’en soit un jour la formule ) qui consacre authentiquement et visiblement 97

DROIT DE SOUVERAINETE

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leur condition de souveraineté au regard du Droit des Gens.

Ce qu’il importe, maintenant, d’expliquer est le caractère essentiel de ce droit de soureræiefé, que les Papes revendiquent, avec tant d’éclat et de persévérance, comme ayant un fondement doctrinal et théologique, et comme résultant des exigences inerties de leur pouvoir spirituel (quoique distinct du pouvoir spirituel).

III. Le Droit de souveraineté du Saint-Siège.— La Papauté possède une double qualité, un double caractère, selon qu’on la considère dans le domaine de l’action religieuse ou dans le domaine du Droit des Gens.

Dans le domaine de l’action religieuse, en effet, la Papauté possède un pouvoir d’enseignement doctrinal et de gouvernement, spirituel qui s’exerce à l’intérieur même de l’Eglise catholique, et dont le Concile du Vatican a défini, d’une manière claire et catégorique, combien hautes étaient les prérogatives, fondées sur l’investiture du Christ.

Prérogative de juridiction plénière(et non partielle), ordinaire (et non déléguée), immédiate (et non pas simplement médiate), sur tous les Odèles, tous les pasteurs, toutes le9 Eglises.

Prérogative de magistère doctrinal, dont les définitions solennelles, rendues ex Cathedra, sont, par assistance ellicace de l’Esprit-Saint, préservées divinement de la possibilité même de l’erreur : en d’autres termes, de telles définitions seront infaillibles et irréformables par elles-mêmes, et nonpas en vertu de l’adhésion ultérieure de l’Eglise universelle.

Ce sont là, pour la Papauté, des prérogatives immenses dans le domaine religieux, mais des prérogatives qui ne s’exercent que chez les catholiques, sur les catholiques, en vertu de la foi catholique qu’ils professent. L’autorité religieuse du Pape n’estpas, par elle-même, le titre au nom duquel le Saint-Siège participeà l’activité politique et juridique de la communauté internationale.

Mais, outre son pouvoir religieux, et par voie de conséquence historique et sociale de son pouvoir religieux, le Souverain Pontife possède une prérogative de Souveraineté, qui l’introduit dans la communauté internationale des Puissances et qui appartient au Droit des Gens.

Il s’agit d’une conséquence historique et sociale, s’imposant à tous les peuples et à tous les gouvernements, quelle que puisse être leur religion ou leur irréligion.

Dans tous les pays du monde, les catholiques constituent un groupement plus ou moins considérable, partout compact et hiérarchisé, qui obéit à la juridiction spirituelle du Pontife romain. C’est du Pontife romain que dépendra le règlement amiable de toutes les questions politico- religieuses concernant l’Eglise catholique dans chacune des régions delà terre entière : statut légal duculteet du clergé, propriété ecclésiastique, législation matrimoniale, législation scolaire, graves problèmes où pourraient se heurter les exigences de la loi civile et de la loi religieuse, en des matières qui intéressent auplus haut point la vie sociale et politique de chaque Etat.

Supposons, maintenant, que le Pape ne soit pas reconnu juridiquement et diplomatiquement comme Souverain, supposons qu’il soit soumis à l’autorité législative, judiciaire, coercitive, d’un gouvernement quelconque (en fait : l’Etat italien). N’en résullera-t-il pas, pour ce gouvernement, un avantage exorbitant, qu’aucun autre gouvernement, ne saurait admettre ?

Tome IV.

L’Etat qui aurait juridiction temporelle sur le Pontife romain bénéficierait, à son profit exclusif, de moyens spéciaux d’action, d’influence, et même de contrainte, sur le chef religieux qui, seul, possède pleins pouvoirs pour décider des affaires du catholicisme dans tous les autres pays. Eventualité contraire, à la fois : aux intérêts certains et manifestes de tous les gouvernements du monde entier,

aux droits st aux légitimes susceptibilités des catholiques de toute la terre,

à la liberté, à la dignité du Pontife romain dans l’exercice de son ministère spirituel.’Voilà pourquoi, dans l’ordre social et politique, juridique et international, il faut que le Pape soit reconnu exempt de toute subordination, de toute vassalité, par rapporta tout gouvernement humain, fût-ce celui de l’Italie.

En outre, il faut que le Pontife romain soit reconnu officiellement apte à traiter d’égal à égal avec chacun des gouvernements temporels, chrétiens ou non chrétiens, les questions de politique religieuse concernant leurs ressortissants catholiques.

Mais le vocable universellement compris et consacré pour désigner une condition pareille, dans l’ordre des rapports internationaux, absence de toute subordination, égalité juridique avec les gouvernements, c’est l’indépendance, c’est la souveraineté.

Voilà pourquoi et comment le Pape est Souverain ; c’est une conséquence historique et sociale de la condition que lui donne, en présence des gouvernements séculiers, son pouvoir religieux sur tous les catholiques de la terre entière. Souveraineté que le Droit des Gens ne peut que reconnaître et homologuer.

Cette Souveraineté ne doit pas être confondue avec la possession d’un pouvoir temporel territorial, comme celui des Papes sur les anciens Etats pontificaux.

La domination sur un territoire libre et indépendant était une garantie de droit public en faveur de la Souveraineté du Pape. Elle représentait, elle manifestait à tous les regards l’indépendance du Pape en face de tout gouvernement séculier. Les Etats pontificaux ne relevaient d’aucun autre souverain ni d’aucun autre suzerain que le Pape lui-même. Le Saint-Père résidait sur un territoire dont il était le maître et où il n’avait à subir la loi de personne. Quiconque voulait entreprendre sur l’indépendance du Pape, devait recourir contre lui à la force des armes et envahir son territoire en violant le Droit des Gens. Pareille situation créait une sauvegarde visible et tangible au libre exercice du ministère pastoral et universel de la Papauté souveraine.

Mais, à l’époque même où existait ce pouvoir temporel, la condition juridique et internationale du Saint-Siège, au regard des gouvernements séculiers, était loin de se mesurer simplement à l’importance territoriale ou politique des Etals pontificaux. La Souveraineté’du Pape, garantie par un principat territorial, reposait elle-même sur un titre de beaucoup plus haute valeur. Jamais les Puissances n’envoyèrent à un souverain qui régnât sur un territoire comme les Etats Pontificaux, des ambassades comparables à celles qui furent toujours députées, avec tant de splendeur, auprès du Pontife romain. L’Etat pontifical était, politiquement, une petite Puissance du dernier ordre. La Souveraineté pontificale, avec laquelle traitaient diplomatiquement les gouvernements séculiers, était une Puissance européenne de tout premier rang. 99

POUVOIR PONTIFICAL DANS L’ORDRE TEMPOREL

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Et c’est précisément cette condition internationale qui a continué de subsister, dans le domaine politique, juridique et diplomatique, après comme avant la disparition du principat territorial des Pontifes romains.

Dès le i" décembre 18^7, Guizot avait judicieusement déclaré : « Ce qui constitue vraiment l’Etat pontilical, c’est la souveraineté dans l’ordre spirituel. La souveraineté d’un petit territoire n’a pour objet que de garantir l’indépendance et la dignité visible de la Souveraineté spirituelle du Saint-Père. »

Douze ans après la chute du pouvoir temporel, voici comment parlait Duclerc, président du Conseil de la République française, le 20 novembre 1882 :

« Avant les événements qui ont mis lin au pouvoir

temporel, le Pape était souverain de deux ou trois millions d’hommes. Croyez-vous que ce fût à ce Souverain que les Puissances envoyaient des ambassadeurs ? Jamais la France n’a envoyé d’ambassadeur à un Souverain tel qu’était le Pape comme prince temporel. C’est au Souverain Pontife, représentant d’une grande puissance politique, que les ambassadeurs étaient envoyés. Or, je vous demande si vous croyez que la puissance politique du Pape ait été diminuée par la suppression du pouvoir temporel. J’estime qu’il n’est douteux pour personne que le Saint-Siège est encore actuellement une Puissance politique, une aussi grande Puissance politique qu’avant la suppression du pouvoir temporel. C’est donc au Pape, à l’homme investi d’une grande Puissance politique, que les autres grandes Puissances politiques de l’Europe envoyaient des ambassadeurs. C’est pour cela qu’après la perle du pouvoir temporel, elles ont persisté à lui en envoyer. »

Juste conception, que le ministre Spuller devait résumer par cette heureuse boutade : « Croyez-vous que la Souveraineté du Pape tienne à une motte de terre ? »

Pourquoi tant insister sur ce sujet ?

Parce que certains représentants de la magistrature française ont paru vouloir ériger en doclrine que, par le fait de la disparition du pouvoir temporel, le Pape aurait cessé de posséder, en Droit international, la qualité de Souverain. En ce sens, principalement, l’arrêt de la Chambre criminelle de la Cour de cassation, en date du 5 mai 1911 : « La Souveraineté — (du Saint-Siège) — a cessé d’exister par suite de la réunion des Etats pontificaux au royaume d’Italie. » Arrêt qui concordait avec les conclusions du procureur général Baudouin, dont l’argumentation se résumait ainsi : « Pas de souverainelésans Etat. Pas d’Etat sans territoire. Or, depuis le 20 septembre 1870, le Pape ne règne plussur aucun territoire. Donc, il n’est plus souverain. »

L’erreur est ici de croire que toutesouverainelé est nécessairement territoriale, comme tel est normalement et habituellement le cas. Il peut arriver cependant qu’une souveraineté, comme il arrive à celle du Pape, en raison ducaractère propre de son objet, soit d’ordre personnel, tout en vériliant le concept essentiel de souveraineté.

Ne dépendre d’aucun gouvernement, et avoir qualité juridique pour traiter d’égal à égal, par voie de négociations diplomatiques, avec tous les gouvernements, c’est posséder une authentique Souveraineté.

Le titre de cette Souveraineté pourra être territorial, s’il résulte de la possession indépendanted’un territoire. Il pourra être personnel, s’il résulte d’une condition de fait et de droit qui appartienne au domaine moral, social, juridique (pareille à celle du Pontife romain, dont le pouvoir religieux, en présence des Etats séculiers, requiert que le Pape soit exempt dcJ^jqJtp^p^p^jrt^Alion temporelle, et habi lité à traiter d’égal à égal avec les Puissances souveraines).

Avant la chute du pouvoir temporel, le Pontife romain était souverain par Souveraineté territoriale et par Souveraineté personnelle.

Depuis la chute du pouvoir temporel, le Pape a perdu, de fait, la Souveraineté territoriale, mais il garde la Souveraineté personnelle, qui était, de beaucoup, la plus importante, et qui, seule, rendait compte de la place considérable qu’occupait le Saint-Siège dans la communauté internationale.

Privé de sa Souveraineté territoriale, le Saint-Siège n’est plus un Etat : soit, car, dans la terminologie actuelle du droit public, le mot Etat enveloppe nécessairement l’idée de territoire. Mais, sans conteste, il demeure une Puissance, terme plus générique, qui désigne la condition politique et juridique de Souveraineté diplomatiquement reconnue dans les rapports internationaux. Et, en vertu de cette condition de fait et de droit, le Pape demeure investi de la qualité de Souverain.

C’est, d’ailleurs, chose évidente, irrécusable, dans les réalités diplomatiques et internationales du monde contemporain.

L’immense majorité des Puissances a été, au moins par rencontre, en relations de courtoisie officielle, ou de tractations diplomatiques, avec le Saint-Siège, depuis la chute du pouvoir temporel. A l’heure présente, vingt-six Etats sont représentés auprès du Vatican par une ambassade ou une légation permanente. Dans un nombre à peu près égal de pays, le Pape est diplomatiquement représenté par une nonciature ou internonciature apostolique. La coutume internationale exige même que, là ouest accrédité un nonce, c’est lui qui soit toujours le doyen-né du corps diplomatique. Au 1" janvier 1922, ce sont les nonces accrédités nouvellement à Paris et à Berlin qui ont présenté les hommages du corps diplomatique au chef de l’Etat français et au chef de l’Empire allemand. Le Pape futdoncle premierdes Souverains ou chefs d’Etat diplomatiquement représentés, auxquels s’adressa le remerciement de courtoisie officielle du chef d’Etat devant lequel le nonce apostolique venait de prendre la parole.

Il y a vraiment mauvaise querelle de la part de ceux des juristes, ou plutôt des politiciens, qui osent contester que le Pape soit vraiment Souverain, au regard du Droit international et, à cause du caractère particulier et spirituel de sa Souveraineté, prétendent qu’il y a seulement assimilation par voie d’égards et de courtoisie entre le Pape et un Souverain, entre un nonce et un ambassadeur, entre un concordat et un traité diplomatique. Malgré les particularités indéniables que présente tout ce qui concerne le Saint-Siège, par comparaison avec les Puissances profanes, c’est contester l’évidence du plein midi que de mettre en doute la réalité politique, diplomatique, juridique et internationale, de la Souveraineté du Pape, ainsi que des actes de cette Souveraineté dans le domaine des relations entre Puissances, selon leDroit des Gens.

Interrogé sur le caractère du drapeau pontifical, aux couleurs blanche et jaune, M. Delcassé, ministre des Affaires étrangères dans le cabinet Waldeck-Rousseau, répondit officiellement au garde dessceaux, M. Monis, le 4 septembre 1901 : Ce drapeau

« est celui d’un Souverain, s’il n’est pas celui d’un

Etat ».

Le Pape est Souverain, d’une Souveraineté personnelle et non pas territoriale.

La Papauté n’est plus un Etat, mais elle reste une Puissance, et agit pleinement avec cette qualité dans les relations de Droit international. 101

DROIT DE SOUVERAINETÉ

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le territoire du Vatican.

Ne pourrait-on pas cependant regarder la Souveraineté ilu Pape, depuis 1870, connue territoriale, en tant que s’exerçanl toujours sur le petit royaume du Vatican, respecté par l’Italie elle-même ?

Le Vatican serait donc considéré comme un petit Etat indépendant, reconnu par la loi italienne des garanties, un territoire où le Pape conserve tous les organes d’un gouvernement, y compris la frappe des monnaies et la possession d’une force armée.

En toute franchise, il ne semble pas que l’on puisse faire reposer sur une base aussi fragile et douteuse une conception d’aussi haute valeur que la Souveraineté du Pape.

D’abord, la liction de pure courtoisie est trop manifeste dans l’assimilation qui serait faite entre un palais et un Etat, entre les médailles pontilicales (frappées annuellement) et la monnaie d’échange (à valeur fiduciaire), et surtout entre les milices de garde d’honneur qui figurent au Vatican et des troupes constituant une armée proprement dite. Tout cela manquerait de portée sérieuse et n’aurait qu’une signification purement conventionnelle. On ne pourrait y reconnaître véritablement une Souveraineté territoriale.

Objection plus grave. Tout l’intérêt de la théorie résulterait du fait que l’Italie même et toutes les autres Puissances reconnaîtraient la Souveraineté indépendante du Pape sur le palais et les jardins du Vatican. D’où une e.i territorialité, juridiquement acquise, qui pourrait fonder un système politique de Souveraineté territoriale. Mais, précisément, la Souveraineté indépendante du Pape sur le palais et les jardins du Vatican n’est pas formellement reconnue ou juridiquement incontestée.

Les Puissances étrangères n’ont jamais eu lieu de se prononcer, d’une manière quelconque, sur ce problème de droit ; et la thèse catégorique des jurisconsultes italiens, appuyée sur les formules mêmes de l’article 5 de la loi des garanties, du 13 mai 1871, veut que la Papauté ne conserve sur le Vatican et autres domaines pontificaux qu’un droit de jouissance et d’usufruit, la nue propriété et la souveraineté appartenant à l’Etat italien.

Evidemment, cette théorie est fermement rejetée par le Saint-Siège. Mais le fait même que telle soit la conception officielle de l’Italie, empêche de proposer la Souveraineté indépendante du Pape sur le territoire du Vatican comme un droit incontesté, unanimement reconnu pour certain, qui constituerait la base authentique d’un système de Souveraineté territoriale.

La base fait défaut, puisque l’on n’est pas unanime à tenir pour juridiquement incontestable la propriété et laSouverainetéduPape sur le palais apostolique du Vatican.

Enfin, avouons qu’il y aurait bien des inconvénients à faire dépendre la Souveraineté du Pape, en Droit international, du fait même delà possession, considérée comme souveraine et indépendante, du palais et des jardins du Vatican.

De même que, de 1860 à 1870, on a spolié la Papauté de la souveraineté des anciens Etats pontificaux, il pourrait arriver qu’un parti révolutionnaire et antireligieux s’emparât un jour du pouvoir en Italie, et, chassant le Pape de son palais, opérât la confiscation du Vatican. Qui aurait le droit de regarder cette hypothèse comme inconcevable ?

Néanmoins, si, par malheur, elle venait jamais à se vérifier, concéderions-nous que le Pape aurait, en fait, perdu toute Souveraineté, au regard du Droit des Gens, parce qu’il aurait perdu la possession des quelques arpents do terre dont la jouissance, au moins, lui est laissée depuis la chute du pouvoir temporel ? N’est-il pas évident que la condition d’indépendance juridique etinternationale du Pape survivrait, en droit et en fait, à la perte du Vatican, comme elle a déjà survécu à la perle des anciens Etals pontificaux ? Spuller redirait sagement que la Souveraineté du Pape ne tient pas à une motte de (erre.

Conclusion : ne disons pas que, si nous affirmons, comme un fait actuel, la Souveraineté du Pape, ce soit à cause de la possession territoriale du domaine où il réside. Mais c’est à cause d’une réalité permanente, d’ordre politique et social, qui est indépendante de tous les bouleversements territoriaux et de toutes les controverses sur les textes législatifs et diplomatiques. Le Pape étant le Pape.il a juridiction sur les catholiques de tous les pays du monde. De ce fait, à légard de chacun des gouvernements séculiers, sa situation est telle qu’il ne peut et ne doit être subordonné au gouvernement d’aucun Etat, et qu’il doit, au contraire, pouvoir négocier, d’égal à égal, avec tous les Etats, les affaires de politique religieuse concernant le catholicisme. Et pareille situation de fait et de droit, dans le domaine juridique et international, c’est l’indépendance, c’est la Souveraineté. Encore une fois, tel est le sens incontestable dans lequel on doit dire avec certitude que, même depuis 1870, le Pape reste Souverain.

La loi italienne des garanties, si elle refuse au Pape la souveraineté territoriale, paraît bien lui reconnaître explicitement cette souveraineté personnelle et d’ordre juridique.

D’après les articles 1, 2 et 3 de cette loi, en effet, le Pape possédera les prérogatives personnelles du Souverain. Les attentats contre la personne pontificale seront passibles des mêmes pénalités que les attentats contre la personne royale. Tous les articles suivants tendent à sauvegarder l’indépendance des divers organes du gouvernement pontifical. Les articles Il et 12, en particulier, concernent les immunités du service diplomatique accrédité par le Pape à l’étranger, ou accrédité par les Puissances étrangères auprès du Pape, ainsi que les immunités de la correspondance postale et télégraphique du Saint-Siège, le tout en parfaite identité avec ce qui est garanti en faveur du gouvernement italien lui-même et des gouvernements étrangers. La loi reconnaît donc au Pape toutes les condilions juridiques d’existence qui sont requises à la Souveraineté, dès lors que l’on écarte l’idée de Souveraineté territoriale et que l’on s’en tient au concept de Souveraineté personnelle.

IV. Les revendications actuelles du Saint-Siège. — La loi italienne du 13 mai 1871 rend hommage à la Souveraineté pontificale. Mais, consacrant la spoliation des anciens Etats de l’Eglise, elle ne substitue pas à la garantie territoriale, qu’était le pouvoir temporel, une garantie juridique proportionnée à l’importancede l’intérêt etduprincipe qu’il s’agit de sauvegarder. Voici comment Benoit XV, en 1920, parlait dans l’Encyclique Pacem Dei :

Nous déclarons solennellement que jamais la condescendance de Notre attitude, conseillée, Nous semble-t-il, et même réclamée par l’excessive gravité des temps actuels, ne devra être interprétée comme une abdication tacite par le Saint-Siège de ses droits sacrés, comme s’il avait enfin accepté la situation anormale qui lui est faite actuellement.

Au contraire, Nous faisissons cette occasion de reprendre ici à Notre compte, et pour les mêmes motif », les protestation ) qu’ont élevées à plusieurs reprises Nos prédécesseurs, poussés qu’ils étaient, non par des raisons humaines, mais par un devoir sacré, à savoir : de défendre les droits 103

POUVOIR PONTIFICAL DANS L’ORDRE TEMPOREL

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et la dignité du Siège apostolique. Et aujourd’hui que la paix est rotablie entre le » nations, Nom demandons de nouveau et plu » expressément que le Chef de V Eglise cesse de se trouver dans cette condition anormale qui, pour bien des raisons, est également funeste à la tranquillité des peu/îles.

Il faut prendre acte de cette revendication péremptoire. Une fois de plus, le Pape déclare que la situation politiqueet juridique faite au Saint-Siège, depuis La chute du pouvoir temporel, ne sauvegarde pas suffisamment la liberté et la dignité du Souverain Pontilical.

Mais quel est donc le grief qui est à la base des protestations du Saint-Siège, sous Pie IX, Léon XIII, Pie X, Benoit XV, alors que la loi italienne du î.’imai 1871, censée actuelleinenten vigueur, contient des « garanties » d’une incontestable clarté pour l’indépendance et la Souveraineté personnelles du Pontife romain, les franchises de son gouvernement religieux et la liberté de ses communications avec l’univers catholique ?

Sans entrer dans les questions de détail, le grief essentiel, capital, sera que la loi des garanties est une loi italienne, dont l’application, dont l’interprétation dépend exclusivement du gouvernement italien, dont la modification ou la suppression dépend du flux et du reflux des majorités parlementaires dans le seul royaume d’Italie.

Aucune garantie de Droitinternationaln’existeprésentement, dont les Etats qui possèdent de nombreux citoyens catholiques et qui ont un spécial intérêt au maintien de l’indépendance pontificale aientlemoyen de contrôler l’exerciceet de requérir l’application. La liberté du Saint-Siège est, légalement parlant, une affaire italienne et rien qu’italienne. Personne autre que l’État italien n’est juge de l’extension et des sauvegardes qu’elle comporte. La condition politique du Souverain Pontife est tout entière à la merci du bon ou du mauvais vouloir d’un gouvernement unique : celui-là même qui l’a dépouillé naguère de-son pouvoir temporel. Vraiment, la garantie est trop précaire. Elle ne peut suffire à donner les sûretés permanentes qu’exige l’importance du droit sacré qui est en cause.

Et telle est la raison d’être fondamentale des protestations du Saint-Siège.

En d’autres termes, et quelle que doive être un jour la formule précise de pacification, le Vatican cherche à internationaliser le problème des garanties de l’indépendance pontificale, tandis que le Quirinal et la Consulta s’obstinent, jusqu’à présent, à [’italianiser, à lui donner une solution de légalité purement italienne, que la Papauté ne saurait tenir pour normale et satisfaisante. L’Encyclique Pacem Dei nous en apporte un nouveau témoignage.

Néanmoins, une atténuation importante est admise dans l’une des règles de protocole international par lesquelles le Saint-Siège traduisait sa protestation persistante contre la condition politique qui lui est faite à Home depuis la chute du pouvoir temporel.

Jamais les Papes n’ont accepté lasituation résultant de l’usurpation du 20 septembre 1870 et de la loi italienne du 13 mai 1871. D’un geste fier, ils ont refusé la dotation annuellede 3.a55.ooofrancs queleur attribuait le législateur italien. Plutôt que de mettre le pied sur le territoire occupé par le gouvernement usurpateur et de paraître accepter du même coup le fait accompli, les Papesse sont absolument imposé, depuis plus d’un demi-siècle, une captivité volontaire dans le palais apostolique du Vatican. Là, du moins, ne s’exerce aucune autre souveraineté que la leur.

Ils ont, d’autre part, décidé que nul chef d’État appartenant à la religion catholique ne serait admis

à l’audience du Souverain Pontife s’il ne s’interdisait, à Rome même, tout contact avec la cour et le gouvernement du Quirinal. Aucune exception ne fut admise, pas même en faveur du roi Carlos de Portugal, proche parent de la Maison de Savoie, pas même en faveur de l’empereur François-Joseph d’Autriche, qui était (jadis) l’allié politique du royaume d’Italie et redevable d’une visite officielle au roi Humbert. Cette règle protocolaire fut violée, le a^ avril 1904, malgré les avertissementspréalablesdu Saint-Siège, par M. Emile Loubet, président de la République française, quand celui-ci rendit visite, à Rome même, au roi Victor-Emmanuel. Mais la protestation énergique du cardinal Merry del Val, secrétaire d’Etat de Pie X, définit avec clarté le pointde vue pontilical et donna un spécial relief à l’affirmation des principes. L’incident fut, d’ailleurs, le premier acte de la rupture diplomatique entre la France olliciello et le Vatican.

Sauf cette exception malheureuse, qui contribua, du reste, à confirmer la règle, les chefs d’Etat et princes catholiques se résignèrent unanimement, depuis 1870, à ne jamais paraître à Rome en voyage officiel. Ceux d’entre eux qui demandèrent et obtinrent audience au Vatican, tel le roi des Belges Léopold II, se rendirent à Romeen voyageprivé, gardant rig ureusement [’incognito diplomatique à l’égard du Quirinal et de la cour d’Italie.

Mais on doit avouer que l’impossibilité moralede visiter officiellement le roi d’Italie au Quirinal constituait pour les chefs d’Etat et princes catholiques, pour le roi d’Espagne et le roi des Belges, pour les présidents catholiques des Républiques latines, et, au lendemain de la reprisedes rapportsavec le Vatican, pour le président de la République française, un embarras des plusdommageables aux tractations internationales en vue de la paix des Etats ou des peuples. La situation présente de l’Europe et du monde, situation troublante et chargée des pires menaces, suggérait au Père commun des fidèles d’écarter, autant qu’il était en lui, une cause de malaise et de difficultés diplomatiques venant, pour les souverains catholiques, s’adjoindre à toutes les autres. Benoît XV annonce donc, dans l’Encyclique Pacem Dei, l’intention de tempérer quelque peu la sévérité des conditions légitimement établies par ses prédécesseurs, à la suite de la destruction du Pouvoir temporel des Souverains Pontifes, dans le dessein de rendre impossibles les vis tes officielles des princes catholiques à Rome, chez le roi d’Italie. Conformément aux vœux du gouvernement de Madrid, du gouvernement de Bruxelles, et, en dernier lieu, du gouvernement de Paris, le Pape consent désormais à recevoir au Vatican les chefs d’État et princes catholiques qui auront visité officiellement le roi d’Italie au Quirinal. Très noble sacrifice, consenti à la cause de la paix universelle et des bons rapports internationaux.

Les audiences des souverains catholiques au Vatican seront réglées par le même protocole que les audiences des souverains non catholiques. Protocole qui atteste lemaintiendesrevendications pontificales et qui traduit en actes la protestation des Papes contre l’usurpation de la Souveraineté territoriale des anciens Etatsdc l’Eglise par le royaume d’Italie.

Ce n’est jamais, en effet, du Quirinal ou de quelque édifice occupé par l’Etat italien, que les princes non catholiques peuvent se rendre à l’audience du Souverain Pontife. Mais il leur faut partir du domicile officiel de leur représentant diplomatique auprès du Saint-Siège, s’ils en ont un, ou, s’ils n’en ont pas, d’un établissement religieux de leur propre nationalité, ou même du domicile officiel de leur repré105

POUVOIR INDIRECT

106

entant diplomatique auprès du Quirinal. Le chef d’Étui étranger est censé venir de son propre territoire au palais apostolique du Vatican, et ignorer (pour une heure) qu’il existe dans Rome un autre personnage souverain que le Pape. Le sens transparent d’une telle fiction diplomatique ne saurait échapper à aucun observateur réfléchi.

Sous Léon XIII, les règles dont nous venons de parler s’appliquèrent notamment aux trois célèbres visites que lit au Vatican l’empereur allemand Guillaume II, en 1893, 1898, 1903, avec l’appareil un peu théâtral qu’il affectionnait, puis à la visite que lit, en 1903, le roi d’Angleterre Edouard VII, avec l’allure plus discrète qui était dans sa manière.

Sous Benoit XV, le même protocole se renouvela, en IQIQ, pour la visite faite au Vatican par M. VVoodrow Wilspn, président fédéral des États-Unis d’Amérique, ainsi que, précédemment, pour la visite du prince de Galles, héritier présomptif de la couronne de Grande-Bretagne, et, plus récemment, pour la visite de l’émir Faïçal, (ils du roi d’Arabie et client politique de l’Angleterre. La tradition vaticane du régime des audiences officielles était donc définitivement consacrée. L’encyclique Pacem Dei eut pour conséquence d’étendre la même règle aux audiences des princes catholiques.

Sous Pie XI, le 28 mars 1922, le roi des Belges, Albert I", la reine Elisabeth et le prince héritier, Léopold.duc de Brabant, étaient reçus officiellement au Vatican, d’après le nouveau protocoleadopté sous Benoit XV. Conformément aux suggestions de la diplomatie pontilicale, la diplomatie belge obtint, en outre, du gouvernement italien que, devant le roi et la reine des Belges, aucun dignitaire du royaume d’Italie ne prononçât le mot de Rome-Capitale, de Rome intangible, de la troisième Rome, ou autre expression jugée offensante pour le Saint-Siège. Il y eut, dans ce dernier fait, une indication intéressante.

Quant à l’objet des revendications pontilicales, à propos du pouvoir temporel, son principe est toujours le même. Il faut que l’indépendance du Pontife romain, à l’égard de l’Etat italien, il faut que sa Sou< era ineté trouve une garantie certaine et apparente : garantie territoriale ou gaTanliediplomatiquc et internationale. L’avenir déterminera les modalités opportunes, sous l’action de la Providence divine. Mais la doctrine théologique demeurera intacte : le Pape doit être Souverain, au regard du Droit des Gen3, pour que soient sauvegardées efficacement l’indépendance et la liberté de sa magistrature religieuse et surnaturelle.

Le présent article était composé et mis en pages lorsque Pie XI promulgua, en date du 23 décembre 1922, l’Encyclique l’bi arcano Dei, qui se termine par une revendication solennelle et catégorique du droit de Souveraineté du Saint-Siège en même temps que par un discret appel adressé à l’Italie pour le règlement équitable du douloureux litige.

II
POUVOIR INDIRECT DU PAPE SUR LES CHOSES TEMPORELLES

I. Position de la question.— Nous ne parlons plus, comme dans la section précédente, d’un pouvoir pontifical se traduisant, au regard du Droit des Gens, par un titre juridique de Souveraineté temporelle ; miis d’un pouvoir pontifical se rattachant à la juridiction religieuse et spirituelle, apte à créer chez les fidèles un devoir d’obéissance hiérarchique, bien que le précepte (obligatoire pour les consciences) s’exerce en matière politique ou temporelle.

Au premier abord, le concept d’un tel pouvoirpeut paraître étrange, puisque le christianisme a eu pour effet d’introduire dans le monde la distinction claire et précise du domaine appartenant légitimement à César et du domaine réservé à Dieu seul ; du domaine de la société séculière et de celui de la société religieuse ; du domaine temporel et du domaine spirituel. N’estce pas bouleverser cette notion fondamentale que prétendre attribuer à l’Eglise du Christ, au Vicaire du Christ, un pouvoir quelconque sur les choses temporelles, quiappartiennent normalement au domaine de César ? Evidemment, c’est là une doctrine délicate, qui réclame explication et justification.

Le terme de pouvoir indirect signale le caractère en quelque sorte anormal de ce genre d’autorité en un domaine que l’Eglise ne revendique pas comme le sien propre. C’est par voie de conséquence, c’est par suite d’une rencontre complexe de conditions et de circonstances, c’est dans des limites dont la zone certaine est rigoureusement circonscrite, que le Vicaire de Jésus-Christ possède indirectement juridiction sur certaines matières d’ordre temporel.

Il faut répéter ici cela même que nous avons dit à propos de l’origine du pouvoir politique. Nous ne prétendons nullement élucider les multiples problèmes historiques où apparaît, chez les Pontifes romains, la volonté d’exercer leur puissance « indirecte » sur le temporel des Etats. (Voir, par exemple, plus haut, l’article Alexandrb VI, section consacrée aux Brefs de partage du Nouveau Monde. Tome I, col. 83 à 86.)

Nous ne prétendons pas davantage entrer dans le détail de nombreuses et retentissantes controverses, au cours desquelles s’affrontèrent les partisans et adversaires du pouvoir indirectdes Papesen matière temporelle. Toutes sortes de contingences obscurcissent et compliquent chaque application concrète du principe et chaque controverse théologique, y introduisant des éléments adventices, et, en particulier, des préoccupations ou des passions absolument étrangères à l’objet réel et exact du problème doctrinal.

Au Moyen Age, la question présente une confusion particulière, non seulement à cause des litiges de personnes et d’intérêts, qui existent alors comme à toute autre époque, mais à cause des éléments de droit féodal et de droit public de la Chrétienté qui se mêlent constamment et nécessairement aux considérations d’ordre théologique.

Pour dégager quelques idées dominantes à cet égard, un utile et heureux travail de discernement fut accompli, en 1898, par le R. P. Alfred Baudrillart, dans la Revue d’Histoire et de Littérature religieuses (tome III, p. 192 à 2a3 et 30g à 337), sous ce titre : Desidées qu’onse faisait au quatorzième siècle sur le droit d’intervention du Souverain Pontife en matière politique.

Au temps du protestantisme et de la Ligue, puis au dix-septième siècle, la même controverse se réveilla, prit un caractère plus dogmatique et plus circonscrit, et fit couler des flots d’encre chez les théologiens pontiûoaux, chez les parlementaires gallicans et chez les polémistes protestants. Le problème fut plus directement débattu entre le roi Jacqubs I er d’Angleterre et ses contradicteurs catholiques, notamment Bellarmin, Suarbz, Cobffrteac. Il s’agissait précisément desavoir si un catholique pouvait, en sûreté de conscience, prêter le serment ne fidélité exigé par le roi Jacques, serment qui répudiait, comme impie et hérétique, la doctrine autorisant le Pape à excommunier les rois et à ordonner leur déposition pour quelque motif que ce fût. On trouvera le détail de cette controverse, avec une <D

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POUVOIR PONTIFICAL DANS L’ORDRE TEMPOREL

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copieuse bibliographie des sources et travaux historiques qui s’y rapportent, dans l’excellente thèse du R. P. Joseph ub la Serviêrb : De Jacobo, Angliae rege, cum cardinali lioberto Bellarmino, S. J., super potestat-, cum regia, tum pontificia, disputante (1608-1609). Paris, Oudin, 1900, in-8°.

Au dix-neuvième et au vingtième siècle, le droit de délier les peuples du serment de fidélité ou le droit de déposer les souverains ont perdu, en tant que prérogatives pontificales, beaucoup de leur actualité, jadis passionnante, et présententun caractère d’extrême archaïsme. Néanmoins, le principe doctrinal qui était en cause trouve des applications nouvelles, adaptées aux conditionssociales et politiques du monde contemporain. Le puissant développement que reçut, durant la même période, l’exercice de la puissance religieuse du Pape sur tous les fidèles, tous les pasteurs, toutes les Eglises facilita plusieurs fois l’intervention des Pontifes romains dans les affaires temporelles et politiques, quand l’intérêt des âmes ou la défense des droits de Dieu paraissait le réclamer. L’intervention se produisait sous forme de conseils et de directions, parfois même sous forme de préceptes catégoriques, adressés, en divers pays, aux citoyens catholiques, et, par le fait même, aux partis politiques composés surtout de catholiques. La théorie, à son tour, devint plus simple, plus claire, plus dégagée d’éléments adventices. Mais elle demeura, en substance, celle-là même qui était comme latente dans les enseignements pontificaux du Moyen Age, et qui avait trouvé sa juste formule au temps de Bellarmin et de Suarez, quand ces deux grands théologiens précisèrent, contre le roi Jacques I er, l’exacte notion du pouvoir indirect.

Dans les colonnes qui vont suivre, nous voudrions exposer et discuter le problème doctrinal considéré en lui-même. Les actes authentiques de l’enseignement de l’Eglise ayant été pris pour base, quelle conception s’impose comme obligatoire à tout catholique au sujet du pouvoir indirect des Papes sur certaines affaires d’ordre temporel et politique ? Quel est le caractère, quelle est l’extension véritable de ce pouvoir ? Quelle est la zone des certitudes et quelle est la zone des opinions libres ?

II. Documents pontificaux. — On doit retenir, d’abord, certains textes capitaux etparticulièrement significatifs des Papes du Moyen Age. Textes dont il importera de déterminer plus loin la portée authentique et réelle.

La lettre Novit ille adressée, en iao4, aux évêques de France, par Innocent III, pour expliquer son intervention dans le conflit entre Philippe-Auguste et Jean sans Terre.

Trois documents de Bonifacb VIII : la bulle Ausculta fili, du 5 décembre 1301, adressée au roi de France, à propos des immunités ecclésiastiques ; l’allocution consistoriale du 2/4 juin 130a, où le Pape expose le droit en vertu duquel il a parlé au roi sur un ton de commandement ; et, enfin, la bulle célèbre Unam sanctam, du I er novembre 1302, qui passe pour la plus intransigeante revendication des prérogatives pontificales, au spirituel et au temporel.

Voici maintenant, à titres d’exemples, diverses déclarations de la Papauté contemporaine. Les systèmes qui excluent tout pouvoir indirect de l’Eglise sur le temporel sont condamnés par Pib IX dans la bulle Ad Apostolicae, du 22 août 1851 et dans la a/J « proposition du Syllabus (8 décembre 1864). Lbon XIII a exposé méthodiquement la doctrine catholique des rapports mutuels des deux pouvoirs, spirituel et temporel, dans l’Encyclique lmmortale Dei, du i « novembre 1885. Le même enseignement

reparait dans beaucoup d’autres actes doctrinaux de son pontificat. Le sens de ses interventions dans certaines affaires temporelles et politiques est exposé, notamment, par la lettre pontificale aux cardinaux français du 3 mai 1892. La plus intéressante mention du pouvoir indirect, chez PibX, figure dans l’Encyclique Pascendi dominici gregis, du 7 septembre 1907 (Enchiridion. D.-B. 2092). On peut dire que les témoignages authentiques de la pensée actuelle de l’Eglise sur ce problème existent avec surabondance.

III. Pas de pouvoir « direct » de l’Eglise sur le temporel. — Dans le pouvoir « direct », on comprend toutes les choses qui font partie de la mission normale de l’Eglise, selon la lin spéciale et distinctive en vue de laquelle le Christ lui-même a constitué visiblement son Eglise sur la terre.

Or, nul doute n’est possible sur le caractère de la mission conférée par le Christ à l’Eglise hiérarchique et enseignante. C’est une mission d’ordre spirituel, religieux, surnaturel, consistant à enseigner aux hommes la doctrine authentique de l’Evangile, et à leur communiquer les moyens de salut et de sanctification que le Christa établis pour larédemption éternelle des âmes. Les affaires de la vie temporelle et séculière, et notamment la conduite de l’Etat, sont, par elles-mêmes, tout à fait en dehors de ce domaine, tout à fait étrangères à cette perspective. Elles demeurent soumises à l’ordre voulu de Dieu et à la souveraineté du Christ ; mais elles ne sont pas comprises dans la mission distinctive et perpétuelle que le Sauveur confie aux pasteurs de son Eglise en la personne de Pierre et des apôtres. La conduite unanime et constante des disciples de Jésus-Christ, dans l’œuvre initiale de la fondation de l’Eglise, met en relief la distinction formelle entre le domaine spirituel et religieux, qui est essentiellement celui de l’Eglise, en tant qu’institution du Christ, et le domaine temporel et politique, qui est essentiellement celui de l’Etat, celui de César : domaine où l’Eglise ne se reconnaît pas le droit de pénétrer, quand une nécessité du service de Dieu et des âmes ne lui en crée pas l’obligation spéciale.

Notre Seigneur, en personne, avait inculqué ce principe, à la fois par l’objet tout surnaturel de la prédication évangélique, et par la netteté avec laquelle il avait plusieurs fois marqué combien les affaires séculières, d’intérêt purement terrestre et humain, devaient rester étrangères à son ministère personnel, comme à la mission de ses disciples. Exemples : Luc, xii, 13, 14 ; xx, 20-25 ; Marc, xii, 1 3- 17 ; Matth., xxii, 15-21.

Il y a donc, normalement, deux domaines, deux sociétés, deux hiérarchies : domaine spirituel et domaine temporel ; société religieuse et société séculière ; hiérarchie de l’Eglise, ayant compétence au spirituel, hiérarchie de l’Etat, ayant compétence au temporel ; et chacune des deux sociétés et des deux hiérarchies étant indépendante et souveraine dans le domaine distinct qui lui est propre. Telle est la doctrine évangélique et traditionnelle, dont Léon XIII a donné la formule la plus nette et la plus explicite dans l’Encyclique lmmortale Dei, sur la constitution chrétienne des Etats. Il faut en citer le passage essentiel, qui, par sa claire signification, répudie toute prétention de l’Eglise à une domination « directe » sur le temporel des Etats, puisque le Pape proclame, au contraire, la légitime indépendance de l’Etat dans le domaine purement temporel et politique :

Dieu a réparti entre le pouvoir ecclésiastique elle pouvoirciril le soin de procurer le bien du genre humain. 11 109

POUVOIR INDIRECT

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a préposé le premier uux choses divines et le second aux choses humaines. Chacun d’eux, dans son ordre, est souverain (utraque potrstas est, in génère suo. niaxima) ; chacun d’eux est renfermé dans des limites parfaitement déterminées, et tracées en exacte conformité avec sa nature et son principe. Chacun d’eux est donc circonscrit dans une sphère où il peut se mouvoir et agir en vertu de » droits qui lui sont propres…

Ainsi, tout ce qui, dans les affaire* humaines, à un titre ou à un autre, concerne la religion, tout ce qui touche au salut des unies et au service de Dieu, soit par son essence, soit par son rapport avec les principes d’où il dépend, tout cela est du ressort de l’autorité de l’Eglise.

Quant aux autres choses, qui constituent le domaine ciril el politique, il est dans l’ordre qu’elles soient soumises à l’autorité civile, puisque Jésus-Christ a ordonné de rendre à César ce qui e$t à César el à Dieu ce qui est à Dieu.

Donc, l’autorité de l’Eglise ne s’étend pas aux matières qui sont de la compétence normale de l’Etat, dès lors qu’aucun problème religieux ou moral ne s’y trouve impliqué. L’organisation politique, administrative, judiciaire, ûscale, militaire… de la société temporelle est de la compétence exclusive de l’Etat. Dans ce domaine du bien commun temporel, qui lui est propre, l’Etat n’est subordonné « directement » à aucune autorité supérieure, l’Etat est souverain.

IV. Concept et existence du pouvoir « indirect » sur le temporel.

Les matières temporelles sont étrangères à la compétence normale et au pouvoir

« direct » de l’Eglise. Néanmoins, la puissance ecclésiastique

peut se trouver légitimement et nécessairement conduite, par l’exercice même de sa fonction spirituelle, à intervenir dans certaines affaires qui, en vertu de leur nature propre, appartiendraient au domaine temporel et politique. Le titre et le motif d’une pareille intervention ne serait évidemment pas le caractère temporel et politique du litige, mais ce serait le fait que, dans le litige temporel et politique, serait engagé un problème spirituel et moral, un grave intérêt religieux. Le litige politique appartiendrait ainsi à la compétence de l’Eglise, non pas directement, par son objet temporel, mais indirectement, par sa connexion (accidentelle mais réelle)avec le domaine religieux et spirituel. Nous atteignons ici le conceptdoctrinaldu pouvoir « indirect » de l’Eglise et du Saint-Siège sur le temporel.

Comment savons-nous que l’Eglise possède un tel pouvoir ?

On peut, d’abord, faire observer que cette prérogative résulte de la nature même des choses, dès lors que le Magistère ecclésiastique a été institué par le Christ pour enseigner la doctrine évangélique et les moyens du salut, et dès lorsque la complexité des choses humaines introduit parfois des problèmes d’ordre spirituel et religieux dans les affaires de la cité temporelle et politique. On formulerait donc l’argument dans les termes suivants : Il est révélé que l’Eglise possède autorité sur toute matière engageant le salut éternel. Or, il est rationnellement et expérimentalement évident que certaines affaires temporelles et politiques engagent le salut éternel (par les devoirs de conscience ou la matière de péché qui s’y trouvent impliqués). Par conséquent, il est théologiquement certain que l’Eglise possède autorité sur les affaires temporelles et politiques rentrant dans cette catégorie.

L’Eglise hiérarchique nous a, de fait, appris que telle était sa vraie pensée, sa vraie doctrine. Elle nous l’enseigne par sa pratique constante. Elle nous l’enseigne par ses déclarations officielles.

Pratique constante : toutes les fois qu’une grave nécessité religieuse se Irouvaitengagée dans un conflit temporel et politique, les Papes et les Conciles

se sont considérés comme ayant le droit d’intervenir avec autorité. Cette pratique constante et notoire implique évidemment un principe. Elle équivaut à l’a ilirma lion d’une doctrine.

Déclarations officielles : ce sont, en particulier, les actes (énumérés plus haut) de la Papauté contemporaine où sont condamnés pour erreur doctrinale ceux qui nient l’existence d’un pouvoir « indirect » de l’Eglise sur le temporel, ou encore la description que donne le Magistère pontifical des matières soumises à la compétence de l’Eglise. Par exemple, dans le passage même, que nous avons cité, de l’Encyclique Immortalc Dei, où Léon XIII afliriue la légitime indépendance de l’Etat dans les matières purement temporelles, le Pape proclame que l’autorité de l’Eglise s’étend à tout ce qui touche au salut des âmes et au service de Dieu, soit par son essence, soit par son rapport avecles principes d’où[la solutiondépend. Voilàencore lepouvoir « indirect ».

Les affirmations des Papes duMoyen Age viennent à l’appui de cette même doctrine : ou plutôt on peut se demander si elles n’iraient pas beaucoup plus loin et n’aboutiraient pas à la revendication, par le Saint-Siège, d’un pouvoir « direct » et plénier sur les Couronnes. Quelques canonistes, très peu nombreux, d’ailleurs, soutinrent alors cette théorie extrême, et tel ou tel texte des bulles pontificales, notamment d’Innocent III et de Boniface VIII, paraitrait favoriser l’opinion de ces canonistes.

La vérité est que les documents ecclésiastiques du Moyen Age n’ont pas, sur ce problème, toute la clarté de concepts, toute la précision de terminologie que nous exigerions, à bon droit, aujourd’hui. Sans aucun doute, il y a quelque confusion dans le langage de certains textes pontificaux, où les rédacteurs ont un peu abusé des formules oratoires et des allégories bibliques. Cependant nulle définition doctrinale n’existe en faveur du pouvoir « direct » de l’Eglise sur le temporel ; et la bulle Unam sanctam, qui passe pour le plus audacieux monument des ambitions théocratiques de la Papauté médiévale, se termine par une conclusion très courte, qui est catégorique pour affirmer l’extension universelle de la juridiction du Saint-Siège « à toute créature humaine », mais qui est absolument indéterminée au sujet des matières appartenant à la compétence doctrinale du successeur de saint Pierre. La conception la plus mitigée des pouvoirs pontificaux serait compatible avec le bref dispositif de la bulle Unam sanctam. D’ailleurs, les déclarations les plus audacieuses d’Innocent III et de Boniface VIII, où les adversaires de l’Eglise croient découvrir une revendication péremptoire de suprématie temporelle et

« directe >- du Pape sur les Couronnes, méritent d’être

examinées de près, et comparées avec d’autres fragments des mêmes bulles et d’autres enseignements des mêmes Pontifes. Ainsi étudiés, ces documents n’excluent pas l’indépendance du pouvoir civil dans le domaine qui lui est propre, et ne revendiquent, au temporel, un droit supérieur d’intervention pour l’Eglise que dans la mesure même où la chose est exigée par le droit de Dieu et le salut des âmes. Or, c’est déjà le principe même de la théorie qui sera plus tard élucidée, formulée nettement, par Bellarmin etSuarez, sous le nom de pouvoir « indirect », et qui prendra place, avec toutes les déterminations souhaitables, dans les actes de la Papauté contemporaine.

Les théoriciens de l’indépendance absolue de l’autorité civile, les légistes du Moyen Age, prétendaient que le Pontife romain n’avait aucun ordre à donner, aucune sanction à imposer, aucun droit d’intervenir, dès lors qu’il s’agissait d’un acte officiel de la Cou111

POUVOIR PONTIFICAL DANS L’ORDRE TEMPOREL

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ronne. A l’encontre de cette revendication insoutenable, les Papes ont affirmé leur droit de commander et de punir, fût-ce à propos d’un acte officiel de la Couronne, quand cet acte avait le caractère d’une violation de la morale et du droit. Tel est le sens fondamental des documents pontificaux du Moyen Age, dont le formulaire imagé nous paraît le plus étrange au premier abord.

Innocent III, expliquant, en 1204, aux évêques français, par la lettre Novit Mc, le motif de son intervention dans le conflit politique et féodal de Philippe Auguste et de Jean sans Terre, apporte de judicieuses précisions sur le caractère des revendications pontificales en pareille matière : Personne ne doit donc s’imaginer que nous prétendons troubler ou diminuer la juridiction de l’illustre roi des Francs, non plus qu’il ne veut ni ne doit empêcher la Noire… Car Nous ne prétendons pas juger du fief, dont le jugement lui appartient, mais prononcer sur le péché, dont la censure nous appartient sans nul doute : censure que nous pouvons et devons exercer contre

?ui que ce soit… Il est encore ici une autre raison : es deux rois ont fait ensemble un truite de paix, qu’ils ont confirmé par des serments de part et d’autre, et qui, cependant, n’a pas été observé jusqu’au temps convenu. Ne pourrons-Nous donc point, pour renouer cette paix- rompue, connaître de la religion du serment, qui, sans nul doute, appartient au jugement de l’Eglise ?..,

Boaiface VIII, dans l’allocution consistoriale du ik juin 1302, expliqua par des arguments identiques son attitude à l’égard de Philippe le Bel. Il ne jugeait pas les actes du prince en tant que se rattachant au domaine politique, mais en tant que constituant une violation coupable du droit de Dieu et de l’Eglise, ratione peccati. De bonne foi, on doit reconnaître que cette conception des Papes du Moyen Age est exactement, quant à la substance, celle-là même quenousappelons aujourd’hui le pouvoir <c indirect >, et que le travail des siècles nous permet de formuler avec plus de clarté, de précision et de nuances.

V. Extension du pouvoir « indirect ». — Indubitablement, le pouvoir « indirect » s’étend à toute affaire temporelle et politique qui est, en même temps, une question religieuse et canonique, de telle sorte que la solution contraire à la doctrine religieuse et canonique devienne une violation manifeste du droit de Dieu ou de l’Eglise. En pareille rencontre de circonstances, dans les questions mixtes, se vérifie avec évidence le droit d’intervention de l’autorité spirituelle pour « prononcer ; >ur le péché » : ratione peccati.

Certaines applications de ce droit sont tellement évidentes, et justifiées d’une manière si impérieuse, qu’il est à peine besoin, pour en comprendre la légitimité, de recourir à la conception d’un pouvoir t indirect » sur le temporel. La conception d’un pouvoir

« direct » sur le spirituel y suffirait presque

à elle seule. Ce sont lescas où le législateur séculier prétend imposer à l’Eglise elle-même un formulaire doctrinal, un système d’organisation cultuelle et disciplinaire qui soit contraire à la vérité dogmatique ou à la constitution essentielle et divine du catholicisme. La condamnation prononcée, en pareil cas, contre une législation sacrilège, hérétique ou schismatique est, avant tout, l’exercice normal du pouvoir

« direct » de la hiérarchie ecclésiastique en matière

dogmatique, morale, disciplinaire. C’est alors beaucoup moins l’Eglise qui intervient dans le domaine temporel, que l’Etal qui s’aventure, par une usurpation coupable, dans le domaine spirituel et religieux.

Toutefois, même en présence d’une telle hypothèse, l’Eglise pourra faire usage de son pouvoir

« indirect » sur le temporel, non moins que de son

pouvoir direct sur le spirituel. Relisons.par exemple, le dernier acte (dont fasse mention l’histoire de France) île condamnation solennelle d’une loi de l’Etat par le Pontife de Rome : c’est l’Encyclique Vehementer, du il février 1906, où Pib X frappe de sa réprobation motivée la loi française du 9 décembre 1905, sur la Séparation des Eglises et de l’Etat :

En vertu de l’autorité suprême que Dieu Nous a conférée, Nous réprouvons et Nous condamnons la loi votée en France sur la Séparation de l’Eglise et de l’Etat, comme profondément injurieuse vis-à-vis de Dieu, qu’elle renie officiellement, en posant en principe que la République ne reconnaît aucun culte ; Nous lu réprouvons et condamnons comme violant le droit naturel, le droit des gens et la fidélité publique aux traités, comme contraire à la constitution divine de l’Eglise, à ses droits essentiels et à sa liberté ; comme renversant la justice et foulant aux pieds les droits te propriété que l’Eglise a acquis à des titres multiples, et, en outre, en vertu du Concordat. Nous la réprouvons et condamnons comme gravement offensante pour la dignité de ce Siège apostolique, pour Notre personne, pour l’Episcpat, pour le clergé et pour tous les catholiques français. C’est pourquoi Nous protestons très énergiquement contre la proposition, l’adoption et la promulgation de cette même loi, et Nous proclamons qu’elle demeurera dépourvue de toute valeur à l’encontre des droits de l’Eglise, supérieurs à toute violence et à tout attentat des hommes. (Enchiridion D. B., 1995.)

Non seulement Pie X condamne les injustices et les faux principes de la loi de Séparation, ce qui rentrerait dans le pouvoir « direct » du Pape en matière religieuse, mais il condamne la loi elle-même et la déclare nulle et sans valeur en toutes ses dispositions contraires aux droits de Dieu et de l’Eglise, et parla l’Encyclique Vehementer, atteignant l’acte politique et juridique du législateur séculier, se rattache au pouvoir « indirect » du Pape sur le temporel. L’autorité religieuse condamne une loi de l’Etat ratione peccati.

L’application du principe se référera de plus en plus complètement au pouvoir « indirect » de l’Eglise sur le temporel à mesure que les lois fondamentales du catholicisme seront moins évidemment mises en cause, et que le problème prendra un aspect plusspécifiquement temporel etpolilique. Telles seront, par exemple, des lois scolaires, fiscales, militaires, qui seraient pourtant condamnées à juste titre (et peut-être rendues inapplicables) par le verdict du Pontificat romain, pour cause de violation des libertés catholiques ou des immunités ecclésiastiques, même s’il ne s’agit pas de textes législatifs d’un caractère violemment persécuteur.

Le pouvoir « indirect » pourra encore s’exercer par l’interdiction faite aux catholiques par le Saint-Siège d’accomplir telle pu telle démarche politique qui porterait atteinte à la justice, à la morale, au droit de Dieu ou de l’Eglise. De ce genre fut la consigne fameuse du Non expedit, par laquelle Pie IX et Léon XIII défendirent absolument aux catholiques italiens de prendre part aux élection* politiques de leur pays. — Pourquoi donc ? — Parce que la spoliation des Etats pontificaux par l’Italie unifiée a été une atteinte flagrante au droit de l’Eglise et à l’indépendance du Saint-Siège. Or, prendre part aux élections législatives italiennes, contre la volonté du Pape, aurait eu pour signification, chez les catholiques de la péninsule, de sanctionner équivalemment cette situation anormale et injuste et d’accepter pratiquement la spoliation de la Papauté. Donc, aussi longtemps que le Non ex/>edit fut maintenu par le 113

POUVOIK INDIRECT

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Vatican, cette consigne s’imposait à la conscience des catholiques italiens en vertu du pouvoir i< indirect » de l’Eglise sur le temporel. Celait un contrecoup de l’attentat commis en permanence contre la liberté et l’autorité légitimes du Saint-Siège.

Au vingtième siècle, des considérations de défense religieuseetsocbile parurent réclamer d’une manière plus impérieuse, contre le socialisme révolutionnaire grandissant, la participation des catholiques italiens aux élections législatives. Sous Pie X, le.Von expedit fut l’objet de dérogations purement locales, dont l’opportunité devait être appréciée par l'évêque de chaque diocèse. Sous Benoit XV, quand fut inauguré un nouveau mode de scrutin, au milieu des angoissantes préoccupations morales, sociales et nationales d’après-guerre, le Non expedit fut délinitivement abrogé par l’autorité pontificale elle-même, en raison du changement des circonstances, La participation des catholiques italiens aux élections législatives perdait le caractère d’un acquiescement à l’injuste spoliation de la Papauté, dès lors que le Saint-Siège lui même était consentant, pour de graves motifs tirés du plus grand bien, et renonçait à faire usage, en cette matière, de son pouvoir « indirect » sur le temporel.

VI. Prolongement du pouvoir « indirect » : le pouvoir de « direction ». — Il est arrivé parfois que la Papauté contemporaine recommandât aux catholiques de tel pays de suivre telle tactique politique plutôt que telle autre. Non pas que la tactique contraire fût considérée comme opposée à la justice et à la morale, au droit de Dieu ou de l’Eglise ; mais parce que cette ligne de conduite était regardée par le Souverain Pontife comme nuisible aux intérêts de la religion et des âmes. Ainsi Léon XIII invita (en 1887) les députés catholiques du Centre allemand à ne pas repousser les crédits militaires (Septennat) demandés au Reichstag par le prince de Bismarck. Le Pape espérait, en donnant quelque satisfaction au chancelier dans cette affaire politique, faciliter la disparition progressive des lois antireligieuses du Kulturkamf. De même, Léon XIII invita (en 1892) les catholiques français à ne plus prendre pour objectif la substitution, même légale, du régime monarchique au régime républicain, mais à unir leurs efforts pour faire prévaloir, dans la République, une politique de liberté religieuse. C’est cequ’on nomma la politique du ralliement, conseillée pareillement ailleurs, notamment en Espagne, où Léon XIII invita les carlistes à reconnaître Alphonse XII et Alphonse XIII. Quel degré d’autorité peuvent posséder, en pareille matière, les recommandations pontificales (en les supposant catégoriques et insistantes)? Quelle espèce de devoir peuvent-elles imposer à la conscience des fidèles ?

Ici, la réponse est moins claire et moins unanime qu'à propos des questions mixtes, où le Pape exerce son autorité en matière temporelle, son pouvoir

« indirect », ratione peccati. Dansla nouvelle hypothèse que nous envisageons, la doctrine présente une

difficulté plus spéciale et plus délicate, et la réponse n’est plus dictée par des textes absolument concluants. Néanmoins, de l'étude intrinsèque du pro blême et du sentiment commun des théologiens compétents, il est permis de conclure que semblables recommandations pontificales se rattachent au pouvoir dirpctif du Saint-Siège et peuvent engendrer dans les consciences un devoir de prudence.

Nous ne nous croyons pas en droit d’alfirmor que ce soit l’application pure et simple du pouvoir « indirect ». D’une part, les textes authentiques qui fondent théologiquement la doctrine du pouvoir « indi rect » se rapportent à des questions mixtes, où une violation delà morale et du droit (sous couleur de politique (est prohibée ratione peccati. Dans la présente hypothèse, il s’agit de simple tactique politique, honnête et licite en soi, mais considérée par le Pape comme dommageable aux intérêts du catholicisme en tel pays et en telles circonstances. Le cas devient différent. D’autre part, l’affirmation d’un pouvoir de strict commandement reconnu au SaintSiège, dans un problème de ce genre, paraît se heurter à une grave objection théologique.

En effet, l’indépendance de l’Etat et des citoyens chrétiens dans le domaine purement politique est une doctrine certaine, proclamée notamment par l’Encyclique Immortale l)ei, et qui doit être loyalement sauvegardée. Or, cette doctrine deviendrait irréelle et illusoire si l’on allait jusqu'à reconnaître à l’Eglise le droit d’imposer aux fidèles un précepte de stricte obéissance à propos de toute affaire politique où le Pontife romain jugerait que le bien de la religion et des âmes se trouverait intéressé. Il n’est pas une affaire politique de quelque importance qui, surtout dansun régime démocratique, n’ait son contre-coup sur l’intérêt de la religion et des âmes, grâce à l’attitude que prendraient les catholiques et grâce à la défaveur qu’ils s’attireraient de la part des gouvernants ou de l’opinion populaire. Donc, on aboutirait à subordonner « indirectement » à l’autorité pontificale l’attitudepolitique des catholiques à propos de chaque litige concernant l’organisation gouvernementale, financière, économique, sociale, militaire, qui passionnerait et diviserait un pays. Etendre ainsi le pouvoir « indirect » équivaudrait à supprimer, pour les catholiques, l’indépendance légitime de leur conduite dans le domaine spécilîquementtemporel et politique. Ce serait attribuer aux Pontifes romains une prétention énorme, qu’ils ont toujours répudiée. Ce serait, par voie de conséquence, faire retomber sur le Pape, armé d’un tel pouvoir, la responsabilité delà politique, adroite ou maladroite, heureuse ou malheureuse, suivie, dans chacun des pays du monde entier, par les citoyens catholiques ou les partis composés surtout de catholiques.

Mais, à côté du pouvoir « indirect », il y a raisonnablement place pour un pouvoir « directif ». Lorsque le Pape intervient pour recommander aux catholiques telle lactique politique, de préférence à telle autre, il considère cette affaire, non pas en tant qu’elle est d’ordre temporel et politique, mais en tant que touchant à l’intérêt de la religion et des âmes, pour procurer un certain bien ou éviter un certain mal en matière religieuse. Si le Pape juge opportun d’adresser aux. fidèles une recommandation publique à propos d’une affaire de ce genre, son intervention aura, tout au moins, l’autorité d’un conseil paternel, qui mérite d'être pris en considération de la manière la plus sérieuse et la plus respectueuse, sous peine de commettre une faute morale contre la vertu de prudence. Voilà ce qu’on peut appeler le pouvoir « directif », de même que l’expression consacrée pour désigner l’intervention du Pape en semblables conjonctures est celle de « directions » pontificales.

Que l’on ne prenne pas.de telles « directions » pour des suggestions de caractère purement facultatif. Dans le cas dont nous parlons, le Souverain Pontife, qui est le plus autorisé des juges, comme le plus qualifié des conseillers, déclare publiquement qu’il voit un grave dommage, pour l’Eglise et pour les âmes, dans l’adoption, par les catholiques, de telle attitude politique plutôt quede telle autre. Négliger pareil avertissement, risquer par caprice, par pas115

PRAGMATISME

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sion, ou pour des raisons légères, d’occasionner le dommage de la religion et des âmes en refusant présoinptueusement d’obtempérer, constituerait un péché contre la vertu cardinale de prudence, recta ratio agibilium. Ce pécbéanom « témérité ».

Le devoir de prudence ne cesserait de s’imposer que si, après mûr examen, on estimait, en conscience, avoir des raisons très légitimes et sérieuses, des motifs très graves de suivre la ligne de conduite que Rome désapprouve, et de douter du péril et du dommage religieux que Rome signale dans cette conduite. Bref, l’obligation s’imposerait dans la mesure et les limites mêmes où, d’après les règles ordinaires de la morale, peut s’imposer un devoir de prudence.

On voit la différence avec le devoir destricte obéissance qui, dans une question mixte, s’imposerait à tout ûdèle en vertu du pouvoir « indirect » de l’Eglise. Pareille solution nous semble tenir compte des divers éléments qui interviennent dans un problème aussi complexe, pour ne dire ni trop ni trop peu, et pour ne pas engager témérairement la responsabilité et l’autorité hiérarchique du Saint-Siège dans les affaires politiques des citoyens catholiques. Quand la matière ne comportepas obligation ratione peccuti, l’intervention pontificale se fonde sur un pouvoir « directif », qui engendre un devoir moral de prudence.

Pour conclure la présente étude sur le pouvoir

« indirect » des Papes en matière temporelle, nous

constaterons que cette prérogative, entendue, précisée et motivée comme elle doit l'être, apparaît purement et simplement comme une conséquence prochaine et certaine de la juridiction universelle et plénière du Pontife romain en matière spirituelle, telle que nous la propose le dogme catholique. Conséquence éminemment légitime, raisonnable et bienfaisante, car elle tend à introduire, au milieu des conflits temporels et politiques, où interviennent tant de passions perverses, l’influence pondératrice et pacificatrice d’une grande Puissance morale, dont les préoccupations distinctives sont d’un ordre essentiellement spirituel. C’est donc un gage de meilleure justice dans le gouvernement des hommes et des peuples.

Alors même que le pouvoir « indirect) des Papes sur le temporel avait quelquefois pour application terrible l’acte de déposer les souverains hérétiques ou prévaricateurs etde délier leurs sujets du serment de tidélité, cette institution, malgré ses incontestables périls, eut pour résultat dominant de protéger la société chrétienne contre des scandales et des abus énormes. Au chapitre vu du second livre Du Pape, Josbpu de Maistrb n’a pas tort de ramener à trois chefs principaux les interventions des Papes du Moyen Age dans les conflits temporels : défendre l’unité et l’indissolubilité du mariage, défendre les lois protectrices de la sainteté du sacerdoce, défendre les libertés italiennes contre les Césars de Germanie. De tels souvenirs ne répondent pas seulement au droit et à la mission de l’Eglise catholique. Ils honorent l’humanité.

Yves db la Briere.