Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Moyen Age

Dictionnaire apologétique de la foi catholique

MOYEN AGE. — Il y a peu de sujets sur lesquels on ait formulé des jugements plus contradictoires et [dus passionnés que sur le moyen âge. Il semblerait même à première vue que la question relève de la polémique politique plutôt que de l’investigation scientifique, tant elle est âprement débattue tous les jiuirs dans les milieux les plus étrangers à l'érudition. Le moyen âge, à entendre certains écrivains, 943

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c’est une nuit de mille ans, une époque de ténèbres et de barbarie qui fait tache dans l’iiistoire, et l’adjectif nioveriiigeiix, inventé de nos jours, est l’expression du même jugement. D’autre part, on se plaît à mettre en relief les qualités brillantes de cette époque : son esprit chevaleresque, sa passion pour la liberlc, la splendeur de son art. On ne s'étonnera donc pas de trouver chez les historiens les tableaux les plus opposés du moyen âge ; qu’on lise, par exemple, pour avoir une idée des principaux types, rintroduclion de VInnocent 1Il de Hurter, celle de la Saillie Elisaielh de Montalembeht, celle de l’Histoire de l’Inquisition de Lea, celle des Cunimiines françaises de Luchaire. On peut même dire que les jugements sur le moyen âge s’inspirent du point de vue religieux des auteurs : les croyants lui sont généralement favorables, les autres point. A noter toutefois les pages de Litthé dans Les Barbares et le Moyen Age, et d' Arnold dans Verfaisiingsgeschiclite der Deutschen Freistcidte,. II, pp. I21-123 ; elles ont, celles du premier surtout, la sérénité d’une appréciation objective et entièrement contraire à l’influence des passions de parti.

Une autre erreur très répandue au sujet du moyen âge consiste à l’identitier avec l’ancien régime. TocQHEviLLE a relevé et combattu avec vigueur une bévue aussi étrange ; l’ancien régime, en effet, qu’on peut tout au plus dater, quant à ses origines, du règne de Philippe le Bel, c’est à proprement parler la négation ou l’antithèse du régime médiéval, celuici consistant dans le morcellement de la souveraineté et dans le triomphe des libertés locales, celui-là se caractérisant par une centralisation à outrance et par le triomphe de la royauté absolue.

Si l’on veut serrer de près le sujet et qu’on se demande ce qu’il faut entendre par moyen âge, on s’apercevra bientôt qu’il règne à ce sujet des idées aussi confuses que possible. Tout le monde, à la vérité, nous dit que par moyen âge il faut entendre une époque intermédiaire entre l’antiquité et les temps modernes, et les programmes de l’enseignement ont eux-mêmes consacré cette division de l’histoire en trois périodes. Mais lorsqu’on demande où commence et où finit le moyen âge, les réponses deviennent des plus contradictoires. Pour les historiens des siècles passés, ils le faisaient commencer avec la chute de l’Empire romain d’Occident (^76) et finir avec l’Empire romain d Orient (1453) ; c'étaient là des limites très nettes, qui avaient, le grand avantage de satisfaire les chronologistes, mais qui étaient sans valeur au point de vue scientifique : car enfin, quelle intluence appréciable la chute de Constantinople a-t-elle eue sur le monde ?

Aussi cherche-t-on de nos jours des limites plus profondes et plus larges. Tout en gardant généralement la date de 4^6, que quelques-uns cependant voudraient remplacer par celle de l'édit de Milan 313, on a imaginé tour à tour de clore le moyen âge avec l’invention de l’imprimerie (1^43), la découverte de l’Amérique (1492), l’apparition du protestantisme (1517) ; certains historiens allemands ont même cru l’avènement de Frédéric II de Prusse (l’j^o) assez important pour servir de délimination entre deux âges, et pour n’appeler moderne que la période qui suit cette date.

Avant de dire quelles sont les limites du moyen âge, il convient tout d’abord de se rendre compte de ce qu’il est. Si, comme l’ont fait sans exception tous les historiens, on y veut voir une é/îoçue intermédiaire, il faut remarquer que cette définition purement verbale est elle-même le résultat d’une étrange confusion. Dans la pensée de ceux qui ont créé l’expression, moyen âge n’a jamais signifié autre

chose que l'âge moyen de la latinité, allant de Constantin à Charlemagne et compris entre l'âge classique et l'âge infime. La conception du terme moyen âge fut élargie par quelques-uns qui firent durer l'âge moyen delà latinité jusqu’aux humanistes et commencèrent avec ceux-ci l'âge de la Renaissance. Celte division chronologique était parfaitement justifiée par la nature même du sujet ; elle cessa de l'être lorsque, par le fait des pédagogues, elle fut transportée de l’histoire de la langue dans l’histoire de la société. C’est à la Un du xvii" siècle que le professeur allemand Christophe Keller (Cellarius) en a pris l’initiative dans son llistoria Medii Ae^i, et depuis lors le mot a fait fortune. Il n’est toutefois, comme on vient de le voir, que le résultat d’une confusion. Ce serait un petit malheur si la confusion n’avait elle-même influé sur la définition du terme, et si de la délinition n’avait découlé l’idée qu’on se fait de la chose. Voilà comment, par une bévue à la seconde puissance, en quelque sorte, on est parvenu à faire du moyen âge une époque intermédiaire entre deux autres, qui sont l’une celle de la civilisation antique, l’autre celle de la civilisation moderne. Par délinition, il est luimême exclu de la civilisation et doit n'être, par conséquent, que l'époque d’une longue nuit.

En réalité, le moyen âge, malgré son nom, n’est pas une époque intermédiaire ; il est la jeunesse du monde moderne, et celui-ci, loin de s’opposera lui, ne fait, comme on le verra, que le continuer dans une très large mesure. Et c’est cette constatation qui va nous permettre de le délimiler. Il commence moins avec la chute de la société antique qu’avec la naissance de la société moderne, caractérisée par la fondation du premier roj’aume catholique, celui des Francs ; c’est donc de l’avènement de Clovis (48 1) que date à proprement parler le moyen âge. La chute de l’empire romain et la naissance du royaume des Francs coïncident d’ailleurs à peu près ; les deux dates (476, 48') n’en font qu’une pour l’historien. D’autre part, le moyen âge cesse vraiment à partir du jour où il perd le trait distinctif qui l’a caractérisé pendant toute sa durée millénaire, c’est-à-dire l’unité religieuse : c’est donc la promulgation des fameuses thèses deLutheren 1617 qui marque vraiment sa Un.

Etant l'époque de la jeunesse du monde moderne, le moyen âge présente tous les caractères de la jeunesse. On y voit une civilisation nouvelle naître sur les ruines du monde antique. Cette civilisation embryonnaire se forme peu à peu sous l’influence j)répondérante de l’Eglise, en utilisant des éléments fournis le ? uns par l’antiquité et les autres par le monde barbare. Brisant l’unité politique qui a pesé sur le monde, des royaumes nouveaux se forment ; les uns, ceux qui s’appuient sur l’Eglise (Francs et . glo-Saxons), atteignent à une vitalité pleine d’avenir ; les autres, nés dans l’hérésie arienne, croulent presque aussitôt après avoir été édifiés. A l’unité politique se substitue l’unité religieuse ; pendant mille ans, les peuples occidentaux n’auront qu’une foi et qu’un chef religieux, qui est le pape. Ils considèrent cette unité de foi comme le plus précieux de tous les biens, ils en sont Uers, et lorsqu’ils la voient sérieusement menacée à partir du xi' siècle par l’hérésie albigeoise, c’est, comme l’ont montré les recherches récentes de Ficker et de Julien Havet, la voix populaire elle-même qui réclame contre les hérétiques le supplice du feu, bien avant que la création de l’inquisition en 1239 consacrât contre l’hérésie des peines corporelles. Il y a un prince chrétien, ou, comme on l’a dit, une république chrétienne d’Europe dont la législation civile repose sur la base de la morale catholique, elle élève l’Eglise très haut ; 945

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elle donne au pape et à beaucoup d'évêques et d’abl)cs des territoires où ils sont souverains ; le pouvoir temporel du pape et les principautés ecclésiastiques sont issus de la même source et ont disparu sous l’empire de la même cause, à cette diirérence près que l’Etat de l’Eglise a survécu presque un siècle aux autres principautés ecclésiastiques. Ajoutons que le pape, comme chef de la société religieuse, est coUaleur de la couronne impériale ; il est suzerain de royaumes qui se sont spontanément faits ses vassaux (Deux-Siciles, Aragon, Angleterre) ; s’il ne dispose pas des couronnes royales, en général, il revendique et exerce le droit de délier les sujets du serment de fidélité à des rois indignes.

.Cependant, tout en brisant l’unité politique du monde ancien pour en tirer la nation moderne, le mojen âge n’a pas renoncé entièrement à l’institution majestueuse qui représentait autrefois l’unité, c’est-à-dire l’Empire. Il en a gardé le titre et les insignes et il se persuade volontiers le continuer. L’Empire est resté dans les imaginations comme un rêve prodigieux ; ce rêve reprend corps avec Cliarlemagne et si, après lui, l’idée impériale pâlit, ses successeurs les plus rigoureux, Othon 1, Henri III, Frédéric Barberousse, s’en font les représentants énergiques. Les prétentions rivales des papes et des empereurs n’ont jamais été complètement conciliées pendant tout le temps que l’idée impériale a subsisté. Selon la doctrine pontificale, le pape avait le droit de choisir comme aussi celui de déposer l’empereur ; selon les impérialistes, non seulement l’autorité impériale n'émanait pas du pape (déclaration de Rentz, 1338), mais l’empereur avait même le droit de nommer celui-ci, la pratique du xi' siècle et les nombreux antipapes de création impériale veulent que pour les empereurs ce droit ne restât pas confiné dans le domaine de la théorie.

La persistance du titre impérial n’est pas le seul legs de l’antiquité au moyen âge ; nous retrouvons soniniluence très vivace dans le domaine intellectuel, où deux noms, ceux d’AnisTOTn et de Virgile, résument en quelque sorte le prestige immense et presque surnaturel dont la pensée antique jouissait dans l’imagination médiévale. Dante, qui est dans l’ordre intellectuel le représentant le plus complet du moyen âge, appelle Arislote le maître de ceux f/iii stifeiit et se proclame l'élève reconnaissant de Virgile. A partir du xi= siècle, une troisième autorité antique viendra prendre place à côté d'.ristote et de Virgile dans le culte fervent des hommes du moyen âge : ce sera le Corpus Juris Cifilis de Justinien, qui devait exercer à la longue une action des plus fâcheuses sur le développement de la société politique. Ce qui est digne de remarque toutefois, c’est que, pendant la plus grande partie du moyen âge et surtout aux jours de son apogée, la pensée chrétienne garda sa forte originalité, malgré des influences si considérables. Le moyen âge se mettait volontiers à l'école de l’antiquité païenne pour apprendre d’elle le trésor de ses connaissances et la méthode de l’investigation ; mais il les faisait servir à l'édifice de la civilisation chrétienne, dont le plan lui était fourni par l’Evangile. C’est seulement lorsque les humanistes, enivrés du vin de l’antiquité, oublièrent de se retremper aux fortes sources de l’Evangile, que la société dévia vers le paganisme : il est vrai qu’alors la période du moyen âge était close.

Si, ces réserves faites, on veut pénétrer au cœur de la société du moyen âge pour voir en quoi elle est nouvelle et se distingue de la société antique, on remarquera que, sous l’influence du christianisme, l’orientation de la vie individuelle et le but de la vie sociale sont complètement transformés. Les esprits dirigeant s

du moyen âge ne conçoivent la vie d’ici-bas et par suite la société elle-même que comme une préparation à une vie et à une société meilleure, qui est le royaume de Dieu. Le royaume de Dieu est un idéal dont chaque individu doit tâcher de se rapprocher, autant que possible par l’application du commandement nouveau, qui est l’amour de Dieu pardessus toute chose et l’amour du prochain comme soi-même pour l’amour de Dieu. La pénétration graduelle de la société moderne par cet idéal constitue en dernière analyse le fond de l’histoire du mojen âge ; elle a eu des résultats presque incalculables, dont il faut nous borner à signaler ici les principaux.

Dans l’antiquité, la société humaine ne savait ni d’où elle venait, ni où elle allait ; elle plaçait dans ce monde la réalisation plénière des destinées humaines ; son passé et son avenir étaient couverts d'épais nuages. L’homme ne connaissait et n’aimait que sa patrie, et dans sa patrie que ses égaux ; l'étranger et l’esclave étaient sans droit ; la perfection de l’individTi était d’ordre intellectuel, c’est-à-dire aristocratique et, en dernière analyse, égoïste. La société du moyen âge a une idée très nette et très claire des problèmes (pie l’antiquité laissait sans solution ; par delà la Cité, elle voyait l’Eglise, c’est-à-dire l’humanité ; elle s’intéressait à toutes les âmes, surtout aux plus déshéritées ; la perfection, pour elle, était d’ordre moral. La civilisation antique ne savait qu’absorber ou anéantir les autres civilisations ; celle du moyen âge reconnaissait à toutes un droit d’existence, mais les groupait pacifiquement dans une unité plus haute qui était la communion des saints. Cette largeur de cœur dilatait l’horizon intellectuel lui-même, on s'élevait à l’idée de l’humanité, de la fraternité de tous les hommes descendants d’un même père, de la fraternité de tous les peuples. L’historiographie chrétienne, inaugurée au iv* et au v^ siècle par Eusèbk et par saint Augustin, introduisait pour la première fois dans les chroniqueurs du moyen âge l’idée d’une histoire universelle.

Outre cette dilatation de l’idée d’humanité et de civilisation, nous avons â noter les traits caractéristiques suivants, qui creusent entre le moyen âge et l’antiquité une ligne de démarcation profonde.

Distinction da spirituel et du temporel, sur la base de la parole évangélique : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » (5. ilathieu, XXII, 21 ; Marc, xii, 17 ; lue, xx, 25). Il y a au moyen âge et il y aura désormais, tant que subsistera l’humanité, deux sociétés, la religieuse et la politique. La question de leurs rapports est, de tous les problèmes qui se sont posés au moyen âge, le plus élevé, le plus vaste, le plus permanent ; il se pose encore de nos jours et se posera aussi longtemps qu’il y aura une humanité. Le moyen âge ne l’a pas résolu, puisqu’il en avait deux solutions opposées ; le protestantisme a essayé de l'écarter par son principe cujus regio ejus religio ; la civilisation moderne ne p, iralt pas sur le point de lui donner une solution définitive. Mais, quoi qu’il en soit, c’est la distinction du temporel et du spirituel qui a introduit et qui maintient dans le monde la grande notion de la liberté de la conscience.

! >uppression de l’esclavage. — En principe, l’esclavage est incompatible avec le christianisme, qui

veut que l’on obéisse à Dieu plutôt qu’aux hommes : aussi a-t-il été d’emblée supprimé en droit (v. la lettre de S. Paul à Philémon), et graduellement en fait, moins encore par la multiplication des afTranchissements que par l’adoucissement progressif de la condition faite aux esclaves. C’est en violation de l’esprit de l’Eglise qu'à certaines époques on a 947

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vendu des esclaves en Europe el qu’après la découverte de l’Amérique on a rétabli l’esclavage des noirs malgré les protestations des souverains pontifes ; pour le reste, il faut remarquer que les serfs que l’abbaye <le Saint-Claude dans le Jura possédait encore au xvin" siècle, au grand scandale des plntosophes du temps, n’avaient rien de commun avec l’esclave que le nom, et jouissaient d’une condition meilleure que l’immense multitude des travailleurs industriels de nos jours.

Le Gouvernement constitutionnel. — C’est l’organisme qui sert de conciliation entre ces deux nécessités en apparence antinomiques : un pouvoir fort et un peuple libre. L’antiquité ne l’a point connu ; au moyen âge, nous le voyons naître et se développer sur tous les points de l’Europe.

La Grande Cliarle d’Angleterre n’est que l’un des innombrables documents qui l’ont consacré en France, en Belgique, en Allemagne, en Espagne et dans tous les pays clirétiens. Il consiste dans la liifiitalion du pouvoir souverain par l’intervention de la nation, dans la représentation de celle-ci auprès du souverain par un conseil de députés élus par elle et réunis en assemblée déliiiérante. C’est en Angleterre que les traits de ce régime se sont le mieux conservés, tandis que sur le continent ils étaient effacés à partir de la Renaissance par le despotisme des rois ; mais l’Angleterre le tient du moyen âge.

Les Universités. — Ces grandes institutions de science et d’enseignement sont une des créations les plus originales du moyen âge. L’antiquité les ignorait : cliaque philosophe avait son école, ce qui est tout justement le contraire d’une université. Qui dit université, dit groupement de maîtres et internationalité de l’enseignement. Les universités se sont formées spontanément et sans intervention de l’Etat. à Paris et à Bologne d’abord, puis les pouvoirs publicsenont créé sur le type de celles-ci, consacrant ainsi l'œuvre de la liberté. C’est dans les Universités que s’est élaborée peu à peu la science moderne el c’est de là qu’elle s’est répandue dans le monde. Elles ont perdu par l’intervention delà bureaucratie une partie de leur fécondité primitive, mais tout ce qu’elles ont d’essentiel et de durable est d’origine médiévale.

L’art gothique. — Celte forme nouvelle et sublime de l’architecture est une création originale du moyen âge et mérite d'être signalée comme une de ses caractéristiques. Tout l’Occident, depuis York jusqu'à Orvieto etSéville, depuis Rouen jusqu'à Magdebourg, est rempli d'édilices merveilleux élevés par les gens du moyen âge et qui restent ce que l'ère moderne possède de plus précieux en fait de trésors artistiques. Chacun représente une incalculable valeur d’art, de poésie et d’idéalité, et permet de pénétrer dans la vie profonde de la civilisation dont il est issu. A ces œuvres de l’art plastique, il convient d’ajouter trois livres merveilleux qui n’auraient pu être écrits à une autre époque et qui pour cette raison doivent être considérés comme l’expression intellectuelle du moyen âge religieux, philosophique et poétique : ce sont V Imitation de Jésus-Christ, a Somme de saint Thomas d’Aquin et la Divine Comédie de Dantk Alighieri,

On a déjà pu voir, par tout ce qui vient d'être dit, que notre société moderne n’est que l’héritière et la continuation du moyen âge, bien loin d’en être l’antithèse ou la négation, comme certains voudraient le faire croire. Cela ne veut pas dire qu’il n'.v ail aucune dilTérence entre elle et lui, mais ces différences sont de même nature que celles qui, dans le même individu, distinguent la jeunesse de l'âge mûr, et elles sont loin d'être toutes à l’avantage de

ce dernier. Au moyen âge, la vie sociale laisse un plus libre jeu aux forces naturelles et trouve son expression dans une riche variété d’organismes ; de nos jours, elle est plus centralisée et plus disciplinée par l’action prépondérante de l’Etat. Les institutions sociales du moyen âge jaillissent spontanément du sol : féodalité, chevalerie, commerce, corps de métier, universités, tout y a une liberté d’allure, une souplesse qui s’adapte à toutes les exigences de la vie, alors que les organismes créés par l’Etat moderne ont la raideur et le mouvement automatique des machines. On trouve une image saisissante de cette apparition dans la topographie de nos vieilles villes : le cœur, qui en est la partie médiévale, estun dédale de rues irrégulières, s’enchevètrant dans un désordre et un pittoresque plein de vie ; les faubourgs et quartiers excentriques, qui sont d’origine moderne, offrent par leur régularité monotone l’aspect d’un échiquier et se trahissent comme des conceptions nées dans un bureau et réalisées d’une seule pièce par des agents publics.

C’est Philippe le Bel en France et, avant lui, Frédéric Il dans le royaume des Deux-Sicites, qui ont inauguré le mouvement centralisateur ; il est allé en s’accélérant depuis lors, surloutà partir du xvK siècle, qui a assisté à l’avènement des monarchie » absolues. Dès lors, la vie publiciue semble se concentrer dans les cours royales, en même temps que les institutions locales et provinciales s’anémient et s'éteignent. L’idéalisme du moyen âge, qui a trouvé son expression la plus haute dans les croisades, fait place à une politique d’intérêt dynastique chez les souverains et à des préoccupations d’ordre économique chez les peuples. Le commerce deviendra, à la place de la foi, la principale détermination des politiques nationales ; Venise est déjà, en plein moyen âge, avec ses préoccupations mercantiles qui la mettent presque toujours en dehors du concert européen, le précurseur de ce changement profond dans l’orientation de la société.

La diltérence peut être la plus profonde entre le moyen âge et les temps modernes est d’ordre intellectuel pur. Le moyen âge ne sait pas ce que c’est que la critiiiue, c’est-à-dire la connaissance qu’a l’esprit humain de lui-même, de ses lois, de ses défauts, de ses limites. Le moyen âge introduit le principe d’autorité (magister ditit), même dans l'étude des questionsqui relèventavant toutde la librerccherche. C’est seulement après que la Renaissance a eu mis sous les yeux du monde médiéval un tableau complet de la société antique et opposé à l’homme du moyen âge le type de l’homme et du citoyen selon l’antiquité, que la critique a pu naître. Celle-ci est avant tout l’apanage de l'âge mùr et même de la vieillesse ; elle est d’ailleurs à distinguer très nettement de rhypereritique, qui, s’inspirant d’une fausse philosophie, fait de la négation de tout surnaturel un nouvel article de foi.

Si nettes et si profondes que soient les différences entre le moyen âge et nos temps, elles ne sauraient empêcher que la civilisation moderne soit lille de la civilisation du moyen âge. Elle lui doit ses éléments les meilleurs, et c’est en s’acheminant à la suite de sa mère dans la voie royale du progrès chrétien qu’elle remplira la mission assignée à l’humanité.

Godefroid Kurtu.