Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Martyre

Dictionnaire apologétique de la foi catholique

MARTYRE. — I. Notions gknbralbs. — i. Dépnition du martyre ; 1. Le témoignage des martyrs ; 3. [.es effets du témoignage des martyrs ; 4. Le catholicisme des martyrs.

II. — Lb martyre pendant les persécutions antiques.

— ËMriRB romain. — i. f.es documents ; 2. La législation ; 3. Le nombre des martyrs : 4. ^c condition sociale des martyrs ; 5. Les souffrances des martyrs ; 6. Les confesseurs ; 7. Le culte des martyrs ; 8. Bibliographie.

III. — Lb martyre pendant lbs persécutions antiques. — Empire dbs Perses. — i. Les causes des persécutions ; a. Le nombre des martyrs ; 3. Les documents :  !. Les soit/frances des martyrs ; 5. Le témoignage des martyrs ; 6. La discipline du martyre.

IV. — Le martyre pendant les persécutions donatiste et arienne. — I. Les martyrs faits par les donalistes ; 2. Les martyrs faits par les ariens.

V. — Le martyre a l’époque de la Réforme. — I. L’intolérance prolestante : 2. Le luthéranisme ; 3. Le calvinisme ; 4- L’anglicanisme ; 5. Un épisode contemporain.

VI. — Le martyre dans les pays musulmans. — I. L’intolérance musulmane ; a. Les premiers martyrs ; 3. Martyres de missionnaires ; 4- Martyres de renégats repentants ; 5. Martyres de musulmans convertis ; 6. Martyres d’esclaves chrétiens ; 7. Les martyrs du temps présent,

VIL — Le martyre et le schisme gréco-russe. — 1. La persécution de l’Eglise uniate ; n. La persécution de l’Eglise latine ; 3. Conclusion.

VIII. — Le martyre pendant la Révolution française. — I. Le titre de martyre ; 2. L’es martyrs du clergé ; 3. Les martyrs laïques.

IX. — Le martyre dans les pays de missions. — I. Chine ; 2. Corée ; 3. Japon ; 4- Indo-Chine ; 5. Lnde ; 6. Abyssinie ; -j. Afrique centrale ; 8. Amérique ; 9. Océanie.

Conclusion.

I. — Notions générales

1. Dcfinition du martyre. 1. Le tcmoi^nagc des martyrs : valeur historique de ce témoigno|je ; valeur morale de ce Umoiffiiage. 3. Les effets du lemoif ; nage des martyrs : une page de Lactance ; les effets du témoipnaj, ’e sur les chréliens ; les effets du témoignage sur les puiens.’1. Le catholicisme (les marty- !  ; martyrs seulement do la reli^îion ; martyrs seulement de la vraie religion, enseignement et discipline de l’Eglise primitive ; ce qu’on peut penser des hérétiques ou scliismatiques de bonne foi morts pour la religion chrétienne ; ce qu’on doit penser des hérétiques ou schismatiques morts pour leurs opinions.

I. Déflaition du martyre. — Le martyre est un témoignage, /j.v.pTùpti}-j, /j.txpTupix, le martyr est un témoin, /ixpm.

Le Nouveau Testament nous montre la religion du Christ s’établissant par le témoignage de ceux qui l’ont connu. Jésus-Christ l’a voulu ainsi, et a déclaré à ses apôtres et à ses disciples qu’il les constituait ses témoins : « Vous rendrez témoignage, parce que dès le commencement vous êtes avec moi. » (i’. Jean, XV, 27) « Vous êtes les témoins de ces choses », c’est-à-dire (le ma vie, de mes soulTrances, de ma résurrection, Ci/ieli Se icTs /j.xpTjpsi T^ÙTuv (, S. Luc, xxiv, 46-48).

« Vous serez mes témoins à Jérusalem, dans toute la

Judée et la Samarie, et jusqu’aux extrémités de la terre. » (Act. uposl., i. 8)

Jésus ne leur a pas laissé ignorer que le témoignage ainsi demandé d’eux ne serait pas seulement celui de la parole, mais aussi celui de la soulfrance et même du sang, o Les hommes vous feront comparaître dans leurs assemblées et vous flagelleront dans leurs synagogues. Vous serez conduits à cause de moi devant les gouverneurs et les rois, en témoignage pour eux et pour les nations, eii /^yprùpim KÙroîi xy.i nîi "iS-.fnv. » (S..Matthieu, x, 17-18) a On mettra les mains sur vous et l’on vous persécutera, vous livrant aux synagogues et aux prisons, vous traînant devant les rois et les gouverneurs à cause de mon nom. Or cela vous.irrivera en témoignage, ànofWTîTKc Si ù/j-Tv £i’5 fiy.pTùpm. Mettez donc bien dans vos cœurs de ne point préméditer comment vous répondrez. Car je vous donnerai uioi-même une bouche et une sagesse à laquelle tous vos adversaires ne pourront répondre et résister. Vous serez livrés par vos pères et vos mères, par vos parents et vos amis, et ils en mettront à mort d’entre vous. Et vous serez en haine à tous à cause de mon nom. « (S. Luc, xxi, ia-13) <i On vous induira en tribulation, et l’on vous tuera, et vous serez en haine à tous les peuples à cause de mon nom. » (S. Matth., xxiv, 5) Même prédiction de haine et de soulTrances dans saint Jean, xv. 20-22.

Persécution de la part des Juifs (assemblées, synagogues ) ; persécution de la part des politiques (rois, gouverneurs) ; témoignage et devant les Juifs et devant les nations ; haines populaires ; trahisons domestiques ; sagesse et fermeté des réponses inspirées d’en haut : voilà déjà, tracé par le Christ lui-même, le tableau des persécutions qui attendent ses témoins.

Dès le lendemain de l’ascension du Sauveur, les apôtres commencent à lui rendre témoignage devant le peuple, devant les magistrats, devant tous ceux, amis ou ennemis, qui les interrogent. « Dieu a ressuscité Jésus, nous en sommes les témoins (Act. Apost., II, 32). Nous ne pouvons pas ne pas dire ce que nous avons vu et entendu (ibid., 41)- Nous sommes les témoins de ces merveilles (ibid., v, 3a). Nous sommes les témoins de ce qu’a fait dans le pays de Judée et à Jérusalem Celui qu’on a tué et mis en croix. Dieu l’a ressuscité le troisième jour, et l’a manifesté, non à tout le peuple, mais aux témoins prédestinés par Dieu, à nous qui avons mangé et bu avec lui après sa résurrection, et il nous a commandé de prêcher au peuple et d’attester qu’il a été établi de Dieu pour être le juge des vivants et des morts (ibid., x, 39-42). » Les apôtres écrivent comme ils parlent, a Je suis un vieux témoin des souffrances du Christ », écrit de Rome saint Pierre aux fidèles d’Asie (I^ Pétri, V, 1). Saint Jean commence sa première épître par ces mots : « Ce qui fut dès l’origine, ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos.yeux, ce que nous avons regardé, ce que nos mains ont touché du Verbe de vie, cette vie qui s’est manifestée et que nous avons vue, nous en sommes témoins et nous vous l’annonçons. » (I Ep. Joann., 1, i-3) Et saint Paul fait appel à l’expérience 333

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de ces privilégiés quand il dit aux Juifs d’Antioche de Pisidie : « Ceux qui sont montés avec lui de Galilée à Jérusalem sont aussi ses témoins devant le peuple. » (Acl. Apost., xiii, 21)

Tout de suite, selon la prédiction de Jésus, ce témoignage est scellé par la souffrance et par le sang : Etienæ lapidé, Jacques, frère de Jean, décapité, Pierre plusieurs fois emprisonné, battu de verges, avant d’aller à Rome pour y être crucifié, Paul aussi battu, lapidé, longtemps captif, puis mourant à Rome sous le glaive, Jean exilé, Siméon crucifié, .lacques, cousin du Seigneur, lapidé et assommé, les fidèles de Jérusalem exilés, dispersés. Avant la fin du premier siècle, une nuée de semblables témoins s’est élevée de partout, a J’ai vu sous l’autel, écrit saint Jean, les âmes de ceux qui ont été tués à cause de la parole de Dieu et du témoignage qu’ils ont rendu… J’ai vu les âmes de ceux qui ont été décapités pour le témoignage de Jésus et pour la parole de Dieu, 5tà Tf, v }j.v.pTupiu.v’Iv^ffcû xkè àiy. TÔl* /r/ov roO &SOÛ, » (^Apocalypse, vi, 9 ; xx, 4 ; cf. 11, 13)

Le motif de leur condamnation avait été indiqué par le Christ lui-même, dans plusieurs des textes cités plus haut. C’est à cause de son nom, Stù tô ivofix HOU, propler nomen meiim, qu’ils sont maltraités ou mis à mort. La prédiction s’accomplit sans tarder. Quand, dès l’an 1 12, des chrétiens en grand nombre sont traduits devant le tribunal de Pline, gouverneur de la Bithynie, celui-ci consulte l’empereur Trajan : faut-il punir en eux « le nom, même s’il est pur de tout crime », nomen ipsum etiamsi flagitiis carea<.^ Et Trajan répond par l’allirmative (Pline, Ep., X, xcvi, xcvii) : réponse qui, malgré l’injustice de condamnations prononcées propter nomen, en haine du nom du Christ et du nom de chrétien, fera loi jusqu’à la fin des persécutions antiques, ou plutôt jusqu’à la fin des persécutions dont l’Eglise sera assaillie dans tous les siècles.

Les martyrs sont donc ceux qui ont confessé et attesté, par leur mort ou au moins par les souffrances volontairement acceptées et subies, la personne de Jésus-Christ, son nom, sa doctrine.

2. Le témoignage des martyrs. — Ce témoignage peut être considéré sous deux aspects.

a) Il y a d’abord l’aspect historique : les martyrs attestent la réalité des faits évangéliques.

A ce point de vue, le témoignage rendu par les martyrs de la première génération chrétienne tient une place à part. Ils ont vécu au temps de Jésus. Les uns l’ont connu, ont vu ses miracles, ont entendu ses paroles ; les autres ont assisté aux débuts de l’Eglise. Quand ces contemporains du Sauveur souffrent les plus cruels supplices plutôt que de renoncer à sa religion, leur martyre est une preuve des faits sur lesquels elle est fondée, et dont leur mémoire est encore pleine. Non seulement ils croient, mais ils savent, et c’est parce qu’ils connaissent les merveilles opérées par le Christ qu’ils acceptent de mourir pour lui.

Le témoignage rendu par les martyrs de la seconde génération chrétienne a presque autant de force. Ignace, évêque d’Antioche (-j- 107), Polycarpb, évêque de Smyrne ()- 155), n’ont pas vu le Christ, mais ils ont connu les apôtres Pierre, PauT7 Tean (saint Irknke,.4(fr ; ~ //aères., III, iii, 4 ! Lettre à Florinus, dans EusKBH, Hist. eccL, V, xx). Ce second anneau de la tradition, tout imprégné d’histoire directe et vécue, nous mène jusqu’au milieu du second siècle.

Même les chrétiens de la génération suivante ont pu recueillir l’écho de la prédication apostolique. Nous le voyons par saint Irknéb, contemporain de

la persécution de Marc Aurèle en 177 et mort sous Septime Sévère, au commencement du troisième siècle. Polycarpe, dont il suivit les leçons dans sa jeunesse, lui a raconté ses entretiens « avec Jean et les autres qui avaient vu le Seigneur », avec « les témoins oculaires du Verbe de vie ». (Lettre à Florinus, dans Eusèbe, l. c.) Les martyrs de cette période se rattachent encore à la précédente par un lien solide, et ont pu connaître non seulement par les documents écrits, mais même par la tradition orale, les faits qui servent de garants à la doctrine chrétienne (voir pour plus de détails mes Dix leçons sur le martyre, 5^ éd., igiS, p. 3 12-820).

Sans doute, ces martyrs des premiers âges chrétiens n’ont pas argumenté avec leurs juges pour établir les fondements historiques de leur religion. Ce n’est pas de cela qu’il était question, mais de l’obéissance ou de la désobéissance aux ordres des empereurs. Leur mort n’en atteste pas moins ces faits initiaux, car s’ils n’avaient pas eu de bonnes raisons d’y croire, ils n’auraient pas sacrifié leur vie en refusant d’abjurer. Quand un disciple des apôtres, tel qu’IoNACE d’Antioche, après avoir écrit que Pierre et ceux qui étaient avec lui reconnurent et touchèrent Jésus ressuscité, ajoute : « A cause de cela, Six tgûto, ils. méprisèrent la mort, ou plutôt ils furent supérieurs à la mort » (Ad Smyrn., 111), il indique clairement qu’ils furent soutenus dans leur martyre par la certitude du Christ ressuscité, et que par ce martyre ils rendirent témoignage à ce qu’ils avaient vu.

Cette phrase d’un écrivain du commencement du second siècle, martyr lui-même, trouve son commentaire dans la parole célèbre de Pascal : " Je crois volontiers les histoires dont les témoins se font égorger. » (Pensées, xxvni ; éd. 171a, p. 179) Depuis Pascal, lepointde vue auquel il s’est placéestdevenu celui de la plupart des apologistes. Ils ont reconnu dans le témoignage des martyrs une preuve des faits évangéliques. Cet argument a été développé au xviii" siècle par Bergier (Traité de la vraie Religion, m* partie, ch. v ; Dictionnaire de théologie, art. Martyrs), au xix’par Frayssinous (Conférences : Questions surie mar()Te), PERRONE(/Je l’era Èeligione, I, iv), MoNSABRÉ (Introduction au dogme catholique, xxxvin’conférence), Hurter (Theologiæ dogmaticae compendium), Brugérb (De vera Beligione, 1878, p. 14a-153), de nos jours par T.NQUERBY(.STno/)sis theologica, 1901, p. 225-233), Sortais (Valeur apologétique du martyre, 1906, p. 525), Allari>(/Jjx leçons sur le martyre, 5" éd., p. 809-321).

b) Mais l’argument tiré du témoignage historique des martyrs ne doit pas être poussé au delà de ses justes limites. Ce témoignage n’a toute sa valeur, comme attestation de « choses vues », que s’il a été rendu par des témoins assez rapprochés des origines pour avoir de celles-ci une connaissance directe. A mesure qu’on s’est éloigné d’elles, l’affirmation de la doctrine, la foi de « ceux qui n’ont pas vii, mais qui ont cru », et que le Sauveur proclame j bienheureux » (.S. Jean, xx, 29), l’ont emporté, dans le témoignage des martyrs, sur l’affirmation des faits. Ces martyrs des temps moins anciens meurent pour attester la divinité du Christ, la divinité de l’Eglise, la divinité de la religion ; ils sont, selon l’expression de saint Thomas d’Aquin, les témoins de la foi chrétienne, testes fidei christianæ (Summa Theologica, 11^ Il^ie, q. ia4. art. 4), et leur témoignage, à ce point de vue, garde toute sa t-ateur morale : mais il n’a plus le caractère en quelque sorte documentaire de celui qu’avaient rendu les martyrs des premières générations chrétiennes, contemporains des apôtres ou des disciples des apôtres. 335

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C’est là le second aspect du témoignage des martyrs, aspect plus général, et applicable à tous les temps.

Il s’élargit encore quand on remarque que beaucoup d’eux ont attesté par leur sang non seulement la fidélité aux doctrines de l’Eglise, mais encore la fidélité à ses commandements et au devoir chrétien sous toutes ses formes. Il y eut des martyrs de la chasteté comme il y eut des martyrs de la loi : pro jide et castitate occisa est, disent les Actes d’une martyre, et les exemples de témoignages rendus ainsi, soit à cette vertu, soit à d autres devoirs dictés par la loi religieuse, peuvent être cités en grand nombre dans tous les temps. Après avoir dit que non seulement la foi, mais toutes les vertus dans leur rapport avec Dieu, peuvent être la cause du martyre », saint Thomas d’A^uin ajoute : a L’Eglise célèbre le martyre de saint Jean-Baptiste, qui souffrit la mort non pas pour refus de renier la foi, mais pour son courage à réprimer l’adultère », unde et beati Joannis Baptistæ martyrium in Ecclesia celebratur, qui non pro neganda fide, sed pi o reprehensione aduUerii mortem siistiniiil (Summa Theologica, Uallas, q. 124, art. 5).

3. Les eSets du témoignage des martyrs : sur les chrétiens ; sur les païens. — a) « Quand le peuple, écrit Lactance, voit des hommes, décliirés par toute espèce de supplices, garder au milieu des bourreaux fatigués une invincible patience, il pense, ce qui est la vérité, que ni la volonté unanime d’un si grand nombre, ni la persévérance de ceux qui meurent, ne sont des choses vaines, et que la patience humaine, sans le secours de Dieu, ne pourrait supporter d’aussi grands tourments. Des brigands, des hommes au corps robuste, n’ont pas la force d’endurer de pareilles souffrances : on les entend crier et gémir. Ils sont vaincus par la douleur, parce que leur manque la patience inspirée (inspirata patientia). Chez nous, non seulement des hommes, mais des enfants et de faibles femmes ont vaincu en silence leurs bourreaux ; le feu même ne peut tirer d’eux un gémissement. Que les Romains se vantent de Mucius Scævola ou de Régulus… Voici le sexe faible, l’âge fragile, qui se laissent déchirer et brûler tout le corps, non par nécessité, puisqu’ils peuvent, s’ils le veulent, éviter le supplice, et qui l’acceptent de leur pleine volonté, parce qu’ils ont confiance en Dieu… » Cet héroïsme n’est pas le fait d’un petit nombre, mais « de milliers d’hommes répandus dans le monde entier », à une époque où « partout, de l’Orient à l’Occident, la loi divine a été reçue, où tout sexe, tout âge, tout pays servent Dieud’unmême cœur, ont la même patience, le même mépris de la mort. Aussi doit-on comprendre qu’il y a là quelque réalité, que ce n’est pas sans une juste cause que l’on meurt ainsi, et qu’elle est fondée et solide, cette religion que les injustices et les persécutions ne détruisent pas, mais au contraire font croître et rendent chaque jour p ! us forte » (£ »  ». Inst., V, xai).

Ce sont là les grandes lignes de l’apologétique du martyre, dessinées par un contemporain des martyrs, à une heure où la persécution sévit encore, mais où le passé déjà long de l’Eglise permet de jeter un regard en arrière et de faire la synthèse de sa douloureuse et glorieuse histoire. Lactance trace ici la voie aux apologistes modernes, qui, avec l’expérience des siècles qui ont suivi, considèrent le martyre comme étant « dans l’ordre moral et social un phénomène admirable et vraiment unique… un fait extraordinaire qui postule une explication divine, … un miracle moral j (J. Rivièbk, dans Revue pratique d’apologétique, 15 août 1907, p. 629, 6/12 ; A. DE PouLriyuET, même revue, ! " avril 1909,

p. !  ; G. Sortais, Valeur apologétique du martyre, p. 29), n’ayant son pareil dans les annales d’aucune religion et d’aucun peuple, et qui prouve à lui seul, selon l’expression de l’abbé de Broglie, « la transcendance du christianisme ».

b) Les piemiers chrétiens le comprenaient. Dans sa lettre de 155, l’Eglise de Smyrue montre plusieurs fidèles dans l’amphithéâtre de cette ville,

« tellement déchirés par le fouet, que leurs veines, 

leurs artères, tout le dedans de leur corps étaient à nu, et cependant si fermes que les assistants s’attendrissaient et pleuraient, pendant qu’eux-mêmes ne faisaient entendre ni un murmure ni une plainte ». La lettre ajoute : Il est visible qu’à cette heure où on les tourmentait, les témoins du Christ étaient hors de leur chair, ou plutôt que le Christ était près d’eux et leur parlait. » (Martyrium Polycarpi, 11) La lettre écrite vingt-deux ans plus tard au nom des chrétiens de Lyon et de Vienne montre de même leurs martyrs insensibles aux tourments « grâce à l’espérance, à l’attachement aux biens de la foi et à la conversation avec le Christ », et « le Christ lui-même souffrant dans la personne du martyr *, » û nr/.7yuj X/iicTTo ; (dans Euskbe, Hist. eccl., V, i, 21, 51, 56). On trouve une expression analogue dans la Passion des saintes Perpétue et Félicité (xv). Tertullien fait écho à ces paroles, quand il écrit : « Christus in martyre est » (De pudicitia, xxu).

c) Les païens eux-mêmes en eurent quelquefois le sentiment. La lettre déjà citée de l’Eglise de Smyrne dit que, après le martyre de Polycarpe, « la foule s’étonnait qu’il y eût une si grande différence entre les infidèles et les élus ii, éay//ar « ( TTocvraràv oy’j’iv £( T17at^Tï : Tt ; ^tr/.’jopù fiirvXh ziiv t£ àTTfTTwv xai tôiv ïx/extùj {^Murt. Polycarpi, xvi). La vue de la constance des martyrs parut, à saint Justin encore païen, la plus sûre réfutation des calomnies alors répandues contre les chrétiens (saint Justin, 11 ^Ipo/., xii). Un écrivain chrétien a noté l’impression produite sur les spectateurs païens par cette constance inexplicable : « Un jour que des mains cruelles déchiraient le corps d’un chrétien, et que le bourreau traçait de sanglants sillons sur ses membres lacérés, j’entendais les conversations des assistants. Les uns disaient : a 11 y a quelque chose, je ne sais quoi, de grand à ne point céder à la douleur, à supporter les angoisses. » D’autres ajoutaient : « Je pense qu’il a des enfants, une épouse est assise à son foyer. Et cependant ni l’amour paternel, ni l’amour conjugal n’ébranle sa volonté. Il y a là quelque chose à étudier, un courage qu’il faut scruter jusqu’au fond. On doit faire cas d’une croyance pour laquelle un homme soutire et accepte de mourir. » (/ve laude martyrum, v)

Ces réilexions des gens de bonne foi furent cause de nombreuses conversions. Le sang des chrétiens, selon le mot si souvent cité de Tehtdllikn, devenait ainsi une semence, « semen est sanguis cliristianorum » (Apologeticus adversus génies, l). Rapi)elant les exhortations de Cicéron, de Sénèque, de Diogène, de Pyrrhon, de Callinique, sur le mépris de la douleur et de la mort, il ajoute : « Ces paroles ont fait moins de disciples que l’exemple des chrétiens. Ce que vous appelez notre obstination est un enseignement. Qui, en les voyant, n’est pas énm, et me recherche pas ce qu’il y a de réel là dedans (quid intus in re sil)"} et qui, après l’avoir découvert, ne s’en approche pas ? qui, après s’en être approché, ne souhaite pas aussi de souffrir ? » (Ibid.) Il répète brièvement, en s’adressant au cruel proconsul Scapula :

« Quiconque est témoin de notre constance en

reçoit un choc (ut aliquo scrupulo percussus), s’informe, recherche la cause, et, quand il a connu la vérité, il la suit. » (^Ad Scapulam, v) 337

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Lactancb insiste à son lour sur la fécondité du témoignage des martyrs : « Plusieurs sont séduits par le courage et la foi des cbréliens. L’un se prend à soupçonner que ce n’est pas sans motif que le culte des dieux est jugé mauvais par un si grand nombre d’hommes, puisqu’ils aiment mieux mourir ([ue de faire ce que les autres font pour vivre. L’autre désire savoir quel est ce l)ieu pour lequel on combat ainsi jusqu'à la mort, qui est préféré à tout ce qu’il y a d’admirable et de cher en cette vie, dont ni la perte des biens ou de la lumière, ni la douleur corporelle ouïes tourments qui brisent nos membres, ne nous peuvent détacher. Ces raisons sont très ellicaces ; mais en voici d’autres qui ont toujours fait beaucoup pour augmenter notre nombre. La foule des assistants entend les chrétiens dire au milieu des supplices : « Nous ne sacrifions pas à ces pierres taillées

« par la main de l’homme, mais au Dieu vivant qui est
« dans le ciel. » Beaucoup comprennent que c’est la

vérité, et ils l’admettent du fond du cœur. Ensuite, comme il arrive toujours dansles choses incertaines, ils se demandent entre eux quelle peut être la cause de cette persévérance : ils apprennent ainsi, dans le public où elles sont répandues et colportées, bien des choses relatives à notre religion, qui ne peuvent que leur plaire parce qu’elles sont bonnes… Toutes ces causes réunies ensemble donnent à Dieu, d’une manière admirable, un grand nombre de lidèles. v (2^jV. Iiist., V, xxiii)

Cette page d’un écrivain des premières années du IV » siècle est vraie pour tous les temps : un mission naire du xix' ou du xx' siècle la signerait.

/i. Le catholicisme deu rcartyra. — a) Il n’y a de martyrs, au sens propre du mol, que delà, foi catholique. Quod inorlyres veros non fuciat poena, sed causa, « c’est la cause, non la peine, qui fait les martyrs », écrit saint Augustin (lip. lxxxix). Les acceptions vulgaires du mot « martyr » données dans la langue courante aux personnes qui soulfrent beaucoup, quelle que soit la cause de leurs souffrances, doivent donc être écartées. Le martyr est un témoin de la vraie religion, et il n’y "a de martyrs, au sens jiropre du mot, que ceux qui soulfrent pour elle et l’attestent par leurs souffrances.

» On ne peut être appelé martyr pour avoir rendu témoignage à une véritéquelconque, écrit saint TuoMAS, mais seulement pour avoir rendu témoignage à la vérité divine : autrement, si quelqu’un mourait pour avoir confessé une vérité concernant la géométrie ou toute autre théorie spéculative, il devrait être considéré comme martjr, ce qui paraît ridicule. » {Summa Tlieol., l^ l^^, (. I24, art. 5) La philosophie elle-même est exclue par cette définition ; et, de fait,

« personne, écrit au second siècle saint Justin, ne

crut Socrate jusqu'à mourir pour ce qu’il enseignait ». (Il Apol., vu) On vit sans doute dans l’Empire romain des philosophes exilés et même mis à mort par la haine des tyrans : ce furent des victimes, parfois très nobles, de la jalousie ou de la politique : mais on ne prendra pas pour des martyrs Sénèque s’ouvrant les veines par ordre de Néron ou l’illustre stoïcien Thraséos. Même les causes les plus belles et les plus pures, en dehors de la religion, n’ont point produit de martyrs, au sens propre de ce mot : bien que l’immolation volontairement acceptée puisse avoir, dans certains cas, un très grand mérite devant Dieu. De terribles événements ont attiré l’attention sur ce sujet : il est traité avec une précision magistrale par le Cardinal Mercier.

« Un ollicier d'état-major — tcrit-il dans sa lettre

célèbre sur le Patriotisme et l’Endurance — me de mandait naguère si le soldat qui tomI)e au service

d’une cause juste — et la nôtre l’est à l'évidence — est un martyr. Dans l’acception rigoureuse et théologique du mot, non, le soldat n’est pas un martyr, car il meurt les armes à la main, tandis que le martyr se livre, sans défense, à la violence de ses bourreaux. Mais si vous me demandez ce que je pense du salut éternel d’un brave qui donne consciemment sa vie pour défendre l’honneur de sa patrie cl venger la justice violée, je n’hésite i)as à répondre que sans aucun doute le Christ couronne la vaillance militaire et que la mort, chrétiennement acceptée, assure au soldat le salut de son àme. Nous n’avons pas, dit Notre-Seigneur, de meilleur moyen de pratiquer la charité que donner notre vie pour ceux que nous aimons, Majorent liac dileciionem nemo haiet, ut animant suant ponat quis pro amicis suis. Le soldat qui meurt pour sauver ses frères, pour protéger les foyers et les autels de la patrie, accomplit celle forme supérieure de la charité. Il n’aura pas toujours, je le veux, soumis à une analyse minutieuse la valeur morale de son sacrifice, mais est-il nécessaire de croire que Dieu demande au brave entraîné au feu du combat la précision méthodique du moraliste et du théologien'.' Nous admirons l’héroïsme du soldat : se pourrait-il que Dieu ne l’accueillit pas avec amour ?… Car telle est la valeur d’un acte de charité parfaite, qu'à lui seul il efface une vie entière de péché. D’un coupable, sur l’heure, il fait un saint. »

Il peut donc y avoir, dans le sacrifice volontaire de sa vie à une cause juste ou — ajoute plus loin le cardinal — à une cause que l’on croit juste, un mérite tel qu’il ait devant Dieu, pour le salut de l'àme, une efiicacilé comparaljle dans une certaine mesure à celle du martyre. Mais l’analogie n’est pas complète, comme le montre à son tour S. E. le cardinal Billot, dans un discours prononcé à Rome le 25 mars ig15. Non seulement la mort du soldat sur le champ de bataille est glorieuse devant les hommes, mais

« n’est-on pas, dit-il, fondé à espérerqu’elleait aussi

quelque privilège au regard de la vie éternelle » ?II attend de la miséricorde divine, pour ceux qui sont ainsi tombés en défendant leur patrie, « des éclairs de grâce qui traversent leurs âmes et les incitent à faire les actes de foi, d’espérance, de charité, de contrition qui, suppléant au défaut du sacrement de pénitence, les disposent à la grâce de la récompense et de pardon ». Car « il semble bien que s’il y a toujours une place possible à la visite de Dieu dans le moment qui précède immédiatement la mort, même pour les pécheurs qui n’auraient donné jusque-là aucun signe de résipiscence, il y en aura une bien plus large encore dans les circonstances particulièrement propres à émouvoir la divine miséricorde, de la mort sur le champ de bataille ». L'éminent théologien rapporte ici l’exemple de Judas Macchabée faisant offrir un sacrifice pour l'àme de ses soldats tombés sur le champ de bataille dOdoilam, et espérant quod cum pietale dormitionent accepcrani, bien qu’un peu auparavant ils se fussent rendus coupables d’un acte idolâtrique défendu par la loi divine (II Macch., xir, 39-46). Le héros juif « a la confiance (]ue, malgré tout, Dieu n’aura pas refusé à ces braves, qui s'étaient volontairement offerts pour le combat, la grâce suprême de la pénitence et du repentir ». (la France catholique à Rome, Paris et Rome, igiS, p. 2/1-26)

Le rappel de ce fait historique achève de mettre en lumière une différence essentielle entre la raortdu soldat, même dans les meilleures dispositions et pour la plus juste des causes, et la mort du martyr. Celui <iui a rendu témoignage à la vérité ou à la vertu chrétienne par le baptême sanglant du martyre, est 339

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entièrement purifié : il n’a plus besoin de prières : nous verrons, dans l’un des chapitres suivants, que dès les premiers siècles de l’Eglise il était interdit de prier pour lui. La doctrine catholique nous enseiirne que son âme est entrée tout de suite dans l’éternelle béatitude. Au contraire, le soldat qui s’est volontairement et consciemment immolé pour sa patrie peut cependant avoir encore des fautes à expierdans l’autre vie : son sacrilice, même accompagné du sincère regret de ses péchés, condition nécessaire du salut, n’a pas suffi à effacer toutes les peines qui lui sont dues. Aussi, suivant l’exemple donné par Judas Macchabée, l’Eglise continue-t elle à prier pour lui. On lira utilement sur ce sujet une conférence faite, le 15 mai 191 5, par le R. P. dk La Brièrb. reproduite dans VEcho de la Ligue patriotique des Françaises, 15 juin 1915, et en appendice dans le volume intitulé : Luttes de l’Eglise et luttes de la Patrie (Paris, Beauchesne, 1916), et dont voici les conclusions :

« Il serait inexact d’attribuer à la mort du

soldat sur le champ de bataille la même valeur et la même récompense qu’à la mort du martyr. Mais il est certainement légitime de considérer la mort du soldat sur le champ de bataille, dans une fidélité généreuse au devoir militaire, comme autorisant une espérance très spéciale de salut éternel. >>

En résumé, si, dans sa grandeur morale, la mort subie et acceptée par le défenseur d’une cause juste n’est pas sans analogie avec celle du martyr, cependant, au sens strict du mot, à son sens tliéologique et historique, il n’y a de vrais martyrs que de la religion.

b) L’Eglise ajoute : et delà vraie re//^/on. C’est l’enseignement unanime des Pères du second, du troisième, du quatrième siècle, a Seuls, dit saint Irénéb, souffrent vraiment persécution pour la justice ceux qui s’appuient sur la véritable Eglise, v (//aères., IV, xxxm, 9) Ceux qui sont séparés d’elle par le schisme ou par l’hérésie, « même s’ils sont tués en confessant le nom du Christ, ne lavent point leur tache dans le sang, dit saint Cvprikn, La faute inexpiable de leur discorde ne peut être effacée même par leur souffrance. On ne peut être martyr quand on n’est pas dans l’Eglise », martir esse non potest qui in Ecclesia non est (De Ecclesiæ unitate. xiv ; cf. Ep. xxxvi). Saint Augustin commente cette parole de saint Cyprien dans une lettre où il fait allusion, d’autre part, à l’erreur de l’évêque de Carthage dans la controverse baptismale. » Cyprien a été une branche féconde, et s’il va eu dans cette branche quelque chose à retrancher, le fer glorieux du martyre y a passé : non point parce qu’il est mort pour le nom du Christ, mais parce qu’il est mort pour le nom du Christ dans le sein de l’unité : car il a écrit lui-même et il a rigoureusement affirmé que ceux qui meurent hors de l’unité, lors même qu’ils périssent pour le nom du Christ, ne peuvent pas compter au rang des martyrs : tant l’amour ou la violation de l’unité sont puissants pour effacer nos fautes ou nous retenir sous leur poids. » (£p. ce., 4 ; cf. Sermo ccLxxv ; ccLxxxv, 2 ; cccxxvii, i ; cccxxxi, 2 ; Ep. Lxxxix ; cvni, 5 ; cciv, 4) Et quelle parole plus nette, plus dure en apparence, que celle-ci, du même saint Augustin, écrivant en 4 16 à un prêtre donatiste :

« Etabli en dehors de l’Eglise, séparé de l’unité et

du bien de la charité, vous seriez puni de l’éternel supplice, lors même que vous seriez brûlé vif pour le nom du Christ ! » Paris ah Ecclesia constilutus et separatus a compagine unitatis et vinculo caritatis, aeterno supnlicio punieris etiamsi pro Clirisfi nominè vivus incenderis. » (Ep. clxxiii, 6) Mais, comme on l’a remarqué, Augustin souligne ici discrètement » le côte volontaire, coupable, de l’état ainsi réprouvé ».

Ainsi, ceux qui périssent, même « pour le nom du Christ », mais en étant eux-mêmes’i horsdel’Eglise », comme il arriva plus d’une fois à des marcionites ou à des montanistes pendant les persécutions des premiers siècles, n’ont pas droit au titre de martyrs. C’est la doctrine des Pères de l’Eglise, et ils furent probablement d’autant plus pressés de la formuler, que, dans les hérésies de leur temps, l’idée du martyre dilTérait notablement de ce qu’elle était dans l’Eglise catholique. Celle-ci, en toutes choses ennemie de l’orgueil et de la présomption, défend la recherche volontaire du martyre : en principe, elle interdit à ses lidèles de se dénoncer eux-mêmes aux persécuteurs (sur les exceptions à cette règle, voir saint Thcmas, Summa Tlieol., Il" II"’, q. 124, art. 3, et Benoit XIV, De ser^’orum Dei beatificatione et beatoriini canonizatione, III. xvi) : elle va jusqu’à refuser le titre de martyr à ceux qui ont attiré sur eux la colère des païens en insultant à leur religion ou en détruisant inutilement leurs idoles (concile d’IUiberis, canon 60 ; Origène Contra Celsum, VIII, xxxviii), comme elle le refuse, d’une manière générale, à ceux qui ont gardé dans leur cœur un sentiment contraire à la charité, et meurent sans pardonner à leurs ennemis (saint Cyprien, De bono patientiae, xiv). Nous voyons, au contraire, chez les marcionites et chez les montanistes. la recherche du martyre recommandée, le blâme publiquement jeté sur les chrétiens qui, déliants d’eux-mêmes et obéissant aux conseils du Sauveur, essayaient de se dérober par la fuite aux persécuteurs. Ces hérétiques, ou ceux-là du moins qui étaient volontairement et sciemment imbus de l’esprit de leur secte, s’éloignaient de parti pris, sur la question du martyre, de la doctrine et de la pratique de l’Eglise catholique, et des exemples donnés par les lidèles dociles à ses directions. (Sur les martyrs marcionites, ErsÈDR. flist. eccl., III. xii ; IV, xv ; V, xvi ; De mart. l’ai., x ; Trhtcllien, Ad^-. Marcionem, I, xxvii ; Martrrium Pionii, xxi ; sur les martyrs montanistes, Tertcllibn, De fuga in persecutione ; Eusèbe, Hist.

eccl., V, XVI, 12, 20, 22 ; xviii. 5, 6,

Cf. P. DR La briollb, La crise montaniste, Paris, I913, p. 183 ; Les sources de l’histoire du montanisme, igiS, p. ^3-^6, et mes Dix leçons sur le martyre, 5’éd.. p. 322-329). La discipline de l’Eglise primitive est conforme à sa doctrine. Les lidèles emprisonnés pour la foi s’abstiennent, même dans les cachots, de communiquer avec les hérétiques captifs pour le même motif (Ecsèbb, Hist. eccl., V, xvi. 22). Il est, au quatrième siècle, interdit aux lidèles, sous peine d’excommunication, de prier ou d’offrir le saint sacrifice sur les tombeaux des hérétiques honorés comme martyrs par leur secte : le concile de Laodicée, vers 380, qui édicté dans son canon 9 cette interdiction, donne même (canon 34) à ces hérétiques immolés par les païens le nom de ir^ôîuKiT^îa ; , tiOt iVriv aipm/.’yy :.

c) Est-ce àdirequ’il faille refuser la sympathie ou l’admiration à tous ceux qui sont morts our la foi du Christ, mais séparés de l’Eglise par le schisme ou l’hérésie ? Evidemment, ils n’ont droit à recevoir officiellement ni le titre de martyrs, ni le culte rendu aux martyrs. Mais n’en eurent-ils pas devant Dieu le mérite, si, retenus par une ignorance invincible, avec une parfaite bonne foi. dans une secte séparée de l’Eglise, ilsontétémis à mort par haine du Christ, elpourleur refus de le renier, c’est-à-dire en confessant, eux aussi, la vérité ?

Je n’ai pas qualité pour répondre à cette question ; mais, comme elle peut concerner également des victimes des persécuteurs anciens et modernes, je citerai les réponses que des missionnaires me paraissent lui avoir faites, au moins implicitement. 341

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Le P. Aymard Gukrin, S. J., qui voyageait en Egypte en 1627, parle de l’admirable constance avec laquelle un schismatique copte souffrit au Caire les plus cruels tourments plutôt que d’abandonner la foi chrétienne pour se convertir à la religion de Mahomet. Il ajoute que les missionnaires catholiques eux-i.iêræs, prisonniers en ce moment, « ne purent retenir les larmes que la pieté tirait de leurs yeux, et les louanges qu’elle formait dans leur bouche pour bénir Dieu qui, par des effets extraordinaires de sa bonté, au milieu de la barbarie et de l’impiété, fortifie si efficacement ces pauvres chrétiens destitués de secours et d’instruction, qu’elle renouvelle en eux les actes les plus héroïques des anciens martyrs et les fait compagnons de leurs combats pour leur donner part à leur couronne. Ils ne se faisaient point scrupule de tenir pour martyrs ces pauvres chrétiens, parce que leur hérésie étant purement matérielle, l’ignorance tout à fait invincible dans laquelle ils sont élevés les rend excusables. L’obstination et la contumace de la volonté est l'âme de l’hérésie, la simple créance en est seulement le corps. >> (Le voyage tn Ethiopie entrepris par le P. Armard GHe’r/n, dans Rabbath, Documents inédits pour sert’ir à l’histoire du Christianisme en Orient (xvi'-xix' siècle), Paris, Leipzig et Londres, t. l, 1906, p. 19)

A une époque plus rapprochée de nous, un autre missionnaire écrit, à propos d’un prêtre arménien schismatique massacre en 1896 avec son fils par les Kurdes, qui leur avaient donné à choisir entre l’apostasie et la mort : « Quoique, thëologiquement parlant, le titre de martyr ne convienne qu’aux enfants de l’Eglise catholique, cependant, dans un sens large, ils l’ont mérité, tous ceux, — et jamais on n’en saura le nombre, — qui ont préféré le martyre à l’apostasie. Nés dans le schisme, ils vivaient dans la bonne foi, et appartenaient par conséquent à l'âme de l’Eglise. » (Les Missions catholiques françaises au XIX" siècle, t. I, p. agi))

Dans son livre sur V Université de l’Eglise et le schisme grec (Paris, igiS, p. 82/1), M. l’abbé Bousquet raconte l’histoire de plusieurs de ces schismaliques, immolés par les Turcs, au commencement du XIX* siècle, pour leur refus d’abjurer la foi chrétienne. Le récit de la mort de Janni, musulman de l’Epire converti au christianisme en voyant martyriser les chrétiens, puis baptisé dans l’Eglise grecque et décapité le a3 septembre 181 4, après les plus cruelles tortures, pour n’avoir pas voulu renoncer à sa religion, est une page très belle. Le savant historien nous fait admirer l’action du Saint-Esprit dans beaucoup de ces âmes qu’abrite l’Eglise « orthodoxe ». La plupart des fidèles sont d’une bonne foi incontestable, et l'état de séparation pour lequel ils n’ont rien fait ne saurait leur cire imputable. Dans ces âmes, la foi au Dieu de la révélation chrétienne, l’amour de Jésus-Christ, l’attachement à l’Eglise dans laquelle elles voient la véritable Eglise du Christ, sont demeurés profonds et sincères. Ces sentiments, elles savent à l’occasion les manifester d’une façon édifiante, touchante, même héroïque ; quelques-unes d’entre elles ont été dignes de la grâce du martyre.

Ces commentaires s’ajouteront utilement, croyonsnous, aux citations qui les ont précédés, non pour corriger, mais pour expliquer la doctrine en apparence plus dure des anciens Pères, en présentant un ordre d’idées qui n’avait pas été traité par eux.

d) La question est évidemment tout autre quand il s’agit non |>lus de l’hérétique ou du schismatique de bonne foi qui a accepté la mort plutôt que de renier le Christ, mais de l’hérétir/up ou du schismatique qui, même avec héroïsme et sincérité, est mort pour

rester fidèle à de fausses opinions. « Hors de l’Eglise catholique, il a pu y avoir des hommes qui sont morts de bonne foi pour une erreur ; mais si la bonne foi les excuse du péché et leur laisse même jusqu'à un certain point devant Dieu le mérite de leur sacrilice, elle ne peut changer l’ordre objectif des choses et faire que l’erreur devienne la vérité. Nous les plaindrons donc sincèrement, comme nous plaignons les victimes d’une ignorance invincible ; mais par amour de la clarté, et pour éviter toute équivoque, nous nous refusons à leur décerner le litre de martyrs, réservé aux témoins de la vérité. » (Dubois, Le témoignage des martyrs, dans Revue du clergé français, 15 mars 1907, p. 31)

La raison de ce refus est clairement donnée par le P. Pbbronb. « L’Eglise que Jésus-Christ a fondée, ayant seule reçu de lui ses divines instructions, aj’ant vu de ses yeux les actions, les faits de l’HomræDieu, peut seule aussi rendre un témoignage véridique de ce qu’elle a tu et entendu depuis le commencement. Cette Eglise est comme une personne morale, un individu moral toujours vivant, qui continue sans interruption d’attester aux générations qui se succèdent la môme doctrine, avec son véritable sens, dans toute la suite des siècles. Telle est la raison pour laquelle il n’y a que l’Eglise qui ait des martyrs, c’està-dire des témoins des faits, et en aussi grand nombre qu’elle a compté d’enfants de son sein qui ont versé leur sang et donné leur vie pour rendre témoignage de ce qu’ils avaient appris d’elle depuis le commencement, comme elle-même n’avait fait en cela que leur faire part de ce qu’elle avait vu et entendu. C’est ce qui est impossible aux sectaires, tant parce qu’ils ont interrompu la chaîne qui les unissait à l’Eglise, seule dépositaire du fait en question, que parce que, lorsqu’ils s’opposent à l’enseignement de l’Eglise, ce n’est pas un fait historique qu’ils attestent, mais leur propre opinion, leur pensée personnelle, leur idée subjective qu’ils affirment. » Le P. Perrone fait ensuite l’application de ces principes à des luthériens ou à des anglicans mourant pour leurs opinions, comme l’histoire des luttes religieuses du xvie siècle en offre des exemples. Ils ont sacrifié leur vie pour ne pas abandonner la doctrine de Luther ou l'établissement ecclésiastique d’Henri VIII. Ils ne sont pas morts pour la doctrine ou pour l’Eglise de Jésus-Christ. Quel qu’ait pu être leur courage ou leur sincérité, de telles victimes n’ont aucun droit au titre de martyr, c’est-à-dire de témoin de la religion chrétienne. Pkrkone, Le Protestantisme et la Règle de la foi, t. II, Paris, 1854, p. 409-4'0 II. — Le mahtyhk au temps

DES PERSÉCUTIONS ANTIQUES. EmPIRB ROMAIN

1. Les documents ; Actes ou PtiS ! >ions des martyrs ; Martyrologes ; Histoires ecclésiastiques ; Œuvres oratoires ou correspondance des Pères de l’Eglise ; poésie ; épigraphie ; la littérature chrétienne ; la littérature païenne. 2. La législation : les deux premiers siècles ; le troisième siècle, les édits de persécution. 3. Le nombre des martyrs ; impossibilité d’une statistique ; la ttièse du petit nombre ; sens tout relatif d’un texte d’Origène ; grand nombre des martyrs dans les deux premiers siècles ; grand nombre des martyrs à l'époque des persécutions générales ; les hécatombes de la dernière persécution ; les lacunes des martyrologes. 4. La condition sociale des martyrs. 5. Les souffrances des martyrs : les épreuves morales ; la détention préventive ; l’inteiTogaloire et la torture ; les peines non sanglantes, bannissement, dé]iortalion. travaux forcés ; les supplices : la décapitation ; le feu ; les bètes ; la croix ; supplices divers ; l’iconographie du martyre, fi. Les confesseurs : distinction entre les confesseurs et les martyrs ; sollicitude de l’Fgli se envers les confesseurs ; leur rrtle dans la réconciliation des lenégats ; les abus ; rang des confesseurs dans 343

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l’Eglise. 7. Le culle des martyrs : la sépulture ; l’anniTersaire ; le tombeau ; lès sentiments des païens ; la légitimité <lu culte des martyrs ; les inscriptions ; les reliques ; la toi dans linterccssion des martyrs ; le désir d'êlre enterré près des martyrs. 8. Bibliographie.

1. Les documents. — « ) Au premier rang sont les Acle.s ou Passions des martyrs.

Quelques-unes de ces pièces sont d’un prix inestimable : ce sont celles qui ont été écrites par des contemporains, et nous donnent le texte des interrogatoires, recueillis par les assistants ou copiés sur les registres publics, et la narration de la mort des martyrs, racontée par des témoins oculaires. Tels sont la lettre de l’Eglise de Smyrne sur le martyre de saint Polycarpe, la lettre des Églises de Lyon et de Vienne sur les martyrs de 177, le récit du martyre de Ptoléniée dans la seconde Apologie de saint Justin, les Actes de saint Justin, les Actes des martyrs Scillitains, la Passion de sainte Perpétue et de sainte Félicité, la Passion des saints Jacques et Marien, les Actes de saint Cyprien, sa Vie et sa Passion par le diacre Pontius, les Actes de saint Fructueux et de ses compagnons, les lettres de saint Denys d’Alexandrie sur des martyrs contemporains de Dèce et de Valérien, les Actes du centurion Marcel, les Actes du greffier Cassien, les Actes du soldatMaximilien.ete.

D’autres pièces ont encore une grande valeur, bien que leur exactitude littérale soit moins garantie contre toute addition arbitraire ou toute erreur : documents contemporains altérés par des retouches, ou relations composées plus tard, d’après des documents contemporains aujourd’hui perdus. Telles sont les Passions de saint Apollonius, des saints Montan et Lucius, Salurninus et Dativus, Félix de Tibiuca, Fabius, Tipasius, Dasius, Euplus, Pionius de Smyrne, Irénée de Sirmium, Quirinus de Siscia, Philéas et Philorome, Dioscore, Pollion, Marcien et Nicandre, Jules, Philippe d’Héraclée, Tryphon et Ilespicius, Claude, Astère et Néon, Sabas, Euplus, des saintes Grispine, Maxima et Secunda, Agape, Chionia et Irène, Salsa, etc.

Une troisième catégorie de pièces hagiographiques mérite beaucoup moins de confiance : relations composées à une époque éloignée des événements, dans lesquelles l’imagination du rédacteur supplée aux renseignements qui lui manquent, et où l’histoire, quand elle existe, est plus ou moins étoufTée par la légende. Beaucoup de critiques sont portés à éliminer trop complètement tous les écrits de ce genre, et à négliger les marques d’antiquité qui s’y rencontrent. Mais on ne doit les employer qu’avec une extrême prudence.

Pour les textes, voir les Bollandistes, Acta Sanctonim, Anvers-Paris, depuis 1643 ; Bibliolheca hagiographica /a^i’na, Bruxelles, 1899-191 1 ; græcn, 1909 ; orienlalis, 1910 ; Analecla Boi/andinna, Bruxelles, depuis 1882 ; KuiNART, Acta primorum mariyriim sincera et seZec/u, Paris, 1689 ; Vérone, 1731 ; Augsbourg, 1802 ; Ratisbonne, 1869 ; Knopf, Ausgewdhlte Martyrer Acten, Tubingue, 1901 ; Gbbhahdt, ^c<a martyrurn selecla, Berlin, 1902 ; Leclbhcq, Les Martyrs, t. Mil, Paris, 1902-190/1 ; les éditions critiques de la Passio /'er^e^Hae, par AnMiTAGERoBiNsoN, Cambridge, 1891, des Actes de sainte Ariadne, de saint Justin, des saints Marcien et Jacques, de sainte Agnès, par Pio Fbancui dk' Cavalikki, Rome, 1899, 1900, 1902, etc. — Pour l'étude des textes, Tillkmont, Mémoires pour servir à l’histoire ecclésiu.^lique des six premiers siècles, Paris, 1693-1712 ; Bruxelles, 1706 ; Venise, 1782 ; Le Blant, Les At : tes des martyrs, supplément au recueil de Dom liuinart, Paris, 1882 ; H. DeleUAYB, Les légendes hagiographiques, Bruxelles, 1906 ; A. DuFoURCQ, Etude sur les Gesta martyrurn romains,

Paris, 1900-1907 ; P. Monceaux, Histoire littéraire de l’Afrique chrétienne, t. I-III, Paris, 1901-1906 ; les articles Actes des martyrs de dom Liîclhrcq, dans le Dictionnaire d’archéologie chrétienne et de liturgie, 1. 1, 1903, col. 373-446 ; de DuFOURCcj, dans le Dictionnaire d’histoire et de géographie ecclésiastiques., t. I, 1910, col. 396-408.

b) Martyrologes : listes locales des anniversaires des principaux martyrs, commencées en Orient et en Occident à l'époque même des persécutions, continuées après la paix de l’Eglise, et reconnaissables dans la vaste compilation connue sous le nom de MartjTologe hiéronymien, fusion, au vi' siècle, d’un martyrologe général des Eglises d’Orient, du martyrologe local de l’Eglise de Rome, d’un martyrologe général d’Italie, d’un martyrologe général d’Afrique, d’une série do martyrologes locaux de la Gaule (DucHBSNK, Les Sources du Martyrologe hiéronymien, dans Mélanges d’histoire et d’archéologie publiés par l’Ecole française de Home, 1885 ; de Rossi-Dui ; hesnb, Martyrologium hieronymianum, Bruxelles, 1894, dans le tome II des Acta Sanctorum de novembre ; H. Delehave, Le témoignage des martyrologes, dans Analecta Bollandiuna, t. XXVI, 1907) ; — compilations postérieures, des vm"^ et ix" siècles (Bède, Florus, Adon, Usuakd, etc.), dans lesquelles aux noms des martyrs et aux dates d’anniversaires sont jointes des notices historiques puisées à des sources de valeur inégale (Dom Quenti.n, Les Martyrologes historiques du moyen âge, étude sur la formation du Martyrologe romain, Paris, 1908). Le Martyrologium Jiumanum olliciel a été rédigé par Baronius, et publié en 1698.

c) Outrages d’ensemble, où se rencontrent des renseignements souvent très étendus et très précis sur les martyrs : les Actes des Apôtres, pour le martyre de saint Etienne, de saint Jacques le Majeur ; pour un grand nombre de martyrs de toutes les époques (dont il avait recueilli les Passions dans un recueil aujourd’hui perdu), l'//isioire ecclésiastique d’EusÈBE DE Ci’iSARÉK, qui, pour les faits de la dernière persécution, s’y montre, comme dans son De martyribus Palestinae, narrateur contemporain et souvent témoin oculaire ; la correspondance de saint Cyprien, remplie d’allusions aux confesseurs et aux martyrs du temps de Dèce et de Valérien ; les Histoires de Théodorkt, de Socrate, de Sozomène, où sont racontés plusieurs épisodes de martyre, particulièrement du temps de Julien l’Apostat ; le De morlibus persecutorum de Lactance, dont la partie la plus étendue a le caractère de mémoires contemporains ; l’Histoire lausiaque de Palladius, qui complète, à propos du martyre de sainte Potamienne, le récit fait par Eusèbe.

d) Les œui’res oratoires ou les lettres de Pères de l’Eglise des iv* et v' siècles donnent des renseignements sur plusieurs martyrs, et font même connaître parfois des épisodes ou des noms qu’on ne rencontre pas ailleurs : saint Basile, sur les quarante martyrs de Sébaste, sur sainte Julitta, sur saint Gordius ; saint Grégoire de Nyssb, sur les quarante martyrs de Sébaste, sur saint Théodore d’Héraclée ; saint CiRHooinE DE Nazianze, sur les martyrs de la persécution de Julien ; saint Jban Chrysostome, sur les saintes Bernices, Domnina et Prodosces, sur sainte Pélagie, sur sainte Drosis, sur saint Julien, sur saint Lucien, sur saint Phocas, sur saint Philogène, sur les saints Juventiu et Maximin ; saint Astérius d’Amasée, sur sainte Euphémie et saint Phocas ; saint Ambroisb, sur sainte Agnès, saint Laurent, saint Sébastien, sainte Pélagie, les saints Vital et Agricola, sainte Théodora ; saint Augustin, sur de nombreux martyrs d’Afrique ; saint Vigile dr 345

MARTYRE

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I

Trente, sur les saints Sisinnius, Martyrius et Alexandre.

e) La poésie chrétienne des mêmes siècles a chanté les martyrs : on attribue à saint Amdroise une hymne en l’honneur de sainte Agnès ; la plus g-rande partie de l’œuvre poétique de saint Paulin est consacrée au confesseur Félix de Noie ; le l’eri Stephaitiin de Phudence contient quatorze poèmes sur les saints Enieterius et Chelidonius, saint Laurent, sainte Eulalie de Mérida, les dix-huit martyrs de Saragosse, saint Vincent, les saints Fructueux, Augure et Euloge, saint quirinus, saint Cassien d’imola, saint Romain d’Antioche, saint Hippolyte, les apôtres saint Pierre et saint Paul, saint Cyprien, sainte Agnès. Quelques-uns de ces poèmes sont la traduction en vers de Passions déjà existantes ; d’autres contiennent des erreurs et des confusions ; mais plusieurs donnent des renseignements de première main, pour les martyrs d’Espagne notamment, et aussi pour certains martyrs de Rome et d’Italie, au sujet desquels Prudence a recueilli des traditions locales et décrit des monuments et des peintures.

/) Une source moins abondante, mais précieuse, est l’épigraphie : inscriptions faisant connaître le nom d’un martyr, la date de sa sépulture, et, par le lieu où elles ont été trouvées, l’emplacement ou les vestiges de celle-ci : inscriptions, plus rares, qui ajoutent des détails sur son histoire. Par exemple, l’épitaphe, à Marseille, de deux chrétiens qui paraissent avoir, au second siècle, péri par le supplice du feu (E. Lb Blant, Inscriptions chrétiennes de la Gaule, t. II, 1865, p. 305) ; l’éloge en vers de la martyre Zosime, écrit par un témoin de son supplice, et rapportant ses dernières paToes(BuIlettino diarcheologia cristiana, 1866, p. 47) ; celui du consul Liberalis, dont le nom était inconnu (dk Rossi, Inscr. christianæ Vrhis Romae, t. U, Rome, 1888, p. 101, n" 23 et io4, n" 38). Les petits poèmes, de si lourde latinité, que le pape Damase composa, au iv’siècle, pour être gravés sur des tombes de martyrs, conliennent le plus souvent des formules banales : quelques-uns, cependant, donnent des détails plus intéressants : par exemple, sur Nérée et Acliillée, représentés comme d’anciens prétoriens ; le jeune martyr de l’eucharistie, Tarsicius ; Marcellus et Pierre, dont le supplice fut raconté à Damase par le bourreau lui-même ; Maurus « innocent enfant à qui nulle torture ne fut épargnée » ; les martyrs Salurninus et Sisinnius, et la conversion d’un témoin de leur supplice ; Agnès, dont Damase raconte d’après une tradition orale, différente d’autres versions, la vie et le martyre (sur la valeur historique des inscriptions métriques de Damase, voir de Rossi, / carmi di S. Daniaso, dans Bull, di arch. cristiana, 1885, p. 7-29. On les trouvera reproduites, d’après les copies des pèlerins du commencement du Moyen-Age, au tome II des Inscriptiones christianae Urbis Romae. Voir aussi Inii, Vamasi epigrammaia, Leipzig, 18g5).

Ajoutons que plus d’une fois des inscriptions relatives non à la personne des martyrs eux-mêmes, mais à des memlires de leur famille ou de leur domesticité, ont jeté une grande lumière sur leur histoire et sur les textes qui y font allusion : voir, pour Flavius Clemens et Flavia Domitilla, Bullettino di archeologia cristiana, 1865, p. 16-24 ; pour Acilius Glabrio, le mémoire de M. de Rossi, publié dans Premier Contrés scientifique international des catholiques, Paris, 1889, t. II, p. 261-267, et Bull, di arch. crist., 1888-1889, P- 10-66, io3-133 et pi. i-n, v.

g) Les documents qui viennent d’être indiqués sont, pour la plupart, relatifs à l’histoire individuelle des martyrs : il faut ajouter que, dans presque tous les

écrits composés, à l’époque des persécutions, par des chrétiens, quel que soit le sujet qu’ils traitent, il est question du martyre : lettre de Glé.ment Romain, lettres d’IoNACE u’Antiogue, apologies de Justin, d’ATuiÎNAOGRB, de Méliton, de Thiîophilb, Pasteur d’HiîiiMAS, Epitre à IJiognéte, Octa’ius de MiNucius Félix ; écrits polémiques de Tertullibn et d’AnNOBE, traités didactiques de Clément d’ALitxAN-DBiE, d’ORiGÛXB, de Lactance. Renan ne s’est pas trompé quand, après avoir passé en revue la littérature chrétienne des deux premiers siècles, il déclare que ses productions, quelle que soit leur forme,

« révèlent un état violent qui pèse sur la pensée de

l’écrivain, l’obsède en quelque sorte… De Néron à Commode, sauf de courts intervalles, on dirait que le chrétien vit toujours en ayant sous les yeux les perspectives du supplice. Le martyre est la base de l’apologétique chrétienne ». (L’Eglise chrétienne, Paris, 1879, p. 316) « Je suis frappé, écrit à son tour RoissiBR, de voir qu’il n’y a pas un seul écrit ecclésiastique, quelque sujet qu’il traite, depuis le i" siècle jusqu’au iii=, où il ne soit question de quelque violence contre les chrétiens. » La fin du paganisme, Paris, 1891, t. II, p. 456)

/() Boissier regarde ensuite la littérature païenne : il remarque qu’elle ne parle guère des chrétiens ; mais il constate en même temps que « toutes les fois que les écrivains profanes en disent un mot, c’est pour faire allusion aux châtiments qu’on leur inflige » (ibid.). Malgré la « conspiration du silence)i (ibid., p. 243-a47). ces allusions sont encore nombreuses. Les débuts de la persécution de Néron sont racontés par Tacite {.Inn., XV, XLVi) et par Suétone (Nero, xvi), de celle de Domitien par Dion Cassius LXVII, xiv), de celle de Trajan par deux lettres échangées entre Pline le Jeune et cet empereur (Ep., X, xcvi, xcvii). La fermeté des martyrs est attestée avec mauvaise humeur par Epictète (Arrien, Diss., IV, VII, 6) et par Mahc Aurèlb (Pensées, XI, 3), avec admiration par Galien (cité par l’historien arabe Abulfelda, Jlist. anteislamica, éd. PYeischer, p. 109), et parodiée par Lucien (/>< ? morie i^ere^rmi), Le polémiste Celse montre, sous Marc Aurèle, les chrétiens partout recherchés pour être mis à mort (dans Ori-GÈNE, Coiitra Celsum, VIII, lxix).

On voit que, malgré la perte ou la destruction inévitables de nombreux documents, nous possédons encore assez de textes svirs pour connaître l’histoire des martyrs de l’Empire romain.

2. La Législation. — o) La confusion entre les Juifs et les chrétiens, qui avait fait d’abord la sécurité de ceux-ci (Tbrtcllien, Apol., xxi), se dissipa quand Néron, en 64, eut imputé aux chrétiens l’incendie de Rome. Alors commença pour eux la persécution (Tacite, Ann., XV, xliv ; Suétonb, Nero, XVI ; saint Clément de Rome, Ad Cor., v, vi). Nous voyons celle-ci reprise sous Domitien. Il est probable qu’une loi, dont le texte ne nous est pas connu, et que Tertullien appelle institutum Neronianum (Ad Nat., I, vu), était dès lors promulguée et interdisait d’être chrétien.

La théorie de Mommsen, qui attribue les condamnations prononcées contre les chrétiens des deux premiers siècles à l’exercice par les magistrats du droit arbitrairedepolice, yHs coercitionis, sans qu’une loi initiale ait été nécessaire pour leur donner com-I >étence et créer le délit de christianisme, est aujourd’hui à peu près abandonnée : on revient généralement à l’hypothèsed’un premier édit de proscription (voir Callbwært, La méthode dans la recherche de la base juridique des persécutions, dans Revue d’histoire ecclésiastique de Louvain, t. XII, 191 1).

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Celui-ci paraît supposé par les décisions des empereurs du second siècle. En 1 12, Pline est saisi de dénonciations contre les clirétiens de BitUynie : il demande à Trajan quelle conduite tenir. Trajan répond : ne pas les poursuivre d’oûice ; s’ils sont accusés rég ; ulièrement, les mettre en demeure de renoncer à leur religion ; s’ils persistent, les condamner à mort. Celte réponse s’expliquerait dillicilerænt si le délit de christianisme n’était pas déjà établi. Elle prouve en même temps que les chrétiens sont poursuivis pour ce seul délit, et non pour des inculpations de droit commun, — lèse-majesté ou autre, — car, d’une part, Pline avait écrit à l’empereur qu’une enquête venait de montrer l’innocence de leurs mœurs, et, d’autre part, l’empereur ordonne que, s’ils renoncent à leur foi, ils soient renvoyés absous, ce qui indique bien qu’ils n’ont à répondre que de la seule qualité de chrétien (Pline, Ep., X, xcvi, xcvii).

La jurisprudence ainsi réglée dure pendant tout le second siècle. Hadrien (saint Justin, I Apol., lxviii), puis Antonin le Pieux (EusÈBE, //(s/.ecc/., IV, xxvi, io) la confirment. La même règle est rappelée, en x")", par Marc Aurèle répondant au légat de la Lyonnaise (EusÈBE, Hist. eccl., V, i, 4^) ; mais, en même temps que, comme ses prédécesseurs, il fait dépendre du libre choix des chrétiens la condamnation ou l’acquittement, il n’interdit plus de les rechercher et de les poursuivre d’ollice : nous savons par un mot de CiîLSE (Ohigéne, Contra Celsum, VIII, lxix) que sous son règne on commence à les traquer partout.

h) Cela devient la règle au troisième siècle. Les princes de cette époque ne subordonnent plus à une accusation régulière, se référant à une loi générale et permanente, la validité des procès des chrétiens : ils fixent par des édits nouveaux, variables, les cas où ces procès devront être intentés, et chargent les magistrats, préfets à Rome et gouverneurs dans les provinces, de poursuivre les délinquants.

Septiiue Sévère, en 20a, entre dans cette voie : il prohibe par un édit la propagande chrétienne : ceux qui y ont été mêlés, c’est-à-dire les convertisseurs et les convertis, doivent être arrêtés et jugés (Spartikn, Vita Sc-eri, xvii) : des procès célèbres, comme celui de Perpétue, de Félicité et de leurs compagnons, font comprendre la manière dont cet édit fut appliqué.

Suit un édit de 235, par lequel Maximin « ordonne de mettre à mort seulement les chefs des Eglises, comme responsables de l’enseignement de l’Evangile », c’est-à-dire les évêques etprobablementaussi les docteurs (Eusèbk, Hist. eccl., VI, xxviii). En a50, par un édit d’une portée plus générale, Dèce commande à tous les habitants de l’Empire, depuis Rome jusqu’aux provinces les plus reculées, défaire acte de paganisme en participant à un sacrifice : l’obéissance doit être constatée par écrit, et le refus est puni de mort (saint Cyprien, De lapsis, 11, iii, viii, IX, X, XV, XXIV ; Ep. xLin, lu ; saint Dbnys d’Alexandrie, dans Eusèbe, Hist. eccl., VI, xlii, 1. Sur les papyrus découverts en Egypte, datés de ce règne et contenant des certificats de sacrifice, voir Dom Leclercq, dans Bulletin d’ancienne littérature et d’archéologie chrétiennes, janvier, avril, juillet I9t4).

En 25^, un édit de Valérien oblige les évêques et les prêtres à renoncer au christianisme, sous peine d’exil, et interdit à tous les chrétiens les réunions religieuses et la fréquentation de leurs cimetières, sous peine de mort. En 208, un second édit du même prince frappediversesclasses de la population chrétienne : les évêques, prêtres et diacres, qui devront être exécutés sur le champ ; les nobles, mis en demeure de sacrifier sous peine de décapitation ;

les matrones, qui pour refus de sacrifice seront passibles de la confiscation et de l’exil ; la classe riche et puissante des esclaves du fisc, les Césariens, qui, s’ils persistent dans la foi chrétienne, seront réduits au dernier état de l’esclavage, et condamnés à la servitude de la glèbe. Les deux procès de saint Gyprien, évcque de Carthage, le montrent successivement condamné en vertu de l’un et l’autre édit : en 207, à l’exil, en 268, à la mort (Acta S. Cypriani, I, II, 111, IV ; saint Cypkien, Ep. lxxx).

En 2’j4, un nouvel édit est promulgué par Aurélien ; nous n’en savons pas la teneur, mais Lactancb le qualifie de « sanglant » (De mort, pers., vi). Enfin des édits répétés de Dioclétien, de Galère, de Maximin Daia, en 303, 304, 306, 308, commandent à tous les chrétiens de renoncer à leur religion sous peine de mort, et mettent tous les magistrats en mouvement pour rechercher et punir les désobéissants (EusiiBE, Hist. eccl., VIII, II, VI ; De mart. Palæst., i, iii, iv, ix). Voir dans mon livre sur le Christianisme et l’Empire romain, 7’éd., Paris, 1908, appendice, p. 303-306, les six édits de cette persécution.

On voit comment le système, inauguré au m* siècle, de la persécution par édits diffère de celui qui avait été suivi au siècle précédent. L’exigence d’une accusation portée contre les chrétiens selon les formes légales, c’est-à-dire par un accusateur qui prend à sa charge la responsabilité du procès, n’existe plus : le refus d’obéir aux édits, d’accomplir lesactes prescrits par eux, sulUt par rendre les réfractaires justiciables des tribunaux, et les poursuites doivent être intentées d’oflice par les magistrats compétents. La différence est très grande entre les deux procédures, dont la première est conforme aux règles générales du droit romain, et dont la seconde est la procédure exceptionnelle applicable aux seuls ennemis publics, comme sont désormais considérés les chrétiens. Mais au lieu de la menace que, au i" et au II » siècle, la loi initiale interdisant le christianisme faisait peser perpétuellement sur la tête des fidèles, toujours à la merci d’un accusateur, la persécution par édits n’a le plus souvent d’effet que tant que l’édit reste en vigueur. A la mort de l’empereur qui l’avait porté, l’édit de persécution tombait ordinairement de lui-même : c’est ce que l’on voit après la mort de Dèce ; c’est ce qu’on voit encore après celle d’Aurélien, survenue presque au lendemain de son édit, lequel eut à peine un commencenientd’exécution. Quelquefois aussi, l’édit est abrogé formellement par le successeur du prince qui l’avait porté : ainsi Gallien, successeur de Valérien, rend par des lettres impériales la paix aux chrétiens et la jouissance de leurs propriétés aux Eglises. Ou bien, c’est l’auteur même de l’édit qui le révoque, comme en 3Il fît Galère mourant. Les chrétiens jouissent ainsi de paix temporaires, quelquefois d’assez longue durée.

Ce qui n’a pas changé, c’est l’option laissée aux chrétiens. Dans la période de Vinstitutum A’eronia-Hi /m, réglementé parles rescrits de Trajan et de ses successeurs, et dans la période de la persécution par édits successifs, ils sont poursuivis o pour le nom seul », comme l’avait prescrit Jésus-Christ, et non pour des fautes relevant du droit pénal : par conséquent, s’ils renoncent à ce » nom », c’est-à-dire à la religion chrétienne, même à la dernière heure, même devant le tribunal, même devant le bourreau, ils échappent à toute peine, et prononcent eux-mêmes leur acquittement. Les martyrs le savent, et ne le font pas. C’est ce qui donne à leur mort le caractère de témoignage volontaire, et à ce témoignage une force et une noblesse sans égales. Ad hoc 349

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sponte pei’enimiis, ne libertas iiostra ohduceretur, ideo animas nuslras addiximui, disent en entrant dans l’amiihithéàtre les martyrs de Carthage (^l’assiu SS. Perpetuae, Feticitatis, etc., xviii).

3. Le nombre des martyrs. — « )I1 est impossible de tenter à ce sujet une statistique quelconque. On a jadis essayé de le faire. « lliud ex pruhatls auctoribus deduco, écrit au xvie siècle le P. I’lohks, in Ecclesia numerari undecim martynim milliones, et eo pliires ; ita ut qualihet anni die, si in omnes distrihtiantur, coli pussint plus qiinm triginia millia (De inclylo agone martynim, 1. IV, c. m). » Il cite, comme ayant par leurs recherches établi ce calcul, deux religieux du même temps, le P. François Arias et le P. Genebraru. On a cru pouvoir, sur le iiombre, attribuer à la seule ville de Rome deux millions et demi de martyrs (Gaumk, Les trois Home, Paris, 1848, t. IV, p. 5gi). Ces calculs ne reposent sur aucune base, et ces chiffres, répétés quelquefois encore, sont dénués de valeur historique. Mais si l’on doit se garder d’assertions sans preuves, l’excès en sens contraire ne serait pas moins opposé à l’histoire.

h) La thèse De paiicilate martrriim, soutenue pour la première fois en 1684 par l’anglais DoownLL.aété tout de suite réfutée par Ruinauï (Préface aux Jeta sincera, 168g). Elle reparut, en 1776, dans le tome I du grand ouvrage de Gibbon : d’après lui, il n’y aurait eu aucune persécution générale avant celle de Dioclétien : celle-ci même ne lit pas deux mille martyrs : le petit nombre des chrétiens qui furent })ersécutés auparavant l’avaient été pour des causes particulières (/>ef/i «e and Fall of tlie liom. Empire, c. xvi).Mème denos jours elle a laissé quelques traces âans l’Histoire des Persécutions AeH. XvBK (18751881), auquel Renan (Journal des Sax’anfs, 1874, p. 697) a reproché cette erreur. On la trouve ailirmée de nouveau dans le quatrième volume (1884) du livre passionné et partial d’Ernest Havet, Le Christianisme et ses origines. Mais elle est abandonnée mainlenant par lesérudits sérieux. Il n’est plus personne qui ne souscrive à ce jugement sensé et modéré de Boissibh : « Qu’on se remette devant l’esprit cette suite non interrompue de témoignages ; qu’on songe qu’en réalité la persécution, avec plus ou moins d’intensité, a duré deux siècles et demi, et qu’elle s’est étendue à l’Empire entier, c’est-à-dire à tout le monde connu, que jamais la loi contre les chrétiens n’a été complètement abrogée jusqu'à la victoire de l’Eglise, et que, même dans les temps de trêve et de répit, lorsque la communauté respirait, le juge ne pouvait se dispenser de l’appliquer toutes les fois qu’on amenait un coupable à son tribunal, et l’on sera, je crois, persuadé qu’il ne faut pas pousser trop loin l’opinion de Dodwell, et qu’en supposant même qu'à chaque fois et dans chaque lieu particulier il ait péri peu de victimes, réunies elles doivent former un nombre considérable. » (La fin du Paganisme, 1. 1, Paris, 1911, p. 45^)

c) Sens tout relatif d’un texte d’Origène. — Nous devons, cependant, discuter la question de plus près. La thèse du petit nombre des martyrs de l’Empire romain s’appuie sur une parole d’ORiGKNE. Il est facile de montrer : i" que cette parole n’a pas le sens absolu qu’on lui prête ; 2" que, même si elle devait être prise à la lettre, elle ne s’appliquerait qu'à une époque restreinte de l’histoire des persécutions.

Origiîne écrit (Contra Celsum, III, vin) : « Ceux qui sont morts, parintervalles, pour la foi chrétienne ont été peu nombreux et sont faciles à compter, ôXi’yot zy.rà r.a.ipoxji r.a.'i cfjipry. £i)xp16/j.YiTrji, car Dieu ne

voulait pas que la race des chrétiens fût anéantie. » Origène parle ainsi en 24g (sur la date du Contra Celsum, voir P. Baih l’OL, Anciennes littératures chrétiennes, La littérature grecque, Paris, 1897, j). 176), quand il n’y avait encore eu que des « persécutions l)articlles » et que les « persécutions générales > n'étaient pas encore commencées (Comm. séries in Matlhæiim, xxxix). Cependant, même ainsi expliquée, la phrase d’Origène ne peut être acceptée sans réserve. Harnack, en rappelant une parole de saint Irénée, antérieure de près d’un demi-siècle : Ecclesia omni in Inco miiltiludinem martyrum in omni lempore præmiltit (Adf. Ilæres., IV, xxxili, g), nous avertit de ne pas exagérer, a nicht zu ûberschatzen », le sens d’Origène (Mission und Aiisbreitung des Chrislenthums, 1' éd., Leipzig, 190O, t. II, p. 403).

RuiNART avait déjà montré que ce sens est tout relatif. D’autres paroles du docteur alexandrin supposent, au contraire, un grand nombre de martyrs.

« Beaucoup, -noy/r, ; , dit-il au livre IV du Contra Celsum, sachant, à notre éjjoque, qu’il leur faudra mourir s’ils confessent le christianisme, et qu’ils seront

absous s’ils le renient, ont méprisé la vie et choisi volontairement la mort. i> Des contradictions du même genre, explicables par les points devue différents où l’auteur se place tour à tour, se rencontrent en d’autres endroits du même traité (1, lvii ; III, IX, xv ; VllI, Lxviii, Lxix). N’oublions pas que celui-ci est une réponse à Celse, et que Celse avait écrit, soixante-dix ans plus tôt, en témoin véridique des violences exercées de son temps contre les chrétiens, et en partisan résolu de ces violences : « S’il reste encore quelques chrétiens, errants et cachés, on les cherche pour les détruire. » Même en admettant que cette phrase présente quelque exagération dans un autre sens, on devra se souvenir qu’Origène, qui la cite, ne la conteste pas.

d) Grand nombre des martyrs dans les deux premiers siècles. — Pendant la période de temps qui va du milieu du premier siècle au milieu du m", et précède les trois persécutions générales, combien d’autres témoignages obligent à conclure que le nombre des martyrs a déjà été très grandi Sous Néron : Tacite et saint Clkmknt de Rome emploient l’un et l’autre, pour désigner les victiniesdu massacre de 64, la même expression, multitudo i n gens (A nn., XY, Ti.i, [), r.oj.u -njfflci (Ad Cor., vi). Sous Domitien : saint Jean montre Rome a enivrée du sang des martyrs », et ce même sang coulant en Asie (Apoc, vi, 9-1 1 ; xvii, 6). Sous Trajan : la correspondance de Pline indique de nombreux martyrs de Bithynie, et celle de saint Ignace fait voir la persécution sévissant à la fois en Orient et en Occident. Sous Hadrien : un rescrit et des lettres de l’empereur montrent les chrétiensvictimes de violences populaires en Asie, et le livre du Pasteur, écrit à Rome, fait allusion aux supplices de ceux qui refusent de renier leur foi (Sintil., IX, xxviii, 4 ; Visio III, II). Sous Anlonin le Pieux : saint Justin montre les chrétiens mourant par la hache, par la croix, par les bêtes, par le feu (I)ialog. cum Tryph., cxi ; 1 Apol., xi, 2 ; xxxix, 3 ; XLV, 5) ; le médecin Gai.ikn, ((ui habitait Rome, parle de leurcourage. <( dont nous avons des exemples sous les yeux » ; le satirique Lucien dit que « beaucoup, ol TK'ùoi, parmi les chrétiens méprisent la mort et se livrent volontairement à elle ». (De morte Peregrini, xvi)

Les historiens impartiaux reconnaissent aujourd’hui que le règne de Marc Aurèle vit couler plus de sang chrétien que ceux des premiers Antonins (voir Lagrange. Marc Aiircle, dans Revue Biblique, oct. 191 3, p. 575, 598, 583) : son mot à lui-même sur « le faste tragique des martyrs » suppose, chez l’empereur philosophe, l’expérience quotidienne de la 351

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persécution. Une parole de l’historien Eusèbk mérite aussi d'être citée : avant de publier la relation du martyre des chrétiens de Lyon, il rappelle que la persécution s'était rallumée dans la dix-septième année du règne de Marc Aurèle, et ajoute : « On peut conjecturer que des milliers de martjrs, fijptà.ia.i ^K^TiiptJv, s’y illustrèrent d’après ce qui s’est passé dans une seule nation. » (Hist. ceci., V, i) Notez que cette nation, c’est-à-dire la Gaule romaine, est une do celles où le christianisme était alors le moins répandu, et souvenez-vous qu’en parlant ainsi Eusèbe avait sous les yeux, comme il le rappelle dans la phrase suivante, son Recueil des anciens martyrs, qui contenait beaucoup de pièces aujourd’hui per(iues. Ecrivant au temps de Marc Aurèle ou quelques années plus tard, MiNUcius Félix montre les bûchers et les croix qui attendent les tidèles, la torture employée pour obtenir leur abjuration, les femmes et les enfants bravant les croix, les tourments, les bêtes féroces, et ce que les supplices ont de plus cruel (Octai’itis, xii, xxviii, xxxvu). « Chaque jour, écrit Clément d’Alexandrie tout au commencement du in siècle, nous voyons de nos yeux couler à torrents le sang des martyrs brûlés vifs, mis en croix ou décapités. » (Strom., II, cxxv) Vers le même temps un gouverneur de la Cappadoce se repent, au lit de mort, de ses cruautés envers les chrétiens. (Tertullien, Ad Scaputam, m)

Dans l’Afrique romaine, tardivement évangélisée, la persécution ne commença qu’en iSo (Tertdlubn. /. c). Hahnack a prétendu que « depuis cette année jusqu'à la mort de Tertullien (après aao), Carthage et l’Afrique du Nord ne comptèrent, même en y joignant la Numidie et les Maurétanies, guère plus de deux douzaines de martyrs. » (iVission und Ausbreitung, 2 « éd., 1. 1, p. 403). Le paradoxe est trop flagrant. Pour un moindre laps de temps, les deux Passions des martyrs de Scillium (180) et de Carthage (ao3), les écrits de Tertullien (Apol. iv ; De fuga, v ; Ad Scapulam, m), desaint Cvpbien(£'^. xxxix ; De laosis, xiii), de saint Augustin (Ep. xv, xvi), etc., nomment trente-sept martyrs ; mais ces mêmes documents en indiquent, d’une façon générale, un très grand nombre d’autres, multos fratres martyres (Passio Perpetuae, xiii). Les premiers livres de Tertullien, écrits vers 197, montrent les prisons de Carthage remplies de candidats au martyre, martyres designati (Ad Martyres, i), des chrétiens déchirés avec les ongles de fer, étranglés avec des lacets, assommés avec des lanières garnies de balles de plomb, lapidés dans les rues, brûlés dans leurs maisons, livrés aux bêtes dans l’amphithéâtre (.4 ;)o ;., xin), consumés à petit feu : le peuple leur donnait le surnom de sarmentitii ou de semiaxii, par allusion aux sarments dont on les entourait ou au poteau auquel on les attachait pour être brûlés vifs (ibid., l).

e) Grand nombre des martyrs à l'époque des persécutions générales. — Tous ces faits bien constatés atténuent singulièrement la signification de la phrase d’Origène dont on s’est armé contre le grand nombre des martyrs. Eût-elle eu même la portée qu’on a voulu lui attribuer, elle n’aurait valu que pour les temps qui précédèrent les persécutions générales. Elle ne pourrait s’appliquer à celles-ci, puisqu’elle a été écrite avant qu’elles n'éclatassent. Harnack reconnaît que, dans cette nouvelle phase de l’histoire des persécutions, la répression fut très violente.

Mais là encore paraît, sous sa plume, la tendance à « minimiser ». « Ces persécutions, dit-il, durèrent chacune seulement une année, mais cela suffit pour faire de grands ravages. » (Mission, etc., t. II, p. l, ob) La vérité est que la persécution de Dèce dura un an et demi, du commencement de a50 jusqu’au milieu

de 201, et celle de Valérien trois ans, d’août 267 à [, août 260 (sur cette dernière date, voir Tillemont, Hist. des Empereurs, t. III, 1691, p. 690-691). Le critique berlinois ajoute : « Beaucoup, beaucoup plus yrand que le nombre des martyrs fut celui des renégats. « Il y eut en cITet de nombreux renégats sous Dèce, et c’est alors que se posa dans toute son acuité la question des lapsi ; il y en eut de nombreux aussi sous Valérien. Mais il me paraitditlicile de dire avec autant d’assurance que le fait Harnack que le chiffre des renégats l’emporta sur celui des martyrs. Ce que l’on peut affirmer, c’est la très grande quantité de martjrs que firent ces deux persécutions.

On voit, sous Dèce, une multitude de fugitifs, c’est-à-dire de gens abandonnant, pour échapper au péril de renier la foi, leur famille, leur patrie, leurs biens, et se réfugiant sans aucune ressource dans les plus dangereuses solitudes : ce que saint Cvprien appelle le « second degré du martyre ». (De lapsis, m ; Ep. Lvi) Puis, beaucoup de martyrs du premier degré. Nous connaissons en partie ceux de Rome par les lettres de saint Cyprien : elles nous font surtout connaître ceux de l’Afrique, et particulièrement ceux de Carthage, les uns punis par l’exil et la confiscation des biens, d’autres mourant en prison ou (lins les supplices, d’autres lapidés ou brûlés vifs dans les rues par le peuple. Les lettres de saint Denysd’Alexandrib nous donnentlemême tableau pour l’Egypte : elles nous montrent, « dans les villes et dans les campagnes », des chrétiens brûlés vifs, des femmes décapitées, des soldats tombant sous la hache, et nous apprennent que beaucoup, -n/tîn-zoï, furent mis à mort en haine du Christ par des particuliers. De nombreux fugitifs périrent dans les montagnes et les déserts, ou tombèrent dans les mains des brigands, ou furent dévorés par des bêtes féroces (saint Dbnys, dans Eusèbb, Hist. eccL, VI, xli,

XLIl).

Mêmes peintures de la persécution de Valérien. A Rome, son second cditfait des victimes de toutes les conditions sociales, depuis le pape Sixte II, décapité dans une catacombe, jusqu’aux esclaves Protus et Hyacinthe, brûlés vifs. Auprès de quelques noms qui surnagent, que de martyrs anonymes ! Les préfets de Rome sont occupés chaque jour, quotidie, à juger les fidèles (saint Cyprien, £p. lxxx), ce qui révèle tout un régime de terreur, et probablement de très nombreuses condamnations. Nombreux aussi sont les martyrs africains, dont le plus illustre est Cyprien lui-même. cette période appartiennent plusieurs de leurs Actes les plus sûrs, comme la /"asiio SS. Montant f.ncii et allorum et la Passio SS. Mariani et Jacobi, Beaucoup de martyrs sont nommés dans ces pièces ; mais elles en supposent un bien plus grand nombre. Une de ces Passions raconte une exécution en masse, quiduraplusieurs jours, et où les bourreaux faisaient " mettre les martyrs à genoux sur deux rangs pour les décapiter (i’ossio SS. Mariani.etc, xxiii). A la même persécution appartiennent les martyrs de la massa candida, cette hécatombe de chrétiens d’Utique sur laquelle existent des récits différents (Prudence, Péri Slephanûn, xiii ; appendice aux sermons de saint Augustin, Sermo xvii), mais dont la réalité est certaine(saint Augustin, Sermo cccvi, cccxi ; Enarr, in psalm.-s.u-s. ; calendrier de Carthage).

L’Egypte ne futpas moins éprouvée : « Les nôtres sont nombreux, écrit saint Denys d’Alexandrie, et vous no les connaissez pas, « i » ; Si r, ij.cricvjç, ttî/joJ ; t£ cjTv.^, et il est superflu de faire la liste de leurs noms ; toutefois sachez que des hommes, des femmes, des jeunes gens, des vieillards, des jeunes filles et des personnes avancées en âge, des soldats, de simples particuliers, des gens de toute race et de 353

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tout àLge, xxi TTàv / ! « ; y.vi Ttàiot q/ixict, après avoir vaincu, les uns par les fouets et le feu et les autres par le fer, ont reçu la couronne. » (Dans Eusébe, Ilijt. eccl., VIT, XI, 20)

/) Les liécaloiiihes de la dernière persécution. — A la différence de celles de Dèce et de Valérien, la dernière persécution, à laquelle est resté attaché le nom de Dioclétien, bien ([u’elle ait surtout été l’œuvre de ses collègues et de ses successeurs, dura dix ans moins longue et moins violente en certains pays d’Occident, ininterrompue dans les provinces orientales. Four cette partie de l’Empire, elle eut un chroniqueur, Eusèbb, témoin de beaucoup des faits qu’il raconte. « Il n’est pas possible, dit-il, d’exprimer par la parole, le nombre et l’excellence, Sï^-^î « (zc i-ntiioj ; , des martyrs de Dieu qu’il a été donné aux habitants des villes et des campagnes de contempler de leurs yeux. » (llist. eccle., VllI, iv) Les chrétiens brûlés ou noyés à Nicomédie au commencement de la persécution sont « une multitude compacte », ttMOî ; à’Jpi’M (ibid., vi). Eusèbe estime à dix mille, juipioi Tov àf, iiJii.’jj, hommes, femmes et enfants, les lidèles martyrisés en Egypte. Pour la Tliébaïde, théâtre de supplices horribles, il ajoute : « Tous ces supplices ne duraient pas seulement quelques jours ni une courte période de temps, mais le long espace d’années entières ; tantôt c’était plus de dix et tantôt c’était plus de vingt victimes qui étaient mises à mort ; une autre fois elles n’étaient pas moins de trente et elles approchaient de soixante, et une autre fois encoi-e, en une seule journée, le nombre montait jusqu’à cent hommes avec beaucoup d’enfanls et de femmes… Nous avons aussi vu nousmême, étant sur les lieux, un grand nombre de chrétienssubiren masse, «  « pow ; , le mèmejour, les uns la décapitation, les autres le supplice du feu, si bien que le fer homicide était émoussé et que les bourreaux se relayaient les Tins les autres. » (Ibid., ix) Les martyrs « ne sont plus traités selon les lois communes, mais à la manière des ennemis dans une guerre ; » ainsi, « toute une petite ville peuplée de chrétiens, en Phrygie, fut entourée par des soldats, qui allumèrent un incendie et brillèrent tout avec les enfants et les femmes, tandis que ceux-ci imploraient le Dieu, père de tous » (ibid., xi ; cf. Lactance, Div. fnst., V, xi ; De mort, persec, vu). En 308, il y eut, à Gésarée de Palestine, tant de martyrs privés de la sépulture que « la ville était tout à l’entour jonchée d’entrailles et d’ossements humains ».{De mari. Pat., IX.) Les raines de la Palestine et de la Cilicie sont pleines de condamnés chrétiens, que l’on a rendus boiteux et borgnes : en une fois, on y envoie un groupe de quatre-vingt-deux mutilés, accompagnés de femmes et d’enfants, une autre fois un groupe de cent trente : une multitude d’autres, Tr/£17T » iv ot/jv -n/.-nOijii, travaille aux carrières de la Thébaïde {/>e mart. Pal., viii) : beaucoup de ces forçats sont ensuite décapites ou brûlés (//is(. ecc/., VIII, xiii). I « Comment pourrait-on, continue l’écrivain du IV" siècle, compter le nombre des martyrs de chaque province, surtout en Afrique, en Maurétanie, en Thébaïde et en Egypte (iliiJ., vi) ? » — « Le commentaire de ces paroles nous est fourni par les longues listes de marlyrsafricainsqui nousontété conservées dans le Martyrologe dit de saint Jérôme. Pour l’Afrique surtout, les groupes de trente, cinquante, cent noms de martyrs reviennent fréquemment tout le long du calendrier. C’est vraisemblablement à la persécution de Dioclétien, plutôt qu’à l’une des précédentes, que ces hécatombes doivent être rapportées. La même impression se déduit du martyrologe pour Nicomédie, où la persécution sévit trèscruellement. » (DuciiESNB, Histoire ancienne de l’Eglise, t. ii, Paris,

Tome III.

1907, p. 47)- Voir encore le P. Delehaye, Les origines du cuHedes mnrivrs, Bruxelles, nji-j.p. ig^, 208, 209, 278, 281, pour les groupes orientaux, 4^*5-436, 450, 451, pour les groupes africains.

L’Occident vit probablement moins que l’Orient et l’Afrique de telles hécatombes. Cependant si, comme je le crois, l’épisode de la légion thébéenne a un fond historique, il en olTrirait un frappant exemple {y o’ir.^ii.RO, l.a Persécution de Dioclétien, S^éd., !. II, p. 351-385, et Qnsso’n, Monasterion Acannense, Fribourg, iQiS, p. 1-61). Pour Rome, l’archéologie vient ici au secours de l’histoire. Ses cimetières souterrains ont gardé le souvenir de groupes de martyrs immolés ensemble soit pendant la dernière persécution, soit lors des précédentes (du Rossi, Iloma sotterranea, t. I, Rome, 1864, p. 176, 178, 180, 279280 ; t. 11, 1861, p. 155-161, I’j6-17f), -ïii ; hiscriptiones christianæ Urins lioniae, 1888, t. II, p. 84, 87, loi, 121). Une des inscriptions composées i)ar le pape Damase avait été gravée sur la tombe commune de soixante-deux soldats chrétiens décapités par l’ordre de leurs chefs (ibid., p. 84, n" 27).

g) [.es lacunes des martyrologes. — Si l’on veut se rendre compte du nombre des martyrs, il importe de ne pas oublier la proportion considérable de ceux, fugitifs, exilés, massacrés en masse, dont les noms restèrent de tout temps inconnus. Il y faut joindre ceux dont les noms, connus d’abord, lombèrentensuite dans l’oubli, quorum noniina necnumerum potnit retinere vetustas, comme dit une inscription romaine (ibid., p. 84, n" 30). Les anciens calendriers et les anciens martyrologes ne laissent voir qu’un petit coin des clioses. Pour les époques antérieures au m’siècle, les lacunes y sont très nombreuses. Si d’autres documents ne nous avaient, comme par hasard, conservé leurs noms, on ignorerait plusieurs des plus illustres martyrs de Rome, tels que Flavius Clemens, Domilille, le pape Télesphore, saint Justin, Apollonius, etc., plusieurs aussi des plus illustres martyrs de l’Asie, qui ne figurenl pas dans l’antique férial soit romain, soit oriental. Par l’exemple de ces omissions, on comprend la part énorme d’inconnu que renferme l’histoire des marljrs. Même pour les temps qui suivent la tin du II’siècle, on s’aperçoit.lisément de ce qui manque. Voulant expliquer comment beaucoup de martyrs africains sont seulement mentionnés par groupes locaux, sans indication des noms de ceux qui les com|)osent, les savants éditeurs du Martyrologe hiéronymien disent que, dans un grand nombre decas, la multitude de ces martyrs a fait oublier leurs noms, ou au moins rendu impossible de noter l’anniversaire de chacun d’ewyi : Ipsi sua multitudine silii nocærunt Jfricani martyres. Singuloram quidem nomica servata fuerant in arclii’is ecclesiasticis : sed tanlorum ordinuni nulla memoria tenax, nullus cultns stadiosus esse potuit (de Rossi-Duciiesne, Mart. hieron., Prolegomena, p. Lxxii). Les découvertes d’inscriptions nous révèlent sans cesse des martyrs d’Afrique, qui sans elles resteraient ignorés (de Rossi, Bull, di arch. crisl., 1876, p. 162-174 ; P. Mo^’CEAUX, Histoire littéraire de l’Afrique chrétienne, t. III, Paris, 1906, p. 535 et suiv.). Ceux qui sont honorés d’une commémoration liturgique, ceux qui sont nommés dans les documents écrits, ceux qu’y ajoute l’épigraphie, forment la plus petite partie du chœur innombrable des martyrs.

Il a fallu beaucoup d’ignorance ou d’irrédexion pour édifier la thèse De paucitate marlyrum ; il faudrait, croyons-nous, un aveuglement volontaire pour la soutenir aujourd’hui.

4- Les conditions sociales dss martyrs. — Il y

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eut des martyrs dans chacune des provinces composant l’immense Empire romain, en Europe, en Asie, en Afrique : par là se marque, dès le début, l’universalité tlu christianisme et son adaptation à toutes les races (voir dans Delehaye, Les Origines du eu lie des martyrs, les chapitres v, vi, vii, vui, p. 169-460 : Les principaux centres du culte des martyrs). Celle universalité et cette adaptation sont encore rendues visibles par un autre fait : il j' eut des martyrs dans toutes les conditions sociales.

Dans l’aristocratie d’abord. Dès la fin du i" siècle on voit mourir pour le Christ un consul en exercice, Flavius Glemens, un ancien consul, Acilius Glabrio, et souffrir l’exil pour la même cause deux pai-ente-s de l’empereur Domitien, les Domitille. Un autre consul martyr, Liberalis, d'époque incertaine, est connu par une inscription. Nous voyons mourir à Rome, peut-être sous Marc Aurèle, la ijatricienne Cécile, ingenua, nobilis, clarissima, avec son mari et son beau- frère. Sous Commode, le Sénat condamne comme chrétien Apollonius, probablement sénateur. La jeune mai-tyre Agnès, sous Dioclétien, paraît être, elle aussi, de grande famille.

En province, soit la noblesse, soit la haute bourgeoisie, fournissent leur contingent au martyre. Parmi les chrétiens de Bithynie condamnés en iia par Pline, il y en a omnis ordinis. Martyrs, sous Marc Aurèle, des bourgeois considérables de Lyon, comme Vettius Epagathus et Attale ; confesseur de la foi, sons Maximin, le riche Anibroise ; mai-tyr, sous Valérien, le chevalier romain EmiLius, à Cirta, confesseur le grand propriétaire foncier Félix de Noie ; martyr, sous Probus, le président du sénat de Sjnnade, Dorymédon ; martyrs, sous Dioclétien, les décurions Dativus et Hermès, le curiale Dioscore, le log)ste, le stratège et tous les curiales d’une ville de Phrygie, le juridicus d’Alexandrie, Philorome, Andronicus « dont les parents étaient parmi les plus nobles d’Ephèse ».

Citons encore, iiarmi les femmes de bonne naissauce, sous Seplime Sévère, à Carthage, Perpétue, honeste nata, tiberaliter instituta, matronaliler nupta ; sous Dèce, à Catane, Agathe ; sous Dioclétien, à 'Théveste, Crispine, feminam difitem et delicatam, Eulalie, à Mérida ; la riche veuve Julitta à Antioche. La classe des lettrés, venue cependant plus difficilement au christianisme, a donné aussi le témoignage du sang : à Rome, sous Marc Aurèle, le philosophe Justin ; à Alexandrie, sous Septime Sévère, le grammairien Léonide, le rhéteur Athénagore ; à Gaithage, sous Valérien, le grammairien Flavien ; à Césarée, sous Dioclétien, l'étudiant en droit Aphien et le savant exégète Pamphile. Ajoutons les médecins : sous Marc Aurèle, à Lyon, Alexandre ; sous Dioclétien, à Antioche, Zénobius, en Cilicie Cômeel Damien.

Parmi les martyrs exerçant un commerce ou une profession manuelle, citons sous Dèce un négociant, Maxime, honio pleheius mco negotio vivens ; plus tard le charbonnier Alexandre, qui devint évêque de Comane, l’intendant Isehyrion, eu Egypte, le berger Thémistocle, en Lycie ; sous Aurélien, leberger Mamas, en Cappadoce ; sous Dioclétien, les tailleurs d<' ])ierre Claude, Castorius, Symphorien. Nicostrate et Simplicius, en Pannonie, le jardinier Sineros à Sirmiura, le cabaretier Théodote à Ancyre, le foulon Anastase à Salone.

Les cadres des diverses administrations publiques ont aussi fourni des martyrs : sous Septime Sévère, Basilide, appariteur du préfet d’Alexandrie ; sous Dioclétien, le greffier militaire Cassien, à Tanger ; un ancien chef de bureau, princeps ofpcii Florianus, en Norique ; un haut employé de Vofficium du

gouverneur de Pisidie, Eugène, qui confessa la foi au milieu des tourments, fut autorisé à donner sa démission, et mourut évéque de Laodicée (son épitaplie rédigée par lui-même, à Laodicée de Phi’ygie ; commentaire par Mgr Batiffol, dans Bulletin d’ancienne littérature et d’archéologie chrétiennes, 1911,

p. 20-34).

Je n’ai pas à m’occuper ici de la controverse relative à la légitimité du service militaire pour les premiers chrétiens : je renvoie aux éludes faites sur ce sujet par le P. de Buck, An militia priscis chrislianis esset illicita, dans Acta Sanctorum, octobre, t. XII, p. 531-536 ; Harnack, Militia Christi, Die cbristlicke Jieligion und der SoLdatenstand in der ersten drei Jahrhunderten, Tubingue, 1906 ; VacanDARD, Etudes de critique et d’histoire religieuse, 2° série, Paris, 1910, p. 129-168, 61 à ce que j’en ai écrit moi-même, Dix leçons sur le martyre, 5" éd., p. 182-185. Bornons-nous à dire que les chrétiens servaient avec fidélité les empereurs, même dans les camps, lorsque des actes jugés par eux contraires à leur religion ou à levu- conscience ne leur étaient pas demandés. Le fait dut arriver souvent, car les armées romaines étaient relativement peu nomljreuses, et, quand on considère la faible proportion que représentent les soldats dans la population totale de l’Empire.on est surpris du grand nombre des martjrs sortis de leurs rangs. J’indiquerai seulement quelques-uns des plus célèbres : à Rome, sous Domitien, les prétoriens Nérée et Achillée ; sou^ Hadrien, le tribun Quirinus ; sous Septime Sévère, le soldat Pudens, à Carthage ; sousDèce, Ammon, Zenon, Ptolémée, Ingenuus, à Alexandrie ; Mercurius en Cappadoce ; l’officier Polyeucle à Mélitène ; sous Macrien. le centurion Marinas à Césarée ; sous Maximin Hercule, l’officier Victor, à Marseille ; au cours de la dernière persécution, Papias et Maurus, et plusieiu-s autres groupes de soldats, à Rome ; Emeterius et Chelidonius à Calahorra ; le centurion Marcel, le i’eji///7'er Fabius en Maurétanie ; le conscrit Moxiniilien à Lambèse ; Hésychius, Pasicrale, Valenlion, Nicandre, Marcien, Dasius en Mésie ; Gaianus, Antiochius, Paulinianus, Telius, eu Dalmatie ; le jeune soldat Théodore à Amasée ; les vétérans Jules, en Mésie, Typasius, en Maurétanie, Seleucus, à Césarée de Palestine ; Gordius, en 323, sous Licinius, à Césarée de Cappadoce ; sous Licinius encore, les quarante soldats de Sébaste ; sous Julien l’Apostat, en 363, Bonose et Maximilien, Juventin et Maximin à Antioche. J’ai fait allusion plus haut à la légion thébéenne.

Nombreux sont les esclaves qui montrèrent, en acceptant le martyre, la liberté morale et la hauteur de pensées rendues par le christianisme à la classe la plus méprisée et la plus opprimée de la population romaine : sous Hadrien, Hesperius, Zoé et leurs lils, en Pamphylie, Ariadné en Phrygie ; sous Marc Aurèle, le césarien Evelpistus à Piome, Blandine à L}on ; sousSeplime Sévère, Polamienne à Alexandrie, Revocatus et Félicité à Carthage ; sous Dèce, Sabine à Smyrne ; sous Valérien, Protus et Hyacinthe à Rome ; sous Dioclétien, Pierre, Dorothée, Gorgonius, et autres cubiculaires impériaux, à Nicomédie, Vital à Milan, Porphyre à Césarée ; à une date inconnue. Dula à Nicomédie. « Des esclaves — écrit un couteraporain de la dernière persécution, Arnode — aiment mieux souffrir de leurs maîtres n’importe quels tourments que de renoncer à la foi chrétienne et de déserter la milice du salut, ah dominis se servi cruciatibus adpci quibus siatuerint malunt… quam fident rumpere christianam et satularis militise sacrantenta deponere. » (Adi, '. Nationes.l, ). On me permettra de renvoyer au chapitre : Les ssclui-es martyrs, de mon 357

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livre sur Les esclaves chrétiens, 5' éd., Paris, ig14,

p. 222-246.

Reste une catégorie de personnes à laquelle le christianisme attachait une note de blâme, el que même, à cette époque, il excluait de son sein : les serviteurs des plaisirs publics, tels que les histrions. De ce milieu corrompu, mais quelquefois touché de la grâce, sont venus des martyrs : le joueur de llùte PhiliMuon, mort pour le Christ à Alexandrie, le mime Gencs, que nomme le calendrier de Carthage : ,.. Kl. Sept,.^ancli Genesi miini. Cette mention est exceptionnelle, et due probablement à la rareté du cas ; car dans les anciens calendriers ou martjTologes la profession des martyrs n’estjamais indiquée, excepté pour les ecclésiastiques et quelquefois pour les soldats. L’historien grec Théodoret parle aussi de la conversion subite, sur la scène même, de plusieurs {ruyi) comédiens, qui furent pour cela martyrisés (Græciirum affectionum ciirallu, ix).

5. Les souffrances des martyrs. — a) Les épreutes morales. Plusieurs Passions de martyrs ont décrit les douleurs morales ressenties par eux avant les soutTrances physiques.

Nous les voyons rester sourds aux supplications d’un vieux père, aux prières de leurs femmes, de leurs enfants, du juge lui-même qui, ému de compassion, leur demande de ne pas abandonner leur famille et de ne pas les sacriUer à leui- foi (Passio S. Perpetuac, ni, v, vi ; Passio S, Theodoti, vni ; Passio S. Pliilippi, ix ; Acta SS. Phileæ et Philoromi. II ; Acta A'.s'. Saturni, Datif i, etc., vn ; Passio S. Irenæi, m). Nous les voyons aussi subir une autre épreuve, inséparable de la première : s’ils sont riches ou nobles, ils savent que leur condamnation entraînera la perle de leur rang, la confiscation de leurs biens, et va plonger leurs enfants dans la misère (EusÈUE, Hist. eccl., VI, ii, 6, 13 ; saint Cyphien, Ep. xiii, xvni, XXXVI, Lxix, lxxx ; De lapsis, in ; Ad Demetrianum, îii ; saint Denys d’Alexandrie, dans EusÈBB, Hist. eccl., VII, xi, 18 ; OuiGÈr^E, E.xhorl. ad. mart., xiv, xv ; Passio SS. Jacobi, Mariani, viii ; Passio S. Philippi, ix ; cf. Code Théodosien. IX, xLvii, 2). Ils résistent à cette torture morale, comme ils résisteront aux tortures physiques.

Le cruel caprice ou la fausse pitié d’un juge soumit quelquefois des chrétiennes à une épreuve plus pénible encore. Averties que, si elles refusent d’abjurer, c’est moins leur vie que leur pudeur qui va être menacée, elles trouvèrent dans leur foi assez d'énergie pour braver un péril pire à leurs yeux que tous les supplices. Sur cette damnatio ad lenonem potitis quant ad leonem, peut-être légale (Dix leçons sur le martyre, 5= éd., p. aaS, note 3 ; Augar, Die Fran im rbm. Clirisleriprocess, Texte iind Untersuchiingen, igoi), dont il y a, en tout cas, des exemples certains, voir TertuUien, Apot., lvi ; De pudiciliu, i, 2 ; saint Cyprien, De mortalitalc, xv ; Euskbe, Hist. eccl., Vlll, XII, 14 ; De mart. Palestinue, v, 3 ; je ne cite que des témoins contemporains des persécutions, laissant de côté des textes, même très dignes de foi, d'écrivains plus récents, tels que saint Aiubroise ou saint Augustin. Devant le témoignage d’hommes qui ont vu et qui savent, on s’explique dilTicilement les doutes de critiques modernes, par exemple de M. Bouc.hé-Leclercq, L’intolérance religieuse et la politique, Paris, igii, p. 325-32g.

b) Les souffrances physiques commencent, pour les martyrs, avec la détention préventive. Des prisons sombres, malsaines, infectes ; une dégoûtante promiscuité ; le froid, la faim, la soif, la brutalité des soldats, les exactions des geôliers ; le poids des chaînes, la gêne du carcan, souvent l’immobilité, les

jambes emboîtées dans une poutre de bois ou de fer {lii ; num, tùlvi, nervus), tenues parfois dans un écart très douloureux : tel est le tableau que les documents les plus sûrs nous tracent de cette détention (Acl, apost., XVI, 24 ; Tertcllien, Ad martyres, 11 ; Acta mart. Scillitanorum, 11 ; Passio SS. Perpetuae, Felicitalis, etc., iv, vin ; Passio SS. Montani, Lucii, iv, VI ; saint Cvpribn, Zip. xvi ; Euskbe, Hist. eccl., V, I, 27 ; 4 1 ; VI, XXX ; xxxix ; De mart. Pal., 11. 14). Elle durait quelquefois très longtemps : plusieurs mois, deux années, neuf années (Eusèbe, Hist. eccl., Vï, XII ; De mart. Pal., i, 1 1 ; Catalogue Libérien, dans DucHESNK, Le Liber Pontificulis, t. I, Paris, 1886, p. 4 ; Martyrologe hiéronymien, au 6 mars et au 4 mai ; L’assio SS. Montani, Lucii, xii ; Lactance, fli’i'. Inst., V, xsx). On y mourait souvent, par suite des mauvais traitements, des privations, du manque d’air (Eusèbe, Hist. eccl., V, i, 27 ; VIII, viii ; saint Cypiiibn, Ep., xxi). Le seul soulagement des détenus chrétiens, quand on ne les avait pas mis au secret (in ima carceris parte, ut a nullo videotar ; Passio SS. Tarachi, Probi, Andronici, viii), était dans les visites du dehors, leur apportant les secours matériels et aussi les secours spirituels (Tertulwen, Ad martyres, i ; Apol., xxxix ; Passio S. Perpetuae, viii ; Passio SS. Lucii, Montani, iv, viii, ix).

e) A partir de la fin du second siècle (Tertullien, ApoL, II), les interrogatoires des chrétiens sont sonvent accompagnés de la torture, ayant pour but, non de contraindre un coupable, comme le voulait la loi, à l’aveu de sa faute, mais au contraire d’obliger un innocent à renier sa foi. Les quatre degrés de la torture, la llagellation, le chevalet, les ungulae, le feu, sont appliqués au gré du juge, et quelquefois l’un après l’autre. Parfois aussi des martyrs sont attachés à une colonne de la prison, ou suspendvis par la main à un portique. Les textes nous les montrent gardant le silence au milieu des tourments, ou au contraire implorant par d’ardentes prières l’assistance du Christ (Passio SS. Montani, Lucii, xvi : Acta SS. Saturnini, Datii’i ; Passio S. Dioscori ; Acta SS. Claudii, Asterii, w ; Anonyme, De laude martyrum, XV ; Philéas. dans Eusèbe, Hist. eccl., XIII, x, 2-7 ; Prudence, Peii Stephanôn, iii, 141- ! 60). Beaucoup moururent au milieu de la torture (saint Cypriem, Ep. VIII ; Philéas, dans Eusèbe, /. c).

d) Parcourons maintenant l'échelle des peines auxquelles étaient condamnés les martyrs.

La moins dure est le bannissement, qui n’entraîne pas (au moins avant la persécution de Dèce) la privation des droits civils el la confiscation des biens. Vient ensuite la déportation, considérée comme peine capitale, et ayant pour conséquence la mort civile : elle est subie généralement dans un lieu malsain, et souvent les condamnés succombent aux coups et aux mauvais traitements (Liber l’ontificalis, Pontianus ; éd. Duchesne.I.I, p.145 ; Catalogue libérien, ibid., p. 5). La condamnation aux travaux forcés, ad metalla, est une autre peine capitale : beaucoup de chrétiens ont travaillé comme forçats aux mines de Grèce, de Sardaigne, de Numidie, d’Egypte, de Palestine, marqués au front, la moitié de la chevelure rasée, les pieds dans des entraves, même, dansla dernière persécution, un œil crevé et les nerfs d’un des jarrets brûlés au fer rouge (Lettre de saint Drnys de Gorinthb, dans Eusèbe, Hist. eccl., IV, xviii, 10 ; Philosophumena, IX, xi ; saint Cyprien. Ep. Lxvii, Lxxvu ; PoNTiANUs, Vita Cypriani, vu ; Eusèbe, De mart. Pal., vii, 3, 4 ; viii, i-3 ; x, i ; xi, 20-23 ; XIII, 1-3, 4, g, 10).

e) A la dilîérence de ce qui se passe dans la société moderne, la peine de mort a, chezles Romains, diverses formes, selon la nature des crimes ou la 359

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qualité des personnes. Tertcllien les énumère ainsi : le glaive, la croix, les bètes, le feu, les tourments de toute sorte imaginés par les bourreaux, gLidttim gratem, et ciuceni e.tcelsain, et rabiem bestiaritni, et summam igniiim poenam, et omiie carnificis iiigenium m toirnentis (Ad martyres, iv). En principe, la décapitation est le privilège des gens de condition honnête, la croix le supplice des esclaves et des personnes viles, le feu et les bêtes celui des non citoyens ; mais, en ce qui concerne les chrétiens, ces distinctions s’effacèrent vile ; dès la Un du second siècle, le choix de leur supplice dépendit moins de la condition des "personnes que de l’arbitraire du magistrat.

Citons, parmi les martyrs décapités : au i^' siècle, saint Paul, citoyen romain, et ceux auxquels fait allusion VApocalrpse, vi, g ; au ii= siècle, Justin et ses disciples, plusieurs des martyrs de Lyon, les martyrs de Scilliura, Apollonius ; au m' siècle, Je pa))e Sixte Il et plusieurs de ses diacres, saint Cyprien, des martyrs de Rome, d’Alexandrie, de Cartilage, de Lambèse ; au iv siècle, beaucoup de martyrs exécutés par le glaive, non par égard pour leur rang social, mais parce que leur grand nombre taisait choisir ce supplice comme plus rapide (Euskbe, De mari. Pal., ix).

/) La peine du feu fut appliquée aux martyrs de deux manières. Ou en lit un spectacle, avec le bûcher dressé dans l’amphitliéàtre, le condamné attaché ou cloué à un poteau : ainsi furent briilés sous Antonin Polycarpe, à Smyrne ; sous Dèce Pionius, à Smyrne, Carpos, Papylos et Agathonicé, à Pergame ; sous Valérien Fructueux, Augure et Euloge à Tarragone ; de nombreux martjTS de la dernière persécution. Mais on lui donna aussi des formes plus rapides, de manière à faire plus de victimes à la fois : chiéliens debout sur le sol, ou même enterrés jusqu’aux genoux, au milieu d’un cercle de tlammes : ainsi périrent plusieurs martyrs africains dont parle Tertullien (Jpol, , l), l'évêque Philippe et le prêtre Hermès à Héraclée (Passio S. PItilippi, xin), l’esclave Porphyre à Césarée (Eusèbe, De mart. Pal., XI, xrx), les o troupes de martyrs » dont parle LacTANCK (De mort, pers., xv). La cruauté varia les supplices : chrétiens rôtis sur le gril comme saint Laurent à Rome (saint Ambroise, De o/f. cler., I. xi, i ; Phldence, Péri Stepltanon, u), le chambellan Pierre à Nicomédie (Eusèbe, Hist. eccL, VIll, vi), plusieurs martyrs d’Antioche pendant la dernière persécution (ibid., xii), trois chrétiens de Phrygie sous Julien (Socrate, Hist. eccl., 111, xv ; Sozomè.vk, Hist. eccl., V, xi) ; d’autres, en Mésopotamie, suspendus la tête en bas au-dessus d’un feu lent, dont la fumée les asphyxiait (Euskbe, Hist. eccl., Vlll, xii, i), d’autres plongés dans une chaudière d’huile bouillante, comme saint Jean à Rome (Tertullikn, De pi aescr.. xxxvi), ou de bitume enllîimmé, comme sainte Potamienne à Alexandrie (Eusèbe, Hist. eccl.. VI, v), baignés dans la chaux vive comme Epimaque et Alexandre (lettre de saint Denys d’Alexandrie, dans Elsèbb, Hist. eccl., VI, xli, 17), brûlés à petit feu, lentement pendant tout un jour, Lactanoe, De mort. pers., xxi).

g) Un supplice qui plus que tout autre tient du spectacle, est l’e.rposition aux bêtes. Soit attaché à un poteau, au niveau du sol ou sur une estrade, soit libre dans l’amphithéâtre, le condamné est livré aux attaques des bêtes féroces. Beaucoup de fêtes publiques étaient solennisées par ces jeux sanglants ; de nombreux chrétiens y parurent, après avoir défilé sous les fouets des bestiaires : les martyrs du cirque de Néron, en 64 (Tacite, Ann.. XV, xliv), saint Ignace à Rome sous Trajan (son Ep. ad liomanos

et ses Actes), Germanicus et dix autres à Smyrne sous Antonin (Mart. l’ulrcarpi, ii, m), plusieurs chrétiens de Lyon sous Marc Aurèle (Eusèbe, Hist. eccl., V, 1), Perpétue, Félicité et leurs compagnons à Carthage sous Septime Sévère (Passio), Tliecla, Agapius, Eubulus, Hadrien à Césarée sous Maximiu Daia. d’autres à Tyr dans l'étrange scène vue et racontée par Eusèbe, où les bètes refusèrent de toucher les marlyrs, que l’on Unit par décapiter (EisÈBB, De mari. Art/., vi ; xi ; //(si.ecf/., Vlll, vii, 4-6).

Il) Le supplice de la croix, considéré par les anciens comme le plus infamant et le plus atroce, et d’abord réservé aux esclaves et aux condamnés de rang inUme, Unit par être infligé à des chrétiens de toute condition. Citons saint Pierre, cruciUé, dit TERTLLLiEx(We^ræser., xxxvi ; Scorpiac’s.v). la tête en bas. ajoute Oh igène (cité par Eusèbe, Hist. eccl., III, i ; Cléme.nt Romain, Ad Cur., v, vi, et De.nys db GoRiNTHE, dans Eusèbe, II, xxv. qui attestent le martyre de l’apôtre à Rome, n’indiquent pas le mode du supplice) ; beaucoup des martyrs de 64 (aiit crucibus affi.ii : Tacite, Ann., XV, xuv) ; Siméon, évêque de Jérusalem, sous Trajan (Hègksippe, dans Eusèbe, Hist. eccl., III, xxxii) ; de nombreux martyrs anonymes citéspar saint Justin (Zidi/o^. ctim Trypii., ex, par MiNUcius Félix (Octavius, x, xxxvii), par Tertullien (Apol., xxxi), par Clément d’Alexandrie (Strom., II, cxxv), par saint Cyprien (De bouo patientiae, SAi ; Ep. i, x) ; Claude, Astère, Néon, Galliope, Tliéodule, Agricola, Timothée, Maura, dans la dernière persécution (Actes SS. Claudii, Asterii, etc., m ; Passio S. Caltiopii : Eusèbe, De mart. Pal., XI ; saint Ambroise, De exhort. virgin., 11 ; Passio SS. Timothei et.Uaurae) ; à la même époque, des chrétiens d’Egypte, dont plusieurs cruciUés, comme saint Pierre, la tête en bas (Eusèbe, Hist. eccl.. VIII, viii). Les Romains n’achevaient pas les cruciliés, et les laissaient lentement agoniser sur la croix (OriGÈNE, Comm. ser. in Mattli., cxl ; Eusèbe, l. c. ; Passio SS. Timothei et Maurae, dans Acta SS., mai, t. I, p. 3^6 ; cf. Pio Franchi de' Cavalieri, dans yuovo Bull, di arch. crist., 1907, p. S4).

/) Dans la dernière persécution, il est aussi question de//f))n</es ; chrétiens « innombrables » deNicomédie portés liés sur des barques et précipités en pleine mer, martyrs jetés dans les fleuves, quelquefois cousus dans un sac comme les parricides, quelquefois avec une pierre au cou (Eusèbe, Hist. eccl., VIII, vi viii ; J9e mart. Pal., v, vu ; Acta SS. Beatricis, Simplicii, l’austini : Passio S. Quirini, v ; S. Jean Chrysostome. Hum. de martyrio S. Juliani). La noyade, autrefois peine réservée aux parricides, était, à l'époque des persécutions, tombée en désuétude même pour ceux-ci ; on la remit en vigueur pour les chrétiens. Nous en voyons d’autres, inventées par l’imagination des persécuteurs : jambes brisées, nez, oreilles, mains coupés, roseaux enfoncés sous les ongles, entrailles déchirées, plomb fondu versé sur le dos, membres écorchés avec des poteries brisées, ou même dépecés et jetés en pâture aux poissons ; femmes attachées la tête en basa des machines qui les élèvent dans les airs ; hommes liés par les jambes à des branches d’arbres qui, s'écartant brusijuement, les déchirent en deux (Eusèbe, Hist. eccl., VIII, viii, IX, xii ; X, viii, xvii ; De vita Constaniini, II, u).

« Si de telles horreurs nous avaient été transmises

en des récits légendaires, nous ne croirions jamais avoir assez de déUance contre l’exagération des narrateurs ; ici celui qui raconte (Eusèbe) est un homme bien placé pour être renseigné, peu enclin à pervertir le sens des documents qui lui ont été transmis. Au moment où il écrit, les bûchers sont à peine éteints ; leur cendre est encore chaude. Il faut donc 361

MARTYRE

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le croire. El d’ailleurs des histoires moins anciennes et aussi bien attestées ne sont-elles pas là pour nous apprendre qu’en cet ordre de choses tout est possible ? » (DucuESNE, Histoire ancienne de l’Eglise, l. II, p. 50)

/) L’iconographie antique du martyre est assez pauvre. Longtemps, par prudence, par charité, les chrétiens évitèrent de représenter des scènes de ce genre. Elles ont cependant laissé quelques traces dans les peintures ou les sculptures des temps de persécution ou de la période qui suivit ininicdiateuient. La décapitation de trois martyrs est représentée par une fresque de la (in du iv* siècle, dans la maison des saints Jean et Paul, sur le Celius (Germano di S. Stanislao, La casa celimontana dei SS. niartiri Giuvanie J’aolo, Rome, 189Î, ig. 4^, p. 320) ; celle de saint Achillée sur un chapiteau du 1 v" ou v’siècle, dans la basilique de Pétronille, au cimetière de l)omHile (lluU. di archentogia crist., 1875, p. 910 et pi. iv). L’exposition des chrétiens ad bestias est ùgurée par les images de Daniel dans la fosse aux lions, fréquentes dans les peintures des catacombes, sur les sarcophages et sur les verres chrétiens : quelquefois l’artiste a représenté le condamné, non dans une fosse, comme le personnage biblique, mais sur un tertre ou sur une estrade, à laquelle on accède par des plans inclinés, selon l’usage des amphithéâtres romains : ainsi dans une fresque de la lin du i"’siècle ou du commencement du second, au cimetière de Uomitille, et sur un verre grave (Bull, di arcli. crist., 1865, p.tfi ; r884-1885, pi. v-vi et p. 86-94 ; Bull, délia camniissione arclieologia comunale di Ronia, 1885, pi. v-viii, et p. 5462). On doit voir probablement aussi une allusion au martyre par le feu dans les fresques des catacombes et les bus-reliefs des sarcophages représentant les trois enfants hébreux dans la fournaise de liabylone ; une médaille de dévotion, du iv ou v° siècle, montre saint Laurent étendu sur le gril, et que le bourreau semble s’apprêter à retourner : l’empereur couronné de laurier, le sceptre à la main, assiste au supplice (fitill. di arch. crist., 1867, pp. 33, etpl., n" 8). Un reliquaire d’argent, du V siècle, publiéégalement par M. de Uossi, présente, en relief, l’image d’un martyr, de nom inconnu, à demi plongé dans un puits, au milieu des roseaux, et secouru par un ange.

D’autres représentations de martyrs ont disparu, mais sont attestées par des auteurs anciens. Le Liber Pontificalis cHe un bas-relief en argent, figurant le martyre de saint Laurent, mis au temps de Constantin par le pape Sylvestre dans la basilique du saint, sur la voie Tiburtine : il se peut que la médaille décrite plus haut en soit une reproduction (l.iber Pontificalis, Silvester, 24, éd. DuciiESNE, t. I, p. 181 et 197, note 84). Le poète Pnu-DENCE a vii, dans la catacombe de saint Hippolyte, surlamême voie, unepeinture représentant ce martyr traîné par des chevaux furieux, pendant que des chrétiens recueillent, sur son passage, les lambeaux de ses membres et les gouttes de son sang (Péri Steplianiin, xi, 128-1 62). Le même poète a vu dans la basilique d’Imola une peinture du martyre du maître d’école Cassien, livré à ses élèves païens qui le tuent avec leurs stylets (ibid., ix). Saint AsTiinius, évéque d’Amaséc à la Un du iV^ siècle, décrit la tapisseries qui ornaient le tombeau de sainte Eupbémie, dans son église de Chaiccdoine : les di^erses scènes de l’interrogatoire, de la torture par l’arrachement des dents, du supplice du feu, y étaient représentées(^narra(io inmartyrium præctarissimae martyris Euptiemiae, m) Saint GRÉGoinEDE Nazianzk 1 cite encore une représentation du martyre de saint 1

Théodore, peinte près de son tombeau, et figurée en mosaïque sur le pavé de son église, à Conslantinojile (Oralio de magno martyre J heodnro). L’auteur d’une homélie publiée parmi celles de saint 15asile (xvii), mais qui est peut-être de saint Jean Ghrysostome ou d’un disciple de celui-ci, invitait les peintres à prendre pour sujet le martyre de saint Barlaam : nous ignorons si cette invitation a été entendue.

Voilà à peu près tout ce que l’on sait de l’iconographie antique du martyre : on le complétera utilement par l’étude de divers monuments de l’antiquité païenne représentant des supplices, surtout des scènes d’exposition aux bêtes, fréquentes sur les poteries, et pouvant servir d’illustration à certains Actes de martyrs, tant est parfaite la concordance des détails (voir Leclercq, Ad hestias, dans le Dict. d’archéologie chrétienne et de liturgie, t. I, col 450462). Quant aux portraits de martyrs — saint Corneille, saint Cyprien, dans la catacombe de ^ lalliste, saint Tiburce, saint Gorgonius, saints Pierre et Marcellin, dans la catacombe éponynie de ces deux martj’rs, saint Sixte, dans celle de Prétextât, saints Abdon et Sennen, dans celle de Pontien, etc., — ils se rencontrent sur des [)eintures généralement de liasse époque, et, bien qu’offrant quelquefois des particularités de costume intéressantes, montrent des figures purement conventionnelles. On en doit dire autant de ceux qui sont donnés ])ar des basreliefs de sarcophages, des lampes de terre cuite, des médailles, des verres, bien qu’ils soient le plus souvent d’une époque meilleure : Calliste, Laurent, Vincent, Hippolyte, Sixte, Timolhée, Agnès, Genès, Abdon ; on n’y doit chercher aucune ressemblance : sauf peut-être pour Calliste, dont les traits, dans son portrait sur verre, semblent avoir quelque chose d’individuel (Bull, di arch. crist., 1866, p. 17, 33). Plus précieux encore, à ce point de vue, est un médaillon de bronze, conservé au musée chrétien de la Bibliothèque Vaticane, et que d’après son style M. de Rossi fait remonter au temps d’Alexandre Sévère ; il iiarait avoir conservé, d’après des souvenirs antiques, la physionomie devenue traditionnelle de saint Pierre et desaint Paul (fi » //, rfi rt7-c//. crist., 1864, p. 81-87 et pi., n° i). Quant aux statues, on en connaît une seule représentant un martyr : c’est celle du docteur saint Hippolyte, assis, les titres de ses ouvrages gravés sur les côtés de son siège : elle paraît appartenir au m" siècle, mais la tête est une restauration moderne. Sur cette statue, conservée au musée de Latran, voir A. d’Alks, La théologie de saint Hippolyte, Paris, 1906, p. III- VIII, xLii ; sur l’ensemble du sujet, voir Northcote et Brownlow, lioma sotterrariea, i<^ éd., t. H, Christian Art, Londres, 1879.

L’iconographie moderne des martj’rs des |)ersécutions romaines se résume dans les peintures de l’Eglise San Stéphane Rotondo et dans les curieuses planches (gravées par Tenipesta d’après les dessins de Giovanni de Guerra) du livre de l’oratorien Antoine Galloni, f)e sanctorum martyrum criiciatilius, Rome, iSgi ; Cologne, 1602 ; réimpression, Paris, 1904 : elles n’ont pas de valeur documentaire. Le livre de Galloni est, du reste, d’une grande érudition, et peut être consultéavee fruit ; mais son texte est emprunté à des sources mêlées, tantôt excellentes, tantôt légendaires. On me permettra de renvoyer aussi, pour une description détaillée des supplices, à mes Dix leçons sur le martyre, ch. viii, ]i. 273-808.

6. Les confesseurs. — a) Distinction entre le confesseur et le martyr. — Les chrétiens qui avaient attesté leur foi devant les juges, mais n’avaient pas encore souffert la mort pourelle, n’avaient pas droit 363

MARTYRE

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au titre de « martyrs >i ; mais, soit qu’ils fussent retenus en prison pour y attendre la fin de leur procès, soit même que leur captivité eut cessé par la fin de la persécution, ils gardaient, aux yeux de l’Eglise, le mérite de la confession publique qu’ils avaient faite de leur croyance ; on leur donnait le nom de « confesseurs », — conf essor, o/iovsy/iT/ ;  ; , ou.o/oyOi.

Cette distinction entre le confesseur et le martyr ressort d’un grand nombre de textes anciens. On la voit apparaître déjà dans le Pasteur d’HERMAS (Simil. VIII, iii, 6-7) ; mais elle est énoncée pour la première fois en propres termes dans la lettre sur les martyrs de 179. Les chrétiens enfermés alors dans les prisons de Lyon se font scrupule de se laisser donner le nom de ii.’Àpxi(.i-, : ils supplient leurs frères dele réserver à ceux qui sont morts déjà, a Ce sont ceux-là, disent-ils, qui sont les vrais martyrs ; nous, nous ne sommes que de modestes et humbles confesseurs, ôiJMv/oi. » (EusÈBE, Hist. eccL, V, 11, 2-3). Bien que, même sous la plume cependant si net le de saint Gyprien, les deux termes soient quelquefois encore employés l’un pour l’autre (Ep. xviii, xix, xxxvi), la distinction va toujours se précisant. Saint Denys d’Alrxandrib cite de charitables fidèles qui se dévouaient dans les prisons au service tû » ôfjioj.oyrirùv et risquaient leur vie à ensevelir les corps

tCiv Tïisiw » xxi /j.y.xxpiuv u.u.prùp<jrj (EuSÈBK, Hist. ecc/., VII,

XI, 2^). Saint Optât de Milèvb parle de la dernière persécution quæ alios fecerit martj’res, alios confessores {De schism. douât., III, viii). Saint Jkrome dit de chrétiens d’Egypte qu’ils étaient : confessores et voliiniate jam martyres (Ep. ni, 2). « Candidats au martyre », martyres designati. avait déjà écrit Tertullien (Ad Mnrlrps, 1).

/’) Sollicitude de l’Eglise pour les confesseurs. — L’Eglise montrait une grande sollicitude pour les chrétiens encore en vie qui avaient confessé le Christ. Elle les entourait de soins. Ils recevaient dans la prison de fréquentes visites : les prêtres et les diacres leur distribuaient l’eucharistie, et préparaient au baptême ceux qui n’étaient que catéchumènes ; les fidèles leur apportaient des vivres, les assistaient dans leurs maladies, pansaient les plaies faites par la torture (Passio S. Perpetuæ ; Passio SS. Montant, J.ucii, ix : Passio S. Saturnini, xvii ; Tbr-TDLLiEN, Ad martyres, !  ; saint Cypribn, Ep. v, xii, XV ; Lucien, De morte Peregrini, xi-xni ; Eusèbk, ilist. ecc/., V, i. 12 ; VI, ni, 3, 4 ; VII, xi, 24.elc.). On employait, en leur parlant, le plus respectueux lanu’age : Domine, domine frater, domina soror (Passio >’. Perpetuae. iv ; saint Cypribn, Ep. xxi, xxu).

c) f.eur rôle dans la réconciliation des renégats. — On comptait aussi sur eux pour réconcilier les pécheurs avec l’Eglise. La lettre de 177 montre les captifs chrétiens de Lyon convertissant les renégats,

« versant pour eux des larmes abondantes devant

le Père céleste » et leur rendant la vie. » (Eusèbe, V, II, 6, 7.) Nous voyons, en 197, les confesseurs africains sollicités de même par les pécheurs (Tertullien, Ad martyres, i). Le pape Galliste, vingt ans plus tard, reconnaît aux confesseurs un semblable pouvoir de rémission ou au moins d’intercession efficace (Tertullien, De Pudicitia, xxii). Origène, au temps de la persécution de Maximin, dit que « les martyrs procurent à ceux qui les prient la rémission de leurs fautes >t, otax5vo’Jffi Toti£ii)^cfiévouv.oE7tvx^upTr, ij. ».r(àv {Exhort. ad mart., x^xx).

d) Les alius. — Ce pouvoir, accordé aux confesseurs par la coutume plutôt que par une loi précise, amena des abus, quand la persécution, en se généraiisant, eut fait de plus nombreux renégats, dont

: >eaucoup, impatients des délais de la pénitence, 

essayaient de rentrer prématurément dans l’Eglise. L’absence de plusieurs évêques, éloignés alors de leurs sièges, favorisait sur ce point un relâchement de la discipline. Il en fut ainsi sous Dèce. Des renégats sollicitèrent et obtinrent des prisonniers chrétiens de Carthage des billets, libelli, intercédant en leur faveur auprès de saint Cyprien (Ep. xv, i ; XVII, 2). Mais quelques-uns de ces confesseurs, cédant à une pitié irrélléchie ou même à un mouvement de présomption coupable (Ep. xi), donnèrent directement et en leur propre nom aux tapsi des billets les réintégrant dans la communion ecclésiastique : communicet ille citnisuis (Ep. xv, 4). C’était usurper sur le pouvoir épiscopal et aussi devancer imprudemment l’heure où, après la Un de la persécution, les désirs des a tombés » repentants pourraient être mûrement et utilement examinés par l’autorité compétente. On n’accorde pas en pleine guerre une amnistie aux déserteurs. Saint Gyiirien, tout en conservant les égards dus à des hommes qui avaient soufffert pour le Christ, revendiqua son droit, et, malgré la résistance de quelques confesseurs égarés (Ep. xxni, xxvj), parvint à le faire triompher.

A Rome, où les renégats avaient aussi été nombreux, et où la vacance du siège, après le martyre du pape Fabien, eut pu faciliter de semblables abus, les confesseurs n’avaient point intercédé en faveur des lapsi, ou l’avaient fait avec une grande discrétion (saint Cyprien, Ep. xxviii, xxxi). A Alexandrie, en l’absence de l’évêque Denys, des renégats avaient été accueillis avec pitié par les confesseurs ; mais ceuxci s’étaient contentés de prier et de manger avec eux, et n’avaient point prétendu les absoudre. De plus, le marlj’re était venu donner à leur condescendance une autorité nouvelle, car les confesseurs alexandrins qui avaient charitablement accueilli les renégats étaient tous morts ensuite pour le Christ. Aussi saint Denys, rentré dans son Eglise, voulut-il régulariser le pardon accordé par eux. « Ces divins martyrs qui étaient parmi nous, écrivit-il, sont maintenant les assesseurs du Christ, partagent sa royauté, jugent avec lui et prononcent avec lui la sentence ; ils ont pris sous leur protection quelques-uns de nos frères tombés, qui avaient commis la faute de sacrifier. Ils ont vu leur retour et leur pénitence, et ont estimé qu’elle pouvait être agréée par Celui qui ne veut pas d’une façon absolue la mort du pécheur, mais son repentir ; ils les ont reçus, les ont assemblés, les ont réunis, et ont partagé avec eux leurs prières et leurs repas. Que nous conseillez-vous, frères, à ce sujet ? Que devons-nous faire ? Serons-nous d’accord avec eux et de même avis, et respecterons-nous leur jugement et la grâce qu’ils ont faite ? A l’égard de ceux qui ont obtenu d’eux miséricorde, nous conduirons-nous en honnêtes gens ou bien tiendrons-nous la décision prise par les martyrs comme injuste et nous présenterons-nous comme les censeurs de leur jugement ? Regretterons-nous leur bonté d’âme et bouleverserons-nous l’ordre qu’ils ont établi ? » (RvsiLBS., Hist. eccL, VI, xlii, 5, 6.) La manière dont était posée la question préjugeait la réponse : Denys ratifia l’indulgence peut-être un peu hâtive des confesseurs, devenus martyrs.

e) Barig des confesseurs dans l’Eglise. — Bien que sa situation fût inférieure à celle du martyr, et que, malgré ses gloriosa initia (saint Gy’prien, Ep. iv), le confesseur restât exposé aux imperfections et même aux chutes « qui font rougir l’Eglise » (Ep. v), tandis que le martyr était désormais fixé dans le salut et dans la gloire, cependant l’Eglise réservait de grands honneurs aux confesseurs vivants. Elle leur donnait un rang à part, immédiatement après le 365

jMARTYRE

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clergé, el au-dessus des simples fidèles (voir une oraison du Sacraracntaire grégorien, citée jiar Delkhayk, J.es Origines du culte des martyrs, p. 22, note 2, cl aussi le Teslanienl des quarante martyrs de Scbasle, éd. Bonwetscb, 1897, p. ^S). C’est parmi eux que celui-ci était recruté de préférence (Const. nposi., VIIl, xxxii) : la prærogativa martyrii (Teh-Ttn, UEN. Adv. Vtilentinianos, ir) leur donnait une sorte de droit au sacerdoce, droit pour lequel aucune difTérencc ne devait être faite entre les confesseurs d’origine libre ou de condition servile, et dont les Canons d’Hippolyte (vi, 43-^7) parlent « dans une forme qui parfois nous surprend » (A. d’Alfs, La rhéologie de saint Ilippolyte, ji. 6 ; cf. les observations deMgrDL’CHESNE, y>eHJ"i<meco71g^rè5 scientifique international des catholiques, cinquième section, Paris, 1891, p. 272).

Nombreux sont les confesseurs que les documents anciens nous montrent devenant évêques ou prêtres (voir EusÈBE, Hist. ceci., III, xx, 6 ; VI, 11, 4 ; viii, 7 ; V, xxviii, 11 ; VI, xLiii, 6, 20) : la correspondance de saint Gvprien en oll’re plusieurs exemples, dont le plus émouvant est celui de Numidicus. Il avait été laissé pour mort à la suite d’une émeute païenne, pendant laquelle il n’avait cessé d’exhorter ses frères à demeurer fermes dans la foi ; plusieurs chrétiens, parmi lesquels sa femme, furent lapidés ou brûlés vifs ; sa (illele retrouva sous les pierres ; ramené à la vie, il fut par Cyprien inscrit parmi les prêtres de Carthage : et nubiscum sedeat in clero, hac clarissima confessionis suæ illustris et virtutis ac pdei honore sublimis (F p. xl). Cyprien promut aussi à l’office de lecteur deux jeunes confesseurs que leur âge ne permettait pas d'élever au sacerdoce : il qualifie l’un d' illustris adolescens a Domino jam probatus (Ep. SXXI7I) et proclame l’autre clero nostro non humana su/fragatione sed divina dignativne conjunctas {Ep. xxxix) : tons deux recevront des émoluments supérieurs à ceux de leur charge et égaux à ceux des prêtres (Ep. xxxrx).

Le litre de cunfessor était inscrit sur la tombe de celui qui, ayant sxirvécu à la confession de sa foi, était demeuré fidèle jusqu'à la fin de sa vie : EVTICIVS I CONFESSOR | DEPOSITVS | KAL SEPTENBRIS IN PAGE ^, dit une épitaphe de Cornuto-Tarquinies. Une autre épitaphe, à Milan, est plus curieuse : un confessor et sa femme se préparent de leur vivant un tombeau, et, dans l’inscription

: ravée sur le sarcophage, parlent d’autres confesseurs

qui, déjà morts, partagent maintenant la gloire des martyrs : … ET A DOMINO CORON ATI SVNT BEATI I CONFESSORES CO.MITES MARTYRO-RVM I AURELIVS DIOGENE5 CONFESSOR ET | VALERIA FELICISSIMA BIBI IN DEO FECERVNT. Sur les deux inscrii)tions, voir le commentaire de 51. DE Rossi, Bull, di arch. crist., 1874, p. loi-iii. Toutes deux sont postérieures à la paix de l’Eglise, et se rapportent à des fidèles ayant confessé le Christ p ?ndant la dernière persécution. On remarque avec surprise que ces deux textes épigrapliiques sont les seuls qui nous conservent le souvenir de confcssores, si souvent cités, au contraire, dans les documents écrits.

Sur les confesseurs, P. Batiffol, Etudes d’histoire rf de théologie positive, I, Paris, 1902, p. I12-135 ; Allard, Histoire des persécutions, t. II, 3" éd., Paris, 1905, p. 362-376, 396 ; A. d’Alès, L'édit de Calliste, Paris, 1918, p. 297-349 ; P. DE Labriollb, Confesseurs et martyrs, dans Bulletin d’ancienne littérature et d’archéologie chrétiennes, janvier 191 1, p. 50-54 ; J. Ernst, J)er Begriff von Martyrium bei Cyprinn, dans Historisches Jahrbuch, t. XXIV, 1918, p. 318353 ; H. Lbclercq, Confessor, dans Dict. d’arch.

chrétienne et de liturgie, fasc. XXXII, 1914, col. 25082515.

7. Le culte des martyrs. — a) La sépulture. — On sait quels étaient le respect des premiers fidèles pour leurs défunts et le soin avec lequel ils assuraient à ceux-ci une sépulture honorable, à i)art des sépultures païennes. Les catacombes romaines et les cimetières chrétiens d’autres pays sont un témoignage monumental de leur piété envers ceux qui mouraient, selon le langage des inscriptions, in pace et in Christo. Combien cette piété devait être plus grande encore envers les martyrs, élevés, dit Ori-GÈNE (Exhort. ad mart., h), au-dessus de tous les justes à qui a manqué la gloire de verser leur sang pour la foi I

En principe, les lois romaines privaient de sépulture les condamnés à la peine capitale (Mommsen, Le Droit pénal romain, Irad. Duquesne, t, I, Paris, 1907, p. 338). Mais, en fait, elle leur était ordinairement accordée, si leurs proches ou leurs amis en faisaient la demande (Digeste, XLVIII, xxiv, i, 3). C’est ainsi queN.-S. Jésus-Christ put être détaché de la croix et mis dans le tombeaii. Il fallait des circonstances exceptionnelles (Dig, , XLVIII, ?.sjv, i) pour que la sépulture fvit refusée. Cela arriva plus d’une fois cependant pour les martyrs, aussi bien au second siècle (Eusèbh, Hist. eccL, V, i, 67-62) qu’au quatrième (ibid., VIII, vi, v ; De mart. Pal., ix, 9-1 1). Souvent des chrétiens durent enlever furtivement les restes vénérés, même au péril de leur propre vie. Mais très souvent aussi un tel dévouement — quelquefois récompensé lui-même par le marlyre — ne fut pas nécessaire, et l’autorité romaine rendit sans diflieulté les corps des suppliciés.

b) L’anniversaire. — Que l’inhumation du martyr ait eu lieu publiquement el « triomphalement », comme cela se fit pour saint Cyprien (Acia.S'. Cvpriani, v), ou qu’elle ait eu lieu d’une manière plus ou moins dissimulée, les chrétiens se réunissaient, quand ils le pouvaient, près de son tombeau, au jour anniversaire de sa mort ou de sa depositio. La plus ancienne mention de ces commémoration s liturgiques est dans la lettre des Smyrniotes sur le martyre de saint Poly carpe, en 155. Ceux-ci racontent qu'à l’instigation des Juifs, des notables de Smyrne obtinrent du proconsul que le corps du martyr (mort étouffé par les flammes, mais non consumé) fut refusé aux chrétiens : un centurion le lit réduire en cendres. « Nous pîimes cependant, disent-ils, recueillir ses ossements, plus précieux que toutes les pierreries et plus beaux que l’or le plus pur, et les déposer en un lieu convenable ; c’est là que le Seigneur nous permettra de nous réunir, comme nous le pourrons, en toute allégresse, et de célébrer l’anniversaire de son martyre, r^iv toO [j-Kprupiov e.ijToii 'n^i^jv-j -/vAOho’j, en souvenir de ceux qui ont déjà combattu et pour l’encouragement et la préparation, âïz/ ; 71V te xaX 'îTOi// « 7(av, de ceux qui doivent combattre phis tard. » (Martyrium Polycarpi, xviii)

On remarquera l’expression employée parla lettre des Smyrniotes : roi/ ixv.p-npiou kOtoO ii/i.épm /^zaiS/iov. Le jour du martyre est assimilé par eux à un jour de naissance. En latin le natale ou dies natalis d’un saint désigne toujours aussi l’anniversaire de sa mort ou de son martyre. C’est alors qu’il est vraiment né pour la vie éternelle. Saint Augustin a fait éloquemment ressortir ce qu’a de touchant et de noble l’adoption de ce mot avec cette signification par l’Eglise (Ep. xxii, xxix ; Confess., VI, 11 ; De mor. Eccl. cath., 1, 34). On en rencontre un exemple, qui est peut-être le seul, dans l’antiquité païenne ; SÉNK^>UE, sous la plume de qui se remarquent si 367

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souvent des expressions clignes d’un chrétien, a dit de la mort : « Ce jour, que nous redoutons comme le dernier, donne naissance au jour éternel », aeterni natalis est (Ep. en).

Le dies natalis des martyrs se célébrait ainsi sur leur tombe, soit en un lieu que l’on laissait ignorer, comme à Smyrne, par crainte des païens ou des Juifs soit en des endroits publics et connus de tous, comme les cimetières souterrains ou à ciel ouvert possédés par la communauté chrétienne : cela dépendait des pays, des temps et des circonstances.

Célébrer l’anniversaire d’un défunt n'était pas, en soi, une innovation. Les anciens se réunissaient à certains jours près des tombeaux de leurs morts pour en honorer le souvenir par des offrandes de heurs et par des repas communs. La religion chrétienne conserva ces coutumes en les transformant. Chez elle, le souvenir des défunts est célébré par le sacriOce eucharistique, oblationcs pru defunctis, et aussi par des distributions aux pauvres. Quand le défunt est un martyr, l’anniversaire n’est pas commémoré seulement par la famille et les amis, mais par toute la communaiité. Cela rend nécessaire de le noter avec soin. C’est ce que saint Cyprien recommande à ses prêtres défaire pendant la persécution, non seulement pour les chrétiens qui meurent dans les supplices (lip. xii), mais encore pour ceux qui succombent dans la prison. « Vous savez que nous offrons pour eux le sacrifice toutes les fois que nous faisons mémoire des passions des martyrs et que nous en célébrons l’anniversaire. » (/?/). xxxix.) La liste des anniversaires célébrés ainsi dans chaque Eglise constitue les premiers martyrologes, et contient le germe des martyrologes plus développés de l’avenir. Dans l’antique calendrier romain de la Dcpositio marlyrum (Km’SAm, Acta sincera, éd. 1689, p. 692), on lit, pour chacun de ceux qui y sont inscrits, le jour et le mois, le nom, le cimetière (ou seulement la voie, si le martyr est éponyme du cimetière) ; exemples : XIII Kal. Felir. Fahiani in CalUsti et Sebasiiani in Catacumhas ; — Ifl. Kal. Fehr. Agnetis in Nomfntana.

Rien dans ces réunions ne rappelait le caractère lugubre des cérémonies funèbres :  ! > v.yiy.j/iv.7-t ii.yX yy.py-, dit le Martyriiim Polrcarpi, Comme dans la commémoration des trépassés ordinaires, le sacrilice eucharistique était offert (saint Cyprien, Fp., i, 2 ; xn, 3 ; XXXIX, 3) ; mais, à la différence de celle-ci, on ne prie pas pour les martyrs : Martyres eo loco recilantar ad altare Dei, iihi non pro eis oretar : pro ceteris nulem commenioratis defunctis oratiir (S. Augustin, Sermo ccix, 1). Souvent, par un reste des antiques usages, transformés et sanctifiés par la charité chrétienne, « on y ajoutait un repas modéré en faveur des pauvres et des malheureux. » (Oratio ad sancloruin coetiim, attriliuée à Constantin, xii). Les abus qui s’introduisirent parfois dans ces repas funèbres finirent par en amener la suppression (De Rossi, Iloma sotteranea, t. III, Rome, 1877, p. 50350li ; H. Leclercq. art. Agapes, dans le Dicl. d’archéologie chrétienne et de liturgie, t. I, col. 818828) ; mais la phrase qu’on vient de lire, empruntée à un texte probablement contemporain du concile de Nicée, montre qu’au milieu du iv siècle les agapes offertes en l’honneur des martyrs conservaient encore leur caractère primitif. Ce" n'était pas, bien entendu, sur la tombe elle-même qu’elles avaient lieu, mais dans un édifice extérieur du cimetière : on voit encore les restes du Iriclinium construit à l’entrée de la calacomlie de Domilille (Bull, di arch. crist., 1865, p. 96).

c) Le tombeau. — Les tombeaux dans lesquels avaient été déposés les martyrs — quelquefois

enveloppés avec honneur, et quelle que fût leur condition (la patricienne Cécile, l’esclave Hyacinthe), d’un linceul tissé d’or — varièrent naturellement d’importance et de forme : l’humble loculus taillé dans le tuf d’une muraille de catacombe, le cuhiculiim orné de marbres et de fresques, la cella menioriæ construite au-dessus du sol parfois même avant la fin des persécutions, la fosse creusée dans Varea à ciel ouvert des cimetières africains, la somptueuse basiliques dans laquelle, après la paix de l’Eglise, on enchâssa, souvent sans en modifier la forme primitive, le sépulcre du martyr, et qu’on agrandit, parfois àplusieurs reprises, pour contenir la foule croissante des pèlerins (voir de Rossi, lioma solteraniea, t. I, p. 212 ; t. 111, p. 469-^71, 488-495 ; llull. di arch. crist., 1 878, p. 1 30 ; 1 880, p. 1 1 1).

A toutes les époques, au temps des catacombes comme au temps des basiliques, on s’efforça d’honorer les tombeaux des martyrs par les fleurs, les parfums elles lumières ; même dans les profondeurs des cimetières souterrains on entretenait devant eux, sur des corniches ou des tronçons de colonnes dont plusieurs sont encore en place, des lamiies ou des veilleuses comme celles qui brûlent dans nos églises devant le tabernacle (liorna sotterranea.l. III, p. 50550^) ; et l’on voit encore au sixième siècle les pèlerins recueillant dans des fioles, soigneusement cataloguées, des gouttes de l’huile qui avait briilé ainsi en l’honneur des martyrs (Homa sotterranea, t. 1, p. 175-182).

d) /.es sentiments des païens. — Au temps des persécutions romaines, les païens voyaient avec inquiétude ce culte rendu aux martyrs. Les refus de sépulture que nous avons rappelés eurent deux causes. L’une était un préjugé grossier : on s’imaginait anéantir jusipie dans l’autre vie les suppliciés dont le corps n’avait pas été régulièrement inhumé.

« Tout espoir de renaissance sera ainsi enlevé à des

hommes qui s’en encouragent et qui introduisent dans l’Empire une religion étrangère, méprisant les tortures et courant joyeusement à la mort. » (Lettre des Eglises de Lyon et de Vienne, dansEnsÈBE, Hist. ecc/., V, I, 97 ; cf. Edmond le Blant, Les martyrs chrétiens et les supplices destructeurs des corps, dans Les persécuteurs et les nia ; hT5. Paris, 1898, p. 235-250). A ce cruel paradoxe, saint Ignace, écrivant aux chrétiens de Rome avant d'être « moulu par la dent des bêtes, « avait d’avance répondu : « C’est quand j’aurai disparu tout entier que je serai vraiment le disciple du Christ. » (.4d. Itoni., iv). Mais un autre motif, où il entrait de la politique, dictait aussi le refus de sépulture. On craignait que, de leurs martyrs, les chrétiens ne fissent de nouveaux dieux ; tel est l’argument employé auprès du proconsul d’Asie pour le décider à refuser aux fidèles le corps de Polycarpe : « Il ne faut pas qu’ils abandonnent le Crucifié pour adorer celui-ci. » (Mart. Polycarpi, xvii). De même quand, au début de la dernière persécution, les empereurs, qui avaient d’abord permis d’inhumer les palatins chrétiens, les firent déterrer et jeter à la mer : <i S’ils restaient dans leurs tombes, disent-ils, on se mettrait à les adorer comme des dieux. » (Eusèbe, llist. ceci., VIII, ai, 7). Cette eraintehanta l’esprit deplusieurs persécuteurs, et même du dernier, Julien, qui cependant connaissait assez les chrétiens pour savoir combien elle était vaine.

Le spiritualisme chrétien avait depuis longtemps fait la réponse, — réponse qui vaut, aujourd’hui encore, et contre les anciennes accusations des hérétiques dénonçant dans la vénération des saints un acte d’idolâtrie, et contre le moderne paradoxe des <i saints successeurs des dieux)). Nos adversaires. 369

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écrivent, en 155, les Smyrniotes, « ne savent pas qu’il nous serait impossible de jamais oublier le Clirist qui a souffert pour le salut du monde, quia souflert, quoique innocent, pour les pécheurs, et d’adorer un autre que lui. » (Marlyriiim Polycarpi, xvii)

e) La téi ; itimitc du culte des iinirtris. — Tels sont l’origine et le vrai caractère, telles sont les j>remières manifestations du cnlle des martyrs. « Rien d’obscur ou de suspect au point de départ, quand le culte du saint s’établit normalenjent, » écrit le P. Dblbhave en répondant à de récents critiques (Luc.ius, UsENER, Maas, Rendel-Harris, Radeuma-CHEH, MiNor.cui, Sainïyves) qui, fermant les yeux à la réalité historique pour demander des théories à l’imagination ou à une érudition mal digérée, ont prclendu que le culte rendu, sinon à tous nos martyrs, du moins à beaucoup d’entre eux, est une survivance des cultes païens, et que, sous des noms altérés, ce sont souvent d’anciens dicuxou d’anciens héros qu’il faut reconnaître dans les saints vénérés surnos autels (voir, pour laréfutaliondecesthéories, Delehaye, Les Origines du culte des martyrs, ch.ix ; Les légendes Itagiographiques, ch. vi ; Vacandard, Les origines du culte des saints, dans Etudes de critique et d’histoire religieuse, 3’série, Paris, 1912).

Ce n’est pas dans le vague insaisissable des fables mythologiques, ou même dans les l>rumes de la légende, que nous apparaît le culte des martyrs : il naît et se déveloi)pe en plein soleil, il sort des faits eux-mêmes, et il a ses racines dans le sol de l’histoire. Là même où, effacés par le temps, les textes sont devenus muets et moins sûrs, l’existence d’innombrables martj’rs reste attestée par leurs noms, très souvent par leurs tombeaux, ou par les inscriptions qui les ont décorés, et dont tous les jours encore des débris sortent de terre.

Le culte d’un martyr ne s’établissait pas à la légère. On a vu le soin avec lequel l’évêque et son clergé tenaient h jour la liste de ceux qui mouraient pour la foi. Cela ne pouvait se faire sans une enquête préalable : et pour plusieurs martyrs de l’Afrique au temps de Dèce, il semble qu’on retrouve les éléments de cette enquête dans les lettres de saint Cyprien. Probablement, dans la période qui précéda le troisième siècle, les catalogues des martyrs avaient-ils été en certains pays moins régulièrement rédigés ; ainsi s’ex])liquerait comment les noms de plusieurs martyrs de ce temps, dont l’existence bistorique est attestée par les documents les plus sûrs, manquent, comme on l’a vu plus haut, dans les anciens calendriers. Mais, au moins dej)uis l’ère des persécutions générales, le titre de martyr ne fut-il donné qu’après examen, par l’exercice régulier de l’autorité ecclésiastique. A mesure que les hérésies se développèrent, cette vigilance devint plus nécessaire : nous avons dit avec quelle rigueur l’Eglise séparait d’elle les martyrs hérétiques : on comprend l’attention qu’elle dut mettre à distinguer de ceux-ci les martyrs orthodoxes, auxquels seuls elle reconnaissait un droit au culte des fidèles. L’Eglise ne donnait même pas à tous les orthodoxes immolés en haine du Christ le titre de martyr ; elle le refusait à ceux qui, par quelque acte inconsidéré, avaient provoqué la colère des persécuteurs (concile d’illiberis, canon 60 ; saint Augustin, lireviculus coll. cuni Donat., 111, xiii, aS). On connaît l’histoire d’une matrone deCarthage blâmée pour avoir baisé, avant lie comnmnier, une relique d’un prétendu martyr non régulièrement reconnu, « nescio cujus hominis mortui, etsi martyris, sed necdum yindicati. a (Saint Optât, De scliism. donat., I, xvi)

En quoi consistait cette reconnaissance ou, comme le texte d’Optat autorise à l’appeler, cette vindicatio i’Il est impossible de le savoir, et l’on peut supposer qu’il n’y avait pas de règle universelle. Mais nous croyons que, toutes les fois que se rencontre, dans une épitajihe provenant d’un cimetière ou d’une basilique appartenant à l’Eglise orthodoxe, le mot niarlyr, on doit penser qu’il n’a pas été gravé avant l’admission du défunt dans le calendrier local et la reconnaissance d’un yerum murtyrium vera pietate pruhatuut, selon l’expression employée par saint Augustin dans l’épitaphe qu’il composa pour le diacre martj’r Nabor (ue Hossi, Jnscr. christ, urbis Romae, t. 11, p. 4Ci ; P. Monceaux, Histoire littéraire de l’Afrique chrétienne, t. 111, p. 107-108).

/) Les inscriptions. — Le mot m(j ; i)r suflisait à la gloire des chrétiens morts pour le Christ ; aussi leurs épitaphcs primitives sont-elles très simples : COR-NEUVS MARTYR EPISCOPVS. — DEP. 1Il IDVS SEPT. YACINTHVS MARTYR. Quelquefois est ajoutée l’épithète beatus ; BEATI MARTYRES FELIX ET FORTVNATVS (à Vicence). L’inscription du mot martyr n’a pas toujours lieu en même temps que le nom : ainsi, sur les cpitaphes des papes Fabien et Pontien, l’abréviation MP a été plus tard ajoutée aux noms FABIANOC et nONTlANOC, et par une autre main (lionia soiterranea, t. 11, pi. iii, n° i ; A’uofo Bull, di archeologia crisliana, tgog, pi. i, n" i). Je ne puis énumérer ici les nombreux marbres contemporains des persécutions, sur lesquels se lit le mot marfr ; - (voir Delehaye, art. Sanclus, dans Analecta Bollandiana, t. XVIII, 1909, p. i^S177). Mais je ferai remarquer que jamais ne s’y voient les formules in pace ou pax teciim, si fréquentes dans les autres inscriptions chrétiennes : le titre de martyr se suflit à lui-même, sans qu’il soit utile ni même convenable d’affirmer que le chrétien auquel il a été décerné est mort dans la paix de l’Eglise, ou de demander à Dieu de lui accorder la paix (Marucchi, dans Nuoyo Bull, di arch. crist., igo6, p. 296).

Aux épitaphes de martyrs écrites au temps même de leur depositio, il faut ajouter les inscriptions commémoratives gravées après la paix de l’Eglise, quelquefois très courtes, comme celle que le pape Damasb mit sur la tombe du martyr Janvier : BEA-TISSIMO MARTYRI lAXVARIO DAMASVS EPIS-COP ( » 4) FECIT ( « H », di arch. crist., 1863, p. 17), quelquefois plus longues, comme les éloges en vers que le même pape ou d’autres versiDcaleurs composèrentpour honorer la sépulture ou même raconter la mort de plusieurs témoins du Christ. — Ajoutons que la longueur d’nne cpitaphe de martyr, surtout envers, est généralement l’indice qu’elle a été composée à l’âge de la paix : cependant cette règle n’est pas sans exception, car la paléographie de l’éloge en vers de la martyre Zosinie, découvert à Porto, offre les caractères du troisième siècle (Bull, di arch. crist., 1866, p. 47).

g) Les reliques. — Une des manifestations les plus éclatantes du culte des martyrs fut la dévotion à leurs reliques.

Elle commence dès le temps des persécutions, et ses premiers exemples sont contemporains du martyre lui-même : sang des martyrs recueilli sur des linges ou dans des éponges (Acta S. Cy pria ni, v ; Passion de S. Polyeuctc. publiée par Avdk, l’olyeucte dans l’histoire, Paris, 1882, p. io3 ; Prudence. Péri Stephanon, v, 333-33/) ; xi, 141-144). déposé avec honneur dans le tombeau ou sous l’autel (DEPOSI-TIO CRVORIS, inscription deMilève, liull. di arch. crist., 1876, p. 5g-61), lambeau de foie arraché par la tenaille du bourreau au corps d’une martyre, et pieusement vénéré par les chrétiens (Péri Stephanon, IV, 137-i/io), chemise trempée de la dernière sueur 371

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de saint Cyprien (Pontius, Vila etPassioS. Cypriani, xvi), lit sur lequel fut étendu le martyr Vincent {Péri Sieph.. v, ôô^-ôôS), conservés avec respect.

Cette dévotion va se développant quand, après le triomphe du christianisme, le monde romain se couvre d'églises. Celles qui ne contiennent pas la sépulture d’un martyr local désirent posséder quelque reste d’un martyr étranger. En Occident, ce désir est satisfait avec une grande discrétion. La discipline romaine, consiieiudo roiiiana, conforme au sentiment des chrétiens occidentaux (cf. Àcta S. FructuDsi, Au^urii, / :.'HZooii, vi), n’admet pas encore que le corps d’un martyr soit divisé (Hormisdas, Ep. lxxvii, dans Thiele, Ep. pont, rom., p. 873-875 ; Grégoire LE Grand, Ep., IV, xxx). Les reliques envoyées au loin sont, le plus souvent, des reliques commémoratives, linges ayant touché au tombeau (sanctitaria. brandea, palliola), huile des lampes qui ont brûlé devant lui (Ftoma sotterrarten, t. I, p. 1 75-1 83), et même, semble-t-il, de la limaille des chaînes de saint Pierre (G. Kabeau, Le culte des saints dans l’Afrique chrétienne, Paris, 1906, p. Ii'^-l18). La piété indiscrète des Orientaux, la demande même des empereurs n’obtiennent pas autre chose île la fermeté des papes. Une page de GRÉcomn de Tours, à propos d’un lambeau du voile qui couvrait la tombe de saint Julien de Brioude, montre qu’auvi" siècle il eu était de même en Gaule (De vita S. Juliani. xxxiv).

C’est en un sens analogue qu’il faut entendre beaucoup des reliques nommées dans les textes et dans les inscriptions, particulièrement en Afrique, quand il ne s’agit pas de martjrs locaux. Lacoutume orientale, mos Craccorum (Hormisdas, Ep. lxxvii), n’hésite pas à toucher aux corps des saints, soit jiour les transporter d’une ville dans une autre (le désir d’enrichir Constantinople, pauvre en martyrs locaux et jalouse d'égaler sa rivale Rome, fut peut-être l’origine ou au moins l’une des causes de ces translations), soit même pour en partager les débris entre plusieurs sanctuaires, bien que d’avance certains martjTs. comme il résulte du célèbre testament des quarante soldats immolés à Sébaste, se soient élevés contre cette dernière pratique. Il y eut bien aussi à Rome ou en d’autres villes d’Occident quelques translations de corps de martyrs ou confesseurs rapportés d’exil, conformément aux lois civiles elles-mêmes (Liber Pontificalis, Pontianus, éd. Duchesne, t. I, p 145 ; De Rossi, Roma sotterranea, t. II, p. 73-80 ; saint Basile, Ep. cxcvii), ou corps de mai’tyrs étrangers apportés par leurs compatriotes fuyant une guerre ou une invasion (Prudence, Péri atepli., vu ; DE Rossi, Roma sotterranea, t. II, p. 120-12 i). Cela ne contrevenait pas à la discipline qui resta longtemps encore observée en Occident. Elle commença à s’altérer à la Un du rv" siècle, à Milan, oii saint.mbroise transporta dans les églises de la ville quelques corps de saints, mais elle dura à Rome jusqu'à ce que la ruine et l’insécurité des cimetières suburbains, après les invasions lombardes, eurent obligé les papes du viii- et du ix' siècles à en retirer de très nombreux martyrs pour les répartir entre diverses églises romaines (de Rossi, Ronia sotterranea, t. I, p. 219 221). Les pèlerins qui visitèrent les catacombes au cours du vu* siècle, et dont les itinéraires nous ont été conservés (ibid., p. 175-183), avaient encore trouvé intactes les tombes des martyrs.

Les Pères de l’Eglise font allusion à beaucoup de miracles — guérisons de possédés et de malades — attribues aux reliques des martyrs. Gomme ces récits sont dus à des écrivains tels que saint Hilaire {Contra Constantium imperatoreni, viii), saint AmnnoiSB (Ep. xxvi), saint Jérôme (Ep. cau), saint

Basile (Hom. xxiii in S.Mamanteni), sainlGHÉGOiRB DE Nazi.anze (Laadatio in SS. XL martyres), saint Augustin (Confess., IX, vu ; De civitale l>ei, XXII, vin), on ne peut raisonnablement les écarter a priori par une fin de non recevoir. Saint Augustin Ut même de grands efforts pour donner à la constatation des faits de ce genre venus à sa connaissance toute la précision possible, en recueillant directement les témoignages et en les constatant dans des procès verbaux, lihelli, qui étaient lus devant le peuple assemblédansPéglise (sur ces lihelli, voir Deledave, Les Origines du culte des martyrs, p. 149-155). Sans doute, ces procès verbaux destinés au public ne pouvaient offrir les garanties scientitiques que nous rencontrons, par exemple, dans les enquêtes médicales relatives aux guérisons de Lourdes. Leur collection, si elle avait été conservée, serait néanmoins d’un prix inestimable. Malheiu’eusement elle n’existe plus. Ce cjui reste, c’est la preuve de la grande foi les lidèles dans la puissance des martyrs. Cette foi se manifeste par les prières dont ceux-ci étaient l’objet, et par le désir souvent exprimé d'être enseveli près de leurs tombeaux.

/ ;) La foi dans l’intercession des martyrs. — Les fidèles avaient coutume d’invoquer le secours de leurs frères morts dans la paix du Seigneur : on trouve dans les cimetières antiques, et particulièrement dans les catacombes romaines, de nombreuses inscriptions où cette coutume se marque de la manière la plus touchante. Mais elle ne dérivait pas seulement de l’instinct populaire : les plus grands écrivains des premiers siècles, saint GBJCGOinE db Nazianze, saint Ambroise, saint Jérôme, montrent la même conlianee. A plus forte raison, l’avait-on dans l’intercession des martyrs, que l’on considérait comme tout-puissants auprès de Dieu (Ohigène, E.rliort.ad mart., xxxvii ; Contra Cetsum, VIII, Lxiv).

Même avant la mort de ceux-ci, les fidèles se recommandaient à leurs prières. Mémento nostri, memor esto mei, leur disaient-ils (Passio SS..Vontani, Lucii, xiii ; Acta S. Julii, 11 ; Acta SS. Fructuosi, Eulof ; ii, Augurii, i, vu ; Eusèbe, De niart. Pal., viii, i), et les martyi"S leur promettaient de prier pour eux (EusÈBB, Hist. ecct, VI, v, 3). Soit dans les épitaphes de leurs propres défunts, soit dans les graffiti qu’ils gravaient sur les parois des murailles des catacombes devant les tombeaux des martj’rs, les fidèles continuèrent à demander pour eux-mêmes et pour leurs proches rivants ou morts les prières des témoins du Christ. Tantôt ils les invoquent en bloc : Martyres suncti in mente ha^'ete Maria. Tantôt ils s’adressent à tel ou tel martyr : Sancte Laurenti, suscepta (m)abeto anim{am)… Sancte Suste in mente habeas in horationes Aureliu Repentinu… Refrigeri Januarius, Agatopus, Felicissimus martyres… Refrigeri tibi domnus Ipolitus… Sancti Petr{e), Marcelline, suscipite nostrum alumnum, etc.

L’orthographe et la syntaxe de beaucoup de ces inscriptions indiquent leur origine populaire, et font supposer qu’elles furent souvent rœuTe d’illettrés. Mais la foi qu’elles montrent est celle même que recommandent dans leurs écrits les plus illustres des Pères de l’Eglise, et dont eux-mêmes donnent l’exemple en même temps que le précepte : saint Basile, Ilomilia xxiii in sanctum Mamantem, i ; saint Grégoire de Nazianze, Oratio in S- Cyprianum, xix ; Epitaph. in Cæsarium, xx ; saint Grégoire de Nysse, Oratio de S. Theodoro ; saint Ambroise, De vidais. 11, 55 ; saint Jean Ghhysostome, Homilia in SS. Bernicem et Prodoscem, vu ; In SS. Javcntinum et Maximinum^ III, etc. Saint Augustin exprime cette pensée par le mot le plus simple et le plus fort : les martyrs, dit-il, sont nos avocats, adyocati (Sermo cclxxxv, 5) ; 373

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expression qui se retrouve sur un marbre du quatrième siècle : SANCTI MARTYRES APVÏUEVM ET ^j ; ERVNT ADVOGATI (Huit, di arch. crist., 1864,

p. 34).

i) Le désir d'être enterré prés des martyrs. — L'épigrapliie tcmoig-ne aussi du désir qu’avaient beaucoup de lidèles de reposer après leur mort auprès des tombeaux des martyrs ; quand on pouvait le réaliser (une inscription romaine de 382 nous dit que cela était assez rare, quod niulli cupiunt et rari accipiiint), l’cpilaphc indiquait le nom du martyr dans le voisinag’e duquel le défunt avait été inhumé : Ad sanctam Felicitalcm, Ad sancfuni Corneliiim, Ad Ipolytiim, ad domiium Gaiiiin, Anie domnam Emeritam, Addomnum Laiirentium, Ad Crescentionem, In crypta novaretrosanctos, eic. On gravait de même avec soin, sur l'épitaphe de chrétiens des Gaules, les mentions : Positus ad sanctus, Sanctis sociata, Ad sanctam martyrem, etc. Des mentions analogues se rencontrent en diverses régions d’Italie, en Germanie, en Afrique. Ce désir de re]>oser près des saints se retrouve aussi bien chez de grands esprits comme saint Ambroisb (De excessu fratris Satyri, et épitaphe de ce dernier, dans /user, christ, urbis liomae, t. II, n° 5, p. 162'), saint Paclin de Nole (Poem., xxv, 605 et suiv.), saint Grégoire de Nazianze (Carm., II, xx, 76), saint Grégoire de Nysse (Oratio m in SS. XL martyres), saint Maxime de Turin (//omii. lxxi), que chez de simples fidèles.

Il n'était pas toujours sans inconvénient, car, dans leur ardeur à déposer leurs défunts aussi près que possible d’un saint tombeau, des chrétiens creusèrent quelquefois des sépultures dans des murailles décorées de fresques ; voir, par exemple, dans le cubiciilum du martyr Janvier, au cimetière de Prétentat, l’image du lion Pasteur coupée en deux par un loculiLs (Bull, di arch. crist, , 1863, p. 3). Aussi ohercha-t-on de bonne heure à modérer un zèle indiscret. Le pape Damask, à la lin de l’inscription en vers composée par lui en l’honneur des pontifes et des martyrs reposant dans la crypte papale, au cimetière deCalliste, écrit : « Moi aussi, j’aurais désiré être enterré là, mais j’ai craint de troubler les cendres des saints », HIC FATEOR DAMASVS VOLVI iMEA CONDERE MEMBRA SED CINERES TIMVI SANCTOS VEXARE PIORVM (de Rossi, Boma sotterranea, t. II, p. 23 et pi. I, 1=, II).

L’empressement des chrétiens à chercher une sépulture auprès des saints fut-il toujours exempt de superstition ? On n’oserait l’affirmer : mais les gens de bon sens le ramenaient aisément à la raison. Ils disaient avec saint Augustin : n Le seul avantage que je crois voir à être enterré près des martyrs, c’est que les fidèles, en recommandant le défunt à leur patronage, le font avec plus de ferveur (De cura pro mortuis gerenda ^ vi, vii, xxii))., et ajoutaient, avec une inscription d’une basilique romaine : a Ce n’est point par le voisinage du corps, c’est par l'àme qu’il faut nous approcher des saints », CORPORE NON OPVS EST, ANIMA TENDAMVS AD ILLOS (Bull, di arch. crist., 1864, p. 33). On voit comment même les excès de la dévotion, inévitables en ces temps de foi vive, se laissaient corriger par le spiritualisme chrétien.

Voir sur ce sujet Bull, di arch. crist., 1876, pi. I et II et p. 17-18, Sa-Sg ; Allabd, Dix leçons sur le martyre, 5" éd., p. 356-358 ; les textes recueillis par Dom Leclercq, art. ad Sanctos, dans le Dict. d’archéologie chrétienne et de lituri^ie, t. I. p. 488-609 ; parle R. P. Dklehaye, art. Sanctus, dans Analecta lioUandiana, t. XXVIII, 1909, et dans Les Origines du culte des martyrs, p. 158-164.

8. Bibliographie. — On ne peut donner ici une bibliograpliie complète des persécutions romaines. Beaucoup de livres relatifs aux martyrs de cette période ont déjà été cités dans les précédents chapitres. Nous indiquerons seulement, après les histoires de l’Eglise, anciennes et modernes (FlEURV, RoHRBACIIEH, M<iHLER, Hehgenrother, L. DucHESNE, L. Marion, F. Mourhet, etc.), les principaux ou’i-rages traitant de l’histoire générale des persécutions, de l’histoire particulière des diverses persécutions, et des questions de droit public ou criminel qui s’y rapportent :

a) Ouvrages sur l’histoire générale des persécutions : Baronius, Annales ecclesiastici, Rome, 15g8 et suiv. ; Lenain de Tillemont, Mémoires pour servir à l’histoire ecclésiastique des six premiers siècles, Paris, 16g3 et suiv. ; Adbé, Histoire des persécutions de l’Eglise, Paris, 1 865-1 876 ; Allard, Histoire des persécutions, t. I, 4* éd., Paris, 1911 ; t. II-v, 3" éd., Paris, 1905-1908 ; Le Christianisme et l’Empire romain, de Néron à Théodose, 7° éd., Paris, 1907 ; Dix leçons sur le martyre, 5 « éd., Paris, 1913 ; GOrres, Christenverfolgungen, dans Kraus, Beal-Encykl. der christl. Alterlhïimer, 1. 1, Fribourg-en-Brisgau, 1883 ; Doulcet, Essai sur les rapports de l’Eglise chrétienne avec l’Etat romain, Paris, 1883 ; Neumann, Der rumische Staat und die allgemeine Kirche bis auf Diocletian, Leipzig, 1890 ; Le Blant, Les persécuteurs et les martyrs, Paris, 1893 ; Hardy, Christianity and tlie Homan governement, Londres, 1894 ; Sembria, Il primo sangue crist iano, Rome, igoi ; Linsenmayer, Die ISekampfung des Christentums durch den rùnuschen Staat bis zum Tode des Kaisers Julian, Munich, 1906 ; Harnack, Die Mission und Aushreitting des Christenthums in den ersien drei Jahrhunderien, 2'^ éd., Leipzig, 1906 ; Manaresi, IJImpero romano e il Crislianesimo, Turin, ig14.

b) Ouvrages sur l’histoire des diverses persécutions : Ramsay-, The Church and the Homan Empire before 110, Londres, 1894 ; VViesixkr, Die Christenverfolgungen der Cæsarenbis zum dritten Jahrhundert, Gutterbach, 1878 ; Arnold, Die neronische Christenverfolgung, Leipzig, 1888 ; Sludien zur Geschichte der plinianischen Christenverfolgung, Kônigsberg, 1889 : L. Profumo, Li fonti ed i tempi deW incendio neroniano, ïiome, igo5 ; Grebg, The Decian persécution, Londres, 1897 ; Healy, The Valerian persécution, Boslon, igo5 ; Mason, The persécution of Diocletian, CarahriA^e, 1876.

On trouvera des éludes sur les diverses persécutions romaines dans d’autres ouvrages qui y sont moins directement consacrés : Lenain db TilleMONT, //isioire des ^mpereia-s, Paris, 1690 et suiv. ; F. de/^hampagny, I^es Césars, 5' éd., Paris, 1876 ; Les Antonins, Paris, 1863 ; Les Césars du troisième siècle, Paris, 1870 : Renan, Les origines du christianisme, Paris, 1863-1882, particulièrement dans les volumes intitulés l’Antéchrist et Marc Aurèle ; GsELL, Essai sur le règne de l’empereur Domitien, Paris, 1906 ; de la Berge, Essai sur le règne de Irajan. Paris, 1897 ; Bayet, Antonin le Pieu.r et son temps, Paris, 1888 ; Nokl des Vergers, Essai sur Marc Aurèle, Paris, 1866 ; A. de Celeunbbr, Essai sur la vie et le règne de Septime Sévère, Bruxelles, 1880 ; Homo, Essai sur le règne d’Aurêlien, Paris, 1904 ; Allard, Julien l’Apostat, 3' éd., Paris, 1 906-1910.

c) Ouvrages sur les questions juridiques de l’histoire des persécutions : J. Rambaud, Le droit criminel romain dans les Actes des martyrs, 2" éd., Lyon, 1896 ; MoMMSEN, Der Religionsfrevel nach rômischen Recht (Historische Zeitschrift, 1890) ; 375

MARTYRE

376

Cliristiarntv in the Roman Emyire (The Expositor, 1890) ; Jlumischcn Slrafreclit, Leipzig, 1899 (trad. française, Paris. 1907) ; Guérin, Elude sur le fondement juridique des persécutions dirigées contre les chrétiens pendant les deux premiers siècles (Nouvelle Bet’ue historique de droit français et étranger, 1895) ; Callewært, Les premiers chrétiens furent-ils persécutés par édils généraux ou par mesures de police ? (Revue d’histoire ecclésiastique, Louvain.igoi-igoa) ; Le délit de christianisme dans les deux premiers siècles (Revue des Questions historiques, igoS) ; Le rescrit d’Hudrien à Minucius J’undanus (Revue d’hist. et de litt. religieuses, ii)o3) ; Les premiers chrétiens et l’accusation de lèsemajesté {Revue des Questions historiques, igo^ ; Questions de droit concernant le procès d’Apollonius {Revue des Questions historiques, igoô) ; l.es persécutions contre les chrétiens dans la politique religieuse de l’Etat romain (Revue des Questions historiques, 1907) ; La méthode dans la recherche de la hase juridique des premières persécutions {Revue d’histoire ecclésiastique, 1911, article contenant une liibliograpbie complète du sujet) ; Knellbh, /lut der rom. Staat das Cliristentum verfolgt ? (Stimmen aus Maria-Laach, 18g8) ; TJieodor Mommsen und die Christenverfolgungen (Stimmen ans Maria-Laach, 1898) ; Bie Martyres und das rom. Recht (Stimmen aus Maria-I.aacli, 1898) ; CoNRAT, Die Christenverfolgungen in rom. Reiche von Slandpunhte der Juristen, Leipzig, 1897 ; Ckzabd, Histoire juridique des persécutions contre les chrétiens de Néron à Septime Sévère, Paris, 1911.

III. — Lb ! M.rtre au tkmps dks persécutions ANTIQUES. Empire des Perses

1. Les causes des persécutions, 2. Le nombre des martyrs. 3. Les documents, ti. Les souffrances des martyrs. 5. Le témoignage des martyrs. 6. La discipline du martyre.

I. Les causes des persécutions. — Les chrétiens de Perse furent persécutés à quatre reprises : pendant trente-neuf ans, de 340 à 899, par Sapor II ; en 420, par lazdgerd I" ; de t)21 à ^22, par Babran V ; de 446 à 450, par lazdgerd II.

« ) Les causes de la première persécution paraissent

avoir été d’abord politiques. Les rois de Perse laissèrent en paix les chrétiens de leurs Etats, tant que les coreligionnaires de ceux-ci furent maltraités dans l’Empire romain : ils commencèrent à se défier d’eux quand les empereurs eurent embrassé le christianisme. Les chrétiens furent alors soupçonnés de sentiments favorables aux Romains, pendant une grande partie du quatrième siècle en guerre avec les Perses. On les accusa même de s’être mis en rapports avec ceux-là, et de trahir en leur faveur la cause nationale.

Celte accusation se rencontre dans plusieurs Actes de martyrs persans (Sozomkne, hist. eccL, II, ix ; Actes de saint Siméon ; Actes des quarante martyrs). Ce qui montre son peu de fondement, ce sont moins encore les protestations de loyalisme faites à plusieurs reprises par les martyrs, que le choix proposé toujours à ceux-ci quand ils étaient poursuivis pour cause de christianisme : abjurer ou mourir. Si l’on avait eu à leur reprocher des actes de trahison, on les aurait punis comme coupables d’un crime de droit commun, et on ne leur aurait pas otVert les moyens d’échapper au supplice en reniant leur foi. Le soupçon de sentiments favorables à la politique de Rome fut apparemment pour quelque chose dans les premières mesures prises contre eux, mais il s’effaça ensuite devant la haine de la religion

chrétienne, qui est le fond vrai de toutes les persécutions.

b) La paix religieuse rétablie après la mort de Sapor dura, avec de courtes intermittences, pendant près de quarante cinq ans : cette période vit l’Eglise de Perse réparer ses ruines et faire de grands progrès non seulement dans le peuple, mais même dans l’aristocratie. La jalousie excitée par ces progrès non seulement chez les Mages, qui voyaient leur influence diminuer, mais encore dans l’esprit des princes, fu ! la principale cause des deux persécutions beaucoup plus courtes suscitées dans le premier quart du cinquième siècle.

On ignore les motifs de celle qui éclata, en 445, sous le second lazdgerd, et qui paraît avoir été très violente. Le fanatisme religieux y eut certainement la principale part, car le roi se montra en même temps déi’avoral)le aux Juifs, qui ne pouvaient cependant cire soupçonnés de connivence avec les Romains, et leur interdit de célébrer le sabbat.

Voir TiLLSMONT, Mémoires, t. VII, Paris, 1700, p. 76-101, a36-242 ; t. XII, 1707, p. 356-36 1 ; Assb-MANi, Acta SS. martyium Orient, et Occident., t. I, Rome, 1748, p. Lix-Lxxvi ; Uhlmann, Die Christenverfolgungen in Persien under der Ilerrschafft der Sassaniden, dans /.eitschrifl f. die hist. Théologie, 1861, p. a-162 ; HoFMANN, Ausziige aus syrischen Akten Persischer martyrer, Leipzig, 1880, p. 9-34 ; Kraus, Real-Encyhlopiidie der Christlichen Alterthumer, t. I, Fribourg-en-Brisgau, 1882, p. 255-258 ; Rubens Duval, La littérature syriaque, Paris, 1899, p. 121-147 ; J. Labourt, Le Christianisme dans l’Empire perse sous la dynastie Sassanide, Paris, 1904, p. 43-82, io4-118, 126-128.

2. Le nombre des martyrs. — Il est impossible de calculer le nombre des martyrs qui périrent pendant le demi-siècle environ que durèrent les persécutions dans l’Empire des Perses. Ce nombre dut être très considérable, car les Actes et les historiens indiquent, en plus des condamnations individuelles, l’immolation de plusieurs groupes de martyrs : deux cent cinquante (SozomiiNe, LIist, ceci., II, xiii). cent vingt, quarante, etc., et il y eut sous Sapor, dans une partie de la Susiane, un massacre de chrétiens, sans jugement, dont on ne peut compter les victimes, et qui dura dix jours (ibid., xi). Un manuscrit de 4 12 donne la liste des évêques, des prêtres et des diacres martyrisés sous Sapor : elle renferme 117 noms (reproduite par de Rossi-Duchbsnk, Martyrologium hieronyniianum, p. lxiii). Après la prise de lîeit-Zabdé, ville de la frontière romaine, en 362, Sapor en transporta, selon la coutume persane, tous les habitants, au nombre de neuf mille. Le document connu sous le nom de Confession des captifs raconte qu’un groupe de trois cents chrétiens, désigné ])our habiter la province de Dara, fut sommé de se convertir au mazdéisme : vingt-cinq seulement cédèrent, les autres furent massacrés pour la foi. L historiengrec SozoMÈNK, qui écrivait moins d’un demi-siècle après la persécution de Sapor, et qui en connut les documents puisqu’il les résume ou les cite, affirme que le nombre des martyrs sous le règne de ce prince dont les noms ont pu être notés s’élève à 16.000, ajoutant qu’une multitude de noms ne purent être recueillis, malgré les recherches faites par les écrivains chrétiens de la Perse, de la Syrie et du pays d’Edesse (Hist. eccl., II, xiv).

3. Les documents. — Sozomène nous apprend que les Perses, les Syriens et les habitants d’Edesse ont pris beaucoup de peine pour reciieillir les noms et l’histoire des martyrs » (ibid.). Lui-même résume. 377

MARTYRE

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d’après le texte syriaque, les Actes ou Passions de plusieurs d’entre eux : de saint Siniéon (Hisl. eccl., II, ix-x), de saint Ponsaï et de sa tille Marthe (11, xi), des chrétiens de Susiane massacrés eu niasse (ibid.), de sainte Tarlio ou Tarbula (ibid., xiii), des saints Acepsiraas, Joseph et Aeithalas (ibid.), des saints Dausas, Mariahb et deux cent cinquante ou deux cent soixante quinze martyrs (ibid.), des saints Miles, Euboré et Senoei (17((rf., xiv). Beaucoup d’autres Actes de martyrs persans existent aussi on syriaque. Cette littérature hagiographique se trouve dans les recueils d’AssiîMANi (Acia, S.S'. marlyrum orientalium et occidentalium, Rome, tome I, i^^S) et du p. Bedjan (Acla marlyrum et sanciorum, t. II-IV, Leipzig, 18go-18g5). Plusieurs pièces avaient déjà été publiées en latin par Ruinaut (Acta marlyrum sincera el selecta, 1689, p. 632-6/|4). Le P. Uklkuayh a reproduit la traduction grecque d’un certain nombre au lome II de la Patrologia orientalis de Graflin el Nau. M. l’abbé Nau donne la liste des martyrs persans dans son article Actes syriaques du Dictionnaire d’histoire et de géographie ecclésiastiques, fasc. II, 1910, col. /lo8-415.

« Toutes ces Passions, dit-il, semldent avoir été

rédigées à la tin du iv » siècle ou au commencement du v8, d’ajirès des documents authentiques, mais il ne s’en suit pas qu’elles aient toutes, dans tous les détails, la mérne valeur. » Elles ont donc un fond historique. Mais elles oU’rent, dans la forme, de grandes diversités. « Plusieurs de ces documents, comme s’ils constituaient à eux seuls un cycle fermé, sont précédés de prologues qui atteignent aux proportions d’un discours. Les hagiographes y expriment leur crainte d’aborder un sujet au-dessus de leur mérite. Ils regrettent de ne pas pouvoir mettre au service des martyrs un style plus alliné, une rhétorique plus ingénieuse. (Juelques-uns des auteurs de ces dissertations s’excusent de leur jeunesse, et leurs procédés littéraires sont en effet dignes de débutants. D’autres, au contraire, sont des écrivains graves et de bonne tenue, bien que prolixes à l’inlini comme tous les Syriens. Tel historien, comme celui de Simon Barsabba, ne rehausse pas de miracles la vie el la mort de son héros ; tel autre, comme celui de Miles, conduit ses lecteurs de prodige en prodige. Tel écrit à Edesse, et tel en Perse, et l’on pourrait sans trop de peine distinguer deux recensions, l’une occidentale et l’autre orientale, de certains Actes. » (J. Labouht. p. 54)

Les documents des persécutions persanes se rapprochent beaucoup plus, dans la forme, de certaines pièces ampliliées de l’hagiographie romaine, où l’imagination du narrateur s’est donné plus ou moins libre carrière, que des pièces absolument sures, reproduction exacte et sans amplilication de ce qu’ont vu, entendu ou noté les contemporains, comme la Passion de saint Polycarpe, la lettre des Eglises de Lyon ou de Vienne, certaines Passions africaines, ou même copie textuelle de documents d’archives, comme les Actes des martyrs Scillitains, les Actes de saint Justin, les Actes de saint Cyprien. On sent, à la lecture de la plupart des Passions syriaques, que sur une trame ancienne le narrateur a souvent brodé. C’est la dilTérence entre un conteur oriental et un annaliste latin ou grec. Mais ce qui importe, c’est que ces pièces sont, au fond, de Ihistoire, que les faits y sont datés avec précision, que les noms des confesseurs et très souvent celui de leur persécuteur sont conservés avec soin, que les notations géographiques (très nombreuses, puisque les faits se passent dans les diverses provinces de l’Empire perse) sont excellentes, et qu'à travers l’emphase ou l’excessive abondance du langage on découvre et

l’on reconstitue, avec une sécurité suffisante, la marche générale et beaucoup d'épisodes marquants des persécutions persanes. Leur demander davantage serait se tromper, comme on se tromperait en s'étonnant qu’une homélie de saint Eplirem ne ressemble pas à un sermon de saint Augvistin.

4. Les souffrances des martyrs. — Ce n’est pas le lieu d’analyser en détail les diverses pièces hagiographiques qui nous ont conservé le souvenir des martyrs des persécutions persanes : on trouvera cette analyse dans les deux livres de M. J. LaBOURT, p. 63 et suiv., et de M. Rubens Duval, p. i 29 et suiv. Mais il j' a intérêt à rapprocher quelques traits de leur histoire de traits analogues que nous a présentés celle des martyrs romains. On verra ainsi que le drame du martyre est identique à toutes les épocjues et dans tous les pays, que les sentiments des persécuteurs ne varient pas, et que la constance de leurs victimes est partout la même.

De la part des persécuteurs, c’est le moyen toujours offert par le juge à l’accusé chrétien d’obtenir l’acquittement en renonçantà sa religion : aucune dilTérence sur ce point entre le langage des princes ou des magistrats persans et les clauses d’un rescrit de Trajan ou de Marc Aurèle, d’un édit de Déce ovi de Dioclétien. Autre traita noter : comme dans le monde romain, les Juifs se montrent souvent ici les plus haineux dénonciateurs des chrétiens (Actes de saint Siméon, Actes de sainte Tarbo). En Perse comme à Rome, la torture est employée contre les martyrs, non comme un moyen d’information, destiné à faire avouer un crime, mais comme un moyen d’intimidation, destiné à arracher par la souffrance le désaveu de leur foi (Actes de cent vingt martyrs ; Actes de saint Barbascemin ; Actes des saintes Tecla, Marie, etc. ; Actes de saint Barhadbeschaba ; Actes de quarante marlyrs ; Actes de saint Akebsehema). Comme à Rome encore, les martyrs sont quelquefois tenus pendant un très long temps eu prison, dans l’espoir de lasser leur patience : cinq mois (Actes de saint Schadhost), six mois (Actes de cent vingt martyrs), sept mois (Actes des saints Jacques et Azad), onze mois (Actes de saint Barbascemin), trois ans (Actes de saint Akebsehema). La conliscation de tous leurs biens, l’exil (Actes de saint Péroz, Actes de saint Jacques le Notaire, Tiiéooorbt, Hist. eccl., V, xxxviii), sont les moindres des peines prononcées contre eux. Les supplices sont plus cruels encore que dans les persécutions romaines, et l’on y trouve un raffinement de barbarie tout oriental : doigts des pieds et des mains coupés, peau de la tête arraché*, soufre et poix fondue verses dans la bouche ; gorge ouverte de manière à ce qu’on puisse arracher la langue par la blessure ; martyrs écorchés vifs, sciés ou coupés en morceaux, enterrés vivants, etc. On avait inventé le supi)lice des neuf morts : le bourreau tranchait successivement les doigts des mains, puis les orteils, puis le carpe, puis les chevilles, ensuite les bras au-dessus du coude, les genoux, les oreilles, les narines, enfin la tète (Actes de saint Jacques l’Intercis). L’historien grec du v « siècle, Théodoret, évêque de Cyr, décrit ainsi lés tourments infligés aux chrétiens pendant la persécution de Bahran : « Il n’est pas facile de représenter les nouveaux genres de supplices que les Perses inventèrent pour tourmenter les chrétiens. H y en eut dont ils écorihèrent les mains el d’autres dont ils éeorchèrent le dos. Ils arrachèrent à quelques-uns la peau du visage depuis le front jusqu’au menton. On environnait d’autres de roseaux brisés en deux qu’on serrait étroitement avec des liens, et qu’on retirait ensuite avec force, ce qui leur 379

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déchirait tout le corps et leur causait des douleurs extrêmes. On Ut des fosses où, après avoir amassé quantité de rats et de souris, on enferma les clirétiens à qui on avait lié les pieds et les mains, afin qu’Us ne pussent chasser et éloigner d’eux ces bêtes, qui, pressées de la faim, dévoraient ces saints martyrs par un long et cruel supplice. » (liist eccl., V, xxxviii) Quelquefois les Actes nous montrent le martyr seulement décapité ; mais alors, par un rafUnement de barbarie inconnu des Romains, on forçait souvent des renégats, même des prêtres qui avaient apostasie, à être les exécuteurs de la sentences (.ctes de saint Narsès ; Actes de sainte Thecla ; Actes de saint Barhadbeschaba ; Actes de saint Badma, etc.) ; un jour, c’est toute la population chrétienne d’une ville que l’on contraignit à laijiderdeux martyrs (.ctes de saint Akebschema). La sépulture fut souvent refusée aux victimes : c'était même la coutume persane, quiabandonnait aux bêtes sauvages les cadavres des condamnés. Mais les Actes nous montrent aussi les chrétiens parvenant à recueillir, souvent à prix d’argent, les restes de leurs frères martyrisés, et leur donnant unesépulture honorable (Actes des saints Jonan, Berck Jesu ; Actes de saint Jacques l’Intercis, etc.).

5. Le témoignage des martyrs. — Les martyrs persans rendent témoignage à leur foi dans les mêmes sentiments que nous avons vus chez leurs frères romains des trois premiers siècles. « Ils sourient à la mort comme la Heur au matin » (Actes de cent vingt martyrs ; ils marchent « joyeusement «  au supplice (Actes de quarante martyrs), en s’exhortant les uns les autres et enchantant « des cantiques d’allégresse » (Actes de saint Scliadost et de ses compagnons). Mais ils tiennent à ce que l’on sache que c’est pour leur religion, et non pour un autre motif, qu’ils ont été condamnés. Un vieil ennuque, Gouschtazad, chambellan de Sapor, lui demande, en souvenir de ses services, une grâce : « Faire annoncer par la voix du héraut que Gouschtaz ; id est conduit au supplice, non pour avoir trahi les secrets du roi, non comme coupable de complot, mais parce qu’il est chrétien et qu’il a refusé de renier son Dieu », et cette grâce, il l’obtient (Actes de saint Siniéon). Les martyrs de Kaschkar protestent de même contre l’accusation d’avoir trahi, et c’est bien, en elfet, pour leur refus d’adorer le Soleil qu’on les met à mort (actes de quarante martyrs). Suspendu par les bourreaux, la tête en bas, le martyr Aitallalia crie durant ce supplice : « Je suis chrétien, je suis chrétien, sachez tous que je suis chrétien et que c’est pour cela que je souffre. » (Actes des saints Akebschema, Joseph et Aitallaha)

On se recommande avec confiance aux prières des martyrs. « J’ai beaucoup péché, dit à ceux d’Arbèle une chrétienne qui les a visités et assistés dans la prison, mais si vous voulez être mes intercesseurs auprès de Dieu, j’ai confiance qu’il me fera miséricorde. » Ils répondent : « Nous espérons de la clémence et de la bonté de notre Dieu qu’il exaucera nos prières pour vous et qu’il vous réservera une magnifique récompense en retour de tous vos bons soins. » (Actes de cent vingt martyrs)

Gomme nous l’avons vu tant de fois dans le monde romain, ce témoignage des martyrs persans porta ses fruits. Les Actes du moine saint Bar-Sabas racontent que, pendant qu’on le suppliciait, avec onze moines qui étaient sous sa conduite, un Mage s’approcha de lui, se déclara soudainement chrétien, et fut décapité avec les autres : la femme, les enfants et les serviteurs du Mage se convertirent, et beaucoup de pa’iens suivirent leur exem.'Die. Les juges mêmes

étaient frappés de la constance des martyrs. Voyant Aitallaha supporter intrépidement de cruelles tortures, le préfet de la ville d’Arbèle dit à ses assesseurs : « Comment se fait-il que ces empoisonueui-s aiment la mort et les tourments comme si c'étaient des festins ? — C’est, lui répondirent-ils, que leurs dogmes leur promettent une autre vie, que ne peuvent voir les yeux d’ici bas. « (.-Votes des saints Akebschema, Joseph et Aitallaha) Ce préfet ne se convertit pas, et continua de faire des martyrs. Mais ailleurs, leur sang fut une semence de chrétiens. Pendant la persécution d’iazdgerd II, en 446, le gouverneur de Nisibe, Tohm lazdgerd, condamna, dans la vdle de Karka, de nombreux chrétiens, parmi lesquels des prêtres et des religieuses, qui furent crucifiés, puis lapidés sur la croix. Une paysanne chrétienne lui ayant reproché sa cruauté fut décapitée avec ses deux fils. Puis, à la vue de tant de souU’rances supportées avec héroïsme, les yeux du magistrat s’ouvrirent : il reconnut la divinité du Christ et la confessa. Le roi, furieux, le fit mettre à la torture et, sur son refus d’abjurer, le fit crucifier. (Bedjan, t. II, p. 518et suiv. ; J. Labouut, p. la^)

Les renégats ont été nombreux au cours de ces terribles persécutions, et nous avons vu jusqu'à quel point fut portée la lâcheté de quelques-uns. Mais d’autres se relevèrent à la vue des martyrs. L’eunuque Gouschtazad avait renié la loi ; voyant passer devant lui l'évéque Siméon, que l’on conduisait en prison, et qui avait refusé de lui rendre son salut, il rentra en lui-même, se revêtit d’habits de deuil, et, aux questions du roi Sapor, répondit qu’il était chrétien. O Siméon, s écrie le rédacteur des Actes, lu me rappelles Simon Pierre le pécheur I Car c’est toi qui (issubitémenlcette pêche miraculeuse. » D’autres renégats se convertirent pour des motifs diftérents. Jacques l’Intercis, Péroz, en421, sous le roi Bahran, ont l’un et l’autre ajjostasié : repoussés par leurs femmes et par tous les membres de leur famille, qui étaient chrétiens, ils revinrent à la foi et rachetèrent leur défaillance par le martyre (voira propos de ces saints, et d’une confusion possible, une note de J. Labouut, p. 1 17). Les Actes de Jacques le Notaire racontent le reniementdepUisieurschrétiens, etaussi le repentir de quelques autres qui, ayant paru faiblir dans les tourments, avaient été renvoyés libres, quoiqu’ils n’eussent adoré ni le Soleil, ni le Feu, et qui firent publiquement pénitence de cette demi apostasie. Aucun des documents des persécutions persanes ne contient d’allusion à la discipline observée par les autorités ecclésiastiques pour la réconciliation des renégats : il ne semble pas que la question des lapsi se soit posée en ce pays dans les mêmes termes que dans le monde romain.

6. La discipline du martyre. — Une autre question relative à la discipline du martyre paraît avoir été la même en Orient et en Occident. On sait qu’il était interdit aux chrétiens de provoquer les païens en insultant ou en détruisant les images ou les temples des dieux. La sagesse de cette règle est démontrée par un fait qui se passa vers 420, sous lazdgerd 1", jusque-là favorable aux chrétiens, et devenu dès lors persécuteur. A Hormizdardasir, ville du Huzistan, un prêtre du nom de Hasu détruisit un sanctuaire du Feu, contigu à l'église. Le prêtre et son évêque, Abda, furent traduits devant le roi. L'évéque protesta de son innocence ; le prêtre, au contraire, se déclara l’auteui' de l’attentat, et s’emporta en pa rôles vives contre la religion persane. Comme la Passion syriaque s’arrête là, on ne sait ce qui advint de lui ; mais l’historien grec Thkodoret fait connaître la conduite et le sort d’Abda. Le roi commanda ' 381

M/UITYRE

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à celiii-ci derecouslruire le pjrée. Abda refusa, et fut ^ condamné à mort. L’Eylise f, ’recque l’honore connue j martyr. ïliéodorel, qui paraît considérer Abda | comme responsable ou complice de l’acte de son prêtre, explique comment il a cependant droit à ce ; titre ; « Pour moi, dit-il, j’avoue que la démolition du i pyrée était tout à fait inopportune. Quand saint Paul vint à Athènes, il n’y renversa aucun des autels qu’il vit si révérés dans cette ville livrée aux superstitions de l’idolâtrie. Il se contenta d’y découvrir l’erreur et d’y prêcher la vérité. Mais je ne puis qu’admirer et louer la générosité d’Abda, qui aima mieux mourir que de relever le pyrée après l’avoir renversé, et je ne vois point de couronne qu’elle ne mérite. En elTet, élever un temple en l’iionneur du Feu est, ce me semble, la même chose que de l’adorer. » (I/tst. eccL, V, xxxvui)

Un fait du même temps, rapporté par des Actes que M. Labourl considère comme o une des meilleures pièces hagiographiques de la littérature persane », est celui du clerc ou moine Narsai. A la suite d’incidents de procédure, qui sont fort curieux, mais qu’il serait trop long de raconter ici, Narsaï trouva, dans un bourg, l’église convertie en pjrée. Il éteignit le feu, remit l’église dans son état primitif, et y célébra l’oflice divin, Arrêté, envoyé chargé de chaînes à Séleuice-Ctésiphon, Narsaï fut condamné à transformer de nouveau l’église en pyrée. Sur son refus, on le jeta en prison, où il resta neuf mois. Il comparut ensuite devant un autre magistrat, qui lui commanda de rallumer dans l’église le feu sacré. Il refusa encore, et fut mis à mort par un renégat obligé de remplir l’oflice de bourreau. Les chrétiens l’enterrèrent dans une chapelle où reposaient déjà des martyrs de la persécution de Sapor. Certes, Narsaï n’était coupable d’aucune provocation, et n’avait contrevenu à aucune discipline, puis<iue c’est, au contraire, l’église chrétienne qui avait été violée par les adorateurs du Feu.

! V. — Le MAnTYiiii pend.int les persécutions

DONASTITE ET ARIENXB

1. Lea martyrs faits par le> donaiistei : 2. Les martyr » faits par les ariens. D ; ms l’Empire romain : Constance ; Vaiens. Dans l’Afrique vandale : Gen » éric ; Huticric ; le témoignage des martyrs.

I. Les martyrs faits par les donatistes. — On sait ce que fut le donatisme, schisme qui se préparaitenvfrique avant même la fin de la persécution de Uioclétien, et qui éclata dans ce pays dès le jour où la paix parut rendue à l’Eglise. D’ambitieux et intransigeants sectaires contestent la validité des pouvoirs de plusieurs évêqnes, qu’ils accusent d’avoir été ordonnés par des traditeurs ou d’avoir été traditeurs eux-mêmes : on donnait ce nom à ceux qui, pendant la persécution, avaient livré aux païens les livres sacrés ou le mobilier liturgique des églises. Bientôt toute l’Afrique romaine est divisée par le schisme : un grand nombre déglises sont aux mains d’évêques donatistes. qui linirent par égaler le nombre des évêques orthodoxes. Ils déclarent nul le baptême des catholiques, nulle leur eucharistie, nuls leurs sacrements, nulle leur succession épiscopale, et veulent contraindre chacun à se faire rebaptiser. Les catholiques sont assimilés par eux aux païens, et contre les uns et les autres ils se croient tout permis. La presque totalité du quatrième siècle et une partie du cinquième sont remplies par leurs violences. Julien l’Apostat les favorise : les autres empereurs essaient de défendre contre eux la paix publique, mais les lois les pins sévères demeurent

impuissantes. Avec l’aide de leurs compromettants alliés, les circoncellions, hordes de paysans fanatisés devenus de véritables brigands, les chefs du mouvement donatiste ne reculent ni devant le meurtre, ni devant le pillage ou l’incendie pour combattre le catholicisme, supprimer sesévêqueset ses prêtres, s’emparer de ses basiliques, substituer leur Eglise à l’Egiise. Ce soulèvement, à la fois révolutionnaire et schismatique, ce mouvement de séparatisme religieux, a été raconté par Tillemont (Mémoires, t. VI, lOgg, art. xl, p. i-igS), Duchesnb {Le dossier du donatisme, dans Mélanges d’arcliéoloffie et d’histoire publiés pari’Ecole française de Monte, t. X, 181|0, p. 589-G50), FERiiiiRE (La situation religieuse de l’Afri</ue romaine, 1897, p. 127-226), F. Martroye (i’ne tentati’e de ré^’olution sociale en Afrique, donatistes et circoncellions, dans Revue des Questions historiques, octobre 190^, janvier 1900), F. MARTROYE(Ge/i « erjc, la conqucle Vandale en Afrique et la destruction de l’Empire d’Occident, 1907, p. 1-70), A. AuDOLLENT (art. Afrique, dans le Dici. d’histoire et de géographie ecclésiastiques, t. I, p. 773-793). P. Monceaux (Ilistùire littéraire de l’Afrique chrétienne, t. l, Le Donatisme, 1912). Ce dernier historien, si modéré toujours et si impartial, a qualitté les donatistes de « diables déchaînés », et a jugé avec une grande sévérité « la folie fratricide du donatisme » (p. 198). Avec l’autorité de son grand langage, Bosscet n’avait pas parlé autrement. « On peut voir dans cet exemple, dit-il des donatistes, les funestes et secrets ressorts que remuent dans le cœur humain une fausse gloire, un faux esprit de reforme, une fausse religion, un entêtement de parti, et 1< s aveugles passions qui l’accompagnent : et Dieu, en lâchant la bride aux fureurs des hommes, permet qielquefoisde tels excès, pour faire sentir à ceux qui s’y abandonnent le triste état où ils sont, et ensemble faire éclater combien immense est la différence du courage forcené que la rage inspire, d’avec la constance véritable, toujours réglée, toujours douce, toujours p : iisible, et soumise aux ordres publics, telle qu a été celle des martyrs. « (Cinquième avertissement sur les lettres de M. Juneu)

Par là se marque clairement la dilTérence entre les donatistes et les orthodoxes. Pratiquant, avec l’exagération qu’ils mettaient à toute chose, le culte des martyrs, ou plutôt du martyre, les donatistes honoraient comme tels ceux des leurs qui avaient succombé dans les rixes continuelles qu’ils engageaient contre les catholiques, obligés souvent de se défendre par l’a force, ou qui avaient été punis par les magistrats pour des crimes de droit commua (voir saiiit Oftat, De schism. donat., UI, iv, et les Passions donatistes elles-mêmes, Pussio Donuti, l’assio Murculi, Passio Maximiliani et Isaaci : sur le grand nombre des inscriptions en l’honneur des prétendus martyrs donatistes, voir P. Monceaux, p. 150, t, 61 etsuiv.). Ils cherchaient même par le suicide à s’assimiler aux martyrs (saint Augustin, Ep. cciv, 1-2 et 5). La mort ne venant pas à eux, ils allaient au devant de la mort. On vil des donatistes se précipiter du haut des rochers, ou se noyer, ou se brûler vifs, parfois en compagnie de leurs évèijues, ou forcer les passants à les tuer, persuadés qu’ils iraient par là droit au ciel, comme s’ils avaient confessé la foi devant les bourreaux (saint Augustin, Contra Gaiidenlium, I, xxii, xxvii, xxviii, xiix, xxxvi, xxxvii ; Adcalholicos Ep. contra dorUitistas, jii-s. ; Ep. clxxxt ; De hæres., lxvii ; Contra Epist. Parmeniani, UI, VI, 29 ; Contra litteras Petiliani, I, xxiv, 2O ; II, xx, 46 ; Contra Cresconiian, III, 11, 5/( ; saint Optât, De schism. donat.. Ml, iv). C’était une folie, trop souvent contagieuse. Personne moins que ces frénétiques ne 383

MARTYRE

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à de vrais martyrs. Mais leur furevir lit j larlyrs véritables, en s’altaquant à des

ressemblait

aussi des niarly

évêques, à des prêtres, à des ûdèles, pour punir le

refus d’adhérer au scliisme, ou simplement en haine

de l’Eglise catholique.

Les écrits contemporains, particulièrement ceux de saint Augustin, ont conservé le souvenir de ces attentats. Nombreux sont les catholiques auxquels les circoncellions coupèrent les bras et les mains, arrachèrent la langue, crevèrent les yeux, ou qu’ils ont aveuglés en étendant sur leurs yeux une couche de chaux mêlée de vinaigre. En Sg ; , des clercs orthodoxes sont suppliciés de diverses manières. En ! , o’i, une troupe de donatistes assiège une maison où s’est rélugié Possidius, évêquede Calaïua, et y met le feu : l'évêque manque de mourir brûlé vif. En 404, Maximianus, évéque de Bagaï, voit son église envahie et dévastée par les sectaires, est presque assommé avec les planches de l’autel, puis est précipité du haut d’une tour : on l’abandonne dans un fossé, à demi-mort. La même année, Servus, évêque de Tubursicum Bure, échappe à une bande de gens armés, mais son père, un vieux prêtre, est tellement battu par eux qu’il en meurt. A Cæsariana, un prêtre et un diacre sont torturés et pendus. En 408, deux évêques, Sévère et Macaire, sont mis à mort. En 41>. dans la région d’Hippone, des circoncellions, conduits par des clercs donatistes, saisissent le prêtre Innocentius, lui coupent un doigt, lui arrachent un œil, et tuent le prêtre Restilutus. Voir sur ces attentats saint Optât, J)e scliisin. donat., III, iv ; saint Augustin, Psalin. contra partem Donati, 8.'i, 137-142, 154-155 ; Enarr. in Psalm., Liv, 18-26 ; Contra Ep. Parmeaiani, I, xi, 17-18 ; Contra liiteras Peliliani, I, XXIV, 2O ; II, Lxv, Lxxxiv, Lxxxviii, xcvi ; Contra Cresconiiim, 111, xlv, 49 ; Ep. xxiii, xxix, xxxv, Lxxxviii, xcvii, cv, CXI, cxxxiii, cxLiv ; Collât. Carthag., I. 188-189 ; ^^- Co//a<., III, XI, 22 ; Possinius, Vila Augustini, xi, xiv.

Il ne m’appartient pas de rechercher dans quelle mesure ces victimes des fureurs donatistes méritent régulièrement le titre de confesseur ou de martyr : disons seulement que beaucoup des si nombreux noms de martyrs africains qui se lisent au Martyrologe hiéronj’iuien appartiennent probablement à des catholiques immolés par les schismatiques des iv< ! et V siècles. Voici au moins un cas dans lequel le martyre semble avoir été juridiquement reconnu, et a pour garant l’autorité de saint Augustin.

Nabor, diacre donaliste de Numidie, probablement du diocèse d’Hippone, avait abjuré son erreur et s'était réconcilié avec l’Eglise catholique. Les sectaires jurèrent de se venger de lui. Il fut par eux surpris et tué. Saint Augustin composa cette épitaphe pour son tombeau :

ûonaiistarum crudcli cæde peremptum^ Iilfossuni hic corpus pia est citm Laude Naboris. Ante aîlquot tenipus ciim donatlsta fttisset. Conversas paccm pro qua morereiur aniavit. Opiima purpureo festitus sanguine causa, yon errore périt, non se ipse fiirore peremit ; Verurn niartyriuni fera est pietaie probatuni, Suscipe litlerulas primas, ibi nonien honoris.

(Dr Rossi, Inscr. christ., t. II, p. 40 1)

« Assassiné par la cruauté des donatistes, ici repose dans une gloire pieuse le corps de Nabor. Il

avait été pendant quelque temps donatiste ; mais il se convertit, et aima la paix de l’Eglise jusqu'à mourir pour elle. Couvert, pour la meilleure des causes, de la pourpre de son sang, il ne périt pas pour l’erreur, et ne se tua pas par folie : le sien est un vrai martyre, prouvé par la vraie piété. Lisez la

première lettre de chaque vers, vous connaîtrez son titre. 1.

J’emprunte à M. Monceaux le commentaire de ce poème :

a Le dernier hexamètre invite le lecteur à chercher l’acrostiche : c’est le mot diaconus, que dessine progressivement la première lettre de chaque vers. L’inscription contient beaucoup de détails précis. Nabor était récemment converti (1. 3) ; il a été tué par les donatistes (1. i) ; l'épitaphe a été réellement gravée sur sa tombe (1. 2). Notons encore l’emploi du mot pacem avec le sens déjà signalé de « paix religieuse, » de « communion catholique » (1. 4) ; les allusions à la nécessité d’une canonisation en règle (1. 7), au fanatisme des prétendus confesseurs schismatiques, à leur martyre volontaire (1. 6). Il était (lillicile <renfermer plus de choses en moins de mots. Augustin a résumé eu ces quelques vers toute sa théorie du martyre et les griefs des catholiques contre les violences ou le fanatisme des dissidents. » {Histoire littéraire de l’Afrique chrétienne, t. IV, 1'. 47^)

2. Les martyrs faits par les ariens. « ) Dans l’Empire romain. — L’hérésie aérienne ne fut pas seulement pour l’Eglise une grande crise doctrinale : on vit, à deux reprises, des empereurs chrétiens renouveler, au nom de l’hérésie, contre les catholiques restés fidèles aux définitions du concile œcuménique de Nicée, les persécutions que, si peu d’années encore auparavant, les empereurs païens dirigeaient contre l’ensemble des chrétiens. Bossuet n’hésite pas à rapprocher de celles-ci la persécution arienne, quand il dit : « Le sang des lidèles, que versaient les empereurs chrétiens, n'était pas moins fécond que celui des autres martyrs. » (Seconde instruction pastorale sur les promesses de l’Eglise, éd. 1783, p. 212)

1. Sous l’empereur Constance, beaucoup des défenseurs de l’orthodoxie furent exilés à plusieurs reprises : l’un des plus illustres de ces confesseurs, saint.thanask, rappelle leurs noms dans S(in Apologie De jiiga (iv, x). Après avoir dit comment les persécuteurs le cherchèrent lui-même pour le mettre à mort, il ajoute : « Et ce fut le sort de Paul de Constantinople, qu’ils cherchèrent aussi et parvinrent à trouver, et qu’ils firent étrangler [lubliquement à Cucuse de Cappadoce, par les mains de l’expréfet de la ville, Philippe, un des défenseurs de leur hérésie et exécuteur de leurs volontés perverses. » (De fuga, ni)

Paul était évêque de Constantinople, et avait été déposé par les ariens pour être remplacé par Macedonius. Deux de ses secrétaires, le sous-diacre Mart5'rios et le lecteur Marcien, eurent alors la tête tranchée (Sozomène, Hist. eccl., IV, m ; cf. Tii.lbMONT, Mémoires, t. VI, p. 398). L’historien du cinquième siècle, SocRATK, raconte les svipplices infligés à Constantinople à des membres de la petite secte des Novatiens, fermement attachée à la foi de Nicée et qui repoussait la communion de l'évêque intrus (Hist. eccl., II, xxxvui). Il semble iiue saint HiLAiHB ait été mal renseigné quand il rc[)roche à Constance d’avoir persécuté en évitant hypocritement de répandre le sang : « Tu te rends coupable des plusgrandes cruautés, sans te rendre odieux en nous infligeant de glorieuses morts… Tu es persécuteur et tu ne fais pas de martyrs… Tu éteins la foi de Jésus et tu ne laisses pas aux apostats l’excuse de la torture quand ils seront jugés par Dieu. Sous ton règne, ceux qui tombent sont inexcusables et ceux qui souffrent ne sont pas martyrs. » (/ ;  ; Constantium, I, i) Un autre exilé de Constance, Lucifer de 385

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Cagliabi, dans un écrit qui porte le titre significatif Moricndum pro Ueo, parle tout autrement : « Ton empire, tlil-il, est vermoulu, branlant et pourri, et tu iras expier en enfer le plaisir d’avoir envoyé au ciel des milliers de martyrs, quoique tes évêques hérétiques te promettent le ciel en récompense des atrocités que lu nous as fait souffrir… Ces intrépides qui ne cèdent pas, qui peuvent mourir mais non apostasier, te crient : Nous mourrons avec joie pour la divinité du Fils de Dieu, et par là nous régnerons avec lui. Ainsi ta force échoue. Tous les jours on en tue, et ils te bravent de cœur, d’esprit et de corps ; tu les tues, mais tu ne les soumets pas… Vous avez massacré à Alexandrie et dans tout l’univers, vous avez exilé dans toutes les villes de l’Orient. Qu’avez-vous fait autre chose que des martyrs ? Vos victimes ont leurs reliques sur nos autels ; nous prions ces élus de vos vengeances, ils sont dans le paradis, vos proscrits sont nos protecteurs. »

Saint Athanase, qui écrit à Lucifer de Cagliari pour le féliciter de cette véhémente protestation, semble donc se porter garant de son exactitude. Luimême la conlirme, en. racontant les scènes qui se passèrent à Alexandrie en 356, alors que la violence le contraignit à partir pour la troisième fois en exil. Ouand les églises d’Alexandrie eurent été enlevées aux catholiques, ceux-ci se réunissaient dans les cimetières, a La semaine de la sainte Pentecôte, le peuple, après avoir jeûné, s’était rendu au cimetière pour prier. Tous avaient horreur de la communion de Georges (l’évêque arien). A cette nouvelle, ce profond scélérat excite le chef militaire Sébastien, et celui-ci, avec une troupe de soldats portant des armes, des épées nues, des arcs et des traits, se précipite, en plein dimanche, sur le peuple. Il ne trouve plus que quelques fidèles en prière, car la plupart s’étaient retirés à cause de l’heure ; et alors furent commis les crimes qu’on devait attendre d’un agent des ariens. Il allume un bûcher, place des vierges près du feu, et veut les forcer à dire qu’elles ont la foi d’Arius ; les voyant victorieuses, sans souci des flammes, il les fait dépouiller et battre au visage, au point de les rendre méconnaissables. » (Apologia de Fugn^ vi) De nouveau, « les caravanes de déportés reprirent le chemin de la Grande Oasis ; les dépositions d’évéques se multiplièrent, et beaucoup de ces vénérables vieillards, qui déjà avaient traversé tant de dangers, moururent par suite des mauvais traitements ». (G. Bardy, Saint Athanase, igi^, P-’36) Mais il y avait eu aussi des morts à Alexandrie : le 12 juilletest honoré un de ces martyrs, le sous-diacre Eulychius (ilart. hieron., v id. Jul.).

a. Dix ans plus tard, la persécution arienne se ranima . sous l’impulsion de l’empereur d’Orient Valens. Saint Gri^goirb de Nazianzb (Oratio xxv, g) parle de nombreux catholiques alors bannis ou mis en prison. L’évêque d’Edesse, saint Barsès, est exilé dans l’île d’Aradus. puis à Oxyrrhynque, où il meurt de chaleur et de faim (Théodorbt, ÎJist. eccl., IV, xni). Quatre-vingts prêtres étant allés à Nicomédie trouver l’empereur pour se plaindre des violences des ariens, sont enfermés dans un bateau qui doit, seiuble-t-il, les conduire sur la terre d’exil ; mais, exécutant un ordre du préfet du prétoire, une fois le navire parvenu en pleine mer, les matelots y mettent le feu et l’abandonnent : il s’engloutit tout brûlant avec ses passagers (ibid., xv). A Alexandrie, des vierges chrétiennes furent odieusement outragées, des moines furent envoyés aux mines, un diacre député près d’eux par le pape Damase fut marqué au fer rouge d’une croix sur le front et joint à ces forçats : des enfants mêmes furent mis à la torture, y

Tome ITI.

périrent, et leurs cadavres, refusés aux prières de leurs parents, restèrent exposés aux oiseaux et aux chiens (ibid., xix).

Pour les martyrs de Constance et de Valens, voir encore Socrate, Hist. eccL, II, xxxvii-xxxvm ; IV, II, XV, XVI, XVII, XVIII, XXI, XXIV ; Sozoméne, /list. eccL, l, III, xxx ; VI, xviii, xix, xx. Dans la partie du tome VI, 1699, des Mémoires de Tillbmont, intitulé

« Histoire de l’Arianisme >, lire les articles lu.

Il Idée générale de la persécution de l’Eglise par Constance tirée de saint Athanase » ; liv, Idée de la même persécution, tirée de saint Hilaire » ; lv, i< Remarques de Lucifer et de quelques autres sur la mesme persécution » ; pp. 366, 371, 37/1,

b) Dans l’Afrique Vandale. — En 429, le roi vandale Genséric, après avoir ravagé l’Espagne, aborda en Maurétanie. En peu d’années, il se rendit maître de la plus grande partie de l’Afrique romaine. La domination vandale dura plus d’un siècle, jusqu’à la reprise des provinces africaines, en 533, sous l’empereur Justinien. Ariens fanatiques, les Vandales y persécutèrent à plusieurs reprises les catholiques : sous Genséric (429-477), sous Ilunéric (477-4^4), enfin, pendant la dernière période de leur domination, sous Thrasamund (493-633). Cette dernière persécution fut violente, et le fanatisme de Thrasamund est attesté par les chroniqueurs contemporains ; mais on n’a sur elle que peu de détails. Au contraire, celles de Genséric et d’Hunéric sont longuement décrites par Victor, évêque de Vite, qui avait entendu raconter les faits qu’il rapporte de la première, et qui fut témoin oculaire de la seconde, pendant laquelle lui-même fut exilé pour la foi. Il est peu de relations martyrologiques aussi précieuses que les cinq livres de son Historia perseciitionis Afrcanæ proi inciae, écrite vers 486 ou 487, au lendemain de la mort d’Hunéric : ils ont la même valeur documentaire pour cette période de l’histoire religieuse que le De martyrihus Palestinæ d’Eusèbe et la dernière partie du De mortibus persecutorum de Lactance pour la persécution de Dioctétien. — Sur les persécutions vandales en Afrique, voir Ruinart, In Itistoriam persecutionis Vandalicæ commentarius historiens, 1694 (reproduit dans Migne, P. L., t. LVIll) ; Tillemont, Mémoires, t. XVI, 1707, art. sur saint Eugène, p. 491-614 ; Gorres, Christenverfolgungen, dans Kraus, Real-Encyhlopiidie der christlichen Alterihiimer, t. I, p. 359-282 ; Audollent, Carlhage romaine, 1901, p. 541-555, et art. Afrique, dans le Dict, d’Iiistoire et de géographie ecclésiastiques, t. I, p. 8a3-833 ; F. Martroye, L’Occident à l’époque byzantine, Goths et Vandales, 1904, p. 179-218 ; Genséric, la conquête vandale en Afrique, 1907, p. 828359 ; Hefele-Leclercq, Histoire des conciles, t. II, 1908, p. 930-935 ; Leclercq, L’Afrique chrétienne, t. II, p. 143-213. On trouvera dans le tome III, 1904, du recueil de dom Leclercq, Les Martyrs, p. 344407, la traduction française de VHistoria persecutionis de Victor de Vite.

I. La persécution de Genséric eut deux causes : la politique et la haine des hérétiques contre les orthodoxes. Voulant asseoir sur une terre romaine la domination d’envahisseurs peu nombreux, il proscrivit ce qui avait le plus d’attachement pour Rome, l’aristocratie et l’épiscopat, dépouillant les uns de leurs biens, les autres de leurs églises, et confisquant le tout à l’usage des conquérants. Mais à ce sentiment s’en joignitun autre : si Genséric ne promulgua aucun édit de persécution, il laissa toute liberté à son clergé arien, barbare d’origine et fanatique en religion, qui prit la direction des poursuites, et commit contre la liberté et la foi des catholiques les plus cruels attentats : lui-même partageait ce fanatisme

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et en encourageait les actes, n In universum captivi pojjuli sævus, sed præcipue nobilitati et religion ! infensus, ut non discerneretur hominibus magis an Deo bellum indixisset », dit Prosper Tiro, Chron., n° l’i’ig, anno 489 (éd. Mommskn, J/o/i. Germ. hist., Auct.ant., t. IX, p. 447). ^* persécution sévit surtout dans la Zeugitane et la Byzacène, où les Vandales étaient complètement établis ; dans les autres provinces, qu’ils s'étaient assujetties, mais où ils ne résidaient pas à demeure, ils se bornèrent à imposer aux catholiques un joug très dur : ainsi, partout où des évêques ou des prêtres avaient, dans leurs sermons, fait quelque allusion dont pouvait se blesser l’oreille du conquérant, nommé par exemple Pharaon, Nabuchodonosor ou Holopherne, l’exil était prononcé contre le délinquant : Victor db Vite I, vu) cite plusieurs évêques exilés pour ce fait, et mourant loin de leurs sièges. On possède une admirable lettre d’AiNToNiNus, évêque de Cirta, au confesseur Arcadius, que Genséric avait exilé dans les déserts africains ; c’est une exhortation au martyre, digne de saint Cyprien (Migne, P. L., i. L, col. 667-670, d’après Baronius, Ann., ad ann. 487). La persécution de Genséric s’adoucit en 442, après un traité de partage de l’Afrique consenti par l’empereur Valenlinien III ; elle reprit violemment en 467, lors de l’avènement de Majorien.

Le règne de Genséric fit probablement plus de confesseurs que de martyrs, car, à l’exemple de beaucoup de persécuteurs, les Vandales avaient peur de ce mot. Genséric avait exclu du palais quiconque n'était pas arien. Un des ofliciers de la cour, Armogaste, refusa de renier sa foi. On le mit à la torture ; on lui tordit les jambes, on le suspendit par un pied la tête en bas : il supporta tout, en invoquant le Christ. Un (ils du roi, Théodoric, au service duquel il était attaché, commanda de le décapiter ; mais un prêtre arien, Jucundus, intervint : « Tu pourras, dit-il au prince, le faire mourir à force de mauvais traitements ; mais si tu le frappes du glaive, les Romains le déclareront martyr », incipient eum liomani martyrem prædicare. Théodoric l’envoya au loin travailler à la terre, puis, pour l’humilier, le fit ramener près de Carthage, où, à la vue de tous, on lui donna des vaches à garder. Il mourut épuisé des tortures qu’il avait subies (Victor de Vite, I, xiv).

Un autre cas n’est pas moins curieux. Bien que l’Eglise exclût ordinairement de son sein les gens de théâtre, un « archimime », nommé Mascula, lui montra une grande fidélité. Genséric, près de qui il était en faveur, chercha par tous les moyens, ruses et promesses, à le rendre hérétique. Comme l’acteur résistait à ses efforts, le roi commanda de lui couper la tête ; mais il donna secrètement des instructions au bourreau : si, à la vue du glaive levé sur lui, il a un moment de faiblesse, le tuer, car il n’aura pas mérité les honneurs du martyre ; si, au contraire, il reste intrépide, l'épargner, a Mascula, appuyé sur le Christ, demeura ferme comme une colonne, et se releva glorieux confesseur. Si l’ennemi jaloux ne voulut pas faire de lui un martyr, il ne put lui ravir le mérite de sa confession. » (Victor de Vite, I, xv)

Il y eut cependant aussi des martjTS sanglants sous Genséric. Victor db Vite semble en égaler le nombre à celui des confesseurs : « Marlyria quam plurima esse probantur, confessorum autem ingens et plurima mullitudo » I, x), ce qui est peut-être exagéré. En tout cas, il y en a des exemples autlientiques. L’iiistorien raconte I, xiii) qu’un jour de Pâques les ariens, conduits par un de leurs prêtres, brisèrent les portes de l'église de Regia ; pendant que le lecteur, montée l’ambon, chantait l’alleluia, on le vit s’affaisser, le livre tombant de ses mains : une

flèche lui avait traversé la gorge ; beaucoup de prêtres et de fidèles furent tués à coups de javelots et d'épées près de l’autel ; d’autres furent arrêtés et condamnés par sentence royale à divers supplices. L’un des plus célèbres martyrs est le comte Sébastien, gendre du fameux comte Boniface dont la trahison ouvrit l’Afrique aux Vandales. Genséric avait pris Sébastien pour conseiller. Mais il voulut le faire passer à l’arianisme et rebaptiser par ses prêtres.

« Roi, lui dit Sébastien après s'être fait apporter un

pain de la table royale, cette masse de farine très pure a passé par l’eau et le feu ; moi aussi, broyé comme la farine sous la meule de l’Eglise, j’ai été arrosé de l’eau du baptême et cuit au feu de l’EspritSaint. Fais, si tu le veux, rompre en morceaux ce pain, qu’on le mouille de nouveau et qu’on le remette au four ; s’il en sort meilleur, je ferai ce que tu veux. » Genséric ne sut que répondre, et, dit ViCTOK DE Vite I, vi), « pour tout argument lit mettre à mort cet homme courageux ».

Comme le montre l’histoire de Sébastien, Genséric aimait à s’entourer de civilisés, dont les conseils et l’expérience étaient utiles à l’affermissement de son pouvoir. Mais il se défiait d’eux, tant qu’ils n’avaient pas trahi leur foi religieuse. Parmi ces serviteurs d'élite, étaient quatre Espagnols, Arcadius, Paschasius, Probus et Eutycianus. Il voulut les contraindre à l’apostasie : les trouvant incbranlables, il les condamna au dernier supplice. « Tous les quatre, dit un chroniqueur, acquirent l’illustre couronne d’un admirable martyre. » (Prospbr Tiro, Chron., ann. 437, dans Mon. Germ. Hist., Auct.ant., t. IX, p. 476) Paschasius et Eutycianus avaient un frère encore enfant, qui fut pour le même motif cruellement battu, mais qu’on laissa vivre.

L’iiistoire la plus touchante est peut-être celle d’un groupe d’esclaves martyrs. Un fonctionnaire vandale avait quatre serviteurs, Martinianus, Saturianus, et leurs deux autres frères, dont on ne nous dit pas les noms. Il avait aussi, pour intendante de sa maison, une belle jeune fille, Maxima, qui avait secrètement voué au Christ sa virginité. Le Vandale voulut marier celle-ci à Martinianus, chargé du soin de ses armes. Arrivés dans la chambre nuptiale, « ubi ventum est ut cubiculi adirentur sécréta silentia », Maxima fit à son mari la confidence de son vœu. Le jeune homme promit de la respecter. Pris, à son tour, d’un zèle apostolique, il convertit ses trois frères. Tous les quatre, accompagnés de la jeune fille, prirent la fuite et se réfugièrent dans un monastère. Le maître découvrit leur retraite, les reprit, leschargea de chaînes, et voulut les contraindre au second' baptême. Genséric, averti, commanda de leur infliger de cruelles tortures. On les battit Iiorriblement, avec des bâtons taillés en forme de scie ; Maxima fut étendue à terre, attachée à des pieux aigus. Rien n’y lit, et ils semblèrent miraculeusement préservés. Maxima fut rendue à la liberté, se fit religieuse, et Victor de Vite la visita souvent dans le monastère dont elle était devenue la supérieure. Quant aux hommes, on les relégua en Maurétanie, dans les domaines d’un chef indigène. En ce pays, resté jusque-là réfractaire à la foi chrétienne, ils prêchèrent avec tant d’ardeur et de succès, qu’ils firent de nombreuses conversions ; à la demande de leurs messagers, le Pape envoya de Rome un prêtre et des diacres, qui construisirent une église dans la région évangélisée par eux. Quand Genséric connut ces faits, sa colère n’eut pas de bornes. Il commanda de leur faire subir l'épouvantable supplice qui, d’après le poète Prudence, avait été celui de saint Hippolyte : on les attacha par les pieds à la queue de quatre chevaux attelés ensemble et lancés au galop à travers389

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les pierres et les broussailles. Les chrétiens purent recueillir leurs corps lacérés, et Victor db Vitk raconte, d’après un évêque qui en fut témoin, un miracle opéré à leur tombeau I, x-xi).

Un autre épisode nousmonlre lesépreuves morales auxquelles furent quelquefois soumis les martyrs. Saturus était l’intendant d’Hunéric, le lils aîné et le futur successeur du roi. On voulut le contraindre à embrasser l’arianisrae. Les promesses d’honneurs, de richesses, échouèrent devant sa lidélité ; les menaces restèrent sans effet. La plus terrible des tentations lui fut alors présentée. S’il persiste dans sa foi, tous ses biens seront contisqués, ses enfants deviendront esclaves, sa femme sera donnée pour épouse à un chamelier. Il eut le courage de résister à sa femme, à ses lils, qui se roulaient en pleurant à ses pieds, à la vue de sa petite lille, que la mère portait dans ses bras et nourrissait encore de son lait. On le dépouilla de tout, on l’accabla de mauvais traitements, on le réduisit à mendier, et l’on défendit à tous de le secourir ; « mais il est une chose que personne ne put lui enlever, la robe blanche de son baptême ». (Victor dé Vite, I, xvi)

2. Tels furent, coupés par une trêve d’une dizaine d’années, les trente-sept ans de la persécution, à la fois violente et insidieuse, de Genséric. Celle d’Hunéric, beaucoup plus courte, puisqu’elle ne dura que sept ans, fut plus violente encore, et surtout plus systématique.

Le successeur de Genséric commença par exclure de toute fonction palatine ou administrative ceux qui ne professaient pas l’arianisme II, vu). Puis il condamna à l’exil une multitude de prêtres, de diacres, de fidèles, parmi lesquels même des femmes et des enfants : Victor de Vile en compte 4-966. Internés dans deux villes de la frontière, ils y attendirent, dans une effroyable promiscuité, au milieu des ordures, dont Victor de Vite donne la description la plus réaliste, l’arrivée des Maures qui devaient les emmener au désert. L’exode commença : ceux qui ne pouvaient marcher étaient liés par les pieds, et traînés à la suite, comme des cadavres d’animaux : beaucoup moururent, et la route suivie par la caravane fut jalonnée de leurs liimuli II, VIII, xri). Les évêques catholiques demeurés sur leurs sièges furent ensuite convoqués par le roi à une conférence contradictoire, qui se tiendrait à Carthage. Comme l’évêque catholique de cette ville, Eugène, pour assurer une discussion plus libre, demandait l’autorisation de faire venir du dehors des prélats qui ne fussent pas sujets des Vandales, Hunéric s’irrita, et ût fouetter plusieurs évêques, choisis parmi les plus éloquents : ils reçurent chacun cinq cent cinquante coups de verges II, xvi) ; un d’entre eux, Lætus, « strenuum atque doctissimum virum », fut brûlé vif II, xviii). Après une première réunion, où ils eurent à subir l’insolence duo patriarche » des Vandales, Cyrila, les catholiques se décidèrent à présenter une longue profession de foi, libellus fidei, ijue publieintégralement Victor de VnEIII, i-xxiii). La discussion contradictoire en resta là, et fut close par un édit d’Hunéric, daté du 2/( février iSi, qui appliquait aux catholiques toutes les lois précédemment portées par les empereurs contre les hérétiques, en y ajoutant des clauses nouvelles et plus dures [IV, II). Quant aux très nombreux évêques demeurés à Carthage après la conférence, on les invita encore une fois à l’apostasie, puis, sur leur réponse unanime : « Nous sommes chrétiens, nous sommes évêques, nous restons attachés à la seule et vraie Foi des apôtres », on leur tendit un piège. Ils furent invités à prêter un serment politique : « Jurez qu’après la mort de notre souverain vous désirez pour

roi son fils Hildéric, et qu’aucun de vous n’entretiendra de correspondance avec les provinces de l’autre cùlé de la mer. >. Sur cette question du serment, les évcques se divisèrent : les uns crurent pouvoir le prêter en sûreté de conscience, les autres pensèrent n’en avoir pas le droit. Sur l’invitation dos fonctionnaires vandales, les jureurs et les non-jureurs se rangèrent des deux côtés de la salle : puis fut rendue contre les uns et les autres une sentence dérisoire, les premiers étant condamnés à l’exil, parce qu’ils avaient prêté serment contrairement au précepte de l’Evangile qui défend de jurer, et les seconds étant condamnés à la peine plus dure de la relégation en Corse, avec travaux forcés, parce qu’ils avaient montré en ne jurantpasqu’ilsne désiraient pas avoir pour futur souverain le lils du roi IV, v). On a la liste de tous lesévêques venus des diverses provinces d’Afrique àCarthage pour la conférence : ils étaient au nombre de 466. Sur ce nombre, 88 périrent pendant leur séjour dans cette ville, 28 parvinrent à s’enfuir, un fut martyrisé (Lætus, brûlé vif), un autre confessa la foi dans les tourments, 302 assermentés furent exilés, /|6 insermentés furent déportés en Corse. Cette liste, qui commence par les mots : « Incipiunt nomina episcoporum catholicorum diversarum provinciarum, qui Carthagine ex præcepfo regali venerunt pro reddenda ratione lidei die Kl. Februarias anno sexto régis unerici… », est publiée à la suite de VHisloria de Victor db Vite, Corp. scripl. eccl. /rt^. Vienne, t. VII, 1881, p. i i^-134 ; voir aussi Gor-BES, Cliristenverfolgungen, dans Kraus, t. I, p. 27^.

Les laïques ne furent pas moins éprouvés que les clercs dans la persécution d’Hunéric. A peine les évêques étaient-ils partis pour les déserts africains ou pour les rivages inhospitaliers de la Corse, que les sicaires du roi envahirent les maisons des catholiques. Nulle torture n’était épargnée pour les forcer à renier la foi : on les battait de verges, on les suspendait, on les brûlait. Les femmes, malgré leurs protestations, étaient dépouillées de leurs vêtements pour être fouettées en public, n Tourmentez tous mes membres, s’écrie en vain Dionisia, mais épargnez ma pudeur » ; et comme on l’avait placée sur un lieu élevé, afin de la montrer en cet état à la foule, elle ne cessait de parler, pour exhorter les autres à souffrir courageusement, pendant que des ruisseaux de sang coulaient sur tout son corps. « Et par son exemple, dit l’historien, elle délivra presque toute sa ville », c’est-à-dire elle donna à presque tous ses concitoyens la force de résister comme elle V, i). Son UIs unique, tout jeune et délicat, fut à son tour mis à la torture : n Souviens-loi, lui cria-t-elle, que notre mère l’Eglise nous a baptisés au nom de la Trinité. » Elle le regardait avec des yeux enflammés,

« elle le frappait de ses regards », dit Victor

de Vite ; et, ainsi soutenu, l’enfant mourut au milieu de la torture. La mère reçut dans ses bras le petit martyr, et l’enterra dans sa maison, « afin d’être toujours avec lui ». Une autre femme héroïque, de la ville de Culunita, nommée Victoria, fut suspendue au-dessus d’un brasier : son mari, qui avait renié la foi, ses fils, la suppliaient d’abjurer : elle refusa intrépidement, fut détachée du chevalet parles bourreaux qui la croyaient morte, et survécut à son supplice V, m). Elle raconta ensuite que, pendant qu’elle gisait, évanouie, une vierge lui apparut, la toucha et la guérit miraculeusement.

Un des traits marquants de la persécution d’Hunéric, c’est l’effort des ariens pour faire apostasier les enfants et la résistance courageuse de ceux-ci. Parmi les catholiques si nombreux qui furent conduits en Maurétanie au commencement de la persécution, il y avait beaucoup d’enfants, plurimi 391

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infantali. Leurs mères les accomiiagnaient, animées de sentiments bien divers : les unes conjurant leurs enfants de se soumettre au second baptême, que partout les hérétiques essayaient d’imposer aux ortliodoscs, les autres les exliortant à demeurer iidèles au sacrement qui les avait faits catholiques : et c’est, dit Victor de Vite, à ce dernier parti que tous s’arrêtèrent II, XIX). A Carthage, un enfant noble, de sept ans, fut arraché à sa mère pour être conduit ainsi aux fonts baptismaux. La mère, les cheveux épars, courait après les ravisseurs, et l’enfant se débattait dans leurs bras, en criant : « Js suis déjà chrétien, je suis déjà chrétien, par saint Etienne je suis clirétien ! » On le bâillonna, et on le plongea malgré lui dans la piscine, « os opturanles …in suum gurgitem demerserunt «. Même résistance de la part des enfants du médecin Liberatus, qui criaient aussi : « Je suis déjà chrétien ! » Il faut lire tout ce récit de Victor de Vite, ce qu’il dit de l’intrépidité de la mère, de la ruse des persécuteurs, qui veulent lui faire croire que son mari a renié la foi, des reproches que, ainsi trompée, elle adresse à celui-ci, et de l'énergique réponse du clirétien calomnié V, xiv). Dans l’Eglise de Carthage, des enfants, selon l’usage de cette époque, remplissaient l’office de lecteur : ils formaient, en réalité, une sorte de « maîtrise n. Quand le clergé de cette ville fut emmené en exil, les jeunes lecteurs le suivirent. Mais vin clerc apostat en retint de force douze, qu’il savait bons chanteurs. On voulut les attacher au service du culte hérétique. Us refusèrent, et, bien que mis plusieurs fois à la torture, persistèrent à ne prêter aucune aide à des chants sacrilèges. Quand, après la mort d’Hunéric, revint la paix religieuse, ils reprirent leur office dans l’Eglise catholique : on les appela a le choeur des douze petits apôtres ». V, x)

Victor de Vile cite parmi les martyrs de la persécution d’Hunéric, les uns mis à mort, d’autres survivant aux plus cruelles tortures, Dativa, sœur de la courageuse Dionisia, dont nous avons parlé plus haut, Leontia, « fille du saint évoque Germain a, le » vénérable médecin Emile, illustre par la confession qu’il lit de la Trinité », Boniface de Sibida : « Que de douleui’s ils souffrirent, et quels supplices leur déchirèrent les entrailles, quanta pertulerunt qualibusqiie cruciatibus es’isceratæ vel eviscerati siint, personne ne saurait le décrire. >j V, i) A Tuburbo majus, un citoyen noble, Servus, après avoir été fustigé, est plusieurs fois élevé au moyen d’une poulie, puis, les cordes se relâchant, est précipité violemment sur les pavés ; d’autres fois on le traîne au milieu des rochers, dont les aspérités lui déchirent le corps V, ii). Victor d’Adrumète, le plus riche habitant de l’Afrique, à ce moment gouverneur de Carthage, est invité au nom du roi à l’apostasie : f Je suis sur de Dieu et du Christ mon Seigneur, répond-il aux envoyés d’Hunéric, et voilà ce que vous direz de ma part au roi : qu’il me jette dans le feu, qu’il m’expose aux bêtes, qu’il me fasse soulfrir toute espèce de tourments ; si je consens à son désir, c’est qu’inutilement j’aurai été baptisé dans l’Eglise catholique. Car même si cette vie présente était la seule, et si nous n’espérions pas la vie éternelle, qui existe véritablement, je ne voudrais pas, pour conserver pendant peu de temps des honneurs passagers, me montrer ingrat envers celui qui m’a donné sa foi. » Cette réponse exaspéra le roi, qui infligea à l’ancien proconsul d'épouvantables supplices, <f jusqu’au jour où la mort couronna son martyre » V, iv). On cite encore le martyre, à Carthage, de deux négociants, portant l’un et l’autre le nom de Frumentius, et celui de sept religieux, l’abbé Liberatus, le diacre Boniface, les sous-diacres Rusticus

et Servus, les moines Rogatus, Septimus et Maximus (ibid.). On a de ces sept martyrs de très bons Actes : nous y lisons qu’ils furent attachés ou cloués au-dessus d’un brasier, puis, le feu s'étant éteint à plusieurs reprises, assommés à coups de rames {/'assio ieatissimoriim ntartyruiii qui upud Carthaginein passi surit suh inipio rege Ilunerico, die vi non. Jul., à la suite de VHisioiia de Victor de Vite).

Une des histoires les plus étranges, mais aussi des mieux attestées, que raconte Victor de Vite, est celle des martyrs de Tipasa. Cette ville de Maurctanie était terrorisée par un évêque arien, qui voulait forcer tous les habitants à embrasser son hérésie. Le plus grand nombre des catholiques parvint à se réfugier en Espagne : il en resta cependant quelquesuns, qui n’avaient pu s’embarquer, et continuèrent à célébrer secrètement leur culte. Hunéric, informé de leurs réunions, commanda de leur couper la main droite et la langue. Cependant, après ce supplice, ils parlaient clairement. « Si quelqu’un refuse de nous croire, dit l’historien, qu’il aille à Constantinople, et il y trouvera l’un de ces martyrs, le sousdiacre Reparalus, qui parle sans difliculté ; à cause de quoi cet homme vénérable est tenu en grand honneur dans le palais de l’empereur Zenon : particulièrement l’impératrice a pour lui une grande vénération. >i V, vi) Le témoignage de Victor de Vite n’est pas le seul : le comte Marcellin affirme, dans sa Chronique, avoir vu lui-même à Gonstantinople un de ces confesseurs, qui avait la main droite amputée et la langue coupée, et qui parlait distinctement (Marcblli.vds comes, Chron., ann. 484, dans Mon. Germ. hist., Auct. ant., t. XI, p. 98). Procopb {De bello Vand., 1, vni), Victor de Thunb (Chron., ann. 479 ; Mon. Germ. hist., t. XI, p. 189), Aeneas DE Gaza (dans Migne, P. /,., t. LXXXV, col. looi), saint Grégoire le Grav^d (Dialog., III, xxxii), rapportent le même fait ; saint Grégoire dit en tenir le récit d’un évêque qu’il rencontra à Gonstantinople, et qui avait pu examiner les bouches sans langues des confesseurs. L’attestation la plus imposante se trouve dans une constitution de Jcsïinien : « Nous avons vu, dit l’empereur, ces hommes vénérables, à qui l’on avait coupé la langue jusqu'à la racine, et qui, chose merveilleuse, avaient conservé la parole.) {Code Just., I, XXVII, 1) Voir sur ce fait Newman, ^ote on ecclesiastical miracles, dans Hislory of my religious opinions, Londres, 1865, p. SoG-Sog.

3. Dans cette crise suprême de l’Eglise d’Afrique le témoignage des martyrs n’est pas demeuré sté rile. On a ^^l tout à l’heure comment le courage di Dionisia avait sauvé sa ville de l apostasie a Et combien dans cette ville, dit Victor de Vite, on été par là gagnés à Dieu ! il serait trop long de 1< raconter. V, i) Il est plusieurs fois question, dan ; le livre de cet historien, de Vandales confesseui-s il en cite deux qui avaient déjà confessé la" foi ; plusieurs reprises, et qui sous Hunéric la confessé rent de nouveau, eurent tous leurs biens confisqués et partirent avec leur mère pour l’exil V, x) ; i cite encore la femme d’un serviteur du roi, appeh Dagila, a matrone noble et délicate », qui, déjà plu sieurs fois confesseur sous Genséric, fut par Huné rie condamnée à la flagellation et à l’exil, et, pour h Christ, abandonna » avec joie » sa maison, sonépou ? et ses enfants, poussant l’esprit de pénitence jusqu’i refuser ensuite d'échanger contre un séjour moins dui le désert aride où on l’avait d’abord reléguée V, vni) Ces compatriotes des persécuteurs avaient vi^isemblablement passé de l’hérésie au catholicisme aprè : avoir été témoins du courage des martyrs. Aussi le ; Vandales, quand le fanatisme ne les emportait pas et quand ils se donnaient la peine de la réflexion 193

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lésilaient-ils, dans cette persécution, comme dans a précédente, à transformer les persécutés en iiartyrs. Deux frères, de la ville d’Aquæ Regiae, 1 valent une première fois été torturés enscjuble.puis 'un, qui un instant avait paru faiblir, s'était resaisi et aait cric aux bourreaux : « Inventez contre es chrétiens tous les supplices que vous voudrez, ce |ue mon frère fera, jele ferai. » On appliqua à l’un t à l’autre les lames rougies au feu, les ongles de er, puis lesbourreaux, les voyant inébranlables, les envoyèrent en disant : « Tout le peuple les imite, t personne ne vient à notre religion. » V, v) Ceuxi aussi, par leur exemple, avaient « libéré leur ité ».

Une question se pose après cette persécution comme iprès toutes les autres : celle des lapsi. La lecture lu livre de Victor de Vite montre qu’ils furent nomircux. Cependant, le nombre des martyrs et des onfesseurs l’emporta certainement. L’auteur de la 'assion des sept martjrs dit, dans un style imagé :

Si l’on vit sortir de l’arche, à la recherche des adavres, une foule de corbeaux destinés à périr, lus grande cependant est celle des colombes bieneureuses qui s’envolèrent au nom de la sainte Triité. B (Passio septem monaclionnii, ii.) Dès le lenemain de la persécution, un concile romain, tenu u Latran en 487, posa les conditions de la réconciation, et détermina la durée de la pénitence des enégats. Il frappa les membres du clergé de plus évères sanctions que les laïques. Il distingua soineusement ceux qui avaient été rebaptisés par ruse u par violence et ceux qui s'étaient soumis de plein ré à un second baptême. Il semble que queluc confusion s'était faite à ce propos dans esi)rit des simples, et que beaucoup de ceux qui valent été rebaptisés malgré eux se croyaient deveus ariens (Hefelk-Leclercq, Histoire des conciles, , II, p. 934-935). Tous n’avaient pas vu la question ussi clairement que l'évêque Habetdeum. Il subisait la peine de l’exil on de la relégation dans une ille de Tripolitaine, où demeurait un des plus fanaiques prélats ariens. Celui-ci lui lit lier les mains, lettre un bâillon dans la bouche, et l’inonda d’eau aptismale. Mais « cette eau menteuse ne put sublerger sa volonté).. Quand il eut été délivré de ses ens, l’arien lui dit en raillant : « Eh bien I frère [abetdeum, te voilà devenu chrétien à notre maière : que te reste-t-il donc à faire, sinon te soulettre aux ordres du roi ? — Il n’y a, répondit-il, de lit condamnable que si la volonté a consenti. Moi, ?rræ dans ma foi, j’ai par mes cris confessé et éfendu ce que je crois et ce que j’ai toujours cru. Lprès que tu m’eus chargé de chaînes et que tu eus errouillé la porte de ma bouche, je me suis retiré ans mon cœur comme dans un prétoire, et là ai dicté aux anges les Actes de la violence qui l'était faite, et je les ai faitlire à Celui qui est mon ouverain. » (Victor de Vite, V, xii)

La résistance de la liberté morale à la force matéielle a rarement inspiré de plus beaux accents ; et je e jjuis mieux Unir que par une telle parole le porralt de ces martyrs de la persécution vandale, dont i lidt lilé est le dernier rayon de gloire qui ait claire l’ancienne Eglise d’Afrique.

V. -- Le martyre a L'ÉPOQnE de la Réforme

. L' intolérance protestante ; 2. Le luthéranisme : Allemamagne ; Etats Scandinaves ; 3. /.e cali’inlsnie : Pays-Bas ; France ; Suisse ; Hongrie ; 4. L’anglicanisme : la législation ; les prisons et la torture ; les supplices ; le cardinal Fisher, Thomas More ; martyrs anglais devant leurs juges ; V humour dos martyrs ; la joie des

martyrs ; les conversions opérées par eux ; le loyalisme des martyrs anglais ; 1 opinion des contemporains ; bibliographie ; 5. i’n épisode contemporain.

I. L’intolérance protestante. — Les catholiques rais à mort en haine de leur foi furent très nombreux dans les pays où s’implanta la Réforme.

L’intolérance religieuse a fait, au xvi^ siècle, des victimes dans tous les partis. Un grand nombre des propagateurs ou des adhérents des idées nouvelles, lulliériens et calvinistes, ont été décapités, pendus ou brûlés par sentence des Parlements en France, de l’Inquisition en Espagne et en Italie, des tribunaux de Philippe II dans les Pays-Bas. Les villes protestantes de la Suisse et les princes luthériensde l’Allemagne noient ou brûlent les anabaptistes. Henri VUl, pour affirmer l’orthodoxie anglicane, lit brûler des anabaptistes et des luthériens. Sous le règne de sa fille Marie, des anglicans sont exécutés. Parlant des réformateurs tombés ainsi ^ic limes de leurs opinions, un célèbre historien protestant a loué

« la fermeté inflexible qui leur lit braver les dangers, les tourments et la mort même, lorsqu’en prêchant les doctrines de paix ils portaient le tumulte

de la guerre dans toutes les parties de l’Eglise chrétienne ». (Hume, The I/istory of England frurii ihe invasion of Jiitius Cæsar to ilie révolution in 1688, Londres, 1762 ; trad. française, t. VII, Paris, 1819, p. 16) On ne peut dire plus clairement que beaucoup d’entre eux vécurent et moururent en révoltés. C’est l’impression que donnent les martyrologes de la Réforme (Chespin, Foxe), résumés par Agrippa d’AuBiGNÉ (Histoire universelle, 1616, 1. II, c. x : éd. delà Société de l’Histoire de France, t. I, Paris, 1888, p. 202-208). On y trouve des personnages comme Cranmer, le mauvais génie d’Henri VIII, qui avait luimême, sous ce prince, envoyé au feu des hérétiques, qui changea plusieurs fois de religion au gré des souverains, et ne montra sur le bûcher l'énergie du désespoir qu’après avoir vainement attendu dune dernière rétractation la grâce de la vie ; comme ce prêtre apostat qui faisait manger des hosties à son chien, et, au moment de la mort, demandait en raillant qu’on essayât de ramener celui-ci à la religion catholique ; comme ce fanatique qui, pendant la messe, arrachait l’hostie des mains du célébrant ; ou cet ancien moine qui, à Westminster, assommait avec un morceau de bois le prêtre qui disait la messe, et dont le sang coulait dans le calice et sur l’hostie consacrée : Foxe appelle le meurtrier « un (idèle serviteur de Dieu ». On y voit encore des condamnés qui, avee une assurance suspecte, ont préditle châtiment prochain de leur juge, prédiction accomplie soit avant la Un du procès, soit au lendemain de l’exécution, ce qui fait dire à Bossuet : a II est aisé de prophétiser quand on a de tels anges pour exécuteurs. » (Histoire des variations, X, vu ; éd. de 1688, t. II, p. 97) « Est h noter que tous les susnommés sont appelés martyrs », écrit Agrippa d’Aubigné, voyant en chacun d’eux « celui qui meurt purement pour la foi » ; mais il faut avouer que « ce courage forcené », comme dit encore Bossuet, ressemble peu à « la constance véritable, toujours réglée, toujours douce et soumise aux ordres publics, telle qu’a été celle des martyrs ". (Cinquième avertissement aux protestants sur les lettres de M. Jurieu)

Cependant, à côté de ces fanatiques, et faisant contraste avec eux, beaucoup d’autres dissidents ont accepté la mort avec résignatfon, non comme des rebelles, mais comme des croyants persuadés qu’en souffrant pour leurs opinions religieuses ils accomplissaient un devoir de conscience. Sans trop regarder si à leur bonne foi ces involontaires victimes de l’erreur n’ont pas souvent mêlé, dans une plus ou

moins grande mesure, ce que Bossuet appelle « l’entèlement de parti », accordons-leur largement notre pitié et notre respect. Un écrivain catholique de leur temps, Florimond ok Rkmond, a rendu hommage à leur intrépidité, à la pieuse allégresse avec laquelle ils marchèrent au supplice, et dit l’émotion profonde produite par ce spectacle (^Histoire de la naissance, progrès et décadence de l’hérésie en ce siècle, 1605, t. VII, c. vi). Un semblable téuioignage leur est accordé par un des adversaires les plus déclarés de la Réforme, Gaspard ne Saulx-Tavannks, qui attribue à l’exemple donné par eux de nombreuses conversions à leurs croj’ances (Mémoires, collection Petitot, t. XXIV, p. 251). Je ne saurais mieux faire que de reproduire à leur sujet les paroles du cardinal Pkrraud : o Si l’on ne peut dire qu’ils furent des martyrs, puisque, selon la remarquetrès justede saint Augustin, c’est la cause et non la souffrance qui fait le martyr(cai<42, non poena, martyreiii facit), il était au moins incontestable qu’ils avaient souffert, souffert avec une invincible constance, souffert des supplices semblables à ceux que le paganisme expirant avait fait souffrir aux disciples du Crucilié. Il y avait là un élément de séduction bien propre à troubler les conscicncesles plus généreuses. « (Leçons du P. Perraud à la Sorbonne, Le Protestantisme sous Charles LS’, dans Kevue des cours littéraires, 1870)

Mais la justice due à la mémoire de ceux qui souffrirent ainsi ne doit pas faire oublier que contre le protestantisme la société catholique était, au xvi’siècle, en état de légitime défense : s’il y eut trop souvent des excès regrettables dans les mesures défensives, conformes aux rudes mœurs de ce temps, et si, confondus avec de dangereux agitateurs, elles frappèrent aussi des égarés ou des innocents, on doit blâmer les excès, plaindre, peut-être même quelquefois admirer les victimes, mais non condamner la défense elle-même, que les attaques des novateurs avaient rendue nécessaire.

Les chefs de la Réforme ne réclamaient pas pour eux-mêmes et n’admettaient pas pour leurs adversaires la liberté de conscience. Ils la considéraient au contraire comme une invention diabolique : libertas conscientiarum diabolicum dogma, Ai.’Thkodorb DB BÉzB. Aussi avaient-ils déclaré la guerre non seulement aux doctrines et à la discipline de l’Eglise, mais encore à ses membres. Ils ne se proposaient pas seulement de les asservir : en cas de résistance, ils les vouaient à la destruction. Telle fut, dés le début du mouvement réformateur, la pensée de Luther, « ce cerveau puissant, mais néfaste, qui a brisé l’unité chrétienne et déchaîné sur l’Europe la plus épouvantable des guerres civiles », comme l’a défini M. Imbart de la Tour (Revue des Deux Mondes, i"’déc. 1915, p. 499). « Avec les hérétiques, dit LuTHKH, on ne doit pas disputer : il faut les condamner sans les entendre, et, pendant qu’ils périssent par le feu, les fidèles devraient poursuivre le mal jusque dans sa source, en baignant leurs mains dans le sang des évêques catholiques, et du Pape, qui est le diable déguisé. » (Propos de table, III, i^S) Ces paroles ne sont pas d’un convive un peu échauffé : Luther parle de même dans ses lettres. « Si la folie des Romanistes continue, le seul remède me paraît être que l’empereur, les rois, les princes, attaquent par les armes ces pestes de la terre, et terminent la chose non plus avec des paroles, mais avec le fer… Nous repoussons les voleurs à coups de fourches, nous punissons les brigands par le glaive, et les hérétiques par le feu : pourquoi n’employons-nous pas toutes nos armes à chasser ces maîtres de perdition, ces cardinaux, ces papes, toute cette boue de la Sodome romaine, qui corrompt sans tin l’Eglise

de Dieu, et ne lavons-nous pas nos mains dans leur sang ? » (De Wuttk, l.iither’s Briefe, 1. 1, Berlin, 1826, p. 10 ; ^) En termes plus modérés, comme il convenait à son caractère, Mélancuton exprime le même avis : « Il est très sévèrement commandé par l’Ecriture aux magistrats politiques de détruire en tous lieux, à main armée, les statues qui sont l’objet de jièlerinages et d’invocations, et de punir par des supplices corporels les inguérissables (insanabiles) qui conservent avec obstination le culte des idoles. » (Melanchtonis Opéra, éd. Bretschneider, t. IX, p. I 77.) MuNziiR prêche, en 1521j, « l’extermination nécessaire » (cité par Janssen, L’Allemagne et la Béforme, t. II, Paris, 1889, p. SgS). Calvin, sous Edouard VI, recommande au protecteur Somerset de

« réprimer par le glaive les gens obstinés aux

superstitions de l’Antéchrist » (Lettres de Calvin, éd. Bonnet, t. II, p. 267 ; voir aussi Hbnry, Leben Cahins, t. ii, appendice 30). Le désir de reforme, qui séduisit tant d’âmes sincères, passe vite au second plan : détruire le catholicisme, exterminer, s’il le faut, les catholiques, telle se formule ouvertement la théorie des chefs, mise docilement en pratique par leurs disciples. La Réformation, dit un historien protestant,

« s’ouvrit par une pensée homicide… Luther

exprimait le désir de voir enfin le jeu finir et les luthériens tomber sur les maudits, non plus avec des l)aroles, mais avec des armes ». (Hôflbr, Papst Adrian VI, Vienne, 1880, p. 82)

On voit combien est fondée cette parole de Bossuet :

« Ceux qui nous vantent leur patience et leurs

martyrs sont en effet les agresseurs, et de la manière la plus sanguinaire. « (Cinquième avertissement sur les lettres de M. Jurieu) Lord Acton, que nul ne soupçonnera d’apologétique complaisante, a écrit, sur la Protestant theory of persécution, des pages très fortes, dans lesquelles il montre que l’intolérance catholique fut purement défensive, tandis que les protestants avaient adopté « le principe de l’intolérance agressive, nouveau à cette époque dans le monde chrétien, et favorable tout ensemble au despotisme et à la révolution ». (The Ilistory of Freedom and other Essays, Londres, 1907, p. 168, 170, 181, 255, etc.)

Ce que nous avons à raconter mettra cette observation en pleine lumière.

a. Le luthéranisme. — Malgré les propos Il homicides » que nous avons cités de Luther, ses sectateurs furent, de tous les réformés, ceux qui mirent à mort le moins de catholiques.

a) Dans toutes les contrées allemandes oùle luthéranisme devint dominant, la docilité avec laquelle les peuples imitèrent la défection intéressée de leurs princes explique cette modération relative. La haine sectaire s’y manifesta par les outrages et les profanations, par le sac des églises, la destruction des monastères, le brisement des images, la confiscation des propriétés ecclésiastiques, l’exil imposé aux prêtres et même aux laïques demeurés fidèles au catholicisme ; mais il y eut peu de sang versé. La plupart des catholiques mis à mort en haine de leur foi l’ont été à la suite d’émeutes populaires, d’atten tats individuels, non de sentences judiciaires (voir les exemples cités par Janssen, t. III, 1892, p. 643 ; t. IV, 1895, p. II 5).

Là cependant où les luthériens rencontraient de la résistance, ou se trouvaient en pays ennemi, leur fanatisme devint sanguinaire. Beaucoup des profanations et des cruautés qui souillèrent le sac de Rome en 1627 doivent être attribuées aux troupes « affriandées de la religion luthérienne. Aussi elles le firent bien paroistre envers les prebstres et gens d’église. 397

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auxquels ne pardonnarent jamais, qu’ils ne passassent le pas tant qu’ils en trouvoient ». (Œiivres complètes de Brantômb, éd. de la Société de l’Histoire de France, t. I, 1864, p. 353) Les lansquenets allemands proclament Luther pape, parcourent les rues de Rome alTublés d’ornements pontificaux, et tournent en dérision les cérémonies sacrées. Ils firent porter à un âne des habits ecclésiastiques, et voulurent forcer un prêtre à donner l’eucharistie à l’animal agenouillé : sur son refus, ils le tuèrent (Gregorovius, Gcschichte der Madt Rom im Mittelaller, t. VIII, Stuttgardt, 1874, p. 5^3). C’est le premier des martyrs de l’eucharistie faits par la Réforme.

b) En dehors de l’Allemagne, l’établissement du luthéranisme, voulu par la royauté avec la complicité de l’aristocratie, rencontra des populations moins favoral)les : aussiyeut-il plus de persécution. Gustave Wasa l’imposa à la Suède par un mélange d’astuce et de violence, malgré la résistance des habitants. Deux cvèques fidèles à l’ancien culte furent, sous prétexte de haute trahison, mis à mort avec d’horribles outrages. Il y eut des massacres decatlioliques en Dalécarlie. En Danemark, Christian II, Frédéric I*’, Christian III, employèrent des moyens semblables ; sous ce dernier roi, tous les évêques furent incarcéi-és, pour les contraindre à se démet-Ire : l’un d’eux, qui refusa, mourut en prison. Les évêques catholiques de Norvège durent s’enfuir pour éviter le même sort. L’Islande se souleva, décidée à repousser la Réforme : un de ses évêques fut mis à mort, comme complice de la révolte ; le peu))Ie, à bout de résistance, finit par accepter le culte luthérien. Pendant plus de deux siècles le catholicisme demeura ofliciellement proscrit dans les Etats Scandinaves, et les lois continuèrent à prononcer contre les contrevenants la confiscation et même, dans certains cas, la mort (Tueiner, La Suède et le Saint-Siège, Paris, 18^2 ; Martin, Gusta^’e Wasa et la liéforme en Suède, Paris, 1906 ; Crouzil, Le Catholicisme dans les pays Scandinaves, Paris, 1902 ; Pas-TOR, Geschichte der Piipste, t.’V, Fribourg en Brisgau, 1909, p. 692-695). « De notre temps — lisons-nous dans un livre publié en 1876 — la France catholique a dfi donner l’hospitalité à des Suédois coupables d’être revenus à la foi de leurs pères, exilés et dépouillés pour cette foi. » (Lbscœur, L’Eglise catholique en Pologne, t. I, p. 282)

3. Le calvinisme. — Repoussé dans la plu" part des principautés allemandes, le calvinisme fut, à partir du milieu du xvi° siècle, à peu près seul professé par lesRéformésaux Pays-Bas et en France.

a) Les excès des « Gueux de mer » dans les I^ays-Bas furent horribles. « C’étaient, au dire même des protestants, les plus abominables pirates de tous les temps… Leur cupidité était sans égale ; sous prétexte de faire retentir en tous lieux leur cri de guerre : « La parole de Dieu d’après Calvin I » ils saccageaient les églises et les couvents et faisaient subir de tels traitements aux religieuses que l’histoire des peuples offre peu d’exemples de semblables atrocités. » (Kkrvin de Lettknhove, Les LLuguenots et les Gueux, t. II, Bruges, 1883, p. 408) D’épouvantables profanations accompagnaient le sac des églises : à’Velane, après un festin offert aux soldats sur les ruines de l’une d’elles, on fait manger à un perroquet des hosties consacrées (Jansskn, t. IV. p. 2^3). A Enkhuisen, cinq Franciscains sont mis à mort : le chef de guerre qui prononça la sentence est un prêtre apostat (Mkuffhls. Les martyrs de Gorcum, Paris, 1908, p. 46). « Qu’a fait cet homme ? » crie une femme en voyant conduire un Chartreux au supplice.

« Ce qu’il a fait ? » répond avec fureur un Gueux de

l’escorte, « c’est un moine, un papiste ! » Quand la ville de Brielle eut été prise par les Gueux, le i’"' avril 1572, « les églises furent pillées, les images abattues, les prêtres et les moines persécutés », dit un historien (T. JusT, Les Pays- lias sous Philippe II, t. II. Bruxelles, 1855, p. 5g2). L’expression est faible : la vérité, c’est que tous les ecclésiastiques qui ne suivirent pas le honteux exemple donné par le curé de la ville, et refusèrent d’abjurer, furent mis à mort.

« Au sac du monastère de’TenRugge, les Gueux trouvent

un religieux qui n’a pu fuir. Comme il refuse de crier : « Vivent les gueux ! » ils le massacrent. Mais avant de le tuer, ils lui coupent les deux oreilles, qu’ils vont clouer l’une à la porte de la ville, l’autre à celle de l’église. Quelques jours plus tard, le } avril, ils mettent à la potence Henri Bogaart, curé de Hellevoelsluis, après lui avoir coupé les extrémités des mains et des pieds. Un autre prêtre est tombé au pouvoir des vainqueurs. II s’appelle Vincent et il a quatre-vingt-cinq ans. Ils lui enfoncent dans la tête une couronne d’épines et le chargent d’une croix fabriquée à la hâte avec deux poutres. Ils le lient ensuite sur un char dont les soubresauts achèvent de briser le corps du vieillard. Enfin ils mettent un terme à ses tortures en le suspendant à la potence. Citons encore, parmi les autres victimes immolées à Brielle, Corneille Janssen, curé de Firmærtprès de Bergen-op-Zoom, Mathias Pacianus, curé d’Eclo, et un chanoine de Brielle, Bervout Janszoon. Ce dernier a refusé de céder sa maison à la concubine de l’apostat. Jean d’Ornal. Celui-ci, ancien chanoine de Liège, le fait enlever de nuit et, sans l’ombre d’un procès, le fait mettre à la potence avec trois prêtres et un la’ique. On coupe la corde pendant qu’ils vivent encore, on les jette dans un puits rempli de vase où, avant d’expirer, ils luttèrent encore de longues heures avec la mort. » (Mkufl’KLs, p. 54) On compte, lors de la prise de Brielle, cent quatre-vingt-quatre prêtres décapités ou brûlés vifs ; dix-neuf autres moururent pendant la torture. (Janssbw, t. IV, p. 339)

Trois mois plus tard, le 2 juillet, périrent ensemble dans la même ville dix-neuf ecclésiastiques — onze Franciscains, un Dominicain, deux Prémontrés, un chanoine régulier de Saint-Augustin, quatre prêtres séculiers — capturés par les Gueux à Gorcum, et conduits à Brielle pour y être exécutés. Leurs Actes ont été écrits par un contemporain, Guillaume Estius, professeur à l’université de Douai, à l’aide des notes qu’ilavait recueillies l’année même du martyre (reproduits, d’après la traduction française de 1606, au tome VII du recueil de Dom Lrclkrcq, p. 21 6-35 1 ; ils forment le fond du livre déjà cité de MEUFFBLS, /’, e. « martyrs de Gorcum).

En les lisant, on reconnaît, une fois de plus, que si tous les martyrs se ressemblent par le courage, ils sont loin d’être coulés dans un moule uniforme. Les traits diffèrent selon les personnes et aussi selon les pays et selon les temps. Quand la persécution dure depuis des années, ceux qu’elle atteindra ont eu le temps de^e’y préparer ; quand elle éclate à l’improviste, bien des saillies individuelles s’y montrent, qui n’ont pu être prévues ou d’avance corrigées. Plusieurs des martyrs de Gorcum vont à la mort sans enthoiisiasme : ils tremblent jusqu’au dernier moment. On voit même, au pied du gibet de Brielle devant la poutre où, dans une misérable grange, vont tout à l’heure se balancer dix-neuf corps, deux desplus jeunesreligieux supplier les bourreaux de couper leurs liens et de les laisser fuir. Mais quand, à ceux qui semblent refuser ainsi le calice, les bourreaux offrent leur grâce à condition d’apostasier la foi catholique, ils se redressent et acceptent 389

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résolument le supplice. Un autre trait bien personnel est le suivant. Parmi les condamnés était xm religieux de dix-liuit ans, qui s'était montré ferme jusque-là. Au dernier moment, il céda aux instances et aux promesses d’un ministre calviniste, et accepta la liberté en échange de sa foi. Le vicaire des Franciscains, Jcrùme, quigravissait les degrés de l'échelle, voit ce reniement. « A ce moment, le ministre lui adresse la ijarole et lui dit de ne pas invoquer les saints, ma19' ; de se recommander à Dieu. En voyant devant lui l’assassin de l'âme de son frère, le Père Jérôme ne sait pas se contenir : a La mort ne me fait pas peur, répond-il, mais je suis navré de l’abus que vous faites de la faiblesse de notre novice. Arrière, misérable, arrière, suppôt de Satan ! » Ces paroles sont accompagnées d’un violent coup de pied, que de l'échelle il lance au séducteur. Le coup porte si bien, que le ministre tombe à la renverse et roule par terre. » (Meuffbls, p. lô^-iôS) Certes, ce n’est pas la patience ordinaire des martyrs ; mais s’il y eut un peu trop d’indignation humaine dans son geste, le Père Jérôme sut l’expier en supportant avec une constance héroïque le surcroit de cruauté que les bourreaux apportèrent à son supplice.

Les martyrs de Gorcum, béatiliés en 1676 par Clément X, ont été canonisés par Pie IX en 1867. Leur historien, Esxins, raconte la mort, pour la foi catholique, d’autres religieux immolés par les Gueux (Leclercq, t. VII, p. 217, 356-36g). L’un de ces martyrs, Musius, recteur du monastère de Sainte-Agathe, à Delft, était connu et aimé du chef de la rébellion des Pays-Bas, le prince d’Orange. Celui-ci demanda au commandant des Gueux de mer, Guillaume de la Mark, compte de tant de meurtres, et en particulier de celui des dix-neuf martyrs. La Marck, dans sa réponse, cherche à se disculper : Si la justice, dit-il, a suivi son cours, c’est que les prisonniers « avaient persisté dans leur fausse religion papiste ». Ce ne sont pas des victimes des troubles civils, mais des victimes delà haine calviniste. <i En ces quelques mots, le persécuteur livrait le fond de son àme. Il donnait le vrai motif de la mort de ses victimes, celui qui, à nos yeux, en fait des martyrs. » (Meuffels, p. 1^3)

b) En France comme aux Pays-Bas, le calvinisme est, selon l’expression d’un historien, la religion des insurgés ». (Mignet, Etudes historiques, Paris. 1877, p. 348) Les catholiques mis à mort par ces

« insurgés », en dehors des combats réguliers des

guerres de religion, sont innombrables. Lord Acton fait remarquer qu’ils n’agirent pas ainsi pour venger leurs propres injures, mais « en conséquence de leur principe ». (The Histor)- ofFreedom, etc., p. 166) En effet, bien longtemps avant le crime politique de la Saint-Barthélémy, avant même l'échauffourée de Vassy, les massacres de catholiques par les protestants se produisirent sur tous les points du territoire, en Normandie commedans l’Orléanais, dans le Maine, en Dauphiné.en Languedoc, en Provence. Ces massacres étaient prémédités : dès le 5 mars 1560, l'électeur palatin Frédéric III, l’uji des rares princes allemands qui aient adopté les doctrines de Calvin, écrit : « Un grand coup sera bientôt frappé. D’ici au dimanche de Beminiscere, tous les prêtres de France seront massacrés », et il ajoute : u Je suis engagé dans l’affaire. » (Kluckhorn, Briefe Friedrichs des Frommen, t. 1, Brunswick, 1868, p. 1 26 ; cité par Jansskn, t. IV, p. 260) Quand, en mai 1662, les huguenots de Lyon, aidés par le terrible baron des Adrets, ont mis à sac les églises de leur ville, et chassé les moines et les prêtres, le même Frédéric déplore qu’on leur ait fait grâce de la vie (Kluckhorn, p. 297 ; Janssbn, p. 205).Iln’en fut pas partout ainsi.

« Trois mille religieux français », dit le cardinal de

Lorraine au concile de Trente, « ont subi le martyre jjour n’avoir pas voulu traliir le siège apostolique. » (Cité par Janssen, t. IV, p. 261) On trouve dans un écrit presque contemporain, le Theutrum crudelitaiis hæreticorum, publié à Anvers en 1687, 1604 (traductions françaises en 1588, 1607 ; réimpression en : 883chez Desclée, avec suppression de nombreux passages où est peinte trop crûment l’obscénité des bourreaux), d’horribles détails sur les mutilations honteuses qu’on leur (il souvent subir (cf. Brantôme, t. I, p. 353-354), et sur les souffrances qu’on leur infligea avant de les tuer : huile bouillante versée sur le corps ou dans la bouche, yeux crevés, oreilles, narines ou langue coupées, entrailles arrachées et déroulées sur des bâtons ; on cite un prêtre à qui le ventre fut ouvert, et rempli d’avoine que mangèrent des chevaux ; d’autres furent attachés à la queue des chevaux, et écartelés vivants ; un prêtre, qui disait la messe, fut suspendu à une croix, et tué à coups d’escopette ; d’autres sont enterrés vivants, noyés, précipités du haut des murailles, attachés à des poutres enduites de soufre auxquelles on met le feu. Le même document mentionne l’immolation de nombreux laïques, hommes, femmes, et même enfants. Il cite, dans le seul diocèse d’Angoulème, en moins de deux ans, plus de cent vingt personnes de tout état martyrisées ob professionem fidei catliolicæ (éd. 1687, p. 42) : parmi ceux qui furent fusillés, par l’ordre du capitaine huguenot Pile, il nomme un chirurgien, Philippe Dumont, et un marchand de draps, Nicolas Guineau, qui, « attachés à des arbres, confessèrent avec une grande constance Notre-Seigneur Jésus-Christ, suivantla doctrine qu’ils avaient reçue de l’Eglise catholique », constantissime Dominum nostrum Jesum Christum confessi juxta doctrinani sanclnm quant ab Ecclesia catholica receperant (ibid.). Combien d’autres, parmi ces victimes du fanatisme protestant, eurent également droitautitredemartyrs : comme ce moine de la chartreuse deBonnefoy, enVivarais, mis à mort en 1569 par une bande de huguenots pour avoir refusé de transgresser sa règle en mangeant de la viande (Vianey, Saint François Régis, Paris, 191 4, p. 62) ; comme ce prêtre de Chateauneuf du Faou, en Bretagne, qui fut percé d’un coup d'épée parce que, lors du sac de l'église par les calvinistes, ayant aperçu une hostie jetée à terre, il se mit à genoux et la consomma pour la soustraire aux profanations (Leclercq, f.es Martyrs, t. VIU, 1908, p. 243) ; comme ces deux Jésuites martyrs de l’Eucharistie, mis à mort pour en avoir défendu le dogme contre un ministre qui l’attaquait, le P. Jacques Salez et le F. Guillaume Saultemouche, dont s’instruit le procès de béatification. (J. Blanc, Les martyrs d’Aubenas, Valence, 1906 ; F. TouRNiBR, Rapport présenté au Congri^s eucharistique de Rome le 5 juin îyO.'i, dans le » Etudes, t. CIII, 1906, p. 779-794) Et, à une époque plus rapprochée de nous, combien encore méritèrent le titre de martyrs, parmi les innombrables catholiques des Cévennes immolés au commencement du xviii" siècle par les Camisards en haine de leur foi, et dont beaucoup moururent avec une piété, une fermeté et une résignation admirables ! (Voir les relations contemporaines publiées par Dom Leclercq, J.es Martyrs, t. X, 1910, p. 1-07)

Mais le calvinisme n’est pas seulement une religion d’insurgés : il inspira aussi à des autorités régulières la persécution systématique, et l’on peut juger, par l’histoire d’un petit pays où pendant quelques années il devint maître, du sort qu’il eût fait aux catholiques français si le mouvement de la Ligue n'était venu à temps briser ses efforts. Quand 401

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la mère d’Henri IV, Jeanne d’Albret, eut embrassé les doctrines de Calvin, elle décréta en 1671, dans son royaume de Béarn, l’abolition du culte catholique, <c voulant imiter EzéoUias, Josias et Théodose, qui avaient détruit l’idolâtrie. » Cette abolition fut << fort griefve au peuple », reconnaît le ministre protestant BoRi)ENAVK(///sioire de Béarn et de Aavai-re, éd. de la Société Je l'/Iistoire de France, Pavis, 1878, p. 3u). Leclergé.nialjjré lerelàchementqui y régnait, eut peu d’apostats (150 sur 2000 prêtres) et donna à Dieu des martyrs (Poyedavant, Histoire des troubles survenus en Béarn dans le A’VI' et la moitié du X'//' siècle, Pau, t. I, 1819, p. 368, 380, 433). A Orthez, le lieutenant général de la reine, Monlgomery,

« fit massacrer en chaire le prieur des Augustins

prêchant contre l’hérésie en face des hérétiques, et précipiter dans le gave les prêtres et les fidèles qui refusaient d’apostasier. A Oloron, il voulut forcer à abjurer quatre moines augustins, eî, sur leur refus, il les fit périr, au mépris d’une capitulation, avec d'étranges raninements (ie barbarie «. (De Mraux, Les luttes religieuses en France au A’M' siècle, Paris, 1879, p. 12/t) A Lascar, il fit pendre tous les ecclésiastiques qui ne voulurent pas apostasier (Dubar-RAT, f.e Protestantisme au Béarn et au pays basque, Pau, 18g5 ; cf. du même, La Tolérance de Jeanne d’Alliret, dans C. R. du IIP congrès scientifique international des catholiques, sciences historiques, Bruxelles, iSgâ, p. 3a9-332). « Une infinité de prêtres, de religieux, de catholiques de tous états ont été massacrés dans le Béarn par les ordres de la reine Jeanne, sans autre crime que celui de leur religion ou de leur ordre >, dit Bossuet (Cinquième avertissement sur les lettres de M. Jurieu). Même sur mer, ses officiers poursuivaient les missionnaires catholiques. Le jésuite Azevedo et ses compagnons furent arrêtés, vers Madère et les Canaries, par un huguenot de Dieppe, qui prenait le titre d’amiral de la reine de Navarre : « Tuez, dit-il à ses matelots, tuez cette canaille qui allait semer le papisme au Brésil. Jetez à la mer ces chiens de Jésuites ! » (Theatrum crudelitatis hæreticorum, p. hl^) Noyés en 1670, ils ont été béatifiés par Benoit XIV en 1742. Un calviniste béarnais, au service de la même persécutrice, attaqua, l’année suivante, un navire portant quatorze autres missionnaires qui avaient suivi les traces d' Azevedo, et tua douze d’entre eux. (Zes Missions catholiques françaises au.YI. siècle, t. VI, p. 386) Le culte catholique ne fut rétabli en Béarn qu’un an après l'édit de Nantes : la première messe publique, depuis l’apostasie de Jeanne d’Albret, y fut célébrée en iSgg : le clergé catholique n’y obtint qu’après plusieurs années la restitution des églises, et en i 620 seulement celle de ses biens confisqués.

c) En Suisse, l’esprit tyrannique de Zwingle et de Cah in s’imposa par la violence : partout où elles purent se former, les majorités protestantes y opprimèrent les minorités catholiques, et, non contentes de l’intolérance envers les personnes, dévastèrent les plus vénérables monuments de l’ancien culte : là comme dans tous les pays où sévit la Réforme, d’innombrables trésors d’art disparurent sous les coups d’un barbare ou cupide vandalisme. Mais il y eut peu de martyrs iiroprerænt dits. Le plus illustre est saint Fidèle de Sigmaringen, l’apôtre des Grisons. Ancien avocat, devenu Capucin, il avait été envoyé par la Propagande pour ramener à la foi catholique les populations de ce vaste canton, qui avaient passé en majorité au calvinisme, et pris les armes contre l’Empire. Le succès de ses prédications excita le ressentiment des calvinistes : une troupe de soldats, conduits par un ministre, se saisit de lui à Seewis ; on voulut le contraindre à l’abjuration ; sur

son refus indigné, ses agresseurs le frappèrent de coups d'épée, le poignardèrent, et lui coupèrent la jambe gauche. Martyrisé en 1622, il a été canonisé par Benoit XIV en 17^6 (voir F. della Scala, Der heilige Fidelis von Sigmaringen, Erstlingsmartyr des Kapuzinerordens und der Congregatio de Propaganda Fide, Mayence, 18, 6 ; P. de La Motte Servala, Avocat, religieux, martyr, ou saint Fidèle de Sigmaringen, martyrisé pur les protestants, Paris, 1901). d) Vers la même date, la Hongrie, jadis le boulevard de l’Europe contre la barbarie musulmane, était alVaiblie et ruinée par les sectes hérétiques. Depuis le commencement de la Réforme, luthériens et calvinistes s’y disputaient la prépondérance ; dans ce conflit, les catholiques, en beaucoup de lieux, avaient été persécutés, avaient vu leurs églises dépouillées, leur clergé menacé de mort ou d’exil. En 1566, à Grosswarden, où le tombeau du saint roi Ladislas venait d'être profané, tous les chanoines qui refusèrent d’embrasser le nouvel évangile et de se marier furent massacrés (Hœninghaus, La Réforme contre la Réforme, trad. franc., Paris, 1845, 1. 1, p. 480). Les troubles politiques du xvii » ^ siècle rendirent la situation pire encore. Les magyars révoltés en 1619 contre l’Empire, sous la conduite du calviniste Bethlen Gabor, assaillaient le clergé et les moines, pillaient les églises et les couvents, et commettaient partout des atrocités. Le 5 sej)t(-mbre, l’un des lieutenants de Bethlen, Rakoczy, envahit la ville de Kaschau. Le conseil de la ville, où dominaient les influences calvinistes, voulut assurer la sécurité de la population en livrant le chanoine Crizin et les Jésuites Pongracz et Grodecz. n Préparez-vous à mourir », leur dirent leurs gardiens. —

« Pour quel motif ? — Parce que vous êtes papistes, 

et demain on vous le fera bien voir. — Pour un titre aussi glorieux, répondit Pongracz au nom de tous, c’est à l’instant même que nous sommes prêts à mourir. » On les éprouva par tous les moyens ; on les laissa presque mourir de faim ; on leur promit biens et dignités s’ils voulaient embrasser le calvinisme ; on essaya vainement de séparer la cause du chanoine de celle des religieux. Désespérant de vaincre leur résistance, les heiduques protestants les accablèrent de mauvais traitements ; on les attacha au plafond avec des cordes ; à l’imitation des bourreaux de l’antiquité, on promena sur tout leur corps des torches enflammées ; puis on décapita le chanoine Grisin et le jésuite Grodecz, dont on jeta les cadavres dans une fosse d aisance. Pongracz n’avait pas été décapité, mais assommé ; il fut jeté, vivant encore, dans la même fosse. Il y resta de longues heures au milieu des immondices avant d’expirer, trouvant encore la force d’exhorter un catholique hésitant, qui se trouvait près de là, et ne cessant d’invoquer Jésus et Marie. Les trois martyrs hongrois ont été béatifiés par Pie Xle 1 5 janvier igoS (H. Chérot, Figures de martyrs, Paris, 1907, p. 177201 et 305-307).

4. L’Anglicanisme. — a) En Angleterre, la persécution sanglante contre les catholiques dura plus d’un siècle, pour se continuer ensuite sous une autre forme, les amendes et la confiscation. Supprimer les catholiques, et, si l’on ne peut les supprimer tous, réduire à néant l’influence de ceux qui restent, par l’exclusion des affaires et par la ruine, telle fut la tactique avouée et ouvertement suivie par leurs persécuteurs anglicans.

Un piège continuellement tendu à leurs consciences fut celui des serments : serment de suprématie, c’est-à-dire reconnaissance par serment de la suprématie du souverain sur l’Eglise, à l’exclusion de 403

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l’autorité du pape, imposé sous Henri VIII, sous Edouard VI, sous Elisabetli ; serment d’allégeance, sous Jacques I"’, moins absolu dans les termes, mais contenant cependant des expressions que la conscience catholique ne pouvait accepter (sur le serment d’allégeance, voir LiNGARD, Histoire d’Angleterre, trad. lloujoux, t. II, p. 138-140 ; F. Mourret, Histoire générale de l’Eglise, t. VI, L’Ancien Régime, 1912, p. 2830 ; J. DE LA Servière, La question d’altégeance, dans les Etudes, t. LXXXIX, 1901, p. 61-76, et art. Allégeance, dans le Dict. d’histoire et de géographie ecclésiastiques, fasc. VIII, 1912, col. 485-489) ; sous Charles I""-, renonciation par serment au dogme de la transubstantiation ; sous Charles II, en 1672, nouveau serment contre la transubstantiation et le culte de la sainte Vierge et des saints, exigé de toute personne occupant des fonctions publiques : c’est ce qu’on a appelé le Test, ou l’épreuve (sur la formule de ce serment, voir Bossuet, Histoire des variations, XY, xxii ; éd. 1688, t. II, p. 375-879).

La persécution sanglante commence en 1535 par le supplice de ceux qui nient la suprématie ecclésiastique d’Henri VIII. Elle se continue sous Edouard VI : loi de 1647, punissant de la confiscation, de la prison, et, en cas de seconde récidive, de la iiiort ceux qui refuseraient de reconnaître cette suprématie du roi, ou qui reconnaîtraient celle du Pape. Elle se précise et s’aggrave par plusieurs lois d’Elisabeth : bill de 1558, confirmant et renouvelant celui de 1547 ; bill de 1563, condamnant aux peines portées contre le crime de traliison toute personne convaincue pour la seconde fois d’avoir reconnu par écrits, paroles ou actions, l’autorité du Pape, ou toute personne engagée dans les saints ordres ou occupant un emploi public, qui aurait pour la seconde fois refusé le serment de suprématie : dans l’un et l’autre cas, la première désobéissance était punie du bannissement et de la confiscation des biens ; bill de 1671, punissant également des peines de trahison quiconque sollicite ou obtient une bulle papale, ou reçoit l’absolution en vertu d’une telle bulle, et seulement de la confiscation des biens et de la prison perpétuelle quiconque est trouvé porteur d’un Agnus Dei, d’une croix, d’une médaille pieuse ou d’un chapelet ; bill de 1584, punissant comme coupable de haute trahison tout prêtre catholique, né en Angleterre, qui s’y trouverait encore dans un délai de quarante jours, toute personne qui le secourrait et lui donnerait asile, et même tout Anglais élevé dans un séminaire ; bill de 1598, statuant que toute personne au-dessus de l’âge de seize ans, qui refuserait pendant un mois d’assister au culte anglican, serait mise en prison ; que si, après cette correction, elle persistait encore trois mois dans le même refus, elle serait bannie du royaume à perpétuité, et que si elle désobéissait à son ban et revenait en Angleterre, elle y subirait la peine capitale due à la félonie.

Ces lois sanglantes, qui tirent encore de nombreuses victimessous lesStuarts, et dont desassociations de fanatiques stimulaient au besoin l’application (voir une notedeLiNGARD, t.III, p. 696, sur une association fondée dansée but de 1640à 1651, avec la liste des condamnations capitales qu’elle obtint), n’étaient pas toujoiirs appliquées dans toute leur sévérité ; mais sur ceux qui leur échappaient tombait le fardeau des amendes et des confiscations, car tout catholique fidèle commettait au moins, en s’abstenant d’assister au culte de l’Eglise anglicane, le délit de recusancy. Sous Elisabeth, les réfractaires durent payer chaque mois une amende de vingt livres sterling, ce qui, si l’on tient compte de In valeur relative de l’argent, formait à la fin de l’année une somme très élevée (voir Cobbbt, A history of the protestant

Rejormaiion in England and Ireland, Londres, 1826, lettre xi). Un grand nombre de gentilshommes lurent forcés, pour l’acquitter, de vendre une portion considérable de leurs biens : et quand ils étaient arriérés dans le paiement des amendes, la loi donnait à la reine le pouvoir de saisir toutes leurs propriétés mobilières et les deux tiers du revenu de leurs domaines tous les six mois. Quant aux pauvres gens, incapables de payer le tarif, ils étaient taxés arbitrairement selon leurs ressources présumées (voir LiNGARD, t. III, p. 50, et la note p. 571-572, relatant, d’après des papiers de famille, les amendes et emprisonnements infiigés pendant une longue suite d’années à un réfractaire). Soup les Stuarts, la recusancy est punie de même, et le maître doit payer non seulement pour lui, mais encore pour ceux de ses serviteurs qui ne vont pas à l’église anglicane : une somme de cent livres doit être versée pour tout mariage célébré en dehors de celle-ci, une somme égale pour tout baptême ou tout enterrement fait dans les mêmes conditions. Quelquefois on laissait s’accumuler les amendes, et on les réclamait tout à coup en bloc, ce qui entraînait la ruine d’une famille ; quand prévalaient des idées plus modérées, on se contentait d’une sorte d’abonnement. Mais en plus, sous Jacques I", le refus du serment d’allégeance entraîna, avec l’emprisonnement perpétuel, la confiscation de toutes propriétés personnelles et du revenu des terres pendant la vie ; sous Charles I", la confiscation des biens fut décrétée contre quiconque refusait de renoncer par serment au dogme de la transubstantiation.

Le court règne du catholique Jacques II n’amena qu’un soulagement momentané dans la situation de ses coreligionnaires ; par ses demandes prématurées en vue d’obtenir du Parlement la suppression du Test, par les nombreuses dérogations qu’il y apporta de son autorité privée, par les démonstrations d’un zèle imprudent, il compromit la juste cause qu’il essayait de servir : en se montrant plus docile aux suggestions de Louis XIV qu’aux conseils modérés du pape Innocent XI, il rendit inévitable la révolution qui le renversa en 1688. Celle-ci fut suivie d’une dure réaction protestante. Guillaume III et Marie remirent en vigueur, en les aggravant même sur certains poinis, les lois pénales qui frappaient les catholiques. L’  « Acte pour prévenir l’accroissement du papisme », voté en 1700, punit comme traîtres et félons les prêtres catholiques remplissant leurs fonctions, et accorde cent livres de récompense à leurs dénonciateurs ; il déshérite les catholiques qui ont été élevés hors du royaume ; il donne le pouvoir à un fils, ou au plus proche héritier, s’il est protestant, de prendre possession des biens du père ou du parent resté catholique ; il enlève aux catholiques la faculté d’acquérir des propriétés territoriales. Rare-ment persécuteur fit plus directement appel aux basses cupidités, et porta aux droits sacrés de la propriété et de la famille un coup aussi meurtrier. Mais on recula devant l’eflusion du sang : les prêtres arrêtés furent seulement condamnés à la prison : l’un d’eux, le Franciscain Atkinson, mourut en 1729, après trente ans de captivité.

Un bill voté en 1704, sous la reine Anne, contre les catholiques d’Irlande va plus loin, car il rétablit la peine de mort : non seulement il restreint encore leurs droits civils, les déclare incapables d’acheter des terres, de faire des baux de plus de trente et un ans, de prêter sur hypothèque, mais encore il punit la célébration de la messe par la déportation et, en cas de récidive, par le gibet : ce bill est connu sous le nom de laws of discovery.

Cependant, vers le dernier quart du xviii’siècle.

un mouvfiment d’opinion commence à se dessiner dans le sens de plus d’humanité el de justice. Sous Georges III, en 1798, le Inll de Guillaume III et Marie fut ra[>porté, et les catlK)lii]ues rentrèrent dans l’exercice de leurs droits civils. Mais les efforts tentés devant le Parlement en 1801, 1809, 181 1 pour leur rendre l’égalité des droits politiques échouèrent contre la résistance du roi. II leur fallut attendre jusqu’en 18 : 29 leur complète émancipation, « après deux siècles de tyrannie et cinquante ans de réclamations inutiles », selon l’expression de Villkmain (Cours de littérature française, Paris, t. X, 1829, p. 280). Un seul vestige subsiste encore de l’immense édifice légal élevé contre eux : c’est la loi de Guillaume III déclarant un catholique ou l’époux d’une catholique incapable de régner sur l’Angleterre.

b) La persécution fut telle qu’on pouvait l’attendre des mœurs restées longtemps barbares en Angleterre.

Le régime des prisons était horrible. Le Bienheureux Thomas Sherwood, en iSô^, habite dans la’four de Londres, au-dessous du niveau de la Tamise,

« le cacliot parmi les rats », selon l’expression

d’une pièce ollicielle (R. » E GoURSoN, Quatre portraits tie femmes, épisodes des persécutions d’Angleterre, Paris, iSq.S, p. 24-26). On emploie vis-à-vis des prisonniers divers modes de torture, dont la description fait frémir (Lingard, t. II, p. 6’19 ; H. dk Gouhson, p. 29-31). En 1535, avant d’être exécutés comme l’avaient été quatre de leurs confrères, deux Chartreux de Londres restèrent pendant quinze jours et quinze nuits attachés debout par des cercles de fer contre une colonne de la prison de In Marshalsea, sans en être détachés un seul inslanl (Martyruni Carthusianorum Passio minor, xvi. dans Analecta liolluiidianu, t. XXII, 1908, p. 66). Un missionnaire du temps d’Elisabeth, qui subit plusieurs fois, à la Tour de Londres, la torture du chevalet, a laissé une description émouvante de ses souffrances et des sentiments que la grâce de Dieu mit alors dans son cœur (Mémoires du P. Gerarb, S. J., trad. par le H. FoRBRS, Paris, 1872, p. 124-127, 180-182), L’oilicier qui préside à la torture du Jésuite Bryant, compagnon d’Edmond Gampion, se vante de l’avoir, par le chevalet, rendu un pied plus long que Dieu ne l’avait fait. Dans un premier interrogatoire, on lui avait enfoncé des aiguilles sous les ongles des mains et des pieds. A Glascow, pendant neuf jours et neuf nuits, on prive de sommeil le niarljT Jean Ogilvie en le piquant avec des stylets et des aiguilles. Beaucoup moururent en prison, comme à Newgate neuf Chartreux, en 1587, a miseria et foetore carceris suffocati ». (Analecta Bullandiann, 1. c., p. 69) On trouvera sur les prisons des catholiques anglais d’horribles détails dans Galloni, De sanctorum martyrum cruciatibus, p. 104-121. Parlant du cardinal Pôle, si prématurément enlevé à l’Eglise d’Angleterre, l’historien protestant Froudk ne peut s’empêcher de dire : « La miséricorde de Dieu le rappela pour lui épargner la mort vivante de la Tour, »

c) Les supplices étaient d’une extrême férocité. A l’exception de grands personnages, comme le cardinal Fisher, l’ancien chancelier Thomas More, la descendante des Plantagenets Margaret Pôle, qui furent décapités, on appliquait à la plupart des catholiques, coupables seulement d’avoir méconnu la suprématie du roi en matière religieuse, de dire la messe ou d’y assister, les peines réservées au crime de haute trahison. La sentence les condamnait à être traînés sur une claie, à travers les rues, jusqu’au lieu du supplice, et à être pendus ; mais le bourreau devait couper la corde avant que la strangulation fût survenue, étendre la victime sur un

!)illot, lui ouvrir le ventre, lui découper les entrailles, lentement, de manière à jjrolonger l’agonie, puis lui arracher le cœur ; le corps était ensuite dépecé, et en cet état exposé au public. Quelquefois, par humanité, on attendit <|ue la mort eût fait son œ^uvre ; mais le plus souvent on exécuta la sentence à la lettre, et c’est vivants qu’on découpa les martyrs. Lors de l’exécution des Chartreux, en 1585, pendant que s’accomplissait cette boucherie, les survivants, en attendant letir tour, prêchaient le peuple, et exhortaient les assistants à obéir au roi en tout ce qui n’était pas contraire à la loi de Dieu et de l’Eglise (J. Tresal, Les Origines du schisme anglican, Paris, 1908, p. 180-182).

d) Parmi les nombreux martyrs du règne d’Henri VIII, on doit mettre en première ligne le cardinal Fisher, évêque de Rochester, et le chancelier Thomas More, « les deux plus grands hommes de l’Angleterre en savoir et en piété, et les deux plus illustres victimes de la suprématie ecclésiastique », dit Bossuet (Histoire des variations des Eglises protestantes, ll, xtv, édit. 1688, t. I, p. 298).

Fisher, qui était presque octogénaire, fut enfermé pendant un an à la Tour de Londres. On le condamna pour avoirdit, dans une conversation privée, que le roi n’était pas le chef suprême du l’Eglise d’Angleterre.Henri lui accorda comme une gràced’ètre seulement décaiiité. Le matin du sui)plice, 22 juin 1535, il lit faire avec grand soin sa toilette : et comme son domestique s’en étonnait : « Ne vois-tu pas, lui dit-il, que c’est mon jour de noces ? » Au moment de partir pour le supplice, il récita quelques vers d’Horace ; puis il ouvrit son Nouveau Testament, et médita sur deux versets de saint Jean. Malgré son âge et sa faiblesse, il monta sans aide les degrés de l’échafaud. Quand il fut arrive sur la plate-forme, un rayon de soleil frappa tout à coup son visage : il se mit alors à réciter ce verset du psaume xxiii : Accedite ad eum et illuminamini, et faciès vestræ non confiindentur. Suivant un vieil usage catholique (blâmé par Luther dans ses Propos de table, IV, 169), le bourreau s’agenouilla alors devant lui, et lui demanda pardon : « Je vous pardonne de tout cœur, répondit le cardinal, et j’espère que bientôt vous me verrez sortir victorieux de ce monde. » Puis, se tournant vers la foule : « Chrétiens, mes frères, dit-il, je vais mourir pour ma foi et mon attachement à l’Eglise catholique. Par la grâce de Dieu, jusqu’à présent je me suis maintenu dans le calme et je n’ai ressenti aucune horreur ni aucune crainte de la mort, mais je vous prie, vous tous qui m’écoutez, de m’aider maintenant par vos prières, afin qu’au dernier moment je reste ferme dans la foi catholique et que je sois sans faiblesse. Quant à moi, je supplierai le Dieu immortel, par son infinie bonté et sa clémence, de garder sains et saufs le roi et le royaume et d’inspirer à Sa Majesté de salutaires conseils en toutes choses. » Il se mit ensuite à genoux, récita le Te Deum, le psaume In te. Domine, speravi, et posa sa tête sur le billot. La tête du martyr, bouillie, fut exposée ensviite sur le pont de Londres ; son corps demeura tout un jour sur l’échafaud, dépouillé de ses vêtements, puis des soldats creusèrent dans un cimetière voisin un trou avec leurs hallebardes et l’enfouirent. La Vie du Bienheureux Fisher a été publiée parle P. Van Ortroy, dans les Analecta Bollandiana, t. X, 18gi, p. 121-165. On en trouvera des extraits dans Leclbrcq, Les Martyrs, l. Vil, p. 43-70.

Le 4 mai l’ISS, Thomas More, enfermé aussi depuis un an à la Tour, aperçut de sa fenêtre les premiers martyrs condamnés par Henri VIII, des Chartreux et des prêtres, que l’on menait au supplice. « Ne vois-tu 407

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pas, dil-il à sa ûlle qui était venue le visiter, que ces bienheureux Pères vont à la mort avec autant de joie que des Uaneés à la eércmonie de leur mariage ? » Cette comparaison se présente d’elle-même aux martyrs de tous les temps. Thomas More eut a supporter

en lui rappel

le décider à obéir aux volontés du roi, mais encore sa aile préférée, Marguerite, presque son égale par l’intelligence et par le caractère, tentait aussi d’affaiblir sa résistance. Il triompha de ces tentations. Les lettres qu’il écrit sur ce sujet à sa lille sont admirables : jamais peut-être la foi, la raison, la conscience ne se sont exprimées en un langage plus ferme et plus rénéchi, plus éloigné de tout emportement et de toute illusion. Devant ses juges, c’est le même langage : More se croit obligé de discuter et de se défendre : le juriste parle en même temps que le chrétien. Inébranlable dans sa résolution, il surveille cependant toutes ses paroles, afin que d’aucune d’elles ses ennemis ne puissent tirer les motifs de le condamner. Mais quand, le 12 juin, eut été prononcée contre lui la sentence de mort, pour avoir refusé de prêter un serment impliquant la reconnaissance de la suprématie ecclésiastique du roi, il reprend alors toute sa liberté de langage. « Durant sept années, dit-il, pendant lesquelles j’ai étudié la question, je n’ai lu dans aucun docteur approuvé par l’Eglise qu’un prince séculier en pouvait et devait être le chef… Ainsi, Messeigneurs, je ne suis pas tenu de conformer ma conscience aux lois d’un royaume, quand ces lois sont contraires à la chrétienté tout entière. Pour un évêque qui est avec vous, j’ai plus d’une centaine de saints qui pensent comme moi ; pour notre Parlement (et Dieu sait de quoi il se compose), j’ai l’approbation de tous les conciles pendant mille ans ; pour un seul royaume, j’ai de nion côté la France et tous les royaumes du monde chrétien. » Le jour de l’exécution, Thomas More voulut revêtir un bel habit, qu’un ami lui avait envoyé. On lui fit observer que cet habit serait pour le bourreau : « Fût-il de drap d’or, répondit-il, je l’estimerais bon à être donné à cet homme, à l’exemple de saint Cyprien qui donna à son bourreau cent pièces d’or. » Arrive au pied de l’échafaud, il dit au lieutenant de la Tour, avec cet humour qui est une des caractéristiques des martyrs anglais : « Je vous prie, aidez-moi à monter ; pour la descente je n’aurai pas besoin de votre aide. » Il lui demanda et à tous les assistants de prier pour lui, et les prit à témoins qu’il mourait dans et pour la foi de l’Eglise catholique. Puis il se mit à genoux, récita le Miserere, et, comme Fisher, posa lui-même sa tête sur le billot. Le roi permit que sa famille lui fit des funérailles décentes. « Le bienheureux Thomas Morus, dit un historien, est presque le témoin idéal de la vérité du catholicisme ; son martyre peut sulTire à ramener à l’Eglise des âmes de bonne foi, parce que, lettré et humaniste, libéral de tendances, il avait étudié durant sept ans un point de doctrine, et sa conviction fut si forte qu’il sacrifia sa vie à cette conviction. » (J. Thézal, p. 150). Sur les sources de la Vie de Thomas More, voir H. Brbmond, Le Bienheureux Thomas More, Paris, 1904, p. v-viii. Dom Leclercq, Les Martyrs, t VII, p. 85-)61, a traduit une partie de la biographie de More par son gendre Roper, et plusieurs lettres du martyr.

e) Beaucoup des martyrs anglais présentent les mêmes caractères. Jusqu’au dernier moment ils veulent croire, comme More, à l’honnêteté de leurs juges, et plaident non coupable, en hommes pour qui la discussion publique n’est pas une chose vaine. C’est

le cas d’un des plus illustres martyrs du règne d’Elisabeth, Edmond Campion, pendu à Tyburn le 1"^ décembre 1581, avec les prêtres Sherwin et Bryant. Anglican converti, entré dans la Compagnie de Jésus après avoir fait ses études tlicologiques au collège anglais de Douai, il avait été envoyé par ses supérieurs en Angleterre avec mission d’y prêcher et d’y administrer les sacrements. Son zèle, les conversions opérées par lui, siguaièrent sa présence : un traître, qui avait assisté à sa messe, le dénonça. Campion avait un remarquable talent de parole et de dialectique. Traduit devant les assises, déjà brisé par la torture, il défendit pendant trois heures sa cause et celle de ses coaccusés, avec autant de calme, de souplesse, une aussi grande fertilité de ijBoyens, que s’il eût été l’avocat d’autrui : ses réponses aux interrogatoires, ou plutôt ses multiples plaidoiries, sont extraordinaires d’à-propos et de sang-froid. Sous des traits semblables nous apparaît le Bénédictin John Roberts, martyrisé le 5 décembre 1610, sous Jacques I", en compagnie du prêtre séculier Sommers. Devant le jury, avant et après la sentence, devant le peuple, au moment de l’exécution, il défend la vérité catholique avec autant de liberté d’esprit que s’il était assis dans sa chaire. Quant au Jésuite Jean Ogilvie, martyrisé le 10 mars 161 4 à Glascow, où il avait reçu cinq abjurations, ses réponses aux interrogatoires que lui fait subir l’archevêque protestant de cette ville, rapportées dans une relation qu’il a écrite lui-même de son procès, sont d’une force et d’une ironie accablantes.

/) L’humour anglais ne les quitte pas, même aux heures les plus tragiques. Comme Jean Ogilvie traversait la ville à cheval pendant son procès, les témoins s’étonnaient de son calme et de sa gaieté, a On ne cesse de rire, dit-il, que lorsqu’on n’a plus la tête SUT ses épaules r>, it is passed jokiiig, wken tlie head’s u/f. Unevieille femme se moque de sa laideur : « Que la bénédiction du ciel descendesur ton joli visage 1 » répond-il ; et la vieille femme se confond en excuses. Pendant que John Roberts attendait au pied de la potence, par un jour de décembre, le moment du supplice, un assistant, pris de pitié, lui olfre un bonnet pour couvrir sa tête : « Ne vous inquiétez pas de cela, monsieur, répond-il avec un sourire ; je n’ai plus peur de m’enrhumer. »

g) Ce qui domine chez les martyrs anglais, c’est la joie de mourir pour leur foi. Cette joie est parfois si visible, qu’elle leur donne des scrupules. « Ne croyez-vous pas que je puis mal édifier par ma trop grande gaieté ? » demande Roberts à une dame qui le visitait dans sa prison. « Non, répond celle-ci, vous ne pouvez mieux faire que de laisser voir à tout le monde avec quelle joie vous allez mourir pour le Christ. » Le mot si anglais, merry, revient sans cesse dans les relations de martyres. Mais cette joie, si visible qu’elle soit, est toute religieuse. Te Deum laudamus, s’écrie Campion en apprenant sa condamnation ; Hæc est dies quam fecit Dominus, exultemus et lætemur in ea. répète en même temps son compagnon Sherwin. Le Bienheureux Bonaventure, des Frères mineurs, martyrisé à Londres le 12 octobre 1642, répond aussi à sa sentence de mort par le premier verset du Te Deum. Le Père Evans, Jésuite, apprenant en prison sa condamnation, prend une harpe qu’on lui avait laissée, et chante en s’accompagnant un cantique d’actions de grâces. Rares sont ceux qui, comme le Bienheureux Thomas Greene, ont peur de la mort ; peur bientôt surmontée, et transformée en une paix et une assurance dont l’humilité du martyr est étonnée.

h) Un trait encore est à noter : jusqu’au dernier moment ces hommes, dont beaucoup sont rentrés 409

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en Angleterre au péril de leur vie pour y prêcher le catholicisme, ne cessent d’opérer des conversions. C’est « le témoignage des martyrs » dans toute son étendue. Thomas Pounde, prisonnier pendant trente ans, convertit par sa patience le forgeron chargé de river ses fers. Après la mort de Campion, le gardien de sa prison, Delahaye, fut tellement touché de la sainteté dont il avait été témoin, qu’il se lit catholique. Au moment où le bourreau dépeçait le corps du martyr, un spectateur, Walpole, fut éclaboussé par le sang : il se sentit à l’instant comme obligé d’embrasser le catholicisme, devint aussi Jésuite, et fut à son tour martyrisé en Angleterre. John Roberts avait été condamné à être pendu en même teuips que des voleurs : debout sur le charriot, il prêche ces malheureux, les exhorte à croire à la sainte Eglise catholique, leur promet de les absoudre l’un après l’autre s’ils font publiquement un acte de foi. Un des condamnés éclate en sanglots, et déclare qu’il veut mourir catholique : le témoin qui rapporte ce fait n’a pu savoir ce qui advint des autres. Alban Roc convertit de même un condamné de droit commun qui allait mourir avec lui, lui fait abjurer l’hérésie, a le temps de le confesser et de l’absoudre ; puis, s’adressant au ministre protestant qui était là :

« J’aurai souvenance de vous », dit-il, et le ministre, 

tout ému, répond : « Je vous en prie ». Le prêtre Hugues Greene, martyrisé à Dorcesterle i g août 1642 (et qui fut dépecé vivant), avait converti dans la prison deux femmes condamnées pour crime : quand il fut au pied de la potence, on voulut l'éloigner d’elles, atin qu’il ne pût les assister jusqu’au bout ; mais les deux malheureuses, élevant la voix, lui firent leur confession publique, et reçurent de lui l’absolution. Dieu permit que plusieurs fois, sur ce Calvaire, se renouvelât la scène évangélique du bon larron.

1) Tous les âges, toutes les conditions sont représentés dans l’héroïque phalange des martyrs anglais : depuis Margaret Pôle, comtesse de Salisbury, décapitée en 1541 « pour le seul motif qu’elle était vraie catholique et mère d’un cardinal » (PA.sTOR, t. V, p. 688), jusqu'à la jeune et charmante femme d’un boucher d’York, Margaret Clitherow, accusée d’avoir caché des prêtres et condamnée en 1586 à mourir écrasée sous les pierres ; des octogénaires comme John Kemble, qui, apercevant de loin le lieu du supplice, dit au gardien qui le lui montrait : « C’est bon, c’est bon, asseyons-nous ici pour que je regarde tout à mon aise en fumant une bonne pipe ii, ou le prêtre John Lockwood, exécuté en 1642 à l'âge de quatre-vingt-dix ans, qui, montant avec peine les degrés de l'échelle, dit avec un bon sourire au bourreau : « Prenez patience, c’est une rude tâche pour un pauvre vieux comme moi de monter à l'échelle, mais je ferai de mon mieux, car le ciel est au bout » ; un tisserand, Wrenno ; un cultivateur, Milner, père de dix enfants ; un aubergiste, Alexander Blake, puni pour avoir laissé entrer chez lui un prêtre ; un relieur, James Duckett, qui a relié des livres catholiques ; un teinturier, Welby, exécuté avec le prêtre Alfrid pour avoir distribué un livre attestant que les catholiques, sous Elisabeth, étaient innocents du crime de trahison ; un gentilhomme campagnard, Marmaduke Dowes, condamné pour avoir donné l’hospitalité à un prêtre, et pendu en même temps que celui-ci, sans avoir eu le temps d'ôter ses bottes de cheval ; un autre gentilhomme, Swithun Wells, grand chasseur et jovial compagnon, qui, condamné à mourir avec un Jésuite qu’il avait hébergé dans son manoir, crie à l’un de ses amis : « Adieu la chasse et les plaisirs d’autrefois, je suis maintenant une voie meilleure ! » Plusieurs de ces martyrs, William Ward, John Lockwood, John Almond, se souvenant, comme More, de

saint Cyprien, l’imitent en donnant au bourreau des pièces d’or ou d’argent pour le récompenser du service qu’il va leur rendre.

y) L’hypocrisie des persécuteurs anglicans fut de prétendre que les catholiques ainsi mis à mort étaient punis, non pour la lidélilé à leur religion, mais pour des crimes politiques. En 1586, les commissaires chargés d’interroger Marie Stuart lui disent à plusieurs reprises que a personne n’a encore été puni pour la religion ». (Journal de Bourgoing, dans LeCLKRoQ, Les Martyrs, t. Vlll, p. 16g, 178.) En effet, les sentences de mort prononcées contre les catholiques les déclarent ordinairement coupables de haute trahison ; mais la haute trahison consistait pour les prêtres à dire la messe ou à administrer les sacrements, pour les fidèles à assister à la messe ou à donner asile aux prêtres, pour tous les catholiques à reconnaître comme leur chef spirituel le Pape et non le roi. « Ne pas reconnaître dans le roi la puissance spirituelle », a dit un historien protestant, « n’attaquait aucun des droits temporels de la royauté », et, en faisant un crime de cet acte de conscience, « le Parlement avait foulé aux pieds tous les principes sur lesquels un peuple lilire, encore plus un peuple civilisé, doit être gouverné » (HuMH, t. IV, p. 345). D’ailleurs, comme les martyrs de l’Empire romain, comme les martyrs de la Perse, comme les martyrs des persécutions vandales, les catholiques traduits devant les tribunaux d’Angleterre pour crime de félonie ou de trahison n’avaient poir être acquittés qu’un mot à dire : il leur suffisait de renoncer à leur croyance et d’abandonner l’Eglise catholique pour l’Eglise anglicane : les juges, avant de rendre la sentence, les pressent de se sauver par cet acte d’abjuration : une telle option n’eût pas été offerte à des gens coupables d’un véritable crime politique.

Les événements extérieurs augmentent contre eux la colère des princes et en redoublent la violence, mais ne changent pas cet état des choses. L’excommunication d’Henri VIII par Paul 1Il en 1538, d’Elisabeth par saint Pie V en 1 670, la tentative d’invasion espagnole en 158'7, après laquelle Elisabeth « célébra sa victoire, dit Lingard, par des hécatombes humaines », sont postérieures aux premières lois portées par ces princes contre les catholiques, puisque c’est en 1535 que furent prononcées les premières condamnations pour méconnaissance de la suprématie ecclésiastique du roi. et que sous Elisabeth onze évêques catholiques ont été, dès 1558, soit emprisonnés à la Tour de Londres, soit relégués dans les maisons de prélats anglicans, et sont morts dans cette captivité (voir G. Phillips, Tlie extinction of the ancient hierarchy.An accoitnt ofthe death of tlie eleven bishops hono’ured at Rome amongsi the martyrs of the Elisabethan persécution : Archbishop Heat of York, Bishop Tunstall. lionner, and companions. Londres, igoS ; reproduction de la fresque représentant des scènes de la persécution en Angleterre, peinte en 1583, avec la permission du pape Grégoire XllI, dans l'église du collège anglais à Rome), que plusieurs cvêques irlandais ont eu le même sort, et que de nombreux catholiques ont, de 1558 à iS^o, déjà expié par la mort l’assistance à la messe ou l’hospitalité donnée aux prêtres (voir dans la Be^'ue des Questions historiques, t. LVIll, 18g5, j). 456-517, l’article du P. Forbbs : La Ré^'olution religieuse en Angleterre à l’avènement d’Elisabeth). La conspiration des poudres, en 1605, œuvre de quelques exaltés, amena contre les catholiques innocents de terribles représailles : mais, avant comme après cet événement, odieusement exploite parleurs ennemis (voir E. Prampain, La conspiration des poudres, dans Beince des Questions historiques, 411

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t. XL, 1886, p. 403-46j, et J. FoRBES, Un procès à réviser : la conspiration des poudres, dans les Etudes, i. LXXVI, 1888, p. 164-189, 321-340, la persécution durait, cruelle et sanglante.

Ce qui frappe, au contraire, c’est le loyalisme des catholiques anglais. Les excommunications prononcées contre Henri YIII et Elisabeth n’ébranlent pas leur (idélité. Beaucoup meurent en affirmant leur attachement au souverain et en priant tout haut pour lui (Leclkrcq, t. V, p. 15-23, Sa). Peu nombreux sont ceux, pour la plupart émigrés, qui contestent la légitimité, pourtant bien douteuse, d’Elisabeth et son droit à la succession royale, et attendent de la politique espagnole le rétablissement du catholicisme (voir WiLLABHT, L’Angleterre et les Pays-Bas catholiques, dans Revue d’Histoire ecclésiastique de Louvain, janvier igoS, p. 52-53, et Lkchat, Les réfugiés anglais dans les Pays-Bas espagnols durant le règne d Elisabeth, Louvain, 1914). La prétendue société secrète, composée de membres des principales familles catholiques de r.

gleterre, qui aurait

été l’àme des complots tramés pendant les vingt dernières années d’Elisabeth et les premières années de Jacques 1°’, n’a existé que dans l’imagination de quelques historiens (voir J. Pollen, An error in Sinipson’s « Canipion », dans The Month, t. CV, 1906, p. 12-2C). Les historiens protestants parlent avec admiration et reconnaissance de l’élan i)atriotique qui souleva les catholiques anglais lors de l’expédition de l’armada, et montrent les gentilshommes catholiques, malgré les détiances dont ils sont l’objet, s’armant et armant leurs vassaux pour défendre l’Angleterre contre les attaques de Philippe II (HuMK, t. V, p. 289). Ils sont si peu fanatiques, qu’ils ont, comme les protestants, blâmé le massacre de la Saint-Barthéleray (lettre de sir Tno-M. .s Smith, citée par Acton, Massacre of St. Bartholometv, dans The History of Freedoni, p. 144). Chez beaucoup d’entre eux il y eut, particulièrement à l’occasion du serment d’allégeance, une tendance même exagérée à la conciliation. Dùllinger fait remarquer le ton modéré, bienveillant, irénique des écrits des catholiques anglais persécutés (cité par Acton, Dollinger’s historical Works, ibid., p. 388). On sait leur inébranlable fidélité pour le malheureux Charles I", dont la faiblesse laissa faire ou lit volontairement des martyrs, dans le lâche espoir de désarmer ses adversaires (Lingard, t. III, p. 317).

Ajoutons un dernier trait, qui fait comprendre l’esprit des catholiques anglais : quand, au xvii’siècle, également persécutés par les Stuarts et exilés volontaires, les puritains fondèrent en Amérique la colonie du Massachussets et les catholiques celle du Maryland, les premiers tirent revivre avec la plus grande sévérité sur leur territoire les lois pénales de la mère patrie en matière de culte, et les émigrés catholiques établirent dans leur colonie la liberté de religion (Garlibr, La République américaine, t. I, Paris, 1890, p. 92-370).

En résumé, à aucune époque de la Réformation anglicane la nécessité politique ne put excuser la persécution, et les catholiques morts sur l’échafaud, à la potence ou en prison, dépouillés de leurs biens, chassés de leurs maisons, privés de leurs droits civils et politiques, sous Henri VIII, sous Elisabeth, sous Jacques I", sous Charles I", sous Cromwell, sous Charles II et leurs successeurs, ont le droit le plus évident au titre de martyrs ou de confesseurs de la foi.

k) C’est la conviction bien arrêtée de tous les contemporains catholiques. Le fondateur du collège anglais de Douai (1568), le cardinal Allen, parlait ainsi aux futurs apôtres qu’on y préparait : « Si

vous êtes envoyés aux païens, on vous dira : Il n’y a pas de salut en dehors du Clirist ; et si vous êtes envoyés en Angleterre, on vous dira qu’il n’est pas de salut en dehors de l’Eglise catholique. Que vous mouriez poiu- l’une ou l’autre cause, vous êtes assurés du même gain. » (Cité par G. Co.nstant, art. Allen, dans le Dict. d’histoire et de géographie ecclésiastiques, t. II, col. 603) Ces paroles furent bien comprises, car du collège deDouai sortirent cent soixante ecclésiastiques immolés en Angleterre pour leur foi, sans compter un bien plus grand nombre morts eu prison ou punis de la détention ou de l’exil (T. G. Law, a calendar of the English martyrs of the xvi* anrf xvii’centuries, 1876 ; J. H. Pollkn, Acts of English martyrs, 1891). Dès les premières années de son existence, le séminaire anglais de Rome, œuvre, en 1675, du même fondateur, reçut le glorieux surnom de Seminarium martyrum, et saint Philippe Néri, lorsqu’il en rencontrait les élèves, s’écriait : « Salvete, llores martyrum I » Quand John Almond, qui devait être martyrisé à Tyburn en 1610, soutint au séminaire anglais une thèse de théologie, en présence des cardinaux Baroniiis et Tarugi, l’illustre historien et l’autre prince de l’Eglise s’approchèrent du jeune étudiant pour lui baiser le front et la tonsure, en prévision du martyre auquel il aspirait (Pollen, p. 172). Saint François de Sales ne pensait pas autiemenl : lorsque son père cherchait à le détourner de sa périlleuse entreprise du Chablais, il répondit : « Et que serait-ce, si on nous envoyait aux Indes ou en Angleterre ? Ne faudrait-il pas y aller ? Certes, ce serait un voyage bien désirable, et la mort que nous endurerions pour Jésus-Christ vaudrait plus que mille triomphes. » (Cité par le P. Mbs-SELOD, Les Missions catholiques françaises, t. II, p. 375)

/) Il serait trop long de donner une bibliographie complète des uiartjrs anglais ; j’indiquerai seulement les ouvrages suivants : J. H. Pollen, S. J., Acts of English martyrs, hitlierto unpublished, ivith a Préface by J. Morris, Londres, 1891 ; J. H. Pollen, A brief history of twelvc Révérend Priests Father Campion and his companions, by William cardinal Allen, tt’ith contemporary verses by the Vénérable Henry IValpole and the earliest engravings of the martyrdûm, Londres, 1908 ; Dom Bede Cam.m, O. S. B., Lives of the English Martyrs declared Blessed by Pope Léo XIll in ISSd and 1895, writtenby Fathersof the Oratory, of the secular Clergy and of the Society of Jésus, vol. I, Martyrs under Henri VIII ; vol. II, Martyrs under Queen Elisabeth, Londres, 1904-1906 ; Dom Bede Camm, The Life and Times ofthe Venerableservani of God Dom John Roberts, O. S. B., Londres, 1897 ; J. FoRBBs, Une accusation contre Edmond Campion, dans Revue des Questions historiques, 1893, t. LU, p. 545-563 ; J. Trésal, Les Origines du Schisme anglican, Paris, 1908 ; William Roper, Life of Sir Thomas More, with a Foreword by Sir Joseph Walton, Londres, igoS ; H. Bbemond, Le Bienheureux Thomas More, Paris, 1904 ; Bridgbtt, Life of Blessed John Fisher, Londres, 1888 ; A. J. Dbstombes, La persécution religieuse en Angleterre sous Elisabeth et les premiers Stuarts, Paris, 1883 ; J. Forbes, S. J., Un missionnaire catholique en Angleterre sous le règne d’Elisabeth. Mémoires du P. Gérard, Paris, 1872 ; J. FoRBES, S. J., L’Eglise catholique en Ecosse àlafin du xvi’sièc/e. Jean Ogilvie, Ecossais, Jésuite, torturé et mis à mort pour la foi à Glascow le 10 mars 1615, déclaré Vénérable, Paris, 1901 ; Histoire de la persécution présente en Angleterre, enrichie de plusieurs réfle.xions morales, politiques et chrétiennes sur la guerre civile et sur la religion, par le sieur de Marsys, i 646 (l’auteur de cet ouvrage 413

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devenu très rare fut attaché à la personne du comte d’Harcourt, ambassadeur de France près de Charles 1", et séjourna à Londres de 164 i à 1646) ; C*"’R. DE CouRsoN, Quatre portraits de femmes. Episodes des persécutions d’Angleterre, Paris, 1896 ; J. de la SKKviiiHE, Une controi’erse au début du xvii’siècle, dans Etudes lieligieuses, 5 octobre 1901, et art. -4//egeance, dans Dict. d’histoire et de géographie ecclésiastiques, t. II, col. 485-489 ; LiNGARD, Histoire d’Angleterre, l. II et III, trad. Roujoux, Paris, 1846 ; Dora Leclercq, O. S. B., Les Martyrs, t. VII et VIII, Paris, 1907-1908. — Sur les reliques recueillies et conservées des martyrs anglais, voir DomBEDB Camm, Helics of the English Martyrs, dans The Dublin Rewieif, t. CXXX, 1901, p. 320-344’5. Un épisode contemporain. — Peut-on dire que la liste des martyrs de la Réforme soit close ? Dans la célèbre lettre pastorale publiée à la lin de 191 4 par le cardinal Mercier, archevêque de Matines, on a lu les lignes relatives à l’invasion allemande en Belgique : a Dans mon diocèse seul, je sais que treize prêtres et religieux furent mis à mort. L’un d’eux, le curé deGelrode, est, selon toute vraisemblance, tombé en martyr. J’ai fait un pèlerinage à sa tombe… » Les détails de sa mort sont aujourd’hui connus (voir René Bazin, dans l’Echo de Paris, 18 février 1915). je les emprunte à la relation très sobre, très impersonnelle, écrite par un prêtre lazariste, M. Emmanuel Gkmarra, originaire du Paraguay, et alors étudiant à Louvain ; elle est adressée à M. Renoz, ministre de Belgique à Buenos-Ayres. Le Journal des Débats du 9 mai 1916 l’a reproduite d’après le Courrier de la Plata, du 4 mars :

« Le martyre du curé de Gelrode (près de Tirlemont

) est vrai. Seulement la communication (un article du journal La Nacion) ne porte pas les raffinements de cruauté et de basse perversité qui accompagnèrent son assassinat. L’infortuné (il s’appelait Dergent) fut emmené à Aerschot, où on le dépouilla de tous ses vêtements, et on voulut le contraindre à abjurer sa foi. Comme il s’y refusait, on l’attacha à une croix en face de l’église et on lui broya la pointe des doigts des mains et des pieds à coups de crosse. Puis on amena tous les habitants qu’on lit défiler en les obligeant à uriner sur lui, chacun à son tour. Après l’avoir fusillé on le jeta dans le canal Demer, d’oii son cadavre fut retiré plusieurs jours plus lard et déposé dans la baraque de Werchter. « 

Si le curé de Gelrode fut certainement mis à mort pour refus d’apostasier, combien d’autres, parmi les très nombreux ecclésiastiques massacrés en Belgique et dans l’est de la France pendant les années 1914 et 1916 l’ont été en haine de la religion catholique, par

« des soldats protestants fanatiques » l Ce mot est

d’un protestant et d’un neutre, le professeur hollandais GnoNDiJS, racontant des faits dont il fut témoin {Les Allemands en Belgique, Paris, Berger-Levrault, p. 19, 82, 85, gS). Les pires instincts des reilres d’autrefois ont reparu chez certains, comme une survivance des guerres religieuses du xvi’siècle.

VI. — Le martyre dans les pays musulmans

1. L’intolérance musulmane : 2. Les premiers martyrs : 3, Martyres de missionnaires ; 4. Martyres de renégats repentants ; 5. Martyres de musulmans convertis ;

6. Martyres d’esclaves chrétiens ; 7. Les martyrs du temps présent.

i. L’intolérance musulmane. — « On croit généralement que les musulmans donnaient aux nations conquises le choix entre la conversion et la

mort. C’est là une opinion fausse. Au contraire, les lourds impôts exigés des sujets non musulmans firent que l’on mit souvent des obstacles aux velléités de conversion. » (E. Power. L’Jslam, dansHuBY, Christus, 1912, p. 563) Mahomet avait « établi pour règle que ceux qui possédaient un livre reconnu par lui comme saint, une révélation qu’il reconnaissait, c’est-à-dire les juifs et les chrétiens, jouiraient de la liberté du culte moyennant le paiement d’un impôt ». (R. DozY, Essai sur l’histoire de l’Islamisme, trad. V. Chauvin, 187g, jj. 179) L’option entre une taxe spéciale, fort onéreuse, imposée aux chrétiens fidèles, et les privilèges des conquérants, accordés à ceux qui embrasseraient la religion musulmane, fut une des causes des progrès de l’islamisme, au vil" et au vin* siècle, dans les pays nouvellement soumis au croissant, en Palestine, en Syrie, en Egypte, dans l’ancienne Afrique romaine et dans le midi de l’Espagne. Mais les califes oméïades (660-750), plus politiques que religieux, loin d’exiger les conversions, s’y montrèrent plutôt contraires, pour des raisons fiscales (Dozy, l. c). En certaines contrées, cependant, le fanatisme l’emporta sur l’intérêt : l’historien arabe Ibn Kaldoun rapporte que la population berbère du littoral africain fut « contrainte quatorze fois, par la violence des armes, d’embrasser le inahométisme, que quatorze fois elle revint à sa religion, qu’enfin plus de trente mille familles chrétiennes furent déportées dans le ilésert, et que les autres n’échappèrent à l’extermination qu’en se retirant dans les montagnes » (cité par le R. P. Comte, dans Les Missions catholiques françaises, t. V, p. 50 ; cf. un autre historien arabe, Ibn Abi Yesid, cité par h. Guys, Recherches sur la destruction du christianisme dans l’Afrique septentrionale, 1865, p. 5). Cependant, même en Afrique, on le christianisme fut plus complètement déraciné qu’ailleurs, on trouve encore quelques chrétientés indigènes au xii" et au xiii" siècle, et les princes Almohades ont des soldats chrétiens dans leurs troupes (H. Leclercq, L’Afrique chrétienne, 1904, t. II, p. 3a2 ; J. Mesnage, Le Christianisme en Afrique. Eglise mozarabe. Esclaves chrétiens, Alger et Paris, igiB.p. 9, 14, 43. 69, 87, 108 ; Froidevaux, art. Afrique, dans le Dict. d’histoire et de géographie ecclésiastiques, t. I, col. 862).

Mais à défaut de persécutions violentes, l’islamisme fit, par d’autres moyens, de nombreux martyrs. Toute tentative d’un chrétien pour convertir un musulman était punie de mort, et tout chrétien renégat qui, touché de repentir, retournait à son ancienne religion, encourait la même peine. Elle atteignait, naturellement, tout musulman qui avait embrassé le christianisme et refusait de l’abandonner. Cette loi dura jusqu’à nos jours, car on voit encore, en 1855, deux Turcs condamnés à mort parce qu’ils s’étaient faits chrétiens. La peine de mort fut remplacée, en 1855, par celle du bannissement.

2. Les premiers martyrs. — On comprend qu’une telle législation ait, en dehors même d’une proscription complète du christianisme, fait couler de bonne heure le sang de ses fidèles. Nous voyons, en 790, un musulman converti, Abo, décapité à Tiflis, capitale de la Géorgie, sur son refus d’abjurer la foi chrétienne (voir M.

TiN0v, ^nr2. eccles. græco shu’., 1864, p. 32, et l’article du P. Palmiehi dans le Dict. d’histoire et de géographie ecclésiastiques, t. I, col. 139- 140). Au sud de l’Espagne, particulièrement à Cordoue, beaucoup de martyrs tombèrent sous le coup de quelqu’une des sanctions qui viennent d’être indiquées. Ils appartiennent aux années 850, 851, 852, 853, 856, 867, 859. Le prêtre Parfait et le moine 415

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Isaac sont mis à mort pour avoir discuté publiquement la religion de Mahomet ; le prêtre Rodrigue et le laïque Salomon sous la fausse inculpation d’avoir embrassé le mahométisme, puis d’être revenus à leur ancienne foi. L’archevêque nommé de Tolède, EcLOGE, qui nous a laissé, entre autres écrits, la relation du martyre de plusieurs de ses contemporains (dans Migne, P. /.., t. CXV), devient martyr à son tour pour avoir aidé de ses conseils et de sa protection une musulmane convertie. Les vierges Nunilo et Alodie, nées d’un père païen, c’est-à-dire musulman, et d’une mère chrétienne, meurent pour avoir voulu embrasser le christianisme. La vierge Aurea, qui avait promis au juge de se faire mahométane, mais n’avait pas tenu sa promesse, et avait continué de vivre en catholique, expie par le martyre cette méritoire violation d’une parole imprudente. Les Passions de ces martyrs ont été publiées par les Bollandistes ; on en trouvera la traduction au tome V du recueil de Dom Lbclercq.

3. Martyres de missionnaires. — Le mouvement des missions, qui, concurremment avec les croisades, mais animées d un esprit un peu dillérent, se développèrent en pays musulmans, fut cause de nombreux martyres, puisque dans ces pays toute propagande chrétienne était interdite. Les Papes l’avaient encouragé de la manière la plus pressante ; saint Louis y portait le plus vif intérêt ; saint François d’Assise avait été l’un de ses initiateurs. « Pourquoi, demandait-il, ne tenterait-on pas de gagner à la vérité ces ennemis redoutables du nom chrétien, qu’on s’acharnait sans succès à combattre ? Que de vies épargnées, si l’on réussissait, et du même coup quelle conquête, quel progrès pour l’Eglise ! Si l’on succombait, on succomberait probablement par le martyre. Or le martyre, c’était la plus grande marque damour donnée à Dieu et aux hommes. « (L. Lb MoNNiKR. Histoire de saint François d’Assise, t. I, 1889, p. 300.) Lui-même qui, au témoignage de saint Bonaventure, desiderabat hostiam Deo se offerre vivenlem, ut et’icem Christo repeiideret et ad divinum amorem cæteros provocaret, essaya plusieurs fois d’aller en Orient pour y porter la foi au péril de sa vie. Son projet ne put se réaliser ; mais il eut la joie de voir, en 1220, l’ordre fondé par lui donner au Christ les prémices des martyrs de la famille franciscaine. Cinq de ses frères, Bérard ou Bérald, Pierre, Othon, Adjuleur et Accurse, aprèsavoirtenté d’évangéliser les musulmans dans le royaume arabe de Séville, moururent décapités au Maroc de la main même du miramolin (ibid., p. 425-434 ; cf. Acia ÂS., janvier, t. II, p. 66-69). Dès l"*- l’impulsion est donnée. Dans une lettre de 1257, le Pape Alexandre II, rendant témoignage au dévouement des Frères mineurs de Palestine, et leur accordant les mêmes faveurs spirituelles qu’aux croisés, constate que plusieurs d’entre eux ont déjà subi le martyre. Après la prise de Saint-Jean-d’Acre par les musulmans, en 1291, les Frères mineurs et les Dominicains restécent en Palestine, mais beaucoup d’entre eux furent martyrisés. Dans le Turkestan, en 1342, sept Frères mineurs et un commerçant génois sont mis à mort pour avoir refusé d’embrasser la religion de Mahomet (L. Bréhier, I : Eglise et l’Orient au Moyen-Age, 1907, p. 372, 277, 283).

Le nord de l’Afrique fut une des régions musulmanes les plus visitées par les missionnaires, et nulle part, au moyen âge. ne coula plus abondammentle sang des martyrs, a Dans la seule année 1261, plus de deux cents Franciscains y avaient été martyrisés par les musulmans, et, peu de temps après, cent quatre-vingt-dix Dominicains avaient versé leur sang

dans les mêmes conditions. » (Marshall, Les Missions chrétiennes, trad. de Waziers, t. I, 1865, p. 47’)- Un Frère mineur de la province de France, le Bienlieureux Livin, est martyrisé au Caire en 1345 (Wadding, Ann. Min., ann. am. 1345, t. VII p. 318-320).

Sur des missionnaires Franciscains, Dominicains, Trinitaires et Mercédaires, martyrisés aux xui’et xiv° siècles dans l’Afrique du Nord, voir J. Message, ouvrage cité, p 19, 29, 31, 45, 50, 76, 84, iio.

A ce mouvement se rattache le souvenir d"un’laïque illustre, un des esprits les plus originaux, mais aussi les plus étranges, qu’ait produits le moyen âge, Raymond Lulle, lui aussi martyrisé par les musulmans.

Il avait appris d’un esclave sarrasin la langue arabe, et c’est en vue de leur conversion qu’il commença, vers 1275, à composer son Ars magna, qui, en ramenant toutes les sciences à l’unité, essayait d’étal)lir les fondements d’une méthode nouvelle. Lui aussi rêvait de substituer à la croisade guerrière une croisade pacilique, qui n’exigeait pas moins d’héroïsme. iiJe vois les chevaliers, disait-il, aller outremer à la Terre Sainte et s’imaginer qu’ils la reprendront par la force des armes, et à la fin tous s’y épuisent sans venir à bout de leur dessein. Aussi pensé-je que cette conquête ne se doit faire que comme tu l’as faite, Seigneur, avec tes apôtres, c’est-à-dire par l’amour, les oraisons et l’elTusion des lai’mes. Donc que de saints chevaliers religieux se mettent en chemin, qu’ils se munissent du signe de la croix, qu’ils se remplissent de la grâce du Saint-Esprit, et qu’ils aillent prêcher aux inlidèles les vérités de la Passion… » En 1285 commence pour lui la vie active.

« Tantôt à Rome, où il essaie de convaincre les Papes

et les cardinaux de la nécessité de créer des écoles de langues orientales, tantôtà Paris, où il combat les docteurs averroïstes, chez les Tartares, en Arménie, en Ethiopie, en Afrique où il discute au péril de sa vie avec les musulmans, partout il déploie une prodigieuse activité et un courage vraiment surhumain. …Lorsqu’il apprend la convocation du concile de Latran en 1311, il croit le moment venu d’exposeren quelques articles toutes ses idées de réforme, et c’est probablement sur ses instances que le concile décide la création de six écoles de langues orientales en Europe. Mais déjà Raymond Lulle a pris contact lui-même avec les Sarrasins. En 1 29 1, il s’embarque à Gênes pour Tunis, et dès son arrivée il se met à discuter avec les mahométans : dénoncé pour sa propagande religieuse, il est expulsé, parvient à se cacher dans une galère pendant trois semaines et y continue son oeuvre de conversion. En 1306. il débarque à Bougie et dès son arrivée sur la grandeplace s’écrie qu’il est prêt à prouver la vérité de la loi des chrétiens et la fausseté de celle des Sarrasins. La foule veut d’abord le lapider, puis on le conduit à l’imand une mosquée avec lequel il argumente ; le musulman lui ayant concédé que Dieu est parfaitement bon, Lulle en déduit toute la Trinité. Pour toute réponse, son adversaire le fait jeteren prison etTylaisse six mois, puis l’embarque sur un navire en partance pourPise. En 13 I 4, il retourne encore à Bougie où il a laissé quelques néophytes, mais bien qu’il ait pris le costume arabe il est reconnu, jugé et exécuté immédiatement. Il avait trouvé enfin le martyre qu’il désirait si ardemment. » (Bréhier, p. 271-272) Lulle respirait encore, quand deux Génois retrouvèrent son corps, parmi les pierres qui avaient servi à le lapider : ils le déposèrent dans un navire, espérant le rapporter vivant à Palma ; mais il mourut en vue des côtes de Majorque, le 29 juin 1315 (Mahius André, Le Bienheureux Raymond Lulle, 1900, p. 209-211 ; voir 417

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cependant Analecta BoUandiana, t. XXXIII, 1914, p. 370).

4. Martyres de renégats repentants. — La prise de Constanlinople parles Turcs, en 1403, exaltant l’orgueil des musulmans, leur rendit l’espoir d’une domination universelle, et l’islamisme, dont l’oCfensive avait été brisée par les croisades, se crut en état de la recommencer. Les conquêtes d’Alger et de ïlemeen par Barberousse, en lô’.ô et iSi^, l’autonomie acquise par les quatre Etals barbaresques, devenus autant de foyers de superstition et de brigandage, l’installation dansées contrées des Maures expulsés d’Espagne et prêts à saisir toutes les occasions de vengeance, aggravèrent le sort des chrétiens. Dès lors la tolérance religieuse, établie au commencement, ne parut plus en beaucoup de lieux qu’un vain mot, et désormais le caprice des princes, des magistrats ou de la populace, imposera souvent aux chrétiens l’alternative d’apostasier ou de mourir. C’est l’époque où les villes musulmanes se remplissent d’esclaves chrétiens, faits prisonniers pendant les guerres ou capturés par les pirates (voir, danse Dictionnaire, l’article Esclavagk, ch. vi ; t. I, col. 150j-1512). Beaucoup, par peur ou parambition, abandonnèrent leur religion et embrassèrent celle de leurs maîtres : les renégats, s’endurcissant dans l’apostasie, devenaient souvent les musulmans les I)lus fanatiques et les plus cruels. Mais d’autres, regrettant sincèrement leur faute, retournèrent à leur ancienne foi. C’était s’exposer au martyre et l’accepter d’avance. « La loi du Coran ne laisse pas au nouveau musulman la liberté de revenir en arrière : l’abjuration de la foi musulmane entraînerait la mort. » (Carra de Vaux, L’islamisme, dans Bricout, Où en est l’histoire des religions" ! t. l, 1912, p. 440 L’obstination du chrétien à préférer ainsi la profession sincère de la foi adoptée ou reconquise par lui à la vie même, paraissait aux musulmans d’autant plus coupable, et par conséquent d’autant plus digne de châtiment, que leur loi ne leur commandait à eux-mêmes rien de semblable, et les dispensait d’un pareil héroïsme. « Il ne faut pas nous imaginer que le martyre signiQait pour un musulman comme pour nous la mort soufferte en témoignage de sa foi. Placé dans des circonstances qui demandent ce témoignage suprême, le musulman peut croire seulement de coeur, et renier ouvertement sa foi. » Ce revirement extérieur est autorisé par le Coran et la tradition (E. Powëh, dans Christtts, p. 563).

Un très curieux exemple de renégat converti et martyrisé est l’histoire du Bienheureux Antoine de Uivoli, dont on possède deux relations contemporaines, l’une écrite par un religieux hiéronymite, CoysTA.NCE{Bibliotlieca hagios^raphica latina, p. 606), l’autre contenue dans une lettre d’un religieux dominicain, Pierre RANZANO.au pape Pie II (Analecta BoUandiana, t. XXIV, 1906, p. 357-874). Antoine était un Dominicain ; pris par des pirates en 1458, il est conduit à Tunis, jeté en prison, puis, l’année suivante, obtient sa liberté, apostasie, épouse une musulmane, et traduit en italien le Coran. Mais bientôt, se repentant, il va confesser son crime à un Frère mineur, en résidence à Tunis, reçoit l’absolution, et se soumet à une rigoureuse pénitence. Il reprend alors l’habit dominicain. Dès qu’il eut appris, en 1460, le retour à Tunis du souverain musulman, il se présenta hardiment devant lui, et déclara abjurer la religion de Mahomet. Ni les promesses ni les menaces du prince, ni les exhortations du eadi, ne purent le détourner de sa résolution. Il fut alors condamnée être promené dans la ville, sous le fouet des bourreaux, puis à être lapidé.

Tome III,

Dans un autre Etat barbaresque, à Alger, on connaît aussi par des relations contemporaines les martyres de renégats pénitents. Le livre écrit en 161 a par le moine espagnol Diego de Hædo, Topografia de Argel, les raconte dans sa troisième partie, comprenant deux dialogues sur la Captivité et sur le Martyre. Ces deux dialogues ont été traduits sous le titre : Delà captivité à Alger, par M. Moliner-Violle, Alger, igii.

Le premier dont il parle, le Génois Nicolin, n’appartient pas à Alger : c’est dans la capitale d’une autre régence barbaresque, Tripoli, qu’il mourut lapidé, en 1561, après être revenu à la foi chrétienne et avoir refusé de retourner à l’islamisme (Moliner-ViOLLB, p. 241). Eu 1555, un jeune homme de vingt ans, Morato, qui était captif à Alger, et avait eu le malheur d’abjurer le christianisme, essaie de s’enfuir. Arrêté, il reconnaît qu’il avait eu l’intention de s’évader. « Tu es donc chrétien’? » lui demandet-on.

« Je le suis, répond-il, et c’est contre ma volonté

qu’on m’a fait musulman. Je désire vivre et mourir dans la religion de mes pères. » On le perce de flèches et on l’achève à coups de pierres (ibid., p. 203). En 1566, un jeune renégat italien, âgé de vingt-deux ans, s’enfuit d’Alger vers Oran, alors au pouvoir des chrétiens. Il est arrêté, et ramené à Alger.

« Es-tu chrétien, ou renégat, ou turc ? » lui demande

le vice-roi musulman. — « Je ne suis ni turc ni renégat, je suis chrétien. — Puisque tu es chrétien, pourquoi portes-tu ce costume ? — Parce que c’est contraint et forcé que j’ai dû le prendre. — Où allais-tu donc ? — A Oran. — Pourquoi ? qu’allais-tu faire à Oran ? — J’allais me faire chrétien.

— Tu es donc chrétien ? — Sultan, il est vrai, je suis chrétien et je veux rester chrétien. » On le condamna au supplice du ganche : attaché à une poulie, qui pend à une potence, le condamné est précipité sur une pointe aiguë, par laquelle son corps est transpercé (ibid., p. 284)

L’un de ces récits de martyre est d’autant plus intéressant, qu’une récente découverte l’a confirmé. Un enfant maure, capturé par les Espagnols, avait été conduit à Oran. Instruit dans la foi chrétienne, on l’avait baptisé sous le nom de Geronimo. Repris et rendu à ses parents, il revint à leur religion. Mais, en 1559, il retourna volontairement à Oran, avec la résolution d’y vivre en chrétien. Dans une expédition guerrière, il fut fait prisonnier par les Maures. Son origine fut reconnue : on le somma de redevenir musulman. Il refusa. Le pacha commanda de réserver dans la muraille d’un fort en construction une cavité, dans laquelle on l’enterrerait vivant, s’il persistait dans son refus. Averti par le maçon, qui était prisonnier comme lui, Geronimo se prépara à la mort, se confessa et reçut le viatique d’un prêtre enfermé dans le même bagne. On le reconduisit au pacha. « Bré, Juppé (holà ! chien I), dit celui-ci, pourquoi ne veux tu pas être musulman ? — Je ne le serai pour rien au monde. Je suis chrétien, je veux demeurer chrétien. — Si tu n’abjures pas, je vais te faire murer là. — Fais comme tu l’entendras ; je suis préparé à tout, et cela ne me fera pas abandonner la foi de mon Seigneur Jésus-Christ. » Geronimo fut mis dans la cavité, et plusieurs renégats bouchèrent celle-ci avec de la terre, emmurant le martyr. Une note du traducteur (p. 2g5) nous apprend que le fort, dit le fort des Vingt-quatre heures, fut déclassé et démoli en 1853. On découvrit dans l’épaisseur d’un mur, le 27 décembre, une excavation formée par le corps d’un homme ; une partie du squelette existait encore. Ces restes furent portés en grande pompe à la cathédrale ; un tombeau I fut élevé à Geronimo : le moulage de son corps,

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exécuté par le sculpteur Lafond, est placé au sommet. La cause de ce martyr est aujourd’hui introduite en cour de Rome. (Voir Berbauggkh, Geronimo, le martyr du fort des Vingt-quatre heures à Alger, Alger, 1 859)

Il suUisait parfois du fait le plus léger, d’une simple inadvertance, pour se trouver enrôlé malgré soi parmi les sectateurs de Mahomet, et puni ensuite si l’on était surpris faisant acte de chrétien. En 1660, David, riche habitant d’Alep, en Sj’rie, ayant porté par mégarde un turban de la couleur réservée aux musulmans, fut inscrit parmi eux malgré ses protestations. Chargé de chaînes, longtemps maltraité, il persista à se dire chrétien. Il passa même du schisme grec au catholicisme. On lui trancha la tête, le 29 juillet 1660 (RA.BBATH, Documents înédils pour seryir à l’histoire du christianisme en Orient, t. I, p. 457).

Une histoire semblable est racontée, en 1789, dans une lettre d’un missionnaire jésuite. Il s’agit d’un jeune Ai-ménien catholique qui, à Gonstaulinople, dans une partie de plaisir, prit, sous l’influence de l’ivresse, le tui’ban mahométan. Quand les fumées du vin se furent dissipées, il fut saisi de remords, et courut confesser sa faute. Le religieux auquel il s’adressa lui conseilla de quitter secrètement la ville ; mais lui voulut, au contraire, efïacer par une réparation éclatante le scandale qu’il avait donné. Il rejeta le turban mahométan, reprit l’haiiit arménien, se montra eu public, et fut mis en prison. Le grand vizir, auquel on le conduisit, le menaça de le condamner à mort s’il ne changeait de conduite. C’est la seule grâce que je vous demande, et la plus grande que je puisse recevoir en ee monde jj, répondit le jeune homme. Il résista aux plus belles promesses, et marcha au supplice en disant son chapelet (Leclbrcq, Les Martyrs, t. X, p. 148-151).

Voici une curieuse histoire de renégat. C’est le martyre, en 1627, d’un chrétien copte à Girgé, en Egypte. Il avait eu le malheur de tuer son frère, de colère de ce que celui-ci eût embrassé le mahométisme. On lui lit son procès. Il fut sollicité d’abandonner sa foi pour sauver sa vie. Il refusa longtemps, malgré les tortures ; puis il s’avoua vaincu, et renia. Le remords le saisit bientôt, et la vie qu’il avait achetée au pris de l’apostasie lui devint à charge. Il alla trouver le pacha, sollicitant la révision de son procès, et déclarant « que si bien l’appréhension des peines lui avait arraché quelques paroles mal digérées en faveur du mahométisme, néanmoins elles n’avaient fait que couler sur le bord des lèvres ; qu’au reste son cœur et son affection étaient entièrement à Jésus-Christ ; qu’il était également honteux et marri d’avoir déshonoré sa foi et le nom de chrétien qu’il portait, par cette lâcheté ; et que pour faire quelque réparation, il reniait de tout son cœur le faux et détestable prophète ; il demandait la mort en punition de son crime. Il ajoutait un sommaire de sa profession de foi, qui consistait presque en un dénombrement des articles du Symbole, et concluait en tels ou semblables termes : e Je proteste que je suis résolu de signer tout ce que dessus, de mon sang, et qu’on le tire de telle partie qu’on voudra de mon corps. Ainsi me vienne aider mon Rédempteur Jésus-Christ, et me pardonner mon offense ! » Le pacha le condamna à être empalé. « Il mourut avec tant de constance et de sentiment de piété que les Turcs mêmes s’en étonnaient et disaient tout haut que véritablement c’était mourir eu homme de bien et de courage, et que leur Alcoran n’avait encore point produit de pareil exemple. On remarqua particulièrement qu’il quitta ce triste visage de criminel, dès qu’il pensa d’avoir recouvré son innocence, se

voyant condamné à la mort. Parmi le plus grand excès de ses souffrances, il garda jusqu’au dernier soupir le même contentement dedans ses yeux et la même sérénité dessus sa face. » (ie voyage en Ethiopie entrepris par le P. Aymard Guérin, 1637, dans Rabbath, t. I, p. 16-19.)

Une histoire plus ancienne, celle de saint André de Chio, montre que le plus léger soupçon, même en l’absence de tout indice, suffisait pour faire mettre à mort ceux qu’il plaisait à des musulmans d’accuser d’avoir abandonné leur religion. Venu en 1465 de rUe de Chio à Conslantinople, à l’âge de vingt-sept ans, André, excellent chrétien, qui s’était voué à la sainte Vierge, visitait pieusement les églises de cette ville épargnées par le conquérant, lorsqu’il fut dénoncé comme traître à la religion de Mahomet, qu’il avait, disaient les accusateurs, ouvertement embrassée à Alexandrie. Conduit devant un juge, il nia énergiquement ce qui lui était reproché, et, comme il fut constaté qu’il n’était pas circoncis, il allait être relâché, lorsque quelques-uns des assistants tirent observer que ce fait ne prouvait rien, puisque les adultes devenant mahométans avaient le droit d’éviter la circoncision. Embarrassé, le juge envoya demander au sultan ce qu’il devait faire de son prisonnier. Mahomet II lui fit répondre qu’il fallait ou décider André, qui était jeune, vigoureux et intelligent, à entrer dans l’armée comme officier, ou, s’il refusait, le mettre à mort. En conséquence, I prières, menaces, tout fut employé pour décider André à accepter une offre aussi séduisante, qui naturellement, s’il l’acceptait, devait le faire passer à l’islamisme. Le jeune chrétien repoussa avec horreur ces propositions. Alors le juge irrité le fit torturer cruellement pendant dix jours, et comme André, inébranlable, supportait les tourments en invoquant sans cesse.l’assistance de la Vierge Marie, il donna ordre de le décapiter, le 29 mai 1465 (voir dans les Acta 5<j/ ! c/orum, mai, t. VII, p. 185-188, la relation écrite par un contemporain, Georges de ïbébizoNDB, à la suite d’un vœu fait au martj’r).

Conslantinople vit, le 19 septembre 1663, le martyre d’un jeune chrétien qui, lui, avait réellement apostasie, mais qui expia son crime de la manière la plus courageuse. Gabriel était né au village de Khurnawil, en Arménie, a Son frère, qui dès l’enfance avait abjuré la foi chrétienne et servait parmi les janissaires, parvint à lentraïner dans son apostasie. Gabriel le suivit à l’armée et fit plusieurs campagnes dans le même régiment. Enfin, cédant aux remords, il déserta et s’enfuit <t au pays des Francs ». Il erra en pénitent pendant plusieurs années à travers la chrétienté, se rendit en pèlerinage au tombeau de saint Jacqnes, frère du Seigneui-, aux sanctuaires de la Vierge et des saints apôtres Pierre et Paul. Tant de souffrances volontaires ne lui rendirent pas la paix de l’âme. Pour en finir, l’apostat converti retourna à Conslantinople. Là, malgré les.supplications des siens, il alla de lui-même se faire arrêter. Le vizir le crut fou et l’envoya en prison. Le lendemain, après un nouvel interrogatoire, auquel il répondit avec une intrépidité modeste, Gabriel fut condamné à être pendu dans les rues de la ville et conduit au supplice à l’instant même. Pendant deux jours qu’on le laissa sur le gibet, l’éclat de son visage ne s’altéra pas : on l’eût cru endormi. Jusqu’à ce qu’enfin les Turcs, irrités de voir les chrétiens se presser en foule pour contempler le martyr, le détachèrent et le jetèrent an Bosphore. » (Analecta Boltandiana, t. XXVII, 1908, p. aSa, d’après Isaac Stbabean, in confesseur inconnu : le martyr Gabriel, dams Handest Amsorea, t. XXI, 1907, p. 61-62) 421

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5. Martyres de musulmans convertis. — Si acharnés contre les chrétiens renégats qui revenaient à leur ancienne foi, les musulmans l'étaient plus encore contre leurs propres coreligionnaires passés au christianisme. On a souventdit que « les musulmans sont inconvertissables ». De l’aveu de bons juges, qui ont pour eux l’expérience, cette assertion est exagérée. Malgré les obstacles que présentent l'état d’esprit héréditaire des musulmans et, trop souvent aussi, la mauvaise politique ou les mauvais exemples des chrétiens, les conversions de ce genre ne sont pas, même de nos jours, sans exemple (Les Missions cal)ioliques françaises, t. V, p. 58, 60, 76 ; voir encore, dans le livre d’Augustin Cochin, J.'aholition de l’esclavage, 1861, t. II, p. 521, une note sur les missions calliuliques en Afrique, 1860-1861, rédigée par M. Ducros, secrétaire du conseil de la Propagation de la Foi, à Paris : des conversions de musulmans y sont indiquées ; voir aussi Allies, Journal in France, 1' éd., Londres, igi.'i, p. 177 et l85). Devant la grâce divine, il n’y a pas d'état d’esprit irréductible. Si les conversions de musulmans sont .1 très rares B.on doit ajouter que « généralement ces conversions sont aussi durables qu’elles ont été difficiles àobtenir ». (t.es Missions catholiques françaises, t. V, p. 19) Elles durèrent parfois jusqu’au martyre. Martin Forniel était un Maure, né à Tlemcen, qui, de propos délibéré, « poussé, dit la relation, par une inspiration divine », vint à Oran pour y abjurer le mahométisme et recevoir le baptême. Il prit part ensuite aux expéditions guerrières des Espagnols. Fait prisonnier et amené à Alger, il fut pressé par tous les moyens, promesses et menaces, de renoncer à la religion du Christ. Ses parents accoururent de Tlemcen pour le supplier. Mais vainement lui montra-t-on ce qu’avait d’extraordinaire un Maure, né de Maures, ne vivant pas en Maure dans la foi des Maures 1 » Il demeura inébranlable. Chrétien je suis, et chrétien je dois mourir », répondait-il. On lui coupa une jambe, puis un bras, et on l’acheva par le supplice du ganche, en 1558 (Moliner-Violle, p. 226).

Un missionnaire Carme, établi en Perse, raconte la mort héroïque, en 1621, de cinq Persans, dont un était le jardinier de la mission. Musulmans de naissance, ils avaient reçu le baptême et refusaient de revenir à l’islamisme. Le khan ou vice-roi de Sciras, qui les avait arrêtés, condamna à mort deux d’entre eux : Elle fut cousu dans une peau d'âne, puis empalé ; Chassadir fut éventré. On conduisit les trois autres près d’Ispahan, au roi de Perse, qui était alors Abbas le Grand (1587-1629). Celui-ci s'était toujours montré favorable aux chrétiens (Les Missions catholiques françaises, t. I, p. 198) ; cependant il interrogea sévèrement les convertis, et, sur leur refus d’abjurer, les condamna à mort. Le crime de musulmans infidèles à leur religion lui avait paru irrémissible. Les trois martyrs, Alexandre, Joseph et Ibrahim, furent lapidés. Mais, par une exception bien rare, leur courage émut tellement le souverain persan, que les habitants de quarante-trois bourgs arméniens, qui avaient été contraints à l’apostasie, puis étaient revenus au culte chrétien, furent autorisés à y persévérer : on leur rendit même leurs livres religieux conlisqués (Rabbath, t. 1, p. 448). Il s’agit probablement ici d’une colonie arménienne, qui avait été transportée, par l’ordre d' Abbas, des bords de l’Araxe à Ispahan.

Ajoutons que le mahométisme paraît être, de nos jours, plus intolérant en Perse qu’il ne l'était au xvii* siècle. On vient de voir cinq musulmans convertis martyrisés en 1621 ; mais les missionnaires et les autres chrétiens sont laissés en paix. Al’heure présente, dans les même pays, « le prosélytisme auprès

des musulmans est impossible : le missionnaire qui s’y livrerait ne pourrait s’en promettre qu’un résultat, ce serait d’amener un massacre général des chrétiens. « (/.es Missions catholiques françaises, t. I, p. 190)

6. Martyres d’esclaves chrétiens. — Parmi les esclaves chrétiens qui remplissaient les « bagnes » et les galères de l’Etat ou les maisons des particuliers, à Constantinople et dans toutes les villes du Levant et des Etats barbaresques, les martyrs furent aussi très nombreux. A beaucoup de ces captifs avait été laissée une liberté de conscience relative : au xvi', au xvii", au xviiie siècle, non seulement les religieux spécialement autorisés à traiter de leur rachat, comme les Trinitaires et les Pères de la Merci, mais encore ceux des autres ordres, Dominicains, Capucins, Jésuites, Lazaristes, avaient facilement accès auprès d’eux, leur disaient la messe, leur prêchaient même des retraites, leur administraient les sacrements. Dans bien des cas, cependant, cette liberté de conscience était supprimée, et les musulmansessayaient par tous les moyens de contraindre à l’abjuration leurs captifs, particulièrement les jeunes gens et les femmes : ni les menaces, ni les promesses, ni les séductions de toute sorte n'étaient alors épargnées : on vit des pères promettre â un esclave la main de leur ûUe, s’il se faisait musulman. Beaucoup résistèrent jusqu’au sang, et même jusqu'à la mort ; parmi ceux, en grand nombre, qui succombèrent, il en y eut aussi beaucoup qui se relevèrent et payèrent de leur sang leur repentir.

La nécessité de ménager les susceptibilités des musulmans, afin de continuer leur ministère auprès des prisonniers, obligeait les religieux à une grande réserve. Celle-ci est plusieurs fois recommandée par saint Vincent de Pacl aux Lazaristes envoyés par lui en Afrique, et particulièrement à ceux que le roi de France avait autorisés à l’y représenter comme consuls. Nous ne pouvons nous arrêter ici devant ces admirables figures de consuls lazaristes. Citons seulement M. Guérin et M. Jean Le Vacher. A cette question qui lui est posée au moment de son départ pour Tunis : « Eh bieni monsieur Guérin, vous allez donc vous faire pendre en Barbarie ? » il répond : « J’espère davantage, je compte sur le pal et sur mieux encore. » On demande de même à M. Le Vacher, qui après un premier consulat à Tunis, où il avait beaucoup soulfert, venait d'être nommé consul à Alger : » N’avez-vous pas peur de retourner parmi ces barbares ? » — « Si je voyais, dit-il, d’un côté le chemin du ciel ouvert et de l’autre celui d’Alger, je prendrais plutôt ce dernier, par la charité que je sais qu’il y a à exercer, parmi ces infidèles, en^ ers les pauvres esclaves. » On connaît la mort héroïque de Jean Le Vacher, dont la cause de béatification s’instruit en ce moment (voir R. Gleizes, Jean Le Vacher, vicaire a/JOstolique et consul à Tunis et à Jlger, 1619-1683, d’après les documents contemporains, Paris, 1914). Cependant, à peine les textes permettentils d’apercevoir quelque chose de son apostolat envers les musulmans (voir Gleizes, p. loi). Le missionnaire qui portait un de ceux-ci. Turc ou renégat, à changer de religion, encourait en Barbarie la peine de mort, et surtout mettait en péril la mission à laquelle il appartenait. C’est pourquoi saint Vincent de Paul avait demandé â ses Lazaristes de passer sous silence les conversions secrètement opérées par eux parmi les musulmans. Il leur conseillait même une grande prudence dans leUTS rapports avec les renégats. Ecrivant à Philippe Le Vacher, frère de Jean, en décembre 1650 : « Vous avez, lui disait-il, un autre écueil à éviter parmi les Turcs et les renégats : 423

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au nom de Notre-Seigneur, n’ayez aucune communication avec ces gens-là ; ne vous exposez point aux dangers qui en peuvent arriver, parce qu’en vous exiiosanl, comme j’ai dit, vous exposeriez tout et feriez grand tort aux pauvres ciireliens esclaves, en tant qu’ils ne seraient plus assistés, et vous fermeriez la porte pour l’avenir à la liberté présente que nous avons de rendre quelque service à Dieu en Alger et ailleurs. Voyez le mal que vous feriez pour un petit bien apparent. Il est plus facile et plus important d’empêcher que plusieurs esclaves ne se pervertissent que de convertir un seul renégat. Un médecin qui préserve du mal mérite plus que celui qui le guérit ; vous n'êtes pas chargés des âmes des Turcs et des renégats, et votre mission ne s'étend point sur eux, mais sur les pauvres chrétiens captifs. » (Lettres de sd’mt Vincent de Paul, t. I, Paris, 1880, p. 357)

J’emprunte à quelques missionnaires — le P. Dan, Trinitaire, auteur de l’Histoire de la Barbarie et de SCS corsaires (1636), et les deux consuls lazaristes, MM. GuÉRiN et Lb Vacher, quelques épisodes de la confession ou du martyre d’esclaves détenus dans les pays barbaresques.

Le P. Dan raconte l’histoire, arrivée en 1633, d’un mousse de Saint-Tropez, âgé de quinze ans, Guillaume Sauvéir ; après avoir essayé en vain de toutes les séductions pour le convertir à l’islamisme, les Turcs le suspendirent par les pieds, et lui donnèrent la bastonnade, en le sommant de renoncer à la religion chrétienne. Comme il s’y refusait, on lui arracha les ongles des orteils et on lui coula de la cire fondue sur la piaule des pieds, sans pouvoir ébranler sa constance. M. Guérin cite, en 1646, à Tunis, un enfant de onze ans, deux fois bàtonné, refusant l’abjuration et disantau maître qui le frappe : « Coupe-moi le cou si tu veux, car jesuis chrétienetneserai jamais autre. » (Abellv, Vie de saint Vincent de Paul, éd.1836, t. V, p. 97) Le même M. Guérin parle d’un autre enfant, Marseillais, âgé de treize ans, lequel reçut plus de millecoupsde bâton idulôtque de renier le Christ : on lui coupa sur le bras un morceau de chair,

« comme on ferait une carbonnade pour la mettre

dessus le gril » ; enfin on allait lui donner encore quatre cents coups de bâton quand le missionnaire, se jetant aux pieds du maître, les mains jointes, obtint de le racheter (l’fci’rf., p. 106). En 1648, rapporte M. Le Vacher, il y avait à Tunis deux jeunes esclaves de quinze ans, l’un Anglaisct protestant, l’autre Français et catholique. Le premier fut converti par son camarade au catholicisme. Il refusa d'être racheté par des marchands anglais, qui voulaient l’inscrire parmi ceux de leur religion, et déclara qu’il aimait mieux demeurer esclave toute sa vie que de cesser d'être catholique. Les deux amis, qui refusaient de se faire musulmans, furent plusieurs fois battus par les Turcs, aupointd'êtrelaissés à terre comme morts. Le petit Anglais, trouvant un jour son ami dans cet état, l’embrassa en disant publiquement : « J’honore les membres qui viennent de souffrir pour Jésus-Christ, mon Seigneur et mon Dieu. » A moitié assommé à son tour, il fut rapporté inanimé dans sa case, où le petit Français vint le visiter, l’exhortant à toujours souffrir vaillamment pour le Christ. Un Turc, qui portait deux couteaux à sa ceinture, menaça l’intrépide enfant de lui couper les oreilles : mais le petit Français, s’emparant d’un des couteaux, se trancha luimême une oreille, et, la tenant toute sanglante, demanda au Turc s’il voulait encore l’autre. Le courage des deux jeunes esclaves étonna si fort les infidèles, qu’ils cessèrent de les tourmenter. L’année suivante, les deux petits martyrs moururent de la peste (ibid., p. 99-io3).

Voilà de quoi des enfants furent capables. Non moins intrépides se montrèrent des femmes. Toutes, hélas I ne purent sauver leur vertu, et plusieurs — on cite même des religieuses — n’abjurèrent leur foi qu’après avoir subi toutes les hontes du harem. Mais d’autres obtinrent par leur courage la couronne du martyre. C’est encore M. Guérin qui raconte, en 1646, l’histoire d’une esclave chrétienne de Tunis qui, plutôt que d’abandonner sa religion, reçut plus de cinq cents coups de bâton ; restée à terre, à demi morte, deux Turcs « la foulèrent avec les pieds sur les épaules, avec une telle violence, qu’ils lui crevèrent les mamelles » (ibid., p. io5). M. Guérin raconte encore l’histoire d’une jeune femme sicilienne, à Bizerte, « le mari de laquelle s'était fait Turc. Elle a enduré trois ans entiers des tourments inexplicables plutôt que d’imiter l’apostasie de son mari ». Elle était « toute couverte de plaies », quand « deux cent cinquante écus, donnés par aumône », permirent de la racheter (ibid., p. 106).

Dans une de ses lettres à saint Vincent de Paul, M. Jean Le Vacher parle d’une barque française, qu’un naufrage lit échouer sur la côte de Tunis. Six hommes la montaient. Capturés, ils furent vendus à Tunis comme esclaves. Le dey voulut les contraindre à se faire musulmans. Deux cédèrent à la violence des bastonnades ; deux autres « moururent constamment dans les tourments plutôt que de consentir à une telle infidélité ». M. Le Vacher parvint à racheter les deux survivants, en se portant caution d’une partie du prix. « Pour moi, écrit-il, j’aime mieux souffrir en ce monde que d’endurer qu’on renie mon divin Maître, et je donnerais volontiers mon sang et ma vie, voiremême mille vies si je les avais, plu-' tôt que de permettre que des chrétiens perdent ce que Notre-Seigneur leur a acquis par sa mort. » (Ibid.,

P- "O’j)

Dans ce pauvre monde de prisonniers et d’esclaves, s’il y eut des confessions ou des morts admirables, il y avait aussi, nous l’avons dit, d’innombrables reniements. Tout en observant les conseils de prudence donnés par saint Vincent de Paul, les Lazaristes s’occupaient discrètement de ces renégats. Xous voyons par leurs lettres qu’ils en convertirent beaucoup (ibid., p. 85, 97). Nous voyons même qu’ils parvinrent à convertir et à baptiser plusieurs musulmans de naissance ; mais, dit Abelly, a pour ce qui est de ces Turcs et renégats qui se convertissaient à notre sainte religion, les prêtres de la mission s’y comportaient avec grande prudence et circonspection, de peur que, si on les eut découverts, cela n’eût empêché le progrès des biens qu’ils tâchaient de faire parmi ces infidèles. C’est pour ce sujet qu’ils n’en parlaient que sobrement dans les lettres qu’ils écrivaient en France, de peur que, ces lettres venant à être interceptées, on ne connût ce que Dieu faisait par leur ministère pour le salut de ces pauvres dévoyés. » (/ii’rf., p. g^.) Voilà, disons-le en passant, qui répond encore au préjugé des « musulmans inconvertissables ».

Dans une conférence aux prêtres de la communauté de Saint-Lazare, saint Vincent de Paul a raconté lui-même le martyre, à Alger, d’un renégat converti. Je crois ne pouvoir mieux faire que de reproduire son récit :

« Il se nommait Pierre Bourgoin, natif de l'île de

Majorque, âgé seulement de vingt et un ou vingtdeux ans. Le maître duquel il était esclave avait dessein de le vendre, pour l’envoyer aux galères de Constantinople, dont il ne serait jamais sorti. Dans cette crainte, il alla trouver le bâcha, pour le prier d’avoir pitié de lui, et de ne pas permettre qu’il fût envoyé à ces galères. Le bacUa lui promit de le faire, 425

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pourvu qu’il prit le turban ; et pour lui faire faire cette apostasie, il employa toutes les persécutions dont il put s’aviser ; et enfin, ajoutant les menaces aux promesses, il l’intimida de telle sorte qu’il en lit un renégat. Ce pauvre enfant, néanmoins, conservait toujours dans son cœur les sentiments d’estime et d’amour qu’il avait pour sa religion, et ne lit cette faute que par l’appréhension de tomber dans ce cruel esclavage, etpar le désir de faciliter le recouvrement de sa liberté. Il déclara même à quelques esclaves chrétiens qui lui reprochaient son crime, que s’il était Turc à l’extérieur, il était chrétien dans l'âme, et, peu à peu, faisant réilexion sur le grand péché qu’il avait commis de renoncer à sa religion, il en fut touché d’un véritable repentir ; et, voyant qu’il ne pouvait expier sa lâcheté que jiar sa mort, il s’y résolut, plutôt que de vivre plus longtemps dans cet état d’inlidélité. Ayant découvert à quelques-uns ce dessein, pour en venir à l’exécution, il commença à parler ouvertement à l’avantage de la religion chrétienne et au mépris du mahomélisme, et disait sur ce sujet tout ce qu’une vive foi lui pouvait suggérer, en présence même de quelques Turcs, et surtout des chrétiens. Il craignait toutefois la cruauté de ces barliares, et envisageant la rigueur des peines qu’ils lui feraient souffrir, il en tremblait de frayeur. « Mais pourtant, disait-il, j’espère que le Seigneur m’assistera, il est mort pour moi, il est tout juste que je meure pour lui. » Enfin, pressé du remords de sa conscience, et du désir de réparer l’injure qu’il avait faite à Jésus-Christ, il s’en alla, dans sa généreuse résolution, trouver le bâcha ; et, élanlen sa présence :

« Tu mas séduit, lui dit-il, en me faisant renoncer à

ma religion, qui est la bonne et véritable, et me faisant passer à la tienne, qui est fausse : or, je te déclare que je suis chrétien ; et, pour te montrer que j’abjure de bon cœur la créance et la religion des Turcs, je rejette et déteste le turban que lu m’as donné » ; et, en disant ces paroles, il jeta ce turban par terre et le foula aux pieds ; et puis il ajouta :

« Je sais que lu me feras mourir, mais il ne m’importe, car je suis prêt à souffrir toute sorte de tourments, pour Jésus-Christ mon Sauveur. » En efTet, le

baclia, irrité de cette hardiesse, le condamna aussitôt à être brillé tout vif ; ensuite de quoi on le dépouilla, lui laissant seulement un caleçon, on lui mit une chaîne au cou, et on le chargea d’un gros poteaii, pour être attaché et brûlé ; et, sortant en cet état de la maison du bâcha, pour être conduit au lieu du supplice, comme il se vit environné de Turcs, de renégats, et même de chrétiens, il dit hautement ces belles paroles : « Vive Jésus-Christ, et triomphe pour jamais la foi catholique, apostolique et romaine I II n’y en a point d’autre en laquelle on puisse se sauver. » Et cela dit, il s’en alla constamment souffrir le feu et recevoir la mort pour Jésus-Christ.

« Or le plus grand sentiment que j’aied’unesi belle

action, c’est que ce brave jeune homme avait dit à ses compagnons : « Quoique j’appréhende la mort, je sens néanmoins quelque chose là-dedans, portant la main sur son front, qui me dit que Dieu me fera la grâce de souffrir le supplice qu’on me prépare. Notre-Seigneur lui-même a appréliendé la mort, et, néanmoins, il a enduré volonlairement de plus grandes douleurs que celles qu’on me fera souffrir ; j’espère en sa force et en sa bonté. » Il fut donc attaché à un poteau, et le feu allumé autour de lui, qui lui lit rendre bientôt entre les mains de Dieu son âme pure comme l’or qui a passé par le creuset. M. Le Vacher, qui l’avait toujours suivi, se trouva présent à son martyre ; quoiqu’un peu éloigné, il lui leva l’excommunication qu’il avait encourue, et lui donna l’absolution, sur le signal dont il était

convenu avec lui, pendant qu’il souffrait avec tant de constance.

« Voilà, messieurs, comme est fait un chrétien, et

voilà le courage que nous devons avoir pour souffrir et pour mourirquand il faudra pour Jésus-Christ. Uemandons-lui cette grâce, et prions ce saint garçon de la demander pour nous, lui qui a été un si digne écolier d’un si courageux maître, qu’en ces trois heures de temps il s’est rendu son vrai disciple et son parfait imitateur, en mourantpour lui. » (Abblly, t. V, p. 64-67)

Cette Passion d’un martyr, narrée avec émotion presque au lendemain de sa mort par un saint tel que Vincent de Paul, d’après les renseignements du témoin oculaire M. Le Vacher, fait comprendre la valeur historique de beaucoup de pièces analogues appartenant aux premiers siècles de l’Eglise.

A ces esclaves martyrs de la foi, il faut joindre d’autres esclaves martyrs de la chasteté. M. Guérin parle d’un jeune Portugais qui, « après avoir résisté pendant plus d’un an aux violentes sollicitations de son impudique patronne », fut, sur une fausseaccusation de « cette louve », condamné à mort. « Il se confessa et communia, et, après, il me dit : « Monsieur, qu’on me fasse souffrir tant qu’on voudra, je veux mourir chrétien. » Et, quand on vint le prendre pour le conduire au supplice, il se confessa encore une fois, et Dieu voulut pour sa consolation qu’il nous fût permis de l’assister à la mort, ce qui n’avait jamais été accordé parmi ces inhumains. La dernière parole qu’il dit, en levant les yeux au ciel, fut celle-ci : « O mon Dieu, je meurs innocent ! » Ceci se passait en 1646à Tunis. A Alger, vers le même temps, un autre esclave, après avoir repoussé les ignobles tentatives de son maître, fut accusé par celui-ci de l’avoir voulu tuer : « on tit mourir par le feu ce valeureux chrétien, qui supporta constamment ce cruel martyre. » (/tiV., p. 85-8^)

7. Les martyrs du temps présent. — Le fanatisme musulman paraît quelquefois assoupi : mais il a aussi d'épouvantables réveils. On en eut la preuve au xix siècle : en 1860, au Liban, le massacre de 40.ooo Maronites par les Druscs, avec la complicité des Turcs, massacre pendant lequel des missionnaires Franciscains et Jésuites furent immolés avec leur troupeau qu’ils avaient voulu jusqu'à la fin consoleret absoudre (Les Missions catholiques françaises, l. I, p. 826) ; en 1895 et 1896, le massacre de 100.000 Arméniens avec l’approbation du sultan. L’heure où j'écris voit, par des massacres plus effroyables encore, la destruction systématique de cette nation arménienne, qu’on est tenté d’appeler la nation martyre. Combien cependant, parmi tant de chrétiens mis à mort, doivent recevoir, au sens propre du mot, ce titre de martyr ? Nous sommes encore trop proches des événements et trop ignorants des détails pour répondre à cette question : mais on peut penser qu’aux haines de race et aux suggestions de la plus criminelle politique se joignit bien souvent, chez les massacreurs, la haine de la religion chrétienne, et que plus d’un parmi les massacrés, prêtres et laïques, a préféré la mort à une apostasie qui eût pu le sauver. On trouvera dans la Croix du a mars 1916 une correspondance de Rome sur « les massacres qui ont quasi décimé l'épiscopat et le clergé catholique arménien. » (Voir encore, dans la Reyue des Deux Mondes, " février ig16, l’article anonyme intitulé : La suppression des Arméniens. Méthode allemande. Travail turc)

Un épisode peu connu, qui remonte à quelques années, montreque, même dans les parties du monde 427

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musulman les mieux pacifiées, et gouvernées aujovird’Uui par des nations chrétiennes, il peut encore y avoir des martyrs, de vrais martyrs, punis par des fanatiques de leur refus d’embrasser la religion de Mahomet. Les faits de ce genre sont naturellement très rares, mais ils laissent voir quel est toujours, chez certains, l’état de l’àme musulmane. Dans une région encore sauvage de la Tunisie, un maraljout, par ses prédications enflammées, parvint, en 1906, à soulever le fanatisme des indigènes. Plusieurs fermes, exploitées par des Français, furent pillées. Dans l’une d’elles, le colon et les membres de sa famille sont mis par les insurgés en demeure d’abjurer le christianisme et de se faire musulmans. Us eurent la faiblesse de céder. Près de là se trouvait un dépôt de remonte, dont le service était fait par trois cavaliers. Deux parvinrent à s’échapper, mais le troisième, fait prisonnier, accepta la circoncision pour éviter la mort. « Evidemment, écrit un correspondant, ces conversionsn’ont été, pour ces malheureux, qu’un expédient, et nul n’a pu les croire sincères, pas même les Arabes qui les ont imposées. Aussi devons-nous d’autant plus admirer ce paysan italien, cet humble riistico, qui a pensé qu on ne déserte pas une religion plus qu’on ne déserte un drapeau. Del Rio Gesomino était domestique à la ferme Bertrand. U venait d’assister à l’abjuration de tous ses maîtres el leur exemple ne l’a pas entraîné. Il a consenti à répéter la formule du Coran : II n’y a qu’un Dieu. » Mais il a refusé de reconnaître Mahomet comme son prophète. Il n’a pas voulu se sauver par un mensonge, et a su mourir en héros. Abattu d’abord à coups de sabre, il a été, dit-on, brfilé à petit feu. » (Journal des Débats, 15 mars 1906)

VU. — Le mahtvuk et lb scuisme cniico-nussE

1. La persécution de l’Eglise uniate : les piemieis martyrs de l’union ; saint Josaphat et le bienheureux André Bobola ; les trois partages de la Pologne, la perst-cution sous Catherine II ; la persécution sous Nicolas 1’"', les martyrs du clei"gé uniate, la mère Makrina et les religieuses basiliennes, les paysans martyrs, la persécution sous Alexandre II, les paysans lithuaniens, le diocèse polonais de Ghelm, les apostats de 1875, les confesseurs et les martyrs ; la persécution sons Alexandre III ; l’état présent des uniaies. 2. La persécution de l’Eglise latine t interdiction dp la propagande catholique ; interdiction de la correspondance avec le Saint-.Siège ; suppression de paroisses et de couvents.interdiction aux prêtres latins d’assister les uniates. 3. Conclusion : les motifs d’espérance.

L’histoire des martyrs faits par le schisme grec eut surtout pour théâtre les contrées soumises à la Russie, et particulièrement les provinces polonaises que les trois partages de 1772, 1798 et 1795, puis les traités de 181 5, firent passer sous la domination moscovite.

La malheureuse Pologne avait été, malgré les défauts de son peuple et les vices de sa constitution, si profondément pénétrée de catholicisme, que ses nouveaux maîtres russes virent dans la destruction de la foi et de la discipline catholiques le plus sûr moyen d’y détruire le sentiment national. Ils ne réussirent que trop dans leurs efforts, et d’immenses populations ont été entraînées au schisme par la ruse et la violence ; mais la résistance de l’âme polonaise fut attestée jusqu’à nos jours par les souffrances de nombreux confesseurs et même par le sang de nombreux martyrs : si la nationalité n’est pas éteinte, le mérite en revient pour une grande part à ces témoins de la foi.

I. La persécution des Uniates. -— a) Dans les pays situés à l’est de l’Europe et à l’ouest de l’Asie,

les fidèles de l’Eglise catholique se divisent en deux classes : les uniates, soumis au Saint-Siège, et gardant, avec l’autorisation et même les encouragements de celui-ci, leurs rites particuliers, et les latins, qui suivent en tout la discipline romaine (voir la statistique des catholiques de rite uni, dans Tournkiiize, L’Eglise Grecque-orthodoxe et l’Union, Paris 1907, p. 45-48).

Les chrétiens de rite gréco-slave unis nu siège de Rome étaient, au commencement du xviu= siècle, très répandus en Pologne, et suriout dans les provinces orientales dépendant du royaume, Lithuanie, Ruthénie, ’Volhynie, Ukraine. Leur union, ou plutùt leur retour à l’unité catholique, encouragé par les Jésuites et par le roi Sigismond III, s’était fait dans les dernières années du x^i’siècle. Froissés par les exactions du patriarche de Gonstantinople, émus du déplorable état où depuis le schisme étaient tombés leur clergé et leurs fidèles, les évêques de la Russie Blanche et la Petite Russie s’assemblèrent le 2 décembre 1694, et décidèrent, d’un commun accord, de passer sous la juridiction de l’Eglise romaine, suivis tantiim et in integrum observatis cærimoniis et ritibus cultus diyini peragendi et sanctorum sacrant entorum jui ta consuetudinem Ecclesiæ oricntiiUs. L’année suivante, 12 juin 15(j5, les mêmes évoques tinrent un synode dans la petite ville lithuanienne de Bresl-Litowsk, et rédigèrent un acte d’union, que deux d’entre eux furent chargés de porter à Rome, avec mandat de négocier avec le Pape pour le maintien du rite slave ainsi que des privilèges possédés ab antiquo par l’Eglise ruthène. Clément VII leur accorda toutes leurs demandes, sous la condition d’adhérer aux décrets du concile de Florence, et donna au métropolitain le pouvoir d’instituer les évêques, après avoir fait confirmer à Rome sa propre élection. Dès lors, l’Eglise ruthène-unie fut l’ondée (voirie livre de Mgr Likowski, évêque suffragant de Posen, Die Riithenisch-romische Kirchemereinigung genanni Union zu Brest, Fribourg-en-Brisgau, igoÀ ; analyse parle P. Palmieri dans lievue d’histoire ecclésiastique de Louvain, avril 1906, p. 887393).

Cette fondation a été presque aussitôt consacrée par le martyre. Les partisans obstinés du schisme n’avaient pas vu sans colère le triomphe de l’unité catholique. Nombreux sont les prêtres et les moines qui payèrent alors de leur sang leur fidélité à celle-ci : en 1C18, le basilien Antoine Hrekowicz, vicaire général de Kiev, jeté par les Zaporogues dans le Dnieper ; en 1620, un autre moine basilien, Antoine Batkiewicz, assassiné par le pope schismalique pendant qu’il disait la messe dans une église rurale du diocèse de Przemyl ; en 1621, le protopope Matthieu arrêté par les Zaporogues à Szarogorod, en Ukraine, et, sur son refus de renoncer à l’obéissance du métropolite uniate, décapité par eux ; en 1628, ces mêmes cosaques, à Kiev, tranchant la tête de deux prêtres et du bourgmestre Basilios, qui refusaient d’adhérer au métropolite schismalique. Les chefs de l’Eglise uniate sont menacés du même sort. L’intrépide métropolite Pociey est, en 1609, l’objet d’une tentative d’assassinat ; trois de ses doigts, tranchés par le fer du meurtrier, ont été conservés comme des reliques. Ruski, qui occupa de 161 3 à iC65 le siège métropolitain de Kiev, et qui mérita du pape Urbain VIII le titre d’Athanase de la Ruthénie, n’échappa qu’à graudpeine aux fureurs des schismatiques.

Son ami, l’archevêque de Polotsk, Josaphat Kuncewicz, s’était, par son zèle et ses succès, désigné à leurs coups. On voudrait pouvoir s’arrêter devant cette sainte et curieuse figure. « Ce contemporain de

François de Sales et de Vincent de Paul, de Bérulle et d’Olier, a l’allure d’un moine grec du xi » siècle, pénitent à la façon d’un ascète de la ïhébaïde ou d’un fondateur de laure au mont Athos ; complètement étranger à la culture intellectuelle de l’Occident, il ne connaît que les livres liturgiques et les textes sacrés à l’usage de son Eglise ; prcti-e, archimandrite, réformateur de son ordre basilien, il combat toutes sa vie contre les conséquences du schisme photien ; et, martyr, il cueille enfin dans cette lutte la palme de la victoire. » (Dom Gdépin, Un aptiiie de l’union des Eglises au XIIe siècle. saint Josaphat et l’Eglise gréco-slave en Pologne et en Bussie, 3° éd., Paris et Poitiers, t. I, iSg’j, p. n) Dans ses discussions avec les schismatiques, il leur opposait leurs propres traditions, et offrait, pour établir la primauté du pontife romain, de s’en tenir aux textes liturgiques antérieurs à la séparation, qui n’avaient pas cessé d'être en vigueur parmi eux (ibid., p. 172, 181, 347). Il fut massacré par ses adversaires à Vitebsk, le 12 novembre 1628. Sa vie et son martyre ont été racontés par un contemporain, l'évêque uniate de Chelm, Sdsza : Cursus vitæ et certaniert niarlyrii B. Josaphat Kuncewicii archiepiscopiPolocensis, episct)pi Vitepceiisis et Mscislaviencis, Rome, 1665 (réédité en 1865 par le P. Martinov) ; Pie IX a canonisé en 1867 ce glorieux martyr de l’Union.

Celle-ci eut un peu plus tard un autre apôtre en la personne du Jésuite polonais André Bobola. Dans les raèmesrégions, ce » preneurd'àmes » avait ramené à l’unité catholique des villages entiers. Ses supérieurs l’envoyèrent, en 1656, prêcher les schismatiques de la Polésie, pays de fondrières et de vastes forêts qui sépare la Volhynie et l’Ukraine de la Lithuanie. C’est là, près de la ville de Janov, sur le territoire de Pinsk, qu’il fut découvert par unebande de cosaques, acharnés contre les prêtres et les religieux et qui depuis longtemps le guettaient. Arrêté le 16 mars lôS^, il fut conduit devant l’assaoul ou chef de la bande. Celui-ci le somme d’apostasier : le religieux répond en exhortant ses ennemis à se convertir. « Alors l’assaoul lui assène un furieux coup d'épée, qui lui tranche le poignet. Le martyr tombe à terre, dans une mare de sang. Les bandits s’acharnent sur leur proie. Un cosaque, voyant sa victime lever ses regards vers le ciel, lui crève un œil d’un coup de poignard. On le conduit dans la boutique d’un boucher. Là, c’est le suplice du feu. Dépouillé de ses vêtements, l’apôtre est étendu sur une table et on lui laboure les côtes avec des charbons ardents. En haine des rites catholiques, les bourreaux lui enlèvent avec les pointes de leurs couteaux une large surface de la peau de la tête en manière de tonsure. Le saint martyr invoque les noms de Jésus et de Marie, et demande à Dieu le salut de ses tortionnaires. Ceux-ci jettent une robe de pourpre sur le corps défiguré, retendent sur une table, lui arrachent la peau du dos, et couvrent les plaies sanglantes de paille d’orge hachée menu. Puis, le retournant et l’attachant à la table avec des cordes, ils font pénétrer ces aiguilles de paille dans les plaies vives et enfoncent à coups de marteau des épines acérées sous les ongles. Pour en linir, les bourreaux lui coupent le nez, les oreilles et la bouche, et par la nuque lui arrachent la langue avec la racine. Son corps, traîné dans la boue, fut eiiûn jeté sur un tas d’immondices, et, comme le saint respirait encore, un brigand l’acheva en lui plongeant son sabre dans le flanc. » Déclaré Vénérable, le 9 février 1855, par Benoit XIV, André Bobola a été, malgré les eflorts de la diplomatie russe, béatilié par Pie IX en 1853 (voir notice sur le B. André Bobola par le

P. Olivaint, Paris 1855, et P. Bernard, article jlndré llobola, dans le Dict. d’histoire et de géographie ecclésiastiques, fasc. XI, 1916, col. 1641-1644) Les guerres entre la Pologne, les cosaques et la Moscovie schismatique, de 1663 à 1667, couvrirent de ruines les contrées habitées par les catholiques uniates. a Pas unévêché, pas une église, pas un monastère — écrivait en 1664 l'évêque Susza — n’a été laissé intact par les cosaques et les moscovites… Beaucoup de prêtres, tant séculiers que réguliers, et même des laïques, ont été blessés, dépouillés, mis à mort, uniquement par haine de l’Union ; d’autres ont succombé aux mauvais traitements que l’ennemi leur faisait subir. Nous connaissons plus de cent prêtres séculiers qui ont péri dans divers tourments pour la foi, et cependant nous ne pouvons comiUer toutes les victimes, plusieurs provinces élant aux mains de l’ennemi. Nous savons du moins exactement combien de moines uniates ont péri, les uns fusillés, les autres décapités, brûlés ou soumis à d’autres tortures, pour la sainte Union. Nous en comptons quarante. » (SuszA, De laboribus Unilorum, cité par Dom GuÉPiN, t. 11, p. 412)

6) Ces premiers martyrs étaient tombés victimes de l'émeute, du guet-apens ou de la guerre. Mais la persécution régulière va commencer avec l’avènement de Catherine II au trône de Russie, en 1564.

La Pologne était alors un royaume essentiellement catholique. Les deux rites y vivaient côte à côte, dans l’obéissance au Pape. Pendant le règne glorieux de Jean Sobieski (1674-1696), le mouvement uniate avait fait de nouveaux progrès : plusieurs diocèses venaient encore de renoncer au schisme ; la vaste province de l’Ukraine s'était convertie. Un concile de l’Eglise ruthène unie put se tenir à Zamosc en 1720. Au commencement du xviii'e siècle, sur 18 raillions de Polonais, les deux tiers, latins et gréco-slaves, appartenaient à l’Eglise romaine. Mais la situation changea quand la politique de l’astucieuse amie de Voltaire et de Diderot eut entrepris la ruine de la liberté religieuse, comme de toute liberté, non seulement dans ses Etats, mais encore en Pologne. Poursuivant le démembrement et l’annexion de ce pays, Catherine avait réussi à lui donner comme roi l’un de ses anciens favoris, Stanislas Poniatowski. Elle commença par semer le mécontentement parmi les sectateurs des cultes dissidents, protestants, juifs ou schismatiques. Ils jouissaient cependant en Pologne d’une liberté de conscience refusée aux catholiques dans tous les Etats où dominaient le schisme et l’hérésie. Seuls les droits politiques ne leur étaient pas accordés par la constitution polonaise : mais, comme lerappelaiten 1767 le Souverain Pontife Clément XIII,

« ces avantages, les princes étrangers à la foi

romaine les refusaient partout à leurs sujets catholiques. » Ce fut cependant le prétexte que prit Catherine pour intervenir dans les affaires de Pologne, au nom de l’humanité.

Quand l’octroi des droits politiques aux dissidents, et surtout le vote de lois favorables au schisme, par une diète que dirigeaient les agents de la Russie, eut amené en 1768 le soulèvement national connu sous le nom de confédération de Bar, et si bassement raillé par Voltaire (lettres du 6 mai 1771, du 18 octobre 1771, du ! " janvier 1772), Catherine lit envahir plusieurs provinces polonaises par des hordes de cosaques Zaporogues, accompagnés de popes fanatiques. Ces barbares, dont nous avons déjà montré la férocité, y déchaînèrent cette fois encore une véritable guerre religieuse. Ceux qui ne professaient pas la foi des cosaques, les catholiques et même les Juifs, tombaient sous leurs coups. Ils massacrèrent des gens de toute condition, de tout âge, mais surtout des 431

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nobles, des prêtres et des moines. Des villages et même des villes furent détruits. On estime à 200 mille le nombre des victimes : les documents officiels russes en avouent 50 mille (Theiner, Vicissitudes de l’Eglise catliolicjue des deux rites en Pologne et en Russie, Paris, 1843, 1. I, p.142-143).

Le soulèvement habilement provoqué des patriotes, puis leur écrasement, amenèrent, en 1772, le premier partage de la Pologne, donnant à Catlierine une partie de la Lithuanie, avec 1.600.000 liabitants, et à Frédéric Il la Prusse polonaise, avec 700.000 habitant. L’impératrice Marie-Thérèse, qui gagnait le plus gros morceau, la Galicie, avait, pour apaiser les reproches de sa conscience et obéir aux supplications du pape Clément XIV, obtenu de ses complices la promesse d’une complète liberté religieuse pour les catholiques incorporés à leurs Etats (Theiner, Histoire du pontificat de Clément A’iV, Paris, 1852, t. II, p. 289-291, 300-302). La promesse fut écrite dans le traité conclu en 1778 avec le roi de Pologne {ilnd., >. 314) ; mais le traité était à peine signé, que plus de douze cents églises, en Ukraine, sur mille neuf cents, étaient enlevées aux Grecs unis, et leurs prêtres forcés, par de mauvais traitements, à passer avec leurs ouailles dans l’Eglise officielle (voir le mémoire rédigé en juin 1771J par le nonce du pape en Pologne, Garampi, et le métropolitain uniate de Kiev ; Theiner, démentis A’IV P. M. Epistolæ et Brevia, Paris, 1 852, p. 359-364). Le prétexte était tout trouvé, et servira jusqu'à nos jours : on considérait comme n’ayant pas cessé d’appartenir au schisme les Eglises qui, scliismatiques avant ibo^b, s'étaient, à partir de cette date, réunies à l’Eglise romaine. Catherine sut profiter habilement des divisions qui existaient entre les catholiques des deux rites, et qui eurent surtout pour cause le zèle malencontreux déployé par beaucoup d'évêques et de religieux latins, malgré les défenses formelles des Papes, contre les coutumes nationales des uniales (voir le livre cité plus haut de Mgr Likowski, p. 288-284, 286). Le mécontentement qu’en ressentaient ceux-ci, était encore aigri par le dédain que leur montrait la noblesse polonaise, appartenant en grande partie au rite latin. Aussi beaucoup d’entre eux se trouvaient-ils préparés d’avance à revenir au schisme, où ils espéraient trouver moins d’amertumes. Les apostasies se multiplièrent, et l’Eglise ruthène-unie se dépeupla peu à peu dans les diocèses de Polotsk, Smolensk, Nowogorod et Minsk.

Lors du partage de 1793, qui lui donnait la seconde moitié de la Lithuanie, la Volliynie, la Podolie et la partie polonaise de l’Ukraine, augmentant de 3 millions le nombre de ses sujets polonais, Catherine renouvela, plus précises encore, les promesses de liberté religieuse : S. M. l’impératrice de toutes les Russies promet, d’une manière irrécusable, pour elle, ses héritiers et successeurs, de maintenir à perpétuité les catholiques romains des deux rites (utriusque ritus) dans les possessions imperturbables des prérogatives, propriétés et églises, du libre exercice de leur culte et discipline, et de tous les droits attacliés au culte de leur religion, déclarant, pour elle et ses successeurs, ne vouloir jamais exercer les droits de souverains au préjudice de la religion catholique romaine des deux rites » (article 8). Mais cette clause fut tout de suite violée : Catherine envoya à ses nouveaux sujets des missionnaires schismatiques, accompagnés de soldats, et obtint de nombreuses conversions, où le knout et le pillage eurent plus de part que la persuasion. Les palatinats de Kiev, de Bracklaw et de la Volhynie perdirent alors la plus grande partie de leurs catholiques uniates : on dit qu’un million de ceux-ci passèrent

au schisme russe. Les missionnaires impériaux furent moins heureux dans la Podolie, où l'évêque de Kamienieck, Pierre Bielawski, soutint la résistance des catholiques.

Cependant, dans l’ensemble, le mouvement ne s’arrêta point, et quand Catherine mourut, en 1 ygô, un an après le dernier démembrement, qui avait fait passer sous son joug 4.500.ooo Polonais, l'œuvre schismatique était presque accomplie. En vingt-trois ans, depuis le premier partage jusqu'à celui qui retrancha la Pologne du nombre des nations, le prosélytisme persécuteur de Catherine avait rejeté au schisme 8 millions de Ruthènes et coftté à l’Eglise unie 9.3 16 paroisses, de nombreuses succursales et cent quarante-cinq couvents (voir, pour les statistiques, l’article Eglise russe, très copieux et très bien informé, dans l’Encyclopédie catholique de Glaire et "Walsh, t. XVI, Paris, 1847, P- 8>2). Oh I que la haine de Voltaire contre la religion catliolique était bien inspirée, quand il écrivait à Catherine, dès le 6 juillet 1771 : a Povir moi. Madame, je suis Udèle à l’Eglise grecque, d’autant que vos belles mains tiennent en quelque façon l’encensoir, et qu’on peut vous regarder comme patriarche de toutes les Russies 1 »

c) La persécution contre l’Eglise unie s’apaisa sous les deux successeurs de Catherine, Paul I""^ et Alexandre 1". Pendant leurs règnes (1796-1826), malgré des difficultés intérieures, et grâce à la protection persévérante du Saint-Siège, cette Eglise put réparer une partie de ses pertes. Mais cette courte prospérité fut brutalement arrêtée par l’empereur Nicolas I", qui reprit, en lui donnant une forme encore plus violente, la tradition de son aïeule. Nous entrons tout à fait, cette fois, dans l'ère des martyrs. Status plorandus, non describendus, s'écrie en 1843 le vieux cardinal Pacca qui, passant en revue, dans un discours public, l'état religieux des diverses contrées de l’Europe, ne trouve pas d’autres paroles pour dépeindre la situation du catliolicisme en Russie el

« dans l’infortunée Pologne «.(iVewiOi/es, Paris, 1860, 

t. 11, p. 362)

Les premiers coups de Nicolas tombèrent sur l’Eglise ruthène-unie des provinces démembrées de la Pologne. Ce serait une erreur de croire que l’insurrection polonaise de 1830, si cruellementrôprimée, ait été l’origine de ses attentats à la liberté religieuse des uniales. Ils commencèrent, pour ne plus s’interrompre, dès le début du règne. De 1826 à 1889 sévit une persécution légale, bureaucratique, de dessein suivi, qui se fait sanglante quand elle rencontre la résistance. Avec l’aide du « collège catholique romain », institution fondée contre l’Eglise catholique sous prétexte de la défendre, l’empereur réussit à placer sur quelques sièges épiscopaux du rite uni d’indignes pasteurs, qui lui livrèrent peu à peu leurs troupeaux. Pour faciliter à ceux-ci le passage au schisme, en le rendant comme insensible, plusieurs ukases, empiétant sur un terrain fermé au pouvoir civil, et surtout à un pouvoir schismatique, changèrent leurs livres liturgiques, réglementèrent les offices et les pratiques pieuses, modifièrent l’architecture intérieure et extérieure des églises catholiliques, donnant à celles-ci, par leur apparence comme par leurs cérémonies, une ressemblance chaque jour plus marquée avec les églises schismatiques.

Les mariages mixtes furent favorisés, à la condition pour les parents de faire élever dans l’orthodoxie russe les enfants qni en naîtraient. La nomination des curés fut attribuée aux gouverneurs des provinces, ce qui amena des choix détestables et précipita la défection de nombreuses paroisses. On 433

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inscrivait d’ailleurs d’office sur les registres de l’Eglise ollicielle toutes celles qui, à un moment quelconque de l’Iiistoire, avaient appartenu au culte non uni. On dut cependant, pour consommer l'œuvre scLismatique, attendre la mort du métropolitain Bulbak, qui, bien que brisé par l'âge, soutint jusqu’au bout la résistance de ses ouailles, et demeura inébranlable aux promesses comme aux menaces. Mais quand eut disparu ce vieux confesseur de la foi, l’heure parut venue de l’apostasie générale. Conduite par son chef, l'évêque Siemasko, qui, secrètement apostat, avait pendant plusieurs années conseillé et dirigé cette oppression savante Çopprimumiis sapienter), l’Eglise ruthène, en février iSSg, passa enlln ofliciellement au schisme. Trois millions de Grecs unis étaient ainsi arrachés à la foi romaine. Ce résultat de l’hypocrisie et de la violence fut célébré par les apologistes o01ciels comme un triomphe, en l’honneur duquel on osa frapper une médaille avec cette légende mensongère : Séparés par la liaine, en 1595, réunis par l’amour en 183'J.

Ce que fut cet « amour », le grand nombre des martyrs sullit à le montrer. Si quelque chose peut venger une Eglise qui, même en Pologne, a été trop souvent l’objet d’injustes dédains, c’est l’héroïsme de son clergé quelquefois illettré, et de son peuple de serfs et de paysans.

Sur le clergé marié, selon la discipline orientale respectée par l’Eglise romaine, les coups frappaient double. Le prêtre demeuré lidèleà sa foi était séparé de sa femme et de ses enfants, qu’il laissait sans ressources. Nombreux sont les prêtres grecs-unis qui, avant et après iSSg, acceptèrent ce sort pour euxmêmes et pour leur famille. Beaucoup furent jetés en prison. Quelles-uns furent assujettis à un indigne servage. Le prêtre Plavvski, qui avait écrit dans ses prisons la réfutation d’un livre faisant l'éloge du schisme, fut exilé à Wiatka, où on fît de lui le sonneur de cloches de l'église schismatique. Un voyageur français, qui visita la Lithuanie au moment de ces persécutions, a communique au Correspondant (lo janvier 1 846) les impressions de son voyage. Il a rencontre, dans une ville, un curé lidèle, conlié, comme châtiment, au terrible apostolat d’un pope.

« Le digue exécuteur des lois du gouvernement

exerce toute sorte de cruautés sur sa victime : il lui fait balayer l'église, porter l’eau ; il lui impose les travaux les plus rudes et les plus rebutants, et, pour la plus légère infraction à ses ordres, il le roue de coups. L’infortuné touche un salaire qui suflirait à peine à l’entretien d’un valet, et les autorités veillent à ce fju’il ne reçoive aucun secours. Père d’une famille nombreuse, il lui suffirait de dire : « Je veux être delà religion du czar », pour rentrer en charge et mettre un terme à sa misère, aux tortures et aux avanies qu’il endure ; mais il déclare qu’il mourra plutôt que de trahir son devoir. Il est plus fort que ceux qui l’ont précédé, car ils n’on t pu souffrir au delà d’une année. Le pope a bien mérité du gouvernement russe : ce généreux confesseur est la quatrième victime conhce à son redoutable ministère, et il a triomphé des trois autres. »

Combien de martyrs dans le clergé I Micéwitz, curé de l'église de la Résurection, à Kamienieck, enfermé pendant six mois dans une crypte, pour avoir en 1834 repoussé un missel schismatique, séparé de sa femme qui meurt pendant sa détention, de ses enfants, que l’on chasse de la paroisse, déporté dans le gouvernement deOrodno, puis enfermé en Volhynie, dans un ancien monastère de Basiliens, meurt, en 18^2, prisonnier dans un couvent schismatique du district d’Ostrog. Un autre prêtre uniate, Baremowski, captif au monastère de 'Tokani, fouetté, privé de nourriture.

meurt de faim dans son cachot. Les moines schismatiques servent de geôliers aux prêtres et aux religieux punis pour leur hdélité à l’Eglise catholique. Au couvent de Zachorow, Micéwitz avait eu pour compagnon de captivité onze basiliens et trois prêtres séculiers : l’un des basiliens, âgé de soixante-quinze ans, meurt dans un cachot, après avoir pu se confesser ù travers les fentes de la porte. C’est ainsi que meurt aussi, au couvent de Lyskow, le P. Bocéwitz : la porte de son cachot était assez vermoulue pour qu’un de ses confrères ait pu, non seulement recevoir s.i confession, mais, écartant une planche, lui administrer la sainte eucharistie.

Plus malheureux encore furent les prêtres condamnés à être déportés en Sibérie. Au rapport delà mèreMakrina, supérieure des religieuses basiliennes de Minsk, quatre cent six prêtres et religieux uniates y ont alors expié leur fidélité par le martyre. Les uns sont morts assommés, nojés, gelés dans les bois où on les employait comme bûcherons, les autres ont succombé à la fatigue, à la faim et aux mauvais traitements sur la route de Tobolsk, avant d’arriver au terme de leur exil.

LamèreMakrina fut elle-même, avec ses religieuses, parmi les plus illustres victimes de la persécution. Echappée aux bourreaux, elle traversa Paris en 1 845. Louis Veuillot connut alors, et a raconté dans une page éloquente, les détails du martyre souffert par les basiliennes. Etablies depuis le xvii= siècle dans la ville de Minsk, elles avaient eu à subir les assauts de Siemasko lui-même, qui voulait les entraîner dans son apostasie, a Après avoir vainement employé les promesses, les menaces, les vexations, voyant qu’il n’obtenait rien, il résolut d’en finir par la force. Pendant la nuit, des cosaques cernèrent le couvent, se saisirent des religieuses avec la plus révoltante brutalité, les garrottèrent et les conduisirent dans cet état, à pied, jusqu'à Vitebsk, à vingt lieues environ. Là, elles furent enfermées dans un couvent de religieuses schismatiques, à qui on les donna pour servantes, ou plutôt pour esclaves. Ceux qui connaissent la profonde ignorance, les mœurs déréglées et l’ardent fanatisme de ces religieusesschismatiques, comprendront aisément les mauvais traitements que les basiliennes eurent à souffrir. Destinées aux plus vils et aux plus rudes travaux, à peine nourries d’un peu de pain noir, chacune d’elles était en outre frappée régulièrement, tousles vendredis, de cinquante coups de bâton. Bientôt leurs corps exténués furent couverts de cicatrices et de plaies. Mais elles montrèrent plus de courage encore que leurs ennemies ne montraient de férocité. S’animant entre elles à souffrir pour la gloire de Dieu, elles persévérèrent dans la religion catholique. La colère de l’apostat s’en accrut : Il fit de nouveau mettre ces saintes filles aux fers et les condamna aux travaux forcés. On leur avait jusque-là donné pour nourriture un demi-hareng salé par jour ; on ne leur donna plus qu’une demi-livre de pain noir et une petite mesure d’eau ; et tandis qu’elles soufïraient ainsi la faim et la soif, on les assujetti ! , comme manœuvres, au service des maçons qui construisaient le palais épiscopal. Plusieurs ont été plongées dans l’eau jusqu’au col et submergées de temps en temps, à mesure qu’elles refusaient d’apostasier ; d’autres, condamnées aux mines et placées où le danger était le plus grand, ont été écrasées ; enfin, on a arraché les yeux à huit d’entre elles. Leur foi a surmonté ces épreuves ; pas une n’a faibli, mais trente sont mortes. Parmi les dix-sept qui vivaient encore après la mort, disons mieux, après le triomphe de ces trente martyres, trois seulement eurent assez de force pour profiter d’une occasion qui se présenta d'échapper au supplice. Elles purent 435

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franchir les portes de leur prison, parce que les religieuses schismatiques qui les gardaient étaient tombées dans l’ivresse à la suite d’une de ces orgies qui solennisent leurs fêtes. Ce ne fut pas sans regret qu’elles abandonnèrent leurs compagnes et qu’elles renoncèrent à la gloire de mourir ; mais elles espéraient ([uelque chose pour leur foi et pour leur patrie du témoignage qu’elles avaient à rendre devant l’Europe. A travers mille dangers, elles pénétrèrent en Autriche, et l’une d’elles, la supérieure de cette illustre communauté, est actuellement à Paris. » {Univers, i(> septembre 1845 ; L. Veuillot, Mélanges, i" série, t. III, Paris, iSS’ ; , p. 206-208.)

De Paris, la supérieure de Minsk se rendit à Rome : elle s’y trouvait quand l’empereur Nicolas lit à Grégoire XVI la célèbre visite d’où l’autocrate sortit, disent les témoins, pâle et bouleversé, s’enfuyant presque comme un coupable (Wiseman, Souvenirs des quatre derniers Papes, Bruxelles, 1858, p. 48 1). C’est alors que furent recueillis les souvenirs de la mère Makrina, publiés l’année suivante à Paris (Martyre de sœur Irène-Makrina Mieczysla^isha et de ses compagnes en Pologne, Paris, Gaume, 1846).

« Elle a pu, vingt-quatre ans durant, du monastère où

elle s’était réfugiée à Rome, et où nous-même l’avons visitée, — écrit le P. Lescoeur, — rendre témoignage des cruautés auxquelles elle n’avait échappé que par miracle. Elle s’est éteinte paisiblement, le Il février 1869, en telle odeur de sainteté, qne, dès son vivant, beaucoup de grâces extraordinaires ont été attribuées au mérite de ses prières. » (Lkscceur, l’Eglise catholique en Pologne sous le gouvernement russe, Paris, t. I, p. 184)

Makrina et ses compagnes sont les plus célèbres, mais non les seules religieuses qui aient souffert alors pour l’unité catholique. Il existait à Polotsk un monastère de basiliennes qui avait été, au xvi" siècle, restauré et réformé par saint Josaphat, et avait dès lors fidèlement conservé les traditions du grand martyr polonais. « Il a subsisté jusqu’en 1838, et les vingt-cinq religieuses qui l’habitaient ont refusé avec un admirable courage de renoncer à l’Union. Cette fermeté attira sur elles une affreuse persécution, dans laquelle plusieurs de ces saintes vierges ont cueilli la palme du martyre. » (Dom Gdépin, t. I, p. 226, note i)

Sur un autre point, recueillons le témoignage delà mère Makrina. En même temps que le martyre des prêtres, des religieux, des religieuses, elle a vu le martyre du peuple uniate.

Tous les moyens sont bons pour le contraindre à l’abjuration. « On fouette à tour de rôle, dit-elle, le mari et la femme, afin que l’un des deux, ému par la compassion, engage l’autre à se rendre. On a vu des femmes enceintes expirer sous les coups. Pour obtenir l’apostasie des pères, on fouette les enfants. A ma connaissance, dix-sept de ces innocentes créatures sont mortes dans ce supplice. » A ces indications, combien d’autres peuvent êtres jointes 1 Dans beaucoup de villages, il y eut des martyrs. En 1835, les paysans catholiques d’une paroisse des environs de Vitebsk, en Lithuanie, résistèrent longtemps aux menaces et aux cruautés des soldats qui s’étaient emparés de leur église. Plusieurs expirèrent sous les coups ; les autres se réfugièrent sur nn étang glacé ; les soldats furieux les sommèrent de se rendre ; tous s’écrièrent : a Nous aimons mieux mourir que d’abandonner la religion de nos pères. » Les soldats brisèrent la glace et noyèrent vingt-deux paysans. Mais l’armée elle-même eut ses martyrs. La même année, et dans le même pays, un commandant russe ayant déclaré à ses soldats catholiques que la volonté de l’empereur Nicolas était qu’ils

reconnussent son Eglise, presque tous répondirent qu’ils aimaient mieux mourir que d’apostasier, et aussitôt leurs camarades orthodoxes reçurent l’ordre de les convertir à coups de bâton et de sabre. Un grand nombre de ces braves moururent sous les coups ou à la suite de leurs blessures (article cité de y Encyclopédie catholique, t. XVI, p. 846).

Les actes de nombreux martjTS uniates ont pu être rédigés, avec une scrupuleuse exactitude. On les trouvera dans le livre d’un bénédictin français, Dom Théophile Biîrengikr, Les martyrs uniates en Pologne : récits des dernières persécutions russes, publiés d’après des documents originaux (Paris et Poitiers, 1868). C’est à ce livre que nous avons emprunté les détails qu’on a lus sur les martyrs ecclésiastiques. Presque plus touchants encore sont les souvenirs qu’il a conservés des pauvres gens.

Le vendredi saint de l’an 1841, trois habitants du village lithuanien de Dudakowitzé, qui étaient restés pendant plusieurs jours, avec les autres paysans, enfermés dans l’église pour empêcher les schismatiques d’}' entrer, reçurent trois cents coups de verges sans consentir à embrasser l’orthodoxie russe. « Je vous remercie, Seigneur Jésus, dit l’un d’eux, de ce que vous avez permis qu’un misérable comme moi souffrit le jour de votre mort, pour ses propres péchés, le même supplice que vous avez bien voulu endurer pour nous tous de la main des Juifs. » Emporté mourant dans un couvent transformé en prison, ce paysan, appelé Lucas, commanda à ses enfants de l’enterrer eux-mêmes, sans l’assistance du pope, puis ordonna d’enterrer près de lui sa femme, dont il prédit la mort prochaine : elle mourut en effet le jour de Pâques. L’autre paysan, Gaspard, mourant aussi de la flagellation, fit à ses enfants les mêmes recommandations. Le troisième était l’organiste de la paroisse, Maciuszewski : on l’enferma jusqu’à la fin de ses jours dans un couvent schismatique. En 1854 seulement, c’est-à-dire après onze ans de résistance, les villageois se soumirent, par peur de la Sibérie, mais on vit des actes de désespoir : une mère entraînée par force à la chapelle russe pour y faire rebaptiser son nouveau-né, lui brise le crâne contre une pierre, en criant : « J’aime mieux qu’il meure que de perdre son àmel »

On nous permettra, â propos de ces tragiques épisodes, une observation : quand les persécuteurs veulent obliger les uniates à se faire rebaptiser ou à laisser rebaptiser leurs enfants, ils leur imposent un joug que les principes mêmes du schisme russe n’autorisent pas, et exercent contre eux une tyrannie sans motif, a Comme chef de l’Eglise grecque, — écrivait le 29 décembre i^’jS Catherine II à Voltaire,

— je ne puis, de bonne foi, vous laisser dans l’erreur sans vous répondre. L’Eglise grecque ne rebaptise pas. » Aussi, quand la luthérienne Catherine, princesse d’Anhalt, épousa en i ^45 le futur Pierre III et se convertit à la religion orthodoxe, ne fut-elle pas rebaptisée, ce qui ne l’empêcha pas de devenir, par le meurtre de son époux, impératrice de Russie et Cl chef de l’Eglise grecque ».

Reprenons notre récit. Un vaste champ s’ouvrait, sous Nicolas, aux investigations de la police et aux recherches intéressées des popes. L’empereur avait décidé que tous ceux ceux qui étaient devenus catholiques après l’année i 798 n’avaient pas cessé d’appartenir au schisme, et devaient y être réintégrés. Il y eut des villages où la pression exercée contre les uniates dura plus longtemps encore qu’à Dudakowitzé, par exemple celui de l’orozow. Les hommes, les femmes, les enfants y étaient fouettés chaque jour, jusqu’à ce qu’ils apportassent un certificat du pope, constatant leur présence à l’église russe. Tous 437

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ceux qui résistèrent eurent leurs biens confisqués, et furent de plus coudamnés à la déportation en Sibérie ; on n’exécuta pas à la lettre cette dernière partie de l’arrêt, et on se contenta de les interner en divers lieux de la province. Plusieurs [)érirent dans ces longs trajets : une mère vit ses deux lilles mourir d'épuisement sous ses yeux, et succomba après elles. On possède quelques-uns des interrogatoires subis par ces uniates : ils nous montrent de simples paysans très instruits de la foi catholique, et sachant pour quelle cause ils combattaient et souû'raient. Les réponses du jeune Etienne Suchoniuk, âgé de douze ans, orphelin et gardeur de i)Ourceaux, sont d’une fermeté et d’une clarté dignes d’admiration : ia manière dont il cite les instructions que lui donnaient les parents qu’il a perdus fait comprendre les bonnes et solides traditions qui se conservaient alors dans certaines familles d’humbles paysans. En 1862 seulement, c’est-à-dire plusieurs années après la mort de Nicolas I, le village de Porozow put être inscrit sur les registres du schisme.

d) Le règne du successeur de Nicolas, Alexandre II (1855-1881), n’amena aucune réaction en faveur de la liberté des catholiques. La politique religieuse de Nicolas se continua d’elle-même. Louis Veuillot et le P. Lescœur racontent, d’après des relations écrites sur place, les elforts tentés, avec la connivence d’un seigneur traître à sa foi, pour faire passer an schisme le village de Dziernowicé, dans le gouvernement de Vitebsk, en 1843, sous le règne de Nicolas, en 1 858 sous celui d’Alexandre. Ce sont à l’une et à l’autre époque les mêmes procédés de fraude et de violence, poussés jusqu’au sacrilège : soldats refoulant les villageois dans l'église, popes leur introduisant de force dans la bouche l’hostie consacrée, soit en leur frappant la mâchoire à coups de poing, soit en mettant la pointe d’une épée entre leurs dents, puis inscription d’office, sur les registres du schisme, de ceux qu’on est parvenu à communier de cette manière. A ces actes président soit des officiers supérieurs, soit même, en 1808, un membre du Sénat. Après cette dernière tentative, la longue résistance des habitants céda, ils consentirent à laisser rebaptiser leurs enfants, et raille âmes, c’est-à-dire toute la population du village, furent arrachées à la religion catholique (Univers, 2 janvier 1860 ; Louis Veuillot, mélanges, 2 « série, t. VI, Paris, 1861, p. 236-247 : Lescœur, t. I, p. 314-330). Dans le gouvernement de Mohilev, plusieurs villages furent, en 1860, l’objet de semblables tentatives (Lescoel/R, t. I, p. 336-337).

« Les Lithuaniens et les Ruthènes de rite uni n’ont

plus d'églises, plus de pasteurs, plus de prêtres, plus de culte ; ils sont réduits à cacher leur foi comme on cache un crime », lisons-nous dans une supplique envoyée par eux, en 1862, au pape Pie IX (ibid., p. 809).

Bien que d’admirables traits de religion s’y soient mêlés, je n’ai point à parler ici du soulèvement national de 1863, auquel, selon la parole de Pie IX, les Polonais furent « poussés par les rigueurs de leur souverain ». Ceux qui y périrent pour la foi et la patrie ne sont pas, au sens strict de ce mot, des martyrs, de même que nous n’avons pas donné ce nom aux Vendéens morts, de 1798 à 1796, pour leur Dieu et pour leur roi. Mais les catholiques polonais demeurèrent, en leur qualité de catholiques, écrasés sous les représailles, et une recrudescence de persécution religieuse s’abattit sur la nation en deuil.

« La fête d’aujourd’hui me rappelle que, de nos jours

aussi, il est des martyrs qui souffrent et meurent pour la foi », s'écria PiB IX dans l'émouvante allocution prononcée le a4 aiTil 1864, jour où l’Eglise fait mémoire de saint Fidèle de Sigmaringen (voir

lIoNTALRMDBRT, Le Pape et la Pologne, dans le Correspondant du 25 mai 1864).

De 1863 à 1867, la Lithuanie voit onze prêtres fusillés ou pendus, un grand nombre de catholiques apauvris par les contributions forcées ou complètement ruinés par la confiscation de leurs biens, beaucoup exilés ou déportés eu Sibérie, cent quarante églises fermées (Lescœur, t. II, p. 1 11-11 4). Pendant cette période et dans les années suivantes, les paysans sont aussi violemment persécutés que le clergé et les propriétaires. On les inscrit, contre tout droit, sur les registres du schisme. Continuant les procédés sacrilèges que nous avons déjà vus, on les pousse violemment dans les églises orthodoxes, où des popes les contraignent à recevoir la communion. Les couvents conlisqués sont remplis de catholiques emprisonnes. Pour recevoir les sacrements, des paysans se sauvent, de nuit, jusqu'à Vilna, où ils peuvent se confesser secrètement et faire baptiser leurs enfants. Plus d’une mère, après avoir accompli ce pèlerinage à travers les forêts par des sentiers étroits, pour éviter les grandes routes, avec un enfant sur les bras, exposée au froid, aux bourrasques des neiges et à toutes les intempéries d’une saison rigoureuse, retourne chez elle, heureuse et satisfaite, avec son enfant baptisé ; mais plus d’une aussi ne revient dans sa maison qu’en pressant contre son sein le cadavre de son enfant. A Vilna même il fallait éviter une nuée d’agents de police, qui arrêtaient pèlerins et pèlerines, et les faisaient entrer par force dans leséglises russes, où l’on baptisaitleursenfanls, d’après le rite orthodoxe, sans égard aux larmes des mères et au désespoir des pères. » (Anonyme, La persécution de l’Egliseen Lithuanie, particulièrement dans le diocèse de Vilna, 1863-1872 ; Paris, 1878, p. 87.) Cependant, en Lithuanie, la majorité du peuple des campagnes était restée étrangère aux insurrections polonaises, et s'était même prononcée entre elles : ce qui prouve bien que c'était la religion catholique plus encore que le nationalisme que le gouvernement russe avait résolu de détruire.

C’est surtout sur un dernier reste de l’Eglise grecque-unie, demeuré comme oublié dans le royaume de Pologne, que tomba, sous les règnes d’Alexandre II et de son successeur, une persécution implacable. On a vu comment, en 183g, la tromperie et la force, aidées par la trahison de lâches pasteurs, avaient amené le passage officiel au schisme de la grande majorité des uniates lithuaniens et ruthènes. Dans la Pologne propre, où dominait le rite latin, existait un vaste diocèse grec-uni, celui de Chelm, situé au sud-est dans le gouvernement de Lublin. Il avait pu échapper à ce mouvement. Avec l’aide, cette fois encore, d’un prélat traître à sa religion, l’administrateur Popiel, le gouvernement résolut de l’y amener enfin, en prenant pour prétexte la nécessité de « purifier » le rite grec-uni des dangereuses innovations latines qui s’y étaient introduites. Ces innovations consistaient dans l’usage des orgues, le chant des cantiques en langue polonaise, la sonnerie d’une clochette à l'élévation, le transport du missel d’un côté à l’autre de l’autel, et autres détails aussi peu subversifs. Dès 1872, les prêtres uniates rebelles à la « purification des rites » sont séparés violemment de leurs familles, jetés en prison, ou envoyés en exil : soixante curés furent ainsi exilés. Puis un second pas. plus décisif, est tenté par Popiel. Il impose à toutes les paroisses unies du diocèse de Chelm un rituel entièrement schismatique, dans lequel étaient supprimées plusieurs fêtes catholiques, même celle du martyr polonais saint Josaphat, le nom du Pape remplacé au canon de la messe par celui de l’empereur, et le Filioque effacé du Credo : 433

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l’adoption de ce rituel devenait obligatoire le i" janvier 1874. Enfin, l’invitation fut adressée par lui au clergé et au peuple de toutes les paroisses, de signer une supplique demandant leur entrée dans l’Eglise orthodoxe. C'était l’apostasie définitive. Pur les moyens les plus insidieux et les plus violents, pareils à ceux qui avaient été employés dans les provinces orientales en iSSg, elle fut partiellement obtenue : Popiel put, en 1870, présenter au Saint-Synode la liste de 50 mille nouveaux convertis.

Oui, mais à côté de ces égarés, souvent renégats sans le savoir ou le comprendre, combien de confesseurs I combien de martyrs ! Dans un bref du 13 mai i&jli. Pie IXparle du « spectacle remarquable et tout à fait liéroique donné dernièrement devant les anges et devant les hommes par les Ruthènes du diocèse de Chelm. qui, repoussant les ordres iniques du pseudo-aJministraleur, ont préféré endurer toute sorte de maux et exposer même leur vie au dernier péril, que de faire le sacrifice de la foi de leurs pères et d’abandonner les rites qu’ils ont eux-mêmes reçus des ancêtres et qu’ils ont déclaré vouloir conserver toujours intacts et entiers. » (Cité par le P. Lescœur, t. 11, p. 382-387)

Là où les curés cèdent, c’est le troupeau qui résiste. Les paysans s’emparent des clefs de l'église, afin qu’on n’y puisse pas officier selon le rituel schismatique. A Polubiczé, le chef du district veut les contraindre à certifier par écrit que c’est de leur plein gré que les rites ont élé modifiés. Un paysan signe, .après avoir reçu cinq cents coups de verges, puis, à peine la signature donnée, il se repent. Un autre, persistant dans son refus, expire sous les coups. Les soldats veulent entrer de force dans l'église : un paysan, qui en défend l’entrée, tombe mort d’un coup de baïonnette. A Pratulin, treize paysans, qui veulent aussi empêcher les troupes de profaner l'église, sont abattus par les balles. La mère d’Onufry Vasyluk pleure sur le corps du fusillé : « Mère, lui dit l'épouse du mort, ne pleurez pas la mort de votre ûls, moi je ne pleure pas la [lerte de luon mari, car il n’a pas été tué pour des crimes ; au contraire, réjouissez-vous de le voir succomber martyr pour la foi. Oh ! si j'étais digne d’une telle mort ! » Les survivants furent conduits enchaînés à la prison de la ville voisine. On eut la pensée, pour amener le village au schisme, d’employer l’influence d’un vieux paysan d’une commune voisine, nommée Pikuta, qui était fort en crédit dans la contrée. Il consentit à parler à la foule assemblée, se mit à genoux avec tous les assistants, leur présenta une croix, puis, se relevant, leur dit : a Je jure sur mes cheveux gris, sur le salut de mon âme, comme je veux voir Dieu au dernier moment de ma vie, que je n’apostasierai pas d’une syllabe notre foi, et qu’aucun de mes voisins n’apostasiera. Les saints martyrs ont supporté tant de persécutions pour la foi, nos frères ont versé leur sang pour elle, et nous aussi nous les imiterons. » Les gendarmes se jetèrent sur lui, et l’emmenèrent enchaîné. Le témoin de ces faits ne nous dit pas ce qu’il est devenu. Entre beaucoup d’autres épisodes, dont plusieurs sanglants, nous sommes forcés de choisir : citons encore celui-ci. Une femme, Kraïtchikta, refusait de signer le papier schisraatique : a Signe, ou tu partiras pour la Sibérie. — Je partirai, mais signer, jamais ! — Alors nous t’enlèverons ton enfant. — Le voilà. Dieu en aura soin. » La mère bénit l’enfant, et le remet aux mains des persécuteurs. Elle brise, par un acte de foi héroïque, le piège tendu à sa conscience et à son amour maternel.

L’hiver de 1874 fut terrible pour les villageois du diocèse de Chelm. On les contraignait à loger des

garnisaires, qui dévoraient toutes leurs provisions. On battait les hommes, les enfants, avec le terrible fouet des cosaques appelé nuhajha. Par un nouveau genre de tortures, on obligeait des populations entières à se tenir debout, tête nue, dans la neige, sous la bise, pendant plusieurs heures de suite. Dans le village d’Uscirao, le peuple l’ut poussé dans l’eau glacée jusqu’au cou, et y entra résolument, sans vouloir céder. A Wlodama, un hetman de cosaques somma par trois fois la population de signer la déclaration schismatique : ceux qui refusent sont battus, et trois femmes expirent sur place.

Tels sont les moyens qui, dans le dernier diocèse uniate de Pologne, firent, de 1872 à 1875, cinquante mille renégats, mais, à côté d’eux, mirent en lumière la foi intrépide d’une multitude de gens du peuple qui, sans autre science que leur catéchisme, triomphant à la fois de ceux qui les oppriment et de ceux qui les trahissent, soulifrent ou meurent en héros. Ils préfèrent l’abstention complète de tout culte à la participation aux cérémonies schismatiques, qui serait à leurs yeux une apostasie. Une femme — c’est un Russe orthodoxe, témoin oculaire, qui l’a raconté à M. Leroy-Beaulieu — brise la tête de son nouveauné contre un mur plutôt que de le laisser baptiser par le pope et enrôler par le baptême dans l’Eglise schismatique. Ailleurs, des parents se sont asphyxiés avec l’enfant qu’on voulait baptiser de force. Des jeunes gens préfèrent être considérés par la loi comme concubinaires que d’accepter pour leur mariage la bénédiction du pope. Ils savent que, s’ils se présentaient devant lui, ils livreraient d’avance à l’Eglise orthodoxe les âmes de leurs enfants : ils aiment mieux attendre l’occasion de se faire marier secrètement par nn prêtre catholique. Ils passent la frontière, et viennent demander à l’Autriche une heure trop courte de liberté religieuse pour se confesser, communier, recevoir la bénédiction nuptiale. Leurs enfants seront, légalement, des bâtards : cette humiliation est acceptée d’avance, et préférée par ces vrais chrétiens à l’incorporation à une Eglise schismatique. Ces « mariages de Cracovie » se sont élevés à plusieurs milliers.

(Voir une brochure anonyme publiée à Cracovie en 1875, et tradxiite en français sous ce titre : Le schisme et ses apôtres, Paris, 1875, p. 77, 79-83 ; le P. Martinov, /.e Brigandage de Chelm, dans les Etudes, juin 1876, p. gSa ; Lescœur, t. ii, p. 356-878 ; de nombreuses correspondances dans le Monde et /'t/' « ii’ers, année 1874 ; A. Lep.oy-Beaulieu, L’Empire des tsars et les Jiusses, t. 111, Paris, 188g, p. 602 et suiv. ; Dom Guépin, t. 11, p. 502-508.)

Malgré la soumission de 1875, il restait encore plus de deux cent mille uniates dans le diocèse de Chelm. Vingt mille d’entre eux furent transportés, en 1876, dans le gouvernement de Cherson. « On les conduisait jusqu'à la gare voisine, souvent très éloignée, rangés quatre à quatre et chargés de fers, sous une escorte de soldats. Des traînées de sang marquaient les traces de leur passage. Un paysan, lorsqu’il fut chargé de fers avec son fils, s’agenouilla, baisa ses chaînes, en remerciant à haute voix JésusChrist de le juger digne de souffrir pour son nom. u Le sort de ceux qui échappèrent à l’exil fut à peine moins pénible. Ils n’avaient plus d'églises de leur rite ; mais il leur fut interdit d’entrer dans les églises de rite latin. Ils furent réduits à « s’assembler les jours de fête dans les maisons privées, où ils chantaient le rosaire, les cantiques, les vêpres ; puis l’un d’eux lisait à haute voix un sermon, et, avant de se séparer, ils s’exhortaient mutuellement à la persévérance et au combat pour la sainte foi. » Ces réunions privées devinrent elles-mêmes suspectes, et en 441

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frappa d’une amende de 150 roubles celui qui leur donnerait asile (f.es Persécutions des uniates, conférence du R. P. ToMNiCJAK, 23 mai 18g5, dans les Lettres de Jersey, 1896, p. 290-291).

e) La situation des uniates devint plus dure encore sous Alexandre 111 (1881-18g4). « Alexandre II avait enlevé aux catholiques polonais des provinces occidentales le droit d’acheter des terres ou d’en louer à bail. Ces lois de son père, qui n’avaient profité qu’aux Allemands, Alexandre 111, au lieu de les adoucir, les a aggravées par l’ukase de décembre 1884. Dans toute la Russie occidentale, pour pouvoir acquérir un immeuble rural par vente, legs ou donation, il faut être Russe, et n’est considéré comme Russe que l’orthodoxe. » (A. Lhroy-Beau-LIED, L’Empire des tsars et les Russes, t. III, p. 601) Une visite à Chelm en 1888 attira de plus près sur les uniates l’attention de l’empereur. Au lieu de se laisser toucher de leur constance, il s’en irrita. Dés lors, ce ne fut plus dans le gouvernement de Cherson qu’eurent lieu les transportations, mais dans celui d’Orenbourg, aux confins de l’Asie et des monts Oural. Les exilés furent présentés aux indigènes comme « des voleurs et des brigands ». On assure, cependant que leur piété, réveillant chez ces populations sauvages des traditions oubliées, fit aimer de quelques-uns l’Eglise romaine.

On verra par l’exemple suivant quels faits suffisaient pour motiver la transportation dans le gouvernement d’Orenbourg.

« Les pauvres uniates, privés de leurs églises et

de leurs prêtres, enterraient eux mêmes leurs morts. Cela ne pouvait plaire aux popes. Lorsquequelqu’un des uniates était mort, le pope de la paroisse montait la garde près du cimetière pour que l’enterrement ne pût se faire sans les cérémonies de l’Eglise schisinatique. Bien souvent le cortège des uniates, conduisant un corps au lieu de repos, était arrêté par des soldats et contraint de se diriger vers l’Eglise schismatique. Les iiniales, pour éviter tout contact avec le schisme, abandonnaient le corps aux soldats en disant : Notre frère est mort en bon catholique, malgré vos cérémonies il ne deviendra pas schismatique. » Et ils s’éloignaient, le cercueil était conduit à l’église schismatique, et, après les cérémonies du pope, enterré par des soldats. Un brave paysan, dont la femme était morte, eut l’idée de déjouer la surveillance. A l’aide de ses amis, il enterra sa femme pendant la nuit. La bière fut passée par dessus le mur, car la clef du cimetière se trouvait chez le pope. Hélas I le matin l’on découvrit une nouvelle tombe. Le pope fit déterrer le corps, et, après les cérémonies schismatiques, la niorte fut enterrée de nouveau. Le pauvre paysan fut exilé dans le gouvernement d’Orenbourg, et c’est là que, mourant de faim et de misère, il fut condamné à une amende de 25 roul)les (jo francs) pour ce méfait. » Ceci se passait en 1887 (conférence citée, p. 292)

f) L’avènement du successeur d’Alexandre III donna aux persécutés quelque espérance. Les sentiments humains et bienveillants du jeune souverain étaient connus, mais l’heure n’avait pas sonné des réparations nécessaires. Peut-être n’étaienl-elles pas encore possibles. « C’est étonnant ce que ne peuvent pas ceux qui peuvent tout », a écrit un moraliste russe, Mme Swetchine. Il y eut cependant un peu de détente. La charitable et habile diplomatie de Léon Xlll obtint des adoucissements et dans le sort des uniates exilés ou déportés pour être restés fidèles à leur religion, et dans celui des prêtres punis pour les avoir assistés (F. Carry, La Ilussie et le Vatican Léon ^V// dans le Correspondant, 26 juillet 1897). Mais, dans l’ensemble, le sort des persécutés resta

misérable. Les pétitions envoyées en 189.5 à Nicolas II, des gouvernements de Clierson et d’Orenbourg, montrent les régions encore peuplées d’exilés uniates. Les suppliques qui partirent, à la même époque, des villages de la Podlachie, peignent des couleurs les plus sombres la situation des uniates qui y résident, sans prêtres, sans sacrements, sans mariages, obligés de vivre, selon leur expression, « comme des païens ». (Voir ces suppliques dans Dom Guéi-in, t. II, p. 538-543.) Aucun secours ne peut leur venir du dehors ; pendant longtemps resta vraie cette parole de Lhhoy-Beaulieu : a Il est plus facile à Rome d’envoyer des missionnaires au fond de la Chine que dans la Russie de Chelm. » (L’Empire des tsars et des liasses, t. III, p. 601) Les rares prêtres qui ont réussi, cependant, à franchir les obstacles et à parvenir jusqu’à ces infortunés, les ont trouvés inébranlables dans leur fidélité à la véritable Eglise.

« Ceux de nos Pères — disait le conférencier déjà

cité de 1895 — qui, dans leurs excursions furtives, ont pu pénétrer dans les villages des uniates, en racontent des exemples merveilleux, ces pauvres confesseurs de la foi offrent leurs souffrances pour leurs persécuteurs. >>

Comment les persécuteurs auraient-ils alors désarmé devant eux, quand on voit la politique de

« russification » poursuivre, au même moment, jusqu’aux

Grecs schismatiques, faisant partie d’une autre Eglise que l’a orthodoxie » russe ? Un ukase du 12 juillet 1903 dépouille l’Eglise grégorienne d’Etchmiadzin, en Armémie russe, de tous ses biens, estimés à 300 millions de francs ; il fut même défendu à se » prêtres de baptiser les musulmans qui se convertiraient ; qu’ils restent musulmans plutôt que de recevoir un autre baptême que le baptême « orthodoxe ». (Voir R. Janin, L^es Arméniens, dans Echos d’Orient, janvier-avril 1916, p. 16)

En ce qui concerne les catholiques ruthènes, la persécution eut une conséquence probablement inattendue des persécuteurs. Il en résulta une immense émigration. Les uniates sont aujourd’hui répandus par centaines de mille aux Etats-Unis, au Canada, au Brésil. Sur les difficultés de leur situation religieuse en ces lointains pays, et sur les efforts des évêques américains et du Pape pour leur conserver ou leur rendre un clergé indigène, voir, dans la lievue pratique d’apologétique du 15 décembre ig12, un article du P. d’HKRBiGNY, Lai consécration du premier évéque catholique de rite paléoslave pour le Canada.

S. La persécution des Latins. — En 1865, le Saint-Siège fit publier à Rome, l’Exposition, accompagnée de documents, des soinsconstants du Souverain Pontife Pie LA’pour réparer les maux de l’Eglise catholique en Russie et en Pologne (Rome, imprimerie du Secrétariat d’Etat ; traduction franvaise chez Palmé, Paris, 1868). Deux mots de cet important mémoire me paraissent résumer admirablement les résultats des persécutions dont la Pologne et ses provinces de l’est furent l’objet : « Les Grecs-unis entraînés violemment au schisme, les Latins séduits et privés de secours religieux. » Cette brève formule indique avec clarté la différence des moyens mis en œuvre contre les uns et les autres.

La « violence « exercée sur les uniates a produit, comme on l’a vii, un grand nombre de martyrs ; les moyens insidieux employés contre les latins, — qui forment la plus grande partie de la population catholique dans la Pologne propre et dans une partie de la Lithuanie, — ont été rarement accompagnés d’actes meurtriers. Nous devons en dire un mot, pour ne pas laisser trop incomplète cette étude ; 443

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mais ce mot sera court, puisque, s’il y eut parmi les Polonais de rite latin des exilés et même des déportés pour la foi, c’est-à-dire des confesseurs, la palme sanglante du martyre paraît avoir été réservée aux uniates.

Interdire aux catholiques de rile latin toute propagande exercée au détriment du schisme, couper leurs communications avec le Saint Siège, les affaiblir par la destruction systématique des paroisses et des couvents, empêcher leur clergé de donner aucune aide spirituelle aux uniates privés de pasteurs, telle fut, à leur égard, la forme multiple de la persécution.

Si bienveillant qu’il soit devenu pour le catholicisme, que peut-être il embrassa à l’article de la mort, Alexandre 1", à une certaine époque de son règne, pendant la période d’influence de Mme de Krudneret des illuminés, vit avec un grand déplaisir les conversions opérées dans la haute société russe. De là l’expulsion des Jésuites de Saint-Pétersbourg et de Moscou en 1815, de Pologne en 1830 ; de là le départ forcé de Joseph de Maistre, et bientôt des convertis illustres dont il avait reçu les confidences ou aidé des éludes. Mais la répression fut autrement dure sous le règne de Nicolas I". Après l’acte d’union de 1889, on l’avait entendu dire : « Voilà qui est bon quant aux uniates ; maintenant, procédons envers les latins. » (Lkscœuh, t. I, p. 185.) Ecrivant, en 1845, au pape Grégoire XVI, des prêtres polonais réfugiés en France lui rappellent le sort des uniates, et ajoutent : « Le même sort est réservé aux latins. » (Cité par Moehlkr Gams, Uistuire de l’Eglise, t. III, Paris, 1869, p. 43 1)

On poursuit jusque dans le passé la propagande de ceux-ci. Un vikase de i 83.Î porte que « toutes les familles qui sous Catlierine II et sous ses saints successeurs Paul I" et Alexandre I’ont embrassé le rite latin, sont présentement reconnues appartenir au culte russe orthodoxe » (cité dans V Encyclopédie catholique, t. XVI, p. 846). On la poursuit avec une implacable sévérité dans l’avenir. Nicolas publie, en 1848, un code criminel pour le royaume de Pologne. Tout acte de propagande catholique, par parole ou par écrit, y est puni, selon les circonstances, de l’emprisonnement, ou des travaux forcés, ou de la déportation dans les gouvernements de Tomsk ou de Tobolsk, ou de la déportation en Sibérie (voir les articles 184, 185, 187, 198, igS, 197, dans Louis Vbuillot, Mélanges, 1’série, t. II, p, 34-35, et dans Lescœur, t. I, p. 237), et peut entraîner, comme peine accessoire, la perle des droits de famille, c’est-à-dire la ijrivation de la puissance paternelle et l’annulation du mariage (articles 29 et 30).

Crime d’Etat encore, et passible aussi de la déportation en Sibérie, la correspondance directe, même dans les cas les plus urgents, du clergé ou des fidèles avec le Saint-Siège (Lescœur, t. I, p. 287).

La destruction des paroisses latines est cherchée par tous les moyens. Il suIRt que, dans un village, quelques fidèles aient passé au scliisme, pour que le prêtre catholique y perde toute juridiction et que le prêtre schismatique soit seul toléré. Une ordonnance du 20 juin 1852 livre aux schismatiques, dans le diocèse de Minsk, douze chapelles et une église paroissiale de rite latin (Exposition, etc., document xviii, p. 98 de la traduction française). « Peu satisfait de détruire les paroisses catholiques, écrit-on en 1856, le gouvernement force encore les propriétaires à créer des églises schismatiques. Ils sont contraints de bâtir des églises, des presbytères, des maisons d’habitation pour les popes, diacres, chantres (tous mariés) du culte officiel. S’ils négligent d’exécuter les divers plans envoyés par

l’administration publique, aussitôt l’Etat s’empare des édifices catholiques et séquestre les revenus des récalcitrants jusqu’au paiement des frais nécessaires pour les constructions qu’il a ordonnées. Nous n’avons pas le texte de l’ukase, mais nous connaissons des personnes qui n’ont pu quitter la Russie et obtenir leur passeport avant de signer l’obligation d’acquitter ces sortes de dépenses. » (Univers, 22 octobre 1856 ; L. Vkuillot, Mélanges, 2° série, t. II, p. 40) Un (’ail de même nature est signalé dans un rapport adressé le 10 mars 1851 au Saint-Siège par Mgr Holowinski, coadjuteiu de Mohilev (Lescœur, t. I, p. igi).

La suppression des couvents eut un double but : faire disparaître d’ardents foyers de vie catholique, et diminuer le nombre des paroisses latines, car beaucoup de ces couvents servaient aussi de paroisses. En 1882, sur 300 couvents, 302 sont détruits en Pologne. En 1843, toutes les maisons des prêtres de la Mission — envoyés dans ce pays en 1651 par saint Vincent de Paul — sont fermées (ZIer Katholik, 1844, n" 67 ; cité dans Moehl.er-Gams, t. III, p. 430). Louis Veuillot a publié un ukase du 6 juillet 1850, ordonnant la fermeture de 21 couvents de Dominicains, de Bernardins, de Carmes, de Bénédictins, en même temps que de Marianites (Univers, lî. mai 1853 ; Mélanges, 2" série, t. II, p. 36). « Des religieux de rite latin, non loin de Kamienieck, dit-il encore, viennent d’être expulsés de leur couvent de la manière la plus barbare. Leur église a été pillée, et les saintes hosties profanées. Ou demanda cet abominable sacrilège à des Juifs : ils refusèrent. Mais ce que les Juifs avaient refusé, les Russes l’ont fait ; ils ont foulé aux pieds les saintes hosties jetées dans la boue. « (Univers, 7 octobre 1856 ; Mélanges, 2= série, t. II, p. 4) C’était revenir aux premiers temps du schisme grec, alors qu’un des clercs de Michel Cérulaire foulait publiquement aux pieds une hostie consacrée selon le rile latin (Hefble-Leclercq, Histoires des conciles, t. IV, Paris, 1911, p. 1090). En décembre 1863, tous les couvents d’hommes sont supprimés à Varsovie par Alexandre II (Lescœur, t. ii, p. 1 40-i 4 O- l^ss monastères de femmes ne sont pas épargnés : le 7 janvier 1851, les sœurs de la Visitation sont expulsées de Kamienieck (ihid, t. I, p. 192) ; un peu plus lard, à Vimsca, les sœurs de la Charité — appelées dès 1662 en Pologne par la reine Marie de Gonzague — sont dépouillées de leurs biens, privées du droit d’instruire les orphelins, et reléguées dans quelques chambres de leur couvent : le reste est occupé par un gymnase russe, dont les élèves les insultent (L. Vbuillot, l. c, p. 3). Encore en 1865, les Visitandines de Vilna, autre fondation de Marie de Gonzague, sont expulsées par Mouraview : elles se réfugièrent à Versailes (A. db Kos-KOwsKi, dans Etudes franciscaines, avril 1910, p. 385).

Mais l’oppression la plus cruelle est l’interdiction faite aux prêtres latins d’accorder aux Grecs-unis, privés de pasteurs, les secours de leur ministère. Quels qu’aient pu être, à d’autres époques, les torts des latins envers les uniates, ils n’allèrent jamais jusqu’à supprimer cette charité sacerdotale qui ne permet pas au prêtre de repousser tout catholique qui s’adresse à lui. Mais c’est l’exercice de cette charité que s’appliquèrent à rendre impossible les ukases impériaux. Un ukase de 1833 défend aux Ruthènes-unis de recevoir aucun secours religieux de prêtres du rite latin. Un ukase de 1887 interdit au clergé catholique d’administrer les sacrements aux personnes inconnues ou étrangères à la paroisse, c’est-à-dire aux uniates inscrits d’office sur les registres de l’orthodoxie, et qui, privés de leurs 445

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prêtres, se présentaient dans les églises lutines pour y recevoir les sacrements.

Coniiant dans le courage des prêtres latins, Pis IX leur l’ait au contraire un devoir de les accueillir :

« Des prêtres latins, nous en avons la conliance, 

dit-il en 1847, emploieront tous leurs soins et toutes les ressources de leur sagesse pour donner les secours spirituels à ces très chers lils. » C’est toujours le non licet et le non possiiniiis opposés aux entreprises des adversaires de la vérité. Cependant l’ukase de 183^ est renouvelé en 1859. En 1860, dans le gouvernement de Mohilev, les paysans et les nobles de cinq villages, où les églises uniates avaient été fermées ou livrées au schisme, se portèrent^n foule dans les églises latines. Le rite latin est alors frappé à son tour : églises, couvents et chapelles du voisinage sont fermées, et les quelques prêtres zélés qui ont prêté leur ministère sont saisis et déportés (Lescœur, t. II, p. 33 ;). « Le prêtre du rite latin — écrivent au Pape, en 1862, les catholiques lithuaniens — se risque parfois à confesser un uni, mais ne peut s’exposeràbaptiserun nouveauné ou à bénir un mariage : rien, dans ce cas, ne le sauverait de la Sibérie. » (Ibid., p. 309) Après la prétendue conversion du diocèse de Chelm, « une ordonnance fut promulguée en vertu de laquelle chaque curé était obligé de placer, les jours de fête, une sentinelle devant la porte de son église pour empêcher les uniates d’y pénétrer. On vit alors ces pauvres catholiques, chassés des églises comme des chiens, tondre en larmes, et s’en aller dans les forêts, pour y prier plus à l’aise le bon Dieu. Malgré la surveillance, il y eut toujours des réfractaires. On imagine alors un moyen plus sur. Latins et uniates reçoivent un livret, que la police examinait à la porte de l'église. Dès lors, aucun uniate ne peut assister aux cérémonies latines, car ils sont inscrits sur les livrets comme schismatiques. Dans beaucoup d’endroits, pour soustraire à l’attrait du latinisme les uniates, on ne trouve rien de mieux que de fermer les églises latines du voisinage. C’est ainsi qu’en 1886 le gouverneur de Varsovie prohibait tout service dans l'église de Térespol, de peur de voir la messe romaine attirer d’anciens uniates. Alexandre III, en 1886, alla jusqu'à ordonner que, dans les localités habitées par les uniates, on ne pourrait ouvrir d'église catholique latine que de l’aveu du clergé schismatique. (Voir la conférence du P. TomNiCJAK, p. 271-292)

« Il suffit que la police aperçoive un uniate causant

avec un prêtre catholique ou priant dans une église, pour que le prêtre soit déporté et l'église fermée. Les persécutions contre les catholiques du rite grec retombe aussi sur ceux de rite latin. » (A. LeroyBeaulieu, t. III, p. 608)

3. Conclusion. — Les vexations dirigées à la fois contre les catholiques des deux rites auront eu au moins pour efl’et de montrer comment, malgré des dissensions accidentelles, leur cause est la même et leur catholicisme semblable. Elles auront mis une fois de plus en lumière, aux yeux de leurs adversaires de bonne foi, combien l’Eglise catholique se montra de tout temps plus large que les Eglises qui se sont séparées d’elle. Saint Léon IX, au xii' siècle, avait déjà parlé comme parlera au xix* Léon XIII. Se plaignant de l’intolérance du patriarche byzantin, qui faisait fermer à Constantinople toutes les églises latines, ilécrit : Eccein hac parte romana Ecclesia quanto discretior, moderatior et clemeniior vobis, est et montre comment à Rome, où étaient établis de nombreux monastères grecs, non seulement on ne cherchait pas à leur faire abandonner leurs usages,

mais on les exhortait même à les conserver : Nullus eoruni adliaç. perturbatur vel prohibetur a palerna traditione sive sua consuetudine : quin siiadotur et admoneluream o/)seri' « ;e (Lettre de Léon IX à Michel Cérulaire et à Léon d’Achrida, dans Migne, /-. G., t. CXLIll, col. 764). L’Eglise catholique est assez grande jjour embrasser dans son sein tous les rites, et, comme le disait dans un discours prononcé au 'Vatican, le 28 janvier 1904, l’abbé du monastère grec-uni de Grotta-Ferrata, « se faire de tous une parure. »

Terminons ce chapitre par une parole de justice et d’espérance.

L’ukase obtenu, le 1 4 juillet 1898, parle terrible procureur du Saint-Synode Podonotsef, avait porté le dernier coup à la liberté religieuse des uniates, en incorporant dans l’Eglise ollicielle tous ceux d’entre eux qui ne passeraient pas au rite latin, dans des conditions presque impossibles à remplir (voir l’année de l’Eglise, 1898, p. 355). Mais cette mesure draconienne fut suivie, à quelques années de distance. par redit du 17-80 avril igoS, qui, en proclamant la tolérance de tous les cultes, parut inaugurer une politique nouvelle. Celui-ci fut reçu en Pologne avec des transports de joie. On pleura dans les églises, quand le prêtre, la voix brisée par l'émotion, en donna lecture. Dans les provinces habitées par les anciens uniates, et alors presque privées de culte, il y eut comme un revival religieux (voir, pour la Podlachie, l'émouvant récit d’une étudiante polonaise, dans /e Correspondant, 10 juillet 1916, p. 76). Il devenait permis, pour la première fois, de « déchoir de l’orthodoxie à toute autre confession chrétienne », c’est-à-dire d’abandonner le schisme, soit qu’on y eût été contraint par ruse ou par violence. C’est par centaines de mille que se comptèrent les retours au catholicisme, de la part des uniates ofliciellement inscrits comme schismatiques dans les statistiques russes (lettre de Varsovie, dans VUn’u'ers, en octobre 1907). Pour que ce mouvement persiste ou s'étende, il suffira que la loi soit appliquée à tous loyalement, sans les entraves qui y furent promptement apportées, et qui de nouveau, pour un grand nombre, rendirent impossible dans la pratique ce qui était autorisé sur le papier (A. de Koskovv’ski, La Pologne catholique, dans Etudes franciscaines, juin 1910, p. 636 ; M. o’IlERBiGNY.dans lievue pratique d’apologétique. 1" mars 1913, p. 216). Le rétablissement promis, le i'^"' août 1914, d’une Pologne n libre dans sa religion, libre dans sa langue et autonome » favorisera, espérons-le, la reconstitution des Eglises uniates, en donnant une consécration nouvelle aux engagements pris en 1778 et en 1798 par Catherine II « pour elle, ses héritiers et successeurs » envers « les catholiques des deux rites » habitant « les provinces cédées », — c’est-à-dire aussi bien les pays lithuaniens et ruthènes que la Pologne de 1815.

En 1858, des prêtres calholiqnes latins de Pologne avaient été punis pour avoir fondé des sociétés de tempérance (Prince Dolgoroukow, La i'érité sur la liussie, Paris, 1860, p. 258 et suiv.). En 1914. le gouvernement russe, s’associant aux désirs des représentants de la nation, et sacriUant dans un but de salubrité morale plus d’un quart de ses recettes budgétaires, a prohibé d’une manière absolue la vente de l’alcool. « La prohibition de l’alcool, a-t-on dit, est la première victoire remportée par le nation russe ; elle l’a remportée sur elle-même, en attendant de gagner la seconde victoire, celle qui l’affranchira du joug allemand. » (Correspondant, 10 novembre ig15.) Ajoutons qu’une telle nation est digne de remporter la troisième victoire, celle qui assurera complètement à tous ses membres, sans distinction 447

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de races, l’inestimable bienfait de la liberté religieuse ; — un jour peut-être le bienfait, plus grand encore, de l’unité catholique.

VIII. — Le Martyre

PENDANT LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

î. Le titre de martyr ; 2. Les martyrs du clergé ; 3. Les martyrs laïques.

I. Le titre de martyr. — « Les premiers siècles de l’Eglise ne sont pas les seuls qui comptent des martyrs. Les contrées lointaines des Barbares ne sont pas les seules rougies par leur sang. L’iiistoire des peuples civilisés nous montre à quelles cruautés peuvent en venir les hommes aveuglés par de fausses doctrines et combien peu il faut se lier à la douceur des relations sociales, si l’on ne tient pas compte de Dieu. » Ainsi s’exprime, à propos des martyrs de la fin du xvin' siècle, l’un des décrets préparatoires à la béatilication des seize Carmélites de Gompiègne guillotinées à Paris le ij juillet 1794 (décret de tuto, cité par L. David, Les seize Carmélites de Compiègne, Paris, 1906, p. 159). Un historien écrit à propos de cette béatilication : n La déclaration de leur martyre, prononcée le a5 juin 1906, est un événement de premier ordre dans l’Iiistoiredes martyrs de la Révolution française. Il rejaillit sur toutes les autres causes et les consacre en principe. » (H. GaÉRor, S. J., Figures de mart)rs, Paris, 1907, p. 170)

Sans doute, ce « principe » fut reconnu dès l’origine. Au lendemain de la mort de Louis XVI, le pape Pie VI, dans un discours public, avait, en s’appuyant sur l’autorité de Benoit XIV (De Bealificatione seryorum Dei, III, xiii, 10), indiqué les raisons qui permettraient de considérer le roi comme un martyr, præcipue interemptus in odium fidei et in callwlicorum dogmatum insectatione, repondu aux objections, et — sans vouloir donner à ses paroles l’autorité d’un jugement canonique — conclu dans un sens favorable à cette opinion : An hoc satisesse non valeat^ ne lemere existiniatum dictumque sit f.ndoficum « 556 /)ia ; -(vem ? (allocution du igjuin 1798, dans Theiner, Documents inédits relatifs aux affaires religieuses de France, i 790-1800, Paris, 1807, t. I, p. 191. Artaud de Montoh, Histoire des soiuerains pontifes romains, t. VIII, 18^7, p. 32^-3^7, a traduit en français cette allocution). Dans une autre circonstance. Pie VI prononça une parole d’une portée peut-être plus grande encore. Quand on lui présenta le récit de la sainte mort de Mgr de Saint-Simon, évêque d’Agde, membre de l’Académie des Inscriptions, guillotiné à Paris le a5 juillet 1794, avec cinq ecclésiastiques, il ne put retenir ses larmes, baisa la relation et s'écria : « Qu’on dise donc que ces prêtres ne meurent pas pour la foi ! Voilà bien des martyrs ! s (Cité par Sabatié, Le Tribunal révolutionnaire de Paris, 191 4, p- 366, d’après Gcillon, Les Martyrs de la foi, t. IV, p. 678)

A propos de victimes plus obscures, le sentiment des évêques et du peuple chrétien s'était non moins clairement manifesté. Dans une lettre pastorale du 10 août 1792, l’archevêque de Bordeaux, Champion DE CicÉ, repentant de ses propres faiblesses, parle du massacre de deux de ses prêtres : « Ils sont morts l’un et l’autre, dit-il, avec un courage et une résignation dignes des premiers chrétiens et des premiers martyrs » (cité par Jagbr, Histoire de l’Eglise de France pendant la Révolution, t. III, Paris, 1862, p. 821). Quelques jours après l’exécution du curé Noël Pinot, guillotiné à Angers le ai février 1794, son ami M. Grught écrivait : a Les lidèles se flattent

que l’Eglise le mettra au nombre des martyrs et qu’elle en célébrera la mémoire, ainsi que de ceux qui l’ont précédé. » (Mémoires et Journal de l’abbé Gruget, Angers, 1902.) Ajoutons que les fidèles qui avaient assisté aux supplices s’empressaient de recueillir comme des reliques, parfois au péril de leur vie, le sang de leurs frères morts pour la foi et les objets qui leur avaient appartenu, les considérant comme des martyrs.

Cependant une pensée de prudence et de charité semble avoir empêché longtemps les autorités ecclésiastiques de solliciter des souverains pontifes les honneurs des autels pour les Français mis à mort en haine de la foi catholique pendant la période révolutionnaire. A la lin du xix « siècle seulement, on prut pouvoir commencer, à leur sujet, les procédures régulières. Elles ont déjà partiellement abouti, puisque nous venons de voir que les Carmélites de Gompiègne ont été déclarées Bienheureuses, et puisque les quatre Filles de la charité guillotinées à Cambrai le 26 juin 1798 ont reçu de Pie X le titre de Vénérables. D’autres s’instruisent actuellement en cour de Rome : celui de 213 victimes des massacres de septembre, celui de onze Ursulines exécutées révolutionnairement à Valenciennes, celui de deux Filles de la Charité et de leurs nombreux compagnons fusillés au champ des Martyrs, près d’Angers. On doit s’attendre à voir grossir le nombre des dossiers : les recherches poursuivies sans passion, avec une complète objectivité, sur l’histoire générale et locale de la Révolution ont mis en lumière, sur tous les points de la France, d’innombrables chrétiens, ecclésiastiques ou laïques, dont la mort, explicable par la seule haine des révolutionnaires contre la foi catholique, paraîtra probablement offrir tous les caractères du martyre.

Ces caractères ont été définis, avec une admirable précision et une humilité non moins admirable, par une des plus pures victimes de la Révolution. Condamnée à mort. Madame Elisabeth dit à ses compagnons de condamnation : « On n’exige pas de nous, comme des anciens martyrs, le sacrifice de nos croyances ; on ne nous demande que l’abandon de cette misérable vie : faisons à Dieu ce faible sacrifice avec résignation. » (A de Beauchesne, Les derniers moments de Madame Elisabeth, dans lievue des Questions historiques, octobre 1868, p. 542) Cette sainte princesse ne reconnaît ni à elle ni à ses compagnons le droit au titre de martyrs, parce que les persécuteurs ne leur avaient pas demandé un acte contraire aux croyances ou à la disciplinedel’Eglise : elle le réserve à ceux qui ont préféré la mort à un acte de cette nature.

2. Les martyrs du clergé. — Beaucoup, parmi

les prêtres, religieux et religieuses, paj'èrentde leur vie le refus de prêter des serments réprouvés par leur conscience.

Les diverses Assemblées révolutionnaires. Constituante, Législative, Convention, avaient exigé de certaines catégories de citoyens des serments touchant en même temps à la religion et à la politique. Le premier fut le serment de fidélité à la Constitution civile du clergé, imposé par la loi du 26 décembre 1790 à tout ecclésiastique « fonctionnaire public », et bientôt étendu à ceux mêmes qui n’avaient pas cette qualité : serment manifestement scliismatique, comme la Constitution civile elle-même, et interdit par un bref du pape Pie VI, en date du 13 avril 1791. Le second fut le serment de libertéégalité, appelé aussi le petit serment, imposé par les lois des 14 août 1793, 28 avril, 8 octobre, 21 octobre, 29 décembre 1798, à tout Français recevant 149

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Iraitement ou pension, à tous les fonctionnaires, à tous les instituteurs, à tous les ecclésiastiques séculiers et réguliers, et même aux religieuses. Sa forme primitive, qui reçut quelques variantes, lesquelles ne touchaient pas au fond, était : « Je jure d'être liJèle à la nation et de maintenir la liberté et l'égalité, oude mourir en les défendant.)i Ce serment, bien que désapprouvé par le Pape, ne fut pas expressément condamné par lui : des ecclésiastiques irréprochables avaient cru pouvoir le prêter (Gosselin, Vie de M. Emery, Paris, 1862, t.I., p. 807 ; Delarc, L’Eglise de Paris pendant la Révolution, t. II, p. 333). Cependant l’opinion catholique, manifestée par le sentiment de la majorité des évêques et des prêtres, interpréta sa vague et équivoque formule comme une approbation des lois antireligieuses votées par les pouvoirs publics, et en particulier de la Constitution civile du clergé, et le considéra comme également illicite (voir Uzurhau, Les serments pendant la Bét’olution, Paris, 1904 ; Leclercq, Les Martyrs, t. XI, Paris, 191 1, p. 18-27 ; Chéhot, Figures de Martyrs, p. SS-S-j ; Mtserihont, ie premier hôpital des Filles de la Charité et ses glorieuses martyres Marie-Anne et Odile, Paris, 1913, p. 162-172 ; Misermont, Les Vénérables Filles de la Charité d’Arras, Paris, igi^i p. 60-76 ; du même auteur, Le texte peu connu d’un document pontifical important sur le serment de liberté-égalité, dans Revue des Eludes historiques, janvier-février 1910 ; Boutin, Les douze serments demandés aux prêtres par la Révolution, de 1790 à iSOi, dans MuUetin de la Société d'émulation de la Vendée, décembre igiS ; Giraudin, Serments imposés au clergé pendant lu Révolution, dans Revue pratique d’Apologétique, t. XXII, 15 avril 1916). On peut dire que cette opinion est désormais consacrée par le jugement de l’Eglise, puisque les deux groupes de religieuses honorées du titre de Bienheureuses et de Vénérables avaient été condamnés pour avoir refusé de prêter le serment de libertéégalité.

Nombreux sont les martyrs qui, comme elles, préférèrent la mort, non seulement au serment de fidélité à la Constitution civile du clergé, mais encore au serment de liberté-égalité, et affrontèrent le fer des assassins, la fusillade ou l'échafaud pour avoir refusé de les prêter ou pour les avoir rétractés. Sans doute, les lois imposant l’un et l’autre serment n’avaient point édicté la peine de mort contre ceux qui ne le prêtaient pas : la peine encourue par les insermentés était seulement la déportation (loi du 36 ao&t 1792), et l’on connaît par de nombreuses relations contemporaines les souffrances infligées aux prêtres déportés ou emprisonnés dans cette première phase de la persécution (voir Leclercq, t. XI, p. 3 i 3332 ; 437-442 ; t. XII, p. 206-339 ; 349-366 ; LbmonNIER, La déportation ecclésiastique à Rochefort {n91-)795) d’après les documents officiels, dans Revue de Saintonge etd’Aunis, t. XXXIll, 1913, p. 286303 ; G. AuDiAT, Brouage et ses martyrs, dans Revue pratique d’Apologétique, t. XVIII, 1914, p. 584-692, 641-656). Mais une autre loi, du 26 octobre 1 798, frappa de la peine capitale les insermentés qui étaient rentrés en France ou qui, n’ayant pas quitté la France, avaient réussi, en se cachant, à se soustraire à la déportation : faisant appel aux plus bas instincts, la loi promettait cent livres de récompense à quiconque les ferait arrêter. Il y eut encore, de ce chef, de nombreux martyrs parmi les prêtres et les religieux qui, sous divers déguisements, avaient continué à j>rodiguer aux fidèles les secours du zèle sacerdotal. Mais surtout, le fait de n’avoir pas prêté serment suffisait à classer le prêtre réfractaire parmi les II suspects », et à le faire, comme tel, traduire

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devant les tribunaux révolutionnaires : ceux-ci, n’avaient pas le droit de le condamner à une peine autre que la mort (lois des 17 septembre 1798 et 10 mai 1794).

Au reste, la légalité n’importait guère aux persécuteurs : ils ne cherchaient même pas à se couvrir du masque de la justice. Beaucoup des prêtres martyrisés pendant la première phase de la persécution révolutionnaire l’ont été sans jugement, ou en vertu de jugements prononcés par des autorités incompétentes. Dans la petite ville de Vans, en Ardèche, la fête du 1 4 juillet est célébrée par le massacre de plusieurs prêtres, auxquels la municipalité, s'érigeant en tribunal, a donné le choix entre le serment et la mort (J AŒR, t. III, p. 3 1 2). Le même jour, à Bordeaux, deux insermentés, M. Langoiran, vicaire général, et M. Dupuy, bénéficier de la paroisse Saint-Michel, sont assassinés par le peuple (ibid., p. 315) : ce crime ayant été dénoncé à l’Assemblée nationale, elle passa à l’ordre du jour (Barante, Histoire de la Convention, t. I, p. 229). A Marseille, le 28 juillet, deux religieux Minimes, surpris dans la retraite où ils se sont cachés pour exercer leur saint ministère, sont pendus à un réverbère, après avoir refusé de prêter le serment constitutionnel (Caron, Les Confesseurs de la foi, t. I, p. 165). A Ham, à Laigle, à Alençon, en août et septembre 1792, des prêtres, un religieux, sont égorgés par la populace pour refus de serment (E. de Robillart de Beaurhpairh, Le Tribunal criminel de l’Urne, 1866, p. 4'-48, 151). Un prêtre du diocèse du Mans, M. Duportail de la Binardière, mis en demeure de choisir entre le serment et la mort, est décapité à Bellesme. A Pont-Ecrepin, près de Falaise, M. Guillaume de Saint-Martin, vicaire de Macé, est fusillé au pied de l’arbre de la liberté, sur son refus de

« renoncer au pape et à sa religion ». (Jaoer, t. III, 

p. 829) La grande hécatombe de prêtres — « représentation, selon l’expression de Mgr du Teil, de toute la France ecclésiastique », car ils appartenaient à tous les degrés de la hiérarchie et à toutes les provinces — égorgés à l’Abbaye, aux Carmes, à La Force, à Saint-Firrain, pendant les massacres de septembre, les montre refusant, après mûre délibération, d’acheter leur vie au prix de l’un ou de l’autre des serments. C’est en criant : « A bas les rcfractaires I » que Maillard et sa bande couraient de la prison de l’Abbaye aux Carmes, et ce n’est qu’après leur avoir demandé s’ils avaient prêté serment, ou sur leur refus de le prêter, que les prêtres détenus étaient égorgés (voir Lenôtre, ies massacres de septembre, Paris, 1907 ; Sabatié, Les massacres de septembre. Les martyrs du clergé, Paris, 1912 ; Leclercq, t. XI, p. 45-1 60 ; F. MouuRET, Histoire générale de l’Eglise, t. VII, L’Eglise et la Révolution, Paris, 1918, p. 485-493 ; sur les deux laïques, le comte de Valfons et M. de Villette, anciens officiers, présentés avec eux au procès de béatification, voir Bulletin de l’Institut catholique de Paris, novembre 1918, p. 199, et E. Villeïte, l’n enfant du Cateau, soldat et martyr, Jean-Antoine de Villette, Paris, 1908). Au même moment, à Reiras, à Meaux, à Lyon, à Versailles, à Cæn, à Gacé, à Antibes, des prêtres, isolés ou en groupes, sont égorgés, assommés, noyés par la populace (F, Mourret, p. 166). « Dans les départements, ditTAiNE, c’est par centaines que l’on compte les journées semblables à celle du 2 septembre. De toutes parts la même fièvre, le même délire. » (Origines de la France contemporaine, f.a Révolution, t. II, Paris, 1881, p, 814). C’est ce qu’il nomme ailleurs « l’anarchie spontanée « , si l’on peut appliquer le mot « spontané » à l'éclosion des germes mauvais semés longtemps à l’avance par des malfaiteurs intellectuels.

Entre les massacres de 1792 et les assassinats

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juridiques des deux années suivantes, les différences ne sont que dans la forme. Pour les ecclésiastiques, tous les motifs de condamnation sont bons : le seul fait d’avoir dit la messe sullit (Leclekcq, t. XII, p. 262). Mais le plus souvent, c’est la question du serment qui est posée. Quelquefois on y joint la demande des lettres de prêtrise, comme signe de renonciation aux fonctions sacerdotales. Cette demande est adressée à plusieurs prêtres martyrisés à Lyon en 1798, MM. Auroze, Fraisse, Olivier, liallet, DuvaI(LECLEucy, t. XI, p. 281, 283, 284, 286, 296). Quelquefois même on va plus loin encore : interrogeant les quatorze prêtres guillotinés à Laval le 21 janvier 1794, le président du tribunal révolutionnaire demande à chacun d’eux s’il a prêté le serment prescrit par la Constitution civile du clergé, s’il a fait le serment libertéégalité, s’il est disposé à les prêter, et s’il veut s’engager à ne professer aucune religion (iliid., p. 368). M. Joseph Puech, exécuté à Rodez le 2^ février 1794, avait refusé le serment, mais n’avait pas quitté le jiays, et avait continué d’exercer secrètement son ministère. Arrêté, il comparut devant le tribunal criminel de l’Aveyron. Il fut condamné à mort par application de la loi du 21 octobre 1798. Comme il allait monter sur l'échafaud, on vint lui offrir la grâce s’il voulait abjurer sa religion et renoncer au Pape, et sa tête ne tomba qu’après son refus d’apostasier (ibid., p. libij).

Nombreuses sont les religieuses qui préférèrent, elles aussi, la mort au serment de liberté-égalité — qui les eût sauvées, mais que condamnait leur conscience. C’est l’histoire des seize Carmélites de Compiègne, martyrisées à Paris le 17 juillet 1794 (Alexandre Sobel, Les seize Carmélites de Compiègne, 1878 ; Victor Pierre, Les seize Carmélites de Compiègne, igoS ; L. David, Les seize Carmélites de Compiègne, 1906 ; Geoffroy de Grandmaison, Les Bienheureuses Carmélites de Compiègne, 1906 ; H. Chérot, Figures de martyrs, 1907) ; des trente-deux religieuses de Bollène, vingt-huit Sacramentines et quatre Ursulines, guillotinées à Orange du 6 au 26 Juillet 1794 (Redon, Les trente-deux religieuses guillotinées à Orange, Avignon, 1904) ; des onze religieuses de Valenciennes guillotinées dans cette ville on octobre 1794 (Wallon, Les représentants du peuple en mission et la justice révolutionnaire dans les départements, t. V, 1890, p. 168-167) ; des quatre Filles de la charité d’Arras guillotinées à Cambrai le 26 juin 1794 (MisERMONT, Les Vénérables Filles de la Charité d’Arras, 1914) ; des Sœurs Marie-Anne Chaillot et Odile Bougard, fusillées à Angers le I" février 1794 (Misermont, Le premier hôpital des Filles de la charité et ses glorieuses martyres, 1918) ; d’une autre Fille de la Charité, Marguerite Rutan, supérieure de l’hospice de Dax, exécutée dans cette ville le 9 avril 1794 (P- Coste, Une victime de la liévolulirin. Sœur Marguerite Rutan, 1904).

Le martyre de ces religieuses offre des traits admirables. Conduites au supplice, les Carmélites de Compiègne chantent le Miserere et le Salve Regina ; au pied de l'échafaud elles entonnent le Veni Creator ; avant d'}' monter, chacune s’incline devant la supérieure, réservée pour être immolée la dernière, et lui demande, en vertu de la sainte obéissance, la periaission de mourir. A Valenciennes, les Ursulines marchent au supplice en chantant les litanies de la Sainte Vierge et le Te Deum ^ et disent aux soldats de l’escorte : « Nous prierons le Seigneur qu’il vous ouvre les yeux. » A Orange, les religieuses de Bollène baisent l'échafaud, remercient leurs juges, pardonnent à leurs bourreaux, pendant que les spectateurs murmurent : « La religion seule peut inspirer tant de courage et de sécurité. » Les quatre

religieuses d’Arras portent sur la tête, comme une couronne, leur chapelet qu’on y a posé par dérision : arrivée sur l'échafaud, la dernière exécutée, la Sœur Fontaine, renouvelant une prophétie qu’elles avaient déjà faite à plusieurs reprises, crie : « Chrétiens, écoutez-moi. Nous sommes les dernières victimes. Demain, la persécution aura cessé, l'échafaud sera déti’uit et les autels de Jésus-Christ se relèveront glorieux, v La prédiction s’accomplit à la lettre pour la région d’Arras : quelques jours après leur mort, la guillotine dressée sur la grande place de Cambrai fut démontée, et les tribunaux révolutionnaires d’Arras et de Cambrai cessèrent leurs fonctions.

On trouve d’aussi beaux traits dans l’histoire des prêtres martyrs. A Paris, raconte Mgr de Bruillart, — qui, dans ses jeunes années, y avait, sous le nom de Philibert, vécu caché, en visitant les lidèlcs et en administrant les sacrements, — u on a vu des prêtres, sur les charrettes, occupés à confesser leurs voisins. On en a vu un, entre autres, ancien vicaire général, vieillard respectable, confesser avec autant de calme son voisin que s’il eût été dans une église, au milieu de la paix la plus complète » (cité par SadaTiÉ, Le tribunal révolutionnaire de Paris, p. 298). Quand l’abbé de Fénelon, fondateur de VOKuvre des Petits Savoyards, après avoir pendant sa détention cvangélisé la maison d’arrêt du Luxembourg, fut, quoique octogénaire, conduit, en 1794, à l'échafaud, plusieurs de ses petits protégés voulurent le suivre jusque-là (ibid., p. 348-345). A Laval, M. Turpin de Cormier, monté sur l'échafaud, récite le Te Deum, puis baise avec respect la planche couverte du sang de treize de ses confrères (Leclbrcq, t. XI, p. 876). M. Pinot, curé de Saint-Aubin-du-Louroux-Béconnais, dans le diocèse d’Angers, avait, le 23 janvier 1791, dans son église même, refusé le serment, après avoir exposé éloquemment aux lidèles les raisons de son refus. Banni de sa paroisse, il demeura caché dans le pays, menant pendant trois années la vie du missionnaire, pleine de privations et de périls. Découvert et arrêté le 9 février 1794 » il fut, le 21 du même mois, traduit, à Angers, devant une commission militaire. Après l’avoir condamné à mort, comme <( convaincu de conspiration envers la souveraineté du peuple français », ses juges lui demandèrent s’il voudrait être conduit à l'échafaud dans le même costume. « Oui, répondit-il, vous ne pouvez me faire un plus grand plaisir. » « Dès le soir, — ajoute M. Gruget, — la sentence fut exécutée. Il fut conduit au supplice avec tous les ornements dont les prêtres se servent pour offrir le saint sacrifice, et il mourut ainsi, à l’exception de la chasuble qui lui fut ôtée avant d'être mis sous le couteau » (voir Mémoires et Journal de l’abbé Gruget, Angers, 1902 ; marquis t)B SÉGUR, Un admirable martyr sous la Terreur, Paris, 1904 ; F. UzuREAU, Noël Pinot, curé du LourouxJléconnais, guillotiné à Angers le 21 février ]791, Angers, 1912 ; Leclercq, t. XII, p. 2-46). Noël Pinot n’est pas le seul prêtre exécuté de la sorte : le 5 mars 1794, Jacques-Philippe Michel, jnêlre de l’Ardèche, caché depuis deux ans à Montpellier, où il remplissait avec un zèle admirable ses fonctions auprès des lidèles, fut condamné de même à être guillotiné « avec les habits ci-devant sacerdotaux ». Ajoutons (car il faut quelquefois montrer jusqu'à quel point le ridicule se mêlait à l’odieux) que les magistrats du tribunal criminel de l’Hérault, qui condamna ce martyr et un grand nombre d’autres prêtres insermentés, avaient pris, pour se conformer au calendrier républicain, des noms de fruits et de

légumes : Tournesol EscuJier, Raisin Peyrol, Bellerave Devic, juges ; Salsilis Gas, président ; seul le greffier avait fait précéder son nom patronymique de Jeanjean des prénoms romains Junius Urulus (Wallon, Les représentants du peuple en mission, t. II, p. 3^8, 442).

Bien touchant est unprctre de l’Isère, M. Ravenez, que l’on peut appeler un martyr de l’eucharistie. Pendant sa comparution devant le tribunal de Grenoble, il reconnut, au nombre des « pièces à conviction » posées sur la table du prétoire, la boile d’un calice. Il s’approcha, sans mot dire, et, ouvrant récrin, vit, intactes, les hosties qu’il avait soupçonné être déposées dans le vase sacré. Aussitôt il se prosterna pour rendre un public hommage à son Dieu, et, d’une main tremblante d'émotion, se communia. Un tel acte de « fanatisme t> supprimait toute autre procédure. Les ricanements des sectaires et leur fureur répondirent à la présence d’esprit du prêtre Udèle ; mais leur impiété demeurait impuissante : les saintes espèces étaient consommées. La condamnation à mort fut prononcée sur-le-champ (Mlle DE FitANCLiEU, La persécution religieuse dans le département de l’Isère, 1906).

Ce qui frappe chez beaucoup de ces martyrs, c’est leur sérénité. Une expression souvent répétée à propos des martyrs des premiers siècles vient se placer d’elle-même sous la plume des contemporains de la persécution révolutionnaire : ils semblaient, lisonsnous dans plusieurs relations, aller à des noces » (Leclercq, t. XI, p. 98, 104 ; t. XII, p. 124, 126). Les lettres, les testaments de quelques-uns de ces martyrs montrent ceux-ci, jusqu'à la veille de la mort, en pleine possession d’eux-mêmes : ainsi M. Daugré, guillotiné à Sablé le 28 septembre 1798, dans ses dernières volontés datées du même jour et adressées à ses parents, leur recommande de payer exactement ses dettes, mais leur fait remarquer que celles-ci avaient été « contractées en argent », les avertissant par là de ne pas faire perdre ses créanciers en les payant en assignats ; et pensant aux chrétiens esclaves dans les pays barbaresques, il les prie de « donner pour la rédemption des captifs la somme de vingt-une livres » (Leclercq, t. XI, p. 25.5). Ils ont, en même temps, le sentiment très vif de leur situation ; ils savent qu’ils meurent en martyrs. Quand, le a septembre 1792, dans le jardin des Carmes, Mgr Dulau, archevêque d’Arles, voit approcher les assassins : « Remercions Dieu, messieurs, dit-il, de ce qu’il nous appelle à sceller de notre sang la foi que nous professons ; demandons-lui la grâce que nous ne saurions obtenir par nos propres mérites, celle de la persévérance finale. » (Leclercq, t. XI, p. gi) M. Joseph Puech écrit, le 24 février 1794 » à ses parents : « Je viens d'être condamné à mort pour n’avoir pas voulu abjurer la religion de Jésus-Christ et me séparer du chef de l’Eglise. » (lliid., p. 454) A Lyon, en mars 1794. un ancien curé, M. Bourbon, répond ainsi à l’interrogatoire : n As-tu prêté serment ? — J’ai eu la faiblesse de prêter celui de la liberté et de l'égalité, dont je me suis toujours repenti, lequel j’ai rétracté et je rétracte encore en ce moment… » On lui montre une croix : « Connais-tu cette effigie ? — Oui, j’ai ce bonheur ; c’est Jésus-Christ mort pour tous les liommes et pour lequel je désire verser jusqu'à la dernière goutte démon sang. » Condamné à mort, il écrit à sa famille : « L'éternité me tend les bras ; j’aurai le bonheur d’aller à la procession des martyrs. » (fhid., p. 294) Un autre prêtre, Nicolas Musart, guillotiné à Reims le II mars 1796, écrit de même à sa mère, le matin du supplice : « Estimezvous heureuse d’avoir un fils qui meurt pour ! a

même religion pour laquelle sont morts les apôtres et un nombre infini de martyrs. » (Ibid., t. XII, p. 422)

La plus grande joie que pussent éprouver ces âmes héroïques, c'était d’obliger leurs juges euxmêmes à reconnaîtrele motif religieux de la condamnation. Pendant qu’on prononçait celle des Carmélites de Compiêgne, l’une d’elles, la sœur Pelras, entendit, dans le texte du jugement, le mot « fanatique. » Elle feignit de ne pas comprendre, et, interrompant le président, lui en demanda le sens. « J’entends par là, répondit-il, votre attachement à ces croyances puériles, vos sottespratiques de religion. » C'était l’aveu désiré. « Ma chère mère et mes sœurs, s'écria la religieuse en se tournant vers la prieure, vous venez d’entendre l’accusateur nous déclarer que c’est pour notre attachement à notre sainte religion ! Toutes nous désirions cet aveu, nous l’avons obtenu… Oh ! quel bonheur ! quel bonheur de mourir pour son Dieu ! » (L. David, Les seize Carmélites de Compiêgne, p. 1 15)

La révolution du 9 thermidor, qui sauva la vie à tant de victimes, ne mit pas fin à la persécution du clergé. A Clermont-Ferrand, le 21 thermidor (8 août), on guillotine un prêtre réfraclaire, Jean Dumas, curé de Malomprise. ACæn, le 9 fructidor (26 août), un mois juste après la chute de Roljespierre, a lieu l’exécution d’un autre insermenlé (Wallon, Les représentants du peuple en mission, l. II, 1889, p. 109). A Rouen, quarantejours après le 9 thermidor, l’abbé d’Anfernetde Bures, qui pendant dix-huit mois avait parcouru les campagnes en exerçant son ministère, est guillotiné le 7 septembre 1794 (J. Loth, ^1I. l’abbé d’Anfernet de Bures, mort pour la foi à Rouen ; Rouen, 1864). Le chapitre lxi du grand ouvrage de M. Sauzay, Histoire de la persécution rétolulionnaire dans le département du Doubs (10 vol., 18681878), est intitulé : Slartyre des prêtres sous les thermidoriens. Sept ecclésiastiques furent encore guillotinés à Paris entre le 22 août et le 15 octobre 1794 (Sabatié, Le tribunal révolutionnaire de Paris, p. 870-872).

Le sol français continua d'être meurtrier pour les prêtres qui essayaient d’y rentrer. La loi du 21 février 1795, sur la liberté des cultes, n’abrogea point celle du 20 août 1792 assimilant les prêtres chassés de France à des émigrés ; par une autre loi, du 22 octobre 1796, la Convention, avant de se séparer, maintint expressément la peine de mort contre ceux qui y seraient revenus. « En 1795 et en 1796, on fusilla quelquefois des prêtres au coin d’un bois pour s'épargner de les conduire devant les triliimaux criminels ou devant les commissions militaires, u (Victor Pierre, La déportation ecclésiastique sous le Directoire, Paris, 1896, p. 28 ; voir la liste des prêtres ainsi massacrés par des colonnes mobiles, dans un article du même auteur, Les Emigrés et les commissions militaires, Revue des Questions historiques, octobre 1884, p. 520 ; l’un d’entre eux, M. Lemoine, curé de Guéménée, fut fusillé avec l’enfant qui lui servait la messe). A Vannes, le 2 mars 1796, est condamné à mort un Lazariste, M. Rogue, qui avait refusé tous les serments, et était resté dans la ville, évangélisant même les prisons : quand fut prononcée sa condamnation, il tomba à genoux, dans un élan de reconnaissance, et remercia Dieu à haute voix (L. Brktal’daud, Un martyr de la Révolution à Vannes, Pierre René Rogue, prêtre de la Mission, 1908). J’ai cité plus haut une lettre d’un martyr de Reims, M. Nicolas Musard. Il s'était, conformément aux lois, retiré à l'étranger, après avoir refusé le serment ; mais il avait cru pouvoir rentrer le 3 1 juillet 1795. Quand il sortit de prison, le Il mars 1796, 455

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pour être conduit au supplice, les soldats et les gardiens s’agenouillèrent devant lui pour recevoir sa bénédiction : en montant sur l’cchafaud, il entonna le Te Deum (Leclbrcq, t. XII, p. tf]).

Le régime de la Convention avait, à cette date, fait place à celui du Directoire. Mais la situation des prêtres réfraclaires était restée la même. Quand, dans l'été de 1797, une loi, rendue sous la pression de l’opinion publique, les eut enfin rappelés, le coup d’Etat du 18 fructidor (4 septembre 1797) — dont M. Madelin a montré « le caractère nettement antichrétien », — la déchira presque aussitôt, et lit revivre les anciennes rigueurs, a Parle décret du 19 fructidor non seulement toutes les lois contre les prêtres insermentés, leurs receleurs et leurs ûdèles, ont été remises en vigueur, mais encore le Directoire s’est attribué d’abord le droit de déporter, « par arrêté individuel et motivé », tout ecclésiastique « qui trouble la tranquillité publique », c’est-à-dire qui exerce son ministère et prêche sa foi, et, de plus, le droit de fusiller, dans les vingt-quatre heures, tout prêtre qui, banni par les lois de 1792 et I7g3, est resté en France. » (Tainb, Origines de la France contemporaine. La Révolution, t. III, 1888, p. 601). Il est triste de dire qu’un évéque constitutionnel, jaloux de voir son Eglise réduite presque à néant, et les ûdèles se rallier en masse autour des prêtres insermentés <i lit chanter des Te Deum pour remercier Dieu d’avoir rouvert l'ère des proscriptions. » (Pisani, Répertoire biographique de Vépiscopat constitutionnel, Paris, 1907, p. 358)

Il Aucune de ces dispositions n'était sanguinaire, dit Thibrs, car le temps de l’effusion du sang était passé. » (^Histoire de la Révolution française, t. IX, Paris, 1845, p. 287) On ne peut se tromper plus complètement. D’octobre 1797 à mars 1798, des commissions établies à Paris et dans les grandes villes recherchèrent les prêtres rentrés dans leur patrie. Laissant de côté celles de Marseille et de Toulon, sur lesquelles il ne se trouve pas suffisamment renseigné, M. Victor Pierre compte, poiu- les autres, pendant cette période, la condamnation à mort de trente et un ecclésiastiques abusivement qualifiés d'émigrés, reotrés en France pour y exercer leur ministère, et tombés victimes d’une criminelle légalité. L’historien donne, sur la mort de quelques-uns d’entre eux, les détails les plus édifiants et les plus touchants (Les émigrés et les commissions militaires, dans Revue des Questions historiques, oct. 1884, p. 556-094 ; La Terreur sous le Directoire, Paris, 1887, p. 144-161).

Goutrelesprêtresqui, accusés simplement de « troubler la tranquillité publique », c’est-à-dire, selon le mot de Taine cité tout à l’heure, « d’exercer leur ministère et de prêcher la foi », le Directoire a une autre arme, moins sanglante, mais non moins meurtrière, la Cl guillotine sèche » de la déportation. Il y a tant de manières de a troubler la tranquillité publique » I Les uns sont déportés simplement pour avoir secoué « les brandons de la discorde », d’autres pour avoir rappelé aux acquéreurs de biens nationaux les obligations de la justice chrétienne, d’autres pour avoir enseigné aux fidèles la nécessité du mariage religieux, d’autres pour avoir fait des baptêmes et des mariages et en avoir tenu registre, d’autres pour avoir annoncé les offices pai- le son des cloches. Un grand nombre sont déportés pour avoir rétracté des serments prêtés parfaiblesse, ou pour avoir conseillé oureçula rétractation de tels serments ; un plus grand nombre encore pour n’avoir pas prêté non seulement le serment à la Constitution civile du clergé et le serment de liberté-égalité, mais encore tous les serments ordonnés depuis, comme la déclaration de soumission aux lois, exigée par les décrets du 1 1 prairial an III (30 mai 1795) et du 7 vendémiaire

an IV (20 septembre 1795), elle serment de haine à la royauté et à l’anarchie, prescrit par la loi du 19 fructidor (sur les polémiques entre catholiques au sujet de ces deux derniers serments, voir Picot, .Mémoires pour servir à l’histoire ecclésiastique pendant le XVIH' siècle, éd. 1856, t. VL p. 459-464, et MÉRic, Histoire de M. Emery, t. I, 1885, p. 435-436 et 463). Tels sont les motifs indiqués dans les arrêtés portant la signature des directeurs RevellièreLepeaux, Merlin, Treilhard, Rewbell ou Sieyès, qui condamnèrent des prêtres à être déportés, et qu’a publiés M. Victor Pikrrb dans son curieux livre, Xa Déportation ecclésiastique sous le Directoire, Paris, 18g6. Du 4 septembre 1797 au 9 novembre 1799, près de trois cents prêtres furent déportés à la Guyane, douze cents internés dans la citadelle de l’ile de Ré et dans l'île d’Oleron (Victor Pierre, I.a Terreur sous le Directoire, p. 14-15 ; Lemonnier, La fin de la déportation ecclésiastique dans les (les de Ré et d’Oleron (1802), dans Revue de Saintonge et d’Aunis, t. XXIII, ig13, p. 5-87), a sans parler, ajoute M. Madelin, des 8.235 prêtres raflés dans les départements belges. Et encore se plaint-on de n’en pouvoir pas plus saisir, à cause du dévouement que leur montrent

« d’aveugles agricoles ». De fait, partout les paysans

cachent leurs curés : en messidor an VI, le Directoire s’indignera que les habitants donnent asile aux prêtres, « fléaux cependant plus redoutables que les voleurs et les assassins ». (L. Madelin, La Révolution, 5" éd., Paris, 1914, P- 499)

Parmi les prêtres condamnés à la déportation par un simple trait de plume, sans instruction et sans examen, la mortalité fut effrayante. En Guyane, plus de la moitié périrent. Mais ces confesseurs de la foi avaient eu le temps d’exercer, là où cela avait été possible, leur apostolat parmi les indigènes, et d'édifier leurs ennemis eux-mêmes par la pureté de leurs mœurs et leur résignation dans la soullrance. Un déporté politique, qui les avait vus de près, et qui n’est point suspect de partialité religieuse, l’ancien membre du Conseil des Anciens Bardé-MarBOis, écrit dans son Journal d’un déporté non jugé :

« Tous ceux qui moururent là-bas y sont vénérés

comme des martyrs. »

L’héroïsme des membres du clergé demeurés fidèles pendant la tourmente révolutionnaire a été ainsi jugé par Taink : « Ils s'étaient laissé dépouUler : ils se laissaient exiler, emprisonner, supplicier, martyriser, comme les chrétiens de l’Eglise primitive ; par leur invincible douceur ils allaient, comme les chrétiens de l’Eglise primitive, lasser l’acharnement de leurs bourreaux, user la persécution, transformer l’opinion et faire avouer, même aux survivants du dix-huitième siècle, qu’ils étaient hommes de foi, de mérite et de cœur. » (Origines de la France contemporaine. La Révolution, t. III, p. 415)

Nous n’avons pas parlé du clergé constitutionnel, c’est-à dire des prêtres devenus schismatiques en prêtant serment à la constilution civile du clergé ou en acceptant d’elle des fonctions. Eux-mêmes ne furent pas épargnés : ils fournirent quelques noms à la liste des déportés, beaucoup plus de noms à celle des exécutés : le titre de prêtre, de quelque faiblesse que se fiit rendu coupable celui qui le portait, suffisait à rendre suspect. Si plusieurs de ceux qui furent ainsi frappés méritent peu d’estime, et se montrèrent devant la mort très inférieurs aux prêtres fidèles (cf. la Relation d’un contemporain, Mgr de Bruillart, citée par Sabatik, p. 348), d’autres doivent être jugés avec plus d’indulgence. « Parmi ces derniers, il s’en trouva qui protestèrent contre le mariage des prêtres, autorisé par les lois jacobines ; on les poursuivit et ils furent incarcérés. 457

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D’autres avaient gardé, malgré le serment schismatique, une foi ferme aux dogmes essentiels de l’Eglise. Ils refusèrent d’abandonner le ministère sacerdotal, de livrer leurs lettres d’ordination et d’ajouter à leurs erreurs premières le crime d’apostasie. Plusieurs d’entre eux, aux mauvais jours de la Terreur, furent accusés de fanatisme et condamnés à mort, tout comme les prêtres qui n’avaient jamais cessé d'être bons catholiques. Souvent, en face de la mort, ils rétractèrent leurs serments, se repentirent de leur défection et moururent reconciliés avec Dieu et avec l’Eglise. » (Sabatié, p. 262 ; cf. p. 261, 265, 276, 277, 279, 807, 331, 332, 352) A Paris, l’un des instruments principaux deces réconciliations fut M. Emery, alors détenu à la Conciergerie. A Marseille, l'évêque constitutionnel des Bouches-du-Rl16ne fut converti, avant le supplice, par les exhortations d’un ouvrier serrurier, membre de la confrérie du Bon Pasteur, qui lui procura l’assistance d’un prêtre insermenté. Cet évêque, Roux, méritait sans doute cette grâce, car on l’avait vii, en 1792, exposer sa vie pour essayer de sauver celle de deux religieux Minimes, massacrés à Marseille pour refus de serments (Pisani, Répertoire biographique de t'épiscopat constitutionnel, p. 32/|-325).

3. Les martyrs laïques. — Si nombreux que soient, aux diverses époques de la Révolution, les laïques immolés par les sectaires de la Terreur, on s’attend à trouver parmi eux moins de victimes auxquelles puisse être donné avec certitude le titre de martyr. L'épreuve des serments, qui fut le piège tendu à la conscience du clergé, leur avait été épargnée. Comme on l’a très bien dit, « la mort par le fer ou sous les balles révolutionnaires ne constitue pas de soi une preuve décisive du martyre. Pour les prêtres au contraire et pour les religieuses, la mort venant après le refus certain de serment en est une de premier ordre. » (Bévue de l’histoire de l’Eglise de France, mai-juin igi/J, p. 426) Beaucoup cependant, parmi les laïques, eurent aussi la gloire d'être sacrifiés évidemment par haine de la religion et de donner leur vie pour leur foi.

Les motifs de poursuite, étrangers à toute considération politique, ne manquaient pas contre les laïques fidèles. Des lois déclaraient passibles de la déportation (21 octobre 1793) et même de la mort (Il avril 179^) toute personne coupable d’avoir recelé un prêtre réfractaire : elles furent expressément remises en vigueur par celle du 19 fructidor (5 septembre 1797). On pourrait citer des exemples de leur application sur tous les points de la France. A Paris, le tribunal révolutionnaire envoya à l'échafaud plusieurs charitables femmes, accusées du seul crime d’avoir servi ou caché des prêtres (Sabatié, p. 179, 270, 273, 284, 318). Pour la province, où fonctionnèrent cent dix-huit tribunaux de même nature, je rappellerai un seul épisode, semblable à une multitude d’autres. Il s’agit de douze femmes et de dix hommes, condamnés à mort par le tribunal criminel du Puy, pour avoir donné asile à des prêtres. YsaLeau Dorât, du tiers ordre de saint Dominique, s'était vouée à ce qu’on peut appeler « l'œuvre des prêtres réfractaires » : veillant sur eux dans leur cachette, leur procurant de la nourriture, des vêtements, les vases requis pour le saint sacrifice, et allant la nuit les prévenir des perquisitions qui devaient se faire le lendemain. Elle ne pouvait manquer d'être prise un jour elle-même. Elle le fut à l’occasion de l’abbé Mosnier, et mourut avec lui le 13 messidor. « Il y a eu, dit M. Boodet en parlant d’elle, parmi les femmes du peuple des actes admirables de dévouement, accompagnés d’une si

touchante simplicité dans le sacrifice que l'âme se sent reposée du spectacle des tricoteuses. Ainsi, dans la quinzaine qui a suivi la mort d’Ysabeau Dorât, une autre paysanne du 'Velay, Catherine Boutin, recevait le martyre avec un autre prêtre, l’abbé Clavel, qu’elle avait voulu sauver ; le 17 juin 179.' ! , quatre autres femmes recevaient la mort pour avoir donné des soins à un prêtre malade, l’abbé Mourier, vicaire de Beaune, qui montait avec elles sur l'échafaud de la place du Breuil, au Puy. Ces obscures héroïnes étaient Marie Best, Marie Roche sa sœur, Marie Aubert et Marie Anne Garnicr. Ils dirent tous le Miserere à haute voix en allant à la guillotine, comme ils l’auraient dit dans la paix d’une église.

Il y avait aussi une petite fille de quatorze ans, Marie Best ; on lui lit faire le tour de l'échafaud et on la renvoya chez elle, toute impressionnée de la joie surnaturelle qu’elle avait vue sur le visage des siens dans leurs derniers moments. » (Boudet, /.es Tribunaux criminels et la justice révolutionnaire en Auvergne, p. 198)

D’ailleurs, sous le régime de la loi des « suspects », du 17 décembre 1798, il suffisait non seulement d’avoir donné l’hospitalité à un insermenté, mais encore d’avoir assisté à sa messe, ou simplement d’avoir été trouvé porteur d’un livre de prières, d’un chapelet, d’une image pieuse, pour être mis au rang des <. ennemis de la liberté », et devenir justiciable des tribunaux révolutionnaires. Parmi les 314 personnes qui périrent à Bordeaux, en 1794, sur l'échafaud de la place Dauphine, 71 figurent dans les listes sous la désignation de prêtres, religieuses, « receleurs de prêtres » et a fanatiques » (Leclercq, t. XII, p. 199, 202, 203). On a vii, par la réponse du président du tribunal à une question d’une des martyres de Compiègne, quel est le sens devenu légal de ce dernier mot. La même inculpation atteint la plupart des victimes fusillées, à neuf reprises différentes, du

12 janvier au 7 avril ijyi, à Avrillé, près d’Angers. On en compte approximativement deux mille ; mais on ne connaîtra jamais le nombre exact, les bourreaux ayant pris le soin d’interdire qu’on le relevât : ils refusaient de donner des levées d'écrou aux gardiens des prisons où étaient enfermés les condamnés. Ceux-ci sont quelques nobles, et surtout des gens du peuple : pour les hommes, des tisserands, des cordonniers, des tonneliers, des maçons, des vignerons, des laboureurs ; pour les femmes, des fileuses, des devideuses, des marinières, des domestiques, des fermières. Le motif de la condamnation est à peu toujours le même : « Fanatique, brigand par dévotion, insoutenable, est allé entendre la messe des brigands prêtres, n’a jamais été à la messe d’un curé constitutionnel. » Au dire d’un témoin, avant de les inscrire sur la liste des condamnés, en faisant suivre leurs noms de la lettre /", on leur posait habituellement ces trois questions : « As-tu été à la messe des prêtres réfractaires ? As-tu été à confesse, et enfin à toutes les autres cérémonies du fanatisme ? » La procédure, la sentence, avaient donc trait, presque toujours, à la question religieuse, et c’est pour avoir confessé leur foi que ces hommes et ces femmes étaient, en longues « chaînes », conduits à la fusillade. On comprend que le lieu où ils furent exécutés ait reçu de la dévotion populaire le nom de a champ des Martyrs », que l’on n’ait pas cessé d’y venir en pèlerinage, et que l’on parle de guérisons et de grâces obtenues en priant près des grandes fosses où furent jetés les corps des suppliciés (Godard-FaulTRiER, Le champ des Martyrs, Angers, iSSa ; UznRBAD, Histoire du champ des Martyrs, Angers, 1906 ; MisERMONT, Le premier hôpital des Filles de la Charité et ses glorieuses martyres, les sœurs Marie-Anne 459

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et Odile, Paris, igiS, p. 255-3/|3 ; Gandé, Les dessous d’une dénonciation (janvier 179'i), dans les Annales Fléchoises, t. XIV, igiS, p. 5-14).

Les martyrs laïques de la Révolution, appartenant à toutes les conditions sociales, meurent avec la même sérénité que les prêtres. Aux Carmes, interrogé sur son état civil, M. de Valfons donne son nom de baptême, ajoutant simplement qu’il n’a d’autre profession que celle de catholique, apostolique et romain. A Lyon, un négociant, M. Auroze, frère d’un prêtre martyr, est interrogé : « Tu es donc fanatique ? — Je serai tout ce que tu voudras, mais je suis catholique. » Le lendemain, raconte un témoin,

« comme on les conduisait tous au supplice, un Parisien dit en pleine cour de l’hôtel commun : <i Voyez

comme ils vont avec gaieté à la mort I » M. Auroze répondit : a II n’y a aucune raison de s’attrister quand on va à la mort pour sa foi. » Il possédait tellement son âme en paix pendant la route qu’il avait à faire jusqu'à l'échafaud, qu’il rendit deux fois, avec son air ordinaire, le salut à quelqu’un de sa connaissance. Dans la même ville, avant d’aller au supplice, une commerçante, Mlle Michallet, quitta, par esprit de pénitence, ses bas et ses souliers, qu’elle donna. « Pourquoi quittes-tu tout cela ? lui dit un juge. — Parce que je suis libre. — Mais tu t’enrhumeras. — Ce ne sera pas pour longtemps ii, répond-elle avec un sentiment d’humour qui rappelle certains martyrs anglais (Lïclercq, t. XI, p. 79, 282, 291). Condamnée par le tribunal de Saint-Brieuc comme coupable d’avoir donné asile à deux prêtres, et conduite à Tréguier pour être guillotinée, Mme Taupin, refusant d’acheter sa grâce par une apostasie, répond à ceux qui lui disent : « Vous êtes donc une mère dénaturée, vos enfants mourront de faim… — Mes enfants ont un père dans le ciel, à qui je les recommande. Je meurs pour la religion, Dieu ne les abandonnera pas. » (Wallon, Les représentants du peuple en mission, t. II, p. 34) A Bordeaux, Anne Bernard, poursuivie pour avoir donné asile à un religieux Carme, dora Simon Panetier, répond en termes d’une simplicité antique aux questions du juge : « Partages-tu les sentiments de ce prêtre ? — Je suis chrétienne. — Tu es jeune, prends garde, tu peux servir ta patrie, tu dois aimer la vie, parle avec franchise. — Je suis chrétienne, et j’ai fait tout ce que je devais faire. — On ne te fait pas un crime d'être chrétienne. On veut que tu obéisses aux lois. S’il était encore chez toi, le dénoncerais-tu ? — Non, je suis dans ses sentiments. » On la condamna à mort, ainsi que le religieux, et une autre femme, Thérèse Thiae, coupable du même acte de charité (ibid., p. 280). A Angers, une mère, Mme Saillant, veillant jusqu’au dernier moment sur l’honneur de ses lilles condamnées aussi, obtient à prix d’or des bourreaux la douloureuse faveur de les voir exécutées avant elle. Quand la « chaîne » du ! =' février 1794 arrive au champ des Martyrs, c’est en chantant les litanies de la Sainte Vierge et le cantique populaire : <( Je mets ma confiance.. » ; puis, reconnaissant dans leurs rangs les deux soeurs de la Charité Marie-Anne et Odile, liées ensemble, les condamnés oublient leur propre sort et demandent, sans l’obtenir, la grâce de ces saintes GUes (Miskhmont, Le premier hôpital des Filles de la Charité, p. 269-270, 280-281).

On trouvera peu de ûgures plus touchantes que celle d’un brocanteur parisien, Pierre Mauclaire. Arrêté comme « fanatique », il écrivit, de la prison du Luxembourg, au Comité du Panthéon une lettre protestant contre la persécution dont souffrait le clergé catholique, contre les lois destructives du mariage religieux et de l’observation du dimanche ; puis, dans une autre lettre adressée à ses amis, il

ajoutait : « Pour moi, fort de ma conscience et de la vérité de la religion que je professe publiquement, la mort m’est une grande consolation, j’attends avec impatience le jour de cette exécution, terrible pour les uns et si glorieuse pour moi… J’espère que Dieu, qui m’a donné tant de grâces, me donnera encore plus de force et de courage pour soutenir devant les juges une religion qui a été établie et cimentée par le sang d’un Dieu et le sang de millions de martyrs. » Son vœu fut exaucé : il fut exécuté le 2^ luai 17y4 (Lkclehcq, t. XI, p. 473-479 ; Sadatik, p. 321-322). Une autre victime du tribunal révolutionnaire de Paris est une humble servante de ferme, âgée de vingt-deux ans, Marie Langlois, qui avait été dénoncée par le curé constitutionnel de son village. Son procès fut d’abord instruit à Versailles : l’interrogatoire porte surtout sur le clergé jureur, dont elle refuse de reconnaître l’autorité ; ses réponses sont d’une clarté et d’une fermeté admirables : elle déjoue toutes les ruses du juge, qui essayait de lui faire nommer de prétendus complices. Renvoyée au tribunal révolutionnaire de Paris, elle y tint le même langage : elle fut condamnée à mort et exécutée le I2juin1794 (Lhclercq, t. XI, p. 480-490 ; Sabatié, p. 327-880). C’est également pour avoir refusé d’assister à la messe du curé constitutionnel que Charles Liphard Rabourdin fut guillotiné à Paris le i" juillet 1794, en même temps <{ue son frère, vicaire à Sermaize dans le Loiret (Sabatié, p. 337).

Citons, en terminant, l’histoire peu connue d’un laboureur, habitant une paroisse de l’arrondissement d’Yvelot, Thiouville. C'était un paysan aisé, nommé Bucaille. Il avait toujours refusé d’assister à la messe du curé constitutionnel. Plusieurs fois l'émeute menaça son domicile, qui fut enfin envahi et saccagé le 22 avril 1798, sous prétexte d’y chercher des prêtres réfractaires. Le lendemain, nouvelle émeute, au moment où sonnait la messe de l’intrus. On veut y entraîner Bucaille : « A la messe I à la messe du curé patriote 1 » — « Je n’irai jamais, répondait-il, vous ne pourrez que m’y traîner. » Pendant que l’on pille une seconde fois sa maison, il répète : « Vous ferez ce que vous pourrez, mais seulement ce que Dieu voudra. » Défaillant, il s’assit près du puits, sous un pommier. Une dernière fois les émeutiers le somment d’obéir : « La messe ou la mort !.., » « Plutôt la mort, » répond-il. Alors les piques se croisent devant ses yeux, les fusils le couchent en joue, on arrache de lui sa fille qui s'était jetée dans ses bras ; puis on le fusille, on l’achève à coup de baïonnette, on dépèce son corps, et, assis autour du tronc mutilé du martyr, les assassins boivent dans des tessons de pots cassés le cidre puisé dans ses tonneaux. Ils font ensuite sur son corps un feu de joie avec des chapes, des chasubles et autres ornements d'église trouvés dans la maison (Abbé Cochet, Les églisesde l’arrondissement d’y'yetot, t. II, Rouen, 1862, p. 138-188). Voilà quel pouvait être, dans une région demeurée étrangère à tout soulèvement politique, l’héroïsme d’un paysan, et quelle pouvait être aussi la cruauté d’autres paysans, en proie au délire de l’anarchie révolutionnaire. L’acte de décès fut rédigé le lendemain par le prêtre constitutionnel, « curé et ofBcier public de la commune de Thiouville », qui avait assisté à l'émeute.

Si l’on peut ainsi rappeler les noms de quelquesuns des martyrs de la Révolution, bien plus grand sans doute est le nombre de ceux dont les noms même ont péri, quorum nomina Deus scit, selon une vieille formule latine. Parmi les 4.800 victimes des fusillades et des noyades de Nantes, prêtres et 461

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laïques, hommes, femmes et enfants, immolés par la folie homicide de Carrier, beaucoup évidemment le furent en haine de la foi catholique. Après la première noyade (16 novembre 1798), Carrier écrit à la Convention : a Un événement d’un genre nouveau semble avoir voulu diminuer le nombre des prêtres : quatre-vingt-dix de ceux que nous désignons sous le nom de réfractaires étaient enfermés dans un bateau sur la Loire. J’apprends à l’instant, et la nouvelle en est très sûre, qu’ils ont tous péri dans la rivière. » Une seconde noyade de soixante-dix prêtres suivit. C’est bien à leur qualité Je « réfractaires » que ceuxci doivent la mort, et c’est bien pour le refus de serment à la constitution civile du clergé qu’ils périssent. Mais dans les autres noyades de « suspects » et de « brigands », et dans les fusillades ordonnées par Carrier, combien de laïques expièrent aussi par la mort leur attachement à la foi, leur soumission à l’Eglise 1 Combien de vrais martyrs on peut deviner encore dans les exécutions en masse elles meurtres isolés qui ensanglantèrent tant d’autres pointsde la France ! — Surles massacres de Nantes, voir Bbrriat Saint-Prix, La Justice révolutionnaire, t. I, 1870, p. 61 et suiv. ; Wallon, Histoire du Tribunal révolutionnaire de Paris, t. V, p. 338 et suiv. ; A. Lallib, Les noyades de Nantes ; A. Lallié, Les fusillades de Nantes ; Lenôtbe, Les noyades de Nantes, 1911.

IX. — Lb martyre dans les pays de Missions

!. Chine ; 2. Corée ; 3. Japon : 4. Indo-Chine ; 5. Inde ; 

6. Abyssinie ; 7. Afrique Centrale ; 8. Amérique ; 9. Océanie,

Le martyre est le même à toutes les époques, dans toutes les races, sous tous les climats, quels que soient l’origine ou le degré de culture intellectuelle de ceux qui sont appelés à rendre à Jésus-Christ ce témoignage suprême. Ce que nous venons de voir dans les pays de civilisation latine, grecque, germanique ou slave, nous le voyons aussi dans les contrées de civilisation très différente, comme celles de l’Extrême-Orient, ou même dans les pays encore sauvages, comme les îles de l’Océanie ou les rives des lacs de l’Afrique centrale. Dans tous se sont rencontrés des chrétiens capables de verser leur sang pour le Christ. Non seulement beaucoup des missionnaires qui leur ont apporté sa doctrine sont morts pour l’attester, mais encore des milliers de convertis, sur tous les points du monde, ont fait volontairement et sciemment comme eux le sacrifice de leur vie pour leur foi. Et ce qui est très remarquable, c’est que l’histoire de ces nouveaux venus au christianisme abonde en traits semblables à ceux que présente l’histoire de la primitive Eglise.

Voyons d’abord les contrées asiatiques, héritières des plus anciennes civilisations.

I. Chine. — Nombreux sont les missionnaires immolés en Chine pendant le xviii" et le xix' siècles, même au comræncemeiitduxx', soità lasuitede condamnations prononcées parles mandarins, soit dans une émeute populaire, mais toujours par haine du Christ qu’ils prêchaient : en 1^47 et 17^8, l'évêque dominicain, Pierre Sanz et ses compagnons les Pères Alcobar, Royo, Diaz, Serrano, béatiliés en 1893 ; en 1^48, les Jésuites Henriquez et Athémis ; en 1796, le Lazariste Aubin ; en 1815, Mgr Dufresse, béatifié en igoo ; en 1820, le Lazariste Clet, en 18A0, M. Perboyre, l’un et l’autre béatifiés ; en 1851, M. Vachal ; en 1856, M. Chapdelaine ; en 1862, M. Néel ; en 1865, M. Mabileau ; en 1869, M. Rigaud ; en 1873, M. Hue ; en 1894> M. Baptifaud ; en 1843, M. Terrasse ; en

1898, le P. Victorin, missionnaire belge ; en 1900, victimes des Boxeurs, plus acharnés encore que les persécuteurs officiels ou les lettrés contre les prédicateurs de l’Evangile, les Pères Doré, Isoré, Andlauer, Mangin, Denn, Emonet, Théodoric, Viau, Agnius, Bayart, Bourgois, Le Guénel, Georjion, Leray, Savignot, le Frère André, un évêque français, Mgr Guillon, deux évêques italiens, Mgr Grossi et son coadjuteur Mgr Fogolla, etc. Mais, à côté de ces missionnaires européens, on voit aussi immolés beaucoup de prêtres ou de religieux indigènes, de même qu'à côté des religieuses européennes martyrisées on rencontre plus d’une fois, unies dans la gloire d’un pareil sacrifice, des religieuses chinoises. Quant aux catéchistes et aux simples fidèles, hommes, femmes, enfants, mis en demeure de choisir entre leur foi et leur vie, et mourant intrépidement pour le Christ, on les trouve par milliers dans les diverses persécutions qui sévirent en Chine depuis le xviii= siècle.

En lisant les relations du martyre de ces chrétiens chinois, on est frappé d’y rencontrer si souvent des détails d’une saveur toute antique. « Leurs Actes, écrivait dès 1770 un missionnaire, Mgr Pottier, vicaire apostolique de la province du Su-tchuen, ressemblent beaucoup à ceux des martyrs des premiers siècles de l’Eglise. » (Relation publiée par dom Leclercq, t. X, p. 32 1) Combien pouvons-nous le dire plus encore aujourd’hui, où les documents sont plus nombreux I

Ce sont les mêmes paroles chez ceux qui souffrent pour le Christ, les mêmes sentiments chez ceux qui les voient souffrir. « Abjure et marie-toi, ou meurs », dit le mandarin à une vierge chrétienne de KouyTcheou. « Non, mille fols non », dit-elle, et le bourreau lui tranche la tête. C’est l’Iiistoire de sainte Agnès. Jérôme Loa, Lucie Y, refusent le délai qu’on leur offre dans l’espoir de les voir faiblir, a Mon dernier mot est dit, répond Lucie, il n’est pas nécessaire d’attendre. Tuez-moi tout de suite. » (A. Launay, /, a salle des martyrs du Séminaire des Missions Etrangères, 1900, p. 85) C’est le langage de Speratus, l’un d’un martyrs Scillitains de 180, parlant au proconsul d’Afrique, du prêtre smyrniote Pionius parlant, en 260, au proconsul d’Asie. Quand la même vierge Lucie Y, dépouillée de ses vêtements par l’ordre du mandarin, s'écrie : on croit entendre Theonilla, en 306, disant au gouverneur de la Cilicie : Cl Ce n’est pas moi seule, c’est ta mère, c’est ton épouse que tu couvres de confusionen ma personne. Car nous avons reçu toutes la môme nature, que tu déshonores. » Les païens chinois qui, voyant passer un martyr, s'écriaient : « Il va à la mort comme à une fêle 1 » s’expriment comme la lettre de 177 sur les martyrs de Lyon. Ceux qui, témoins de la charité fraternelle des persécutés, disent encore : (1 Voyez ces chrétiens, comme ils s’aiment I » parlent comme lescontemporains de Terlullien(^/?o/., xxxix). Ceux qui, au spectacle de leurs souffrances héroïquement supportées, disent : a Il suffit de les voir pour reconnaître leur innocence ; des hommes coupables des crimes qu’on leur impute ne pourraient avoir cet air respectable que nous leur voyons » (Relation de P. Chanseaume, 1746, dans Leclercq, t. X, p. 162), font la réflexion môme qui conduisit saint Justin au seuil du christianisme. Et quand les chrétiens de Chine adressent cette recommandation à leurs frères conduits au supplice : « Souviens-toi de moi, quand tu seras dans le ciel », on croit entendre un fidèle de Tarragone demandant à son évoque, qui va être brfilé vif, ut sui memor essel, ou lire les 463

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proscincnies gravés par les pèlerins sur les murailles des catacombes romaines.

Edmond Le Blant, en notant quelques-uns de ces traits, rapportés avec bien d’autres dans le beau livre de M. A. Launay, La Salle des Martyrs, s’est demandé « à quel degré l'éducation des néophytes, la connaissance sommaire qu’ils peuvent avoir de l’histoire des anciens a pu contribuer à ces rencontres. » Des missionnaires mterrogés lui ont répondu que ces paroles des chrétiens persécutés de Chine (I ne sont puisées ni dans les instructions ni dans les livres. Les nouveaux soldats du Christ ne les ont trouvées que dans leur cœur. » (Les Persécuteurs et les Martyrs, Paris, 1898, p. 360)

De même, les païens de la Chine n’ont pu « trouver que dans leur cœur », ou dans les inspirations de l’enfer, leurs procédés de persécution. Ils égalent, dépassent peut-être les Romains pour le raffinement et l'épouvantable lenteur des supplices. Ils tendent les mêmes pièges, en demandant ou en offrant aux lidèles des certificats d’apostasie, comme les liLelli du temps de Dèce (Relation de Mgr Pottier, dans Leclercq, t. X, p. 175, 828, 330, 33 1 ; La Salle des Martyrs, p. 79). Us répandent contre eux des calomnies de tout point semblables à celles qui avaient cours, dans l’Empire romain, aux premiers siècles. Ce sont les mêmes imputations de rébellion, de magie, de mœurs infâmes (Leclercq, t. X, p. 164, 178). On les appelle a mangeurs d’enfants » (X. Launay, dans Les 3Iissions catholiques françaises, t. III, p. 299), comme au temps de Marc Aurèle : niç « » r.er.ioiv. tftc/divj ci TcioiiTct… Des pamphlets remplis soit de blasphèmes, soit d’inventions immondes, sont publiés contre eux comme au temps de Maximin Daia (ibid., p 27g, et Le Blant, Les Persécuteurs et les Martyrs, p. 849-857). On comprend que, même au seuil du xx « siècle, ils aient encore eu des martyrs.

La persécution des Boxeurs, en igoo, fut peut-être la plus sanglante, mais celle aussi où se produisirent le moins de défaillances, k II ne semble pas exagéré, écrit l’un des témoins de celle persécution, Mgr FaviEn, évêque de Pékin, de porter le nombre des victimes à 7 ou 8.000. » Et il ajoute : « Nulle part les chrétiens n’ont faibli devant la persécution, c’est à peine si i ou 2 pour 100 ont essayé de sauver leur vie par quelque concession purement apparente aux rites païens : les autres sont morts comme les martyrs des premiers siècles, dans la simplicité immaculée de leur foi. » (Les Missions catholiques françaises, t. III, p. 119) Mgr Favier dit encore, en racontant cette crise violente, la dernière, espéronsle, du christianisme en Chine : Tout chrétien chinois est sommé d’apostasier ; s’il refuse, ce que, grâce à Dieu, tous eurent le courage de faire, il est soumis aux tourments les plus atroces et massacré ; un vieillard de quatre-vingts ans, par exemple, est lié à un arbre, percé de flèches, et, après une journée de souffrances, on l’achève en lui ouvrant le ventre ; sa femme est coupée en morceaux. Et c’est par milliers qu’il faut compter ces martyrs » (ibid., p. 1^5). Même témoignage rendu aux chrétiens duKiang-nan par leur évêque, Mgr Paris, dans une lettre du 8 août 1900 : « Jusqu’ici, ils ont été admirables, des milliers sont morts, et cependant ou leur offrait de sauver leur vie par l’apostasie « (ibid., p. 286).

Un Lazariste, le P. Lkbbe, a raconté, dans une conférence faite à Paris en 191 3 (reproduite par les Lectures pour tous, 15 janvier 1914). cette persécution dans la province du Tché-li, où il demeure. Les habitants des villages chrétiens, menacés dans leur vie et dans leurs biens par les sauvages insurgés qu'étaient les Boxeurs, furent obligés de se défendre ; mais, partout où la supériorité du nombre et de

l’armement eut raison de cette défense, le choix leur fut donné par les vainqueurs ou d’abjurer leur foi ou de mourir. Ceux qui furent mis à mort furent donc des martyrs, au sens le plus strict de ce mot. Le P. Lebbe rapporte de cette persécution des épisodes très émouvants Dans le village de Hants’oen, le catéchiste est pris ; on le somme de brûler de l’encens devant une idole : il refuse. Le chef boxeur lui dit : « Si tu refuses, je te fais couper le bras droit. » II étend le bras : « Coupez-le donc. » On le coupe ; il tend le bras gauche : « Allez-y donc, après il y a encore les deux jambes. Tant que je conserverai un souffle, je suis à Dieu. » On lui coupe les bras et les jambes, et on le laisse mourir tout seul. Le même jour, un enfant de huit ans voit mourir sous ses yeux son père et sa mère : on veut le faire apostasier : il consent à être mené à la pagode, mais là, il jette le bâton d’encens à la tête de l’idole, en criant :

« Je veux aller avec papa et maman. » Les Boxeurs, 

furieux d'être joués, le cruciûèrent à la porte de la pagode avec des clous de bois. Un vieillard vivait près de là, dans la montagne, avec ses vingt-quatre enfants et petits-enfants. Il les engage à fuir, en leur disant : a "Vous vous devez au pays et à l’Eglise. » Ils répondirent : « Nous nous devons d’abord à toi, et puis, si nous mourons, notre mort sera féconde ; de notre sang germeront des chrétiens plus nombreux. » A l’approche des Boxeurs, tous, revêtus de leurs plus beaux habits, marchent vers eux en procession, suivis du vieillard, qui portail un crucifix.

« En les voyant, les Boxeurs compruent aussitôt

que les supplices étaient inutiles et qu’ils étaient tous prêts ; et comme ils avaient appris de leurs nombreuses victimes que les martyrs espéraient le ciel, ils leur demandèrent simplement : « Qui veut aller au ciel le piemier ? » El ils disposèrent devant les enfants un hache-paille. Les petits regardèrent leurs mères ; ils avaient peur. Mais elles, les poussant devant elles, leur dirent à travers un sourire : « Passez les premiers, chers petits, c’est pour le bon Dieu, n’ayez pas peur. » Et une petite fille de quatre ans s’agenouilla devant le hache-paille, posa sa tête sous le couteau et alla la première au ciel. Lorsque sa petite tête tomba, un Boxeur la ramassa et vint la montrer à sa grand’mère, en disant : « Est-elle jolie, ta petite-fille ? » Et elle répondit : Ohl oui. qu’elle est donc belle ! » A cette parole, les autres enfants se précipitèrent sous la hache ; les autres suivirent sans une défaillance, les femmes après leurs enfants, et leurs maris après. Enfin, le dernier de tous, le vieillard posa sa tête blanche sur le bois ensanglanté, et alla les rejoindre. N’est-ce pas aussi beau que les Macchabées ?

Le témoignage rendu par tant de martyrs eut sa fécondité. « Il est frappant, dit le P. Lebbe, de remarquer que le nombre des conversions est presque en raison directe de celui des martyrs. Pour ne parler que de ce qui était en 1900 le vicariat de Pékin, il y avait alors moins de So.ooo chrétiens, et aujourd’hui on en compte plus de 800.000. Dans la souspréfecture où sont morts les héros de Han-ts’oen, on comptait, en 1900, 500 chrétiens ; aujourd’hui, il y en a plus de iS.oool Nos admirables martyrs avaient vu, en mourant, ce triomphe de l’avenir, n Ils avaient cité, sans l’avoir lii, le Semen est sanguis christianorum de Tertullien.

Consulter Lettres édifiantes et curieuses écrites des missions étrangères, 1780 et années suivantes ; Nouvelles lettres édifiantes des missions de la Chine et des Indes orientales, 1818-18a3 ; Annales de la propagation de la ^oi (depuis 1827) ; Annalesde la Compagnie de /a il/is5/o « (lazaristes ; depuis i&3^) ; Annales de la Sainte Enfance (de’pMis 1847) ; Wiseman, 465

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Conférences sur les doctrines et les pratiques les plus importantes deVEglisecatholique, 1850, conC. vii, 1. 1 ; Hue, Le christianisme en Chine, en Tartarie et au r/ut « e<, 1857 ; BnBNiER, La mission lyonnaise en Chine, 1898 ; Chahdin, Les missions franciscaines en Chine, Paris, 19 15, etc.

2. Corée. — « La Corée, grande presqu’île montagneuse du nord-est de l’Asie, située entre la mer du Japon et la mer Jaune, avait, comme la Chine, dont elle était vassale, clierclié sa sécurité dans un isolement absolu. A la fin du xviii>= siècle, cette contrée fermée n’avait jamais vu de prêtres. A cette époque, plusieurs sages de ce pays tombent sur quelques livres de piété catholiques, écritsen chinois et importés par hasard au milieu d’ouvrages scienliliques. Ils en sont frappés. L’un d’eux, SengHoun-i, se met en rapports avec l’évêque de Pékin, l’illustre Alexandre de Gouvéa, Franciscain portugais, qui l’instruit elle baptise. Le néophyte n’a dès lors plus qu’un désir ; puisque la Chine et l’Europe ne peuvent envoyer de catéchistes à son pays, il se fera catéchiste lui-même. Aidé d’un de ses amis, le vertueux Piclv-i, il instruit ses compatriotes et les baptise. Ces catéchumènes deviennent à leur tour des apôtres. Les livres d’instruction religieuse composés par les missionnaires de Chine sont traduits en coréen et répandus dans le monde des lettrés, puis dans la classe moyenne et dans le peuple. La foi de ces nouveaux chrétiens est si forte que lorsque, en 1791, des ordres de Pékin leur enjoignent de renoncer à leur nouvelle religion, un grand nombre d’entre eux subit courageusement les affreux supplices de la bastonnade, de l’écartement des os et de la planche à torture. Un prêtre chinois, le P. Jacques Tsiou, leur est enfin envoyé en 1794. Les plus admirables vertus, la virginité, l’humilité, la charité, fleurissent dans la jeune Eglise. Deux nouvelles persécutions, en 1799 et en 1801, rencontrent le même courage. Le Père Tsiou, après avoir subi les supplices ordinaires, est décapité, le 3 mai 1801. » (F. Mourret, Histoire générale de l’Eglise catholique, t. VI, p. 446) « Le nombre des victimes, dans les provinces, n’a pu être connu exactement. Dans Ja capitale seulement, il dépassa trois cents. Toutes les conditions, tous les âges, tous les sexes fournirent leur contingent à la légion des martyrs, et les annales de l’Eglise coréenne s’enrichirent de souvenirs qui vont de pair avec ceux des Laurent et des Agnès de l’Eglise romaine. » (Mgr d’HuLST, Vie de Just de Bretenières, 3’éd., 1912, p. 217) D’autres persécutions eurent lieu en 1825, en 1827 ; à cette date, on comptait en Corée c( plus de mille martyrs et d’innombrables confesseurs » (ibid., p. arg).

Tels sont les commencements, véritablement extraordinaires, de l’Eglise coréenne. Elle naquit en qiielque sorte spontanément et ses fondateurs appartenaient à la classe des lettrés, dans laquelle se rencontrèrent, presque partout ailleurs, les plus violents adversaires du christianisme. Elle eut des martyrs avant d’avoir des prêtres, et le premier prêtre dont elle reçut la visite était un Chinois. On niera difiicilement, après un tel exemple, que le christianisme puisse s’adapter à tous les pays et à toutes les races. Sous le pape Léon XII seulement, on commença à organiser la mission’de Corée. Le vicariat apostolique, conlié à la Société des Missions étrangères, fut fondé en 1831 ; le premier missionnaire d’Europe qui mit le pied sur le sol coréen y arriva en 1836, cinquante-deux ans après l’introduction du christianisme dans le pays.

Nombreux ont été, à partir de cette date, les missionnaires martyrisés. En 1829, Mgr Imbert,

M. Chastan, M. Maubant, sont décapités près de Séoul ; l’année 1889 voit l’exécution d’un prêtre indigène, André Kim. Le 8 mars 1866 sont décapités Mgr Berneux, MM. Just de Bretenières, Beaulieu et Dorie ; le Il mars, MM. Pourthié et Petitnicolas ; le 30 mars, jour du vendredi saint, dans la plaine de Sourieng, à vingt cinq lieues de Séoul, Mgr Daveluy, MM. Huin et Aumaitre. N’oublions pas que l’exécution finale avait été précédée d’épouvantables tortures : la bastonnade sur les jambes, la courbure ou l’écartement des os, la poncture des bâtons, la suspension, le sciage des jambes, dont on trouvera la description dans la Vie de Just de Bretenières p. 26a264.

Deux traits sont à noter dans le récit du martyre de Mgr Daveluy : l’un montre la fierté chrétienne et patriotique de l’évêque, l’autre la cruauté et la rapacité de son juge. « Le mandarin qui présidait au supplice voulut que les martyrs se prosternassent devantlui. C’est l’usage en Corée queles condamnés, comme les gladiateurs antiques, saluent ceux qui les font mourir. Mgr Daveluy répondit noblement qu’il saluerait à la manière française, et refusa de se mettre à genoux. Une poussée brutale le jeta la face contre terre. » Dans cette posture, il reçut de l’exécuteur un premier coup de sabre, qui ne détacha pas la tête : celui-ci s’interrompit alors pour discuter le prix du supplice avec le mandarin trop économe, et ce n’est qu’après un long marchandage qu’il reprit son arme, et acheva par de nouveaux coups le martyr agonisant.

On vient de voir quelle est la fierté des martyrs ; mais il faut voir aussi leur humilité. «. Priez afin que je sois bientôt martyr, et que nul ne le sache », tel fut l’adieu de Just de Bretenières en quittant la France pour aller mourir en Corée (Mgr Mermillod, Panégyrique prononcé à Dijon en 1867).

Malgré d’inévitables apostasies, le peuple coréen, dans l’ensemble, se montra digne de ses missionnaires. Un de ceux-ci, le P. Calais, qui avait pu se réfugier dans la montagne, « alla, malgré les dangers, prêcher dans la petite chrétienté de Soum-ba-Kol. Ileut la consolation de baptiser quelques païens, qui ne craignirent pas d’embrasser le christianisme, même en face de la mort… L’année 1866 ne vit que massacres, pillages, dévastations. Les chrétiens furent traqués en tous lieux, arrêtés en grand nombre, tantôt soumis aux plus épouvantables tortures et exécutés solennellement, tantôt étranglés clandestinement dans leurs prisons… Le sabre des exécuteurs, la corde des étrangleurs n’allant pas assez viteau gré des mandarins, on imagina une espèce de guillotine en bois qui, en laissant retomber une longue poutre sur le cou des condamnés, faisait périr vingt ou vingt-cinq personnes à la fois. Ailleurs on alla jusqu’à enterrer les prisonniers vivants dans de larges fosses : la terre et les pierres qu’on jetait sur leur corps leur donnaient en même temps la mort et la séi)ulture. » (Vie de Just de Bretenières, >. 282)^

Pendant quatre années, la persécution continua à faire rage : en 1870, on estimait à huit mille le nombre des chrétiens ayant, depuis 1866, péri de mort violente. Il faudra longtemps encore pour que la paix se rétablisse, non à la suite de démonstrations navales, qui, n’étant point pousséesà fond, n’avaient fait que compromettre la cause des chrétiens et des missionnaires, mais comme conséquence des traités de commerce, qui finirent par ouvrir aux nations du dehors la Corée fermée jusque-là. La liberté religieuse y rentra sous le couvert de la liberté commerciale. Dès lors les conversions reprirent leur cours : quand la reine mère mourut en 1898, elle était secrètement chrétienne : la même année, on achevait de 46T

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construire à Séoul lacatbëdrale catholique {[.es Missions catholiques françaises, t. HI, p. 416).

Consulter, en plus des ouvrages cités, Mgr de GouVÉA, Relation de l établissement du christianisme dans le royaume de Corée, Londres, iSoo ; Ch. DalLBT, Histoire de l’Eglise de Corée, Paris, 187/1 ; A. Launay, Les Missionnaires français en Corée, Paris, I 895 ; Histoire générale de la Société des Missions étrangères, Paris, 1894, t. II, p. S^ô-SSG ; t. III, p. 66-76, 208-215, 406-41 0, 464-^77, etc.

3. Japon. -- Depuis 1549, époque où y prêcha saint François-Xavier, jusqu'à 15g6, année à partir de laquelle la persécution ne cessa pas, les progrès de la prédication chrétienne avaient été très grands au Japon (F. Marnas, La Religion de Jésus ressuscitée au Japon dans la seconde moitié du xix' siècle, t. 1, Paris, 1896, p. 3-86 ; Dblplace, S. J., /.e catholicisme au Japon. Saint François-Xavier et ses premiers successeurs, Malines, 1909). Sous l’empereur Nabunoga, qui monta sur le trône en 1565, les chrétiens étaient déjà au nombre de 200.000, possédant 260 églises. Son successeur, Taïkosaraa, leur fut contraire. En 1687, il promulgua un éditde bannissement contre les Jésuites, qui étaient alors les seuls missionnaires autorisés à prêcher au Japon. « Notre consolation, écrivait en 1689 le P. Organtino Gnecchi, est de songer que nous partageons les dangers et les épreuves de nos saints martyrs d'. gleterre. » Cependant la souple et fine diplomatie du P. Valignani finit par obtenir pour ses confrères le droit de rester près de leurs chrétiens, et prévint l’effusion du sang. Le progrès reprit. L’extrême vigilance des missionnaires à empêcher leurs néophytes de détruire les pagodes et autres monuments du culte ancestral désarma leurs adversaires. Le nombre des chrétiens monta jusqu'à 300.ooo. Mais l’entrée au Japon, en 1693, de Franciscains des Philippines, où l'établissement des Espagnols avait excité les défiances des Japonais, puis, en 1 096, un propos imprudent d’un pilote espagnol, réveillèrent les soupçons de l’empereur : la persécution recommença, sanglante cette fois.

Celle-ci, cependant, ne fut pas encore générale. Le persécuteur en voulait surtout « aux religieux venant des Philippines », c’est-à-dire sujets espagnols. Mais les chrétiens se crurent tous menacés, et l’on nous dit qu’ils se préparèrent avec une grande ferveur au martyre. On cite une femme qui cousait des vêtements pour le supplice : « J’ajuste ma robe, disaitelle, pour être plus décemment quand on me mettra en croix « ; pudoris potius memnr quam dotoris, comme la martj’re de Carthage, Perpétue. Cependant la persécution n’atteignit qu’un petit groupe : neuf religieux furent arrêtés, dont six Franciscains espagnols et trois Jésuites, auxquels les persécuteurs adjoignirent quinze laïques, pour la plupart leurs catéchistes et leurs serviteurs : parmi ceux-ci étaient trois petits servants de messe des Franciscains, âgés de douze et de quatorze ans, qui n’avaient pas voulu se séparer de leurs maîtres. Plus tard, deux autres chrétiens leur furent ajoutés, ce qui porta leur nombre à vingt-six martyrs.

Le récit de leur Passion est un des plus beaux qui aient été écrits (Charlevoix, Histoire et description générale du Japon, t. IV, 1786, p. 354-422 ; Bouix, Histoire des vingt-six martyrs du Japon, 1862 ; Léon Pages, Histoire des vingt-si.r martyrs japonais, 1862). Les condamnés furent conduits à Nagasaki, qui était la plus florissante chrétienté du Japon. Le voyage abonde en épisodes touchants : l’un des plus significatifs est la venue de deux Jésuites, envoyés au devant des captifs pour apporter aux Franciscains le

baiser de paix, en signe d’oubli des dissensions qui avaient troublé, depuis i 693, les religieux des deux ordres travaillant au Japon. En roule, les martyrs prêchaient l’Evangile et opéraient des conversions. A chacun, on coupa le bout de l’oreille gauche : le peuple pleurait en voyant le sang couler sur la joue des trois enfants. Dès leur arrivée à Nagasaki, on attacha les martyrs aux vingt-six croix qui avaient été préparées. Sous celle d’un des Japonais, son père eut le courage de ge tenir debout, stabat, s’entretenant pieusement avec lui, jusqu'à ce que le martyr expirât. Le supérieur des Franciscains, le P. Pierre Baptiste, qui semblait présider la longue rangée des crucifiés, entonna tout à coup le Aune dimittis. Une voix d’enfant lui répondit : c'était le petit Antoine, âgé de douze ans, qui chantait le Laudate, pueri, Dominum. En même temps, du haut de sa croix, l’intrépide Jésuite japonais, Paul Miki, prêchait, et terminait son sermon en priant pour ses bourreaux. Selon l’usage japonais, ceux-ci mirent fin au supplice en perçant d’un coup de lance le flanc des crucifiés, qui eurent ainsi la gloire d'être traités comme Notre-Seigneur. On ne put empêcher les chrétiens de se précipiter en foule au pied des croix, pour 9 recueillir tout ce qu’ils purent du sang dont la terre était teinte ».

Taïkosama mourut en 1699. Il y eut encore des persécutions locales, qui firent des martyrs ; puis la persécution générale s’arrêta pendant quelques années, et l’on dit que le nombre des chrétiens monta jusqu'à 1.800.000. Mais elle reprit plus terrible, en 1612, sous Daifusama. La cause principale fut la haine intéressée des commerçants anglais et hollandais, qui voulurent, en fomentant à la fois les soupçons de l’empereur contre les Espagnols et contre les catholiques, représentés comme leurs alliés ou leurs complices, s’assurer au Japon le monopole du commerce. « Ces calvinistes et ces anglicans, dit un historien protestant, ne se firent aucun scrupule d’exciter le shogoun à noyer dans le sang l’Eglise japonaise. Us n’y réussirent que trop bien. » (Boehmeh-Monod, les Jésuites, 1910, p. 164) Ce fut, cette fois, une persécution à la Dioclétien. L’empereur ordonna le bannissement de tous les missionnaires, la démolition de toutes les églises, l’apostasie de tous les chrétiens sous peine de mort. Les missionnaires que l’on put saisir, les fidèles qui refusèrent d’abjurer, furent décapités ou brûlés vifs, quelquefois à tout petit feu. Un missionnaire franciscain a laissé des dix premières années de la persécution une émouvante relation (Relacion verdaderae brève de la persecucion…, par le P. Diego de San Francisco, Manille, 1626 ; reproduite dans Lfclercq, t. IX, 1909, p. 26-68). Ce récit d’un témoin abonde en traits d’un héroïsme souvent contagieux, car plus d’une fois on voit les gardes ou même le bourreau convertis par la parole ou les souffrances des martyrs. Des missionnaires meurent en chantant le Te Deuni et en priant tout haut pour l’empereur. Il y eut beaucoup d’enfants martyrs. Quelquefois les persécuteurs hésitent à mettre à mort un chrétien, de peur que son supplice n’encourage les autres. Sans cesse revient le souvenir des persécutions antiques, tant l'âme des martyrs, et aussi celle des persécuteurs, sont les mêmes dans tous les temps. On lira difficilement quelque chose d’aussi beau que les lettres écrites dans leur prison par deux Jésuites, le P. Spinola et le P. Navarro, l’un et l’autre martyrisés à Nagasaki en 1622 (Jnalecta Bollandiana, t. VI, 1887, p. 63-72 ; Leclercq, Les Martyrs, t. IX, p. 68-94) : c’est pour le martyre une ardeur comparable à celle de saint Ignace d’Antioche, au temps de Trajan. Nagasaki fut témoin, en cette même 469

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année 1622, d’autres martyres illustrep. Là périrent, le 19 août, deux Augustins, les PP. Pedro de Zuniga et Luis Florez, brûlés vifs avec le capitaine de navire japonais Joachim Diaz, et douze chrétiens indigènes, décapités : l’auteur de la relation de leur martyre, le P. Barthoi.omk Guttibrfz, provincial des Augustins des Philippines, a soin de faire remarquer qu'à tous la vie avait été offerte s’ils consentaient à apostasier : il cite cent autres martyrs dont quarantedeux brûlés vifs et plus de soixante décajùtés (LeCLERCQ, t IX, p. g5-io5). Dans la même ville eut lieu, le 2 décembre, le supplice d’une héroïque plialange, dontla lin glorieuse est connue sous le nomde « grand martyre ». Composée de l'élite de la société japonaise et de vingt religieux — dix Jésuites, quatre Franciscains et six Dominicains, — elle avait à sa tête François de Moralez, Pierre d’Avila et Cliarles Spinola, en tout cinquante-deux victimes. Vingt-sept furent condamnés à avoir la tête tranchée, les autres à être brûlés vifs. Ceux qui étaient destinés aux tlanimes assistèrent, suspendus, au supplice des premiers (Les Missions catholiques françaises, t. III, p. 432). C’est encore à Nagasaki que moururent, en 1633, trois je suites, Giovanni Mateo Adamo, Sicilien, Antonio de Souza, Portugais, Julien de Nacaura, Japonais, avec deux catéchistes indigènes, Pierre et Mathieu. Le jésuite japonais, d’origine princière, avait évangélisé le royaume de lîungo, déguisé en médecin, et, grâce à sa naissance, converti beaucoup de nobles. Les cinq martyrs furent suspendus la tête en bas, le corps à moitié plongé dans une fosse, et moururent après plusieurs jours de souffrances. La cause de leur béatification s’instruit actuellement (voir les sources citées par le P. Rivièrb, article Adamo, dans le Dict. d’histoire et de géographie ecclésiastiques, t. I, col. 506).

Résumant la persécution, l’historien protestant cité plus haut estime à So.ooo le nombre des clirétiens marlj’risés dans la seule année 1624. « L’atrocité des supplices, dit-il, dépassa tout ce qu’Eusèbe nous rapporte sur le martyre des chrétiens d’Egypte sous Maximin Daia. Même les impitoyables Hollandais, qui dénonçaient au shogoun. tous les religieux catholiques et qui foulaient aux pieds la croix d’un cœur tranquille pour s’assurer la liberté du commerce, ne peuvent se soustraire à une impression d’horreur en faisant le récit détaillé de ces épouvantables tortures. » (BoEHMKR-MoNon, p. 164)

Le P. DE Charlevoix (Histoire du Japon, 1. XVII, eh. n) a publié cette relation hollandaise. « Aux uns, on arrachait les ongles ; on perçait aux autres les bras et les jambes avec des vilebrequins ; on leur enfonçait des alênes sous les ongles, et on ne se contentait pas d’avoir fait tout cela une fois, on y revenait plusieurs jours de suite. On en jetait dans des fosses pleines de vipères ; on remplissait de soufre et d’autres matières infectes de gros tuyaux, et on y mettait le feu, puis on les appliquait au nez des patients, alin qu’ils en respirassent la fumée, ce qui leur causait une douleur intolérable. Quelques-uns étaient piqués par tout le corps avec des ciseaux pointus ; d’autres étaient brûlés avec des torches ardentes. Ceux-ci étaient fouettés en l’air jusqu'à ce que les os fussent tout décharnés. Ceux-là étaient attachés les bras en croix avec de grosses poutres, qu’on les contraignait de traîner jusqu'à ce qu’ils tombassent en défaillance. Pour faire souffrir doublement les mères, les bourreaux leur frappaient la tête avec celles de leurs enfants, et leur fureur redoublait à mesure que ces petites créatures criaient plus haut. La plupart du temps, tous, hommes et femmes, étaient nus, même les personnes les plus qualiCées, et pendant la plus rude saison… des

bourreaux, comme autant de tigres affamés, étaient sans csssc occupés à imaginer de nouvelles tortures. Ils leur tordaient les bras jusqu'à ce qu’ils les eussent tout à fait disloqués ; ils leur coupaient les doigts, y appliquaient le feu, en tiraient les nerfs ; enfin ils les brûlaient lentement, passant des tisons ardents sur tous les membres. Chaque jour et quelquefois chaque moment avait son supplice particulier, n Le narrateur fait remarquer la cruauté avec laquelle, afin de prolonger les supplices, les bourreaux s’arrêtaient souvent avant le coup mortel, et appelaient des médecins pour panser les blessures, ranimer par des breuvages les patients, et les mettre en état de supporter ensuite de nouvelles souffrances.

A tous les supplices déjà mentionnés, d’autres relations en ajoutent, qui rappellent les persécutions romaines : fréquente est la marque imprimée au front avec un fer rouge, comme pour les condamnés ad metalla (Pbofillet, Le Martyrologe de l’Eglise du Japon, 154y-1649, t. II, Paris 1897, p. 89, t. III, p. 38, 60, 12g) ; fréquentes sont les noyades comme au temps de Dioclétien et de Galère (ibid., t. II, p. 14, 25, 100, 247. 248, 311, 312, 320, 829, 446, 458, 465, 483, etc.) ; fréquente l’exposition en hiver, sur des lacs ou des étangs glacés, renouvelant l’histoire des martyrs de Sébaste (ibid., t. I, p. 12, 85 ; t. II, p. 15, 29, lio, 123, 199, 265, 270, 294, 313, 318, 407, 458, 471, 476). Les chrétiennes sont honteusement traitées : comme à l'époque romaine encore, on les condamne ou on les menace de les condamner à être enfermées dans des lieux de débauche, et cette menace amena des apostasies (ibid., t. II, p. ig, iG4 ; t. III, p. 125). Contrairement aux lois de tous les peuples, on décapite ou l’on brûle des femmes enceintes : l’une d’elles, à qui le juge offrait un répit, promettant de faire élever l’enfant qu’elle porte dans son sein, craint pour celui-ci une éducation païenne :

« Le gage précieux de l’amour de mon mari, répondelle, gage que je porte dans mes entrailles, je ne veux

le conlier à personne sur la terre, et je le remettrai dans le ciel à son père. » (Ibid., t. II. p. 22, 478, 508)

Un trait bien japonais dans le supplice de la décapitation : les chrétiens de rang élevé sont invités à s’y soustraire en faisant Aaraiirj'.c’està-direen s’ouvrant le ventre : toujours ils refusent, leur religion interdisant le suicide ; mais alors on autorise souvent un membre de leur famille à leur donner la mort, afin de leur épargner le bourreau (ibid., t. ii, p. 87, 90, io4, 124). On pourrait citer bien d’autres exemples attestant, dans le Japon d’ancien régime, un étrange mélange des mœurs les plus barbares et de la civilisation la plus rallinée : quoi de plus caractéristique que le fait de deux chrétiens condamnés à être plongés dans les eaux sulfureuses et bouillantes du mont Ongen (sur la fréquence de ce supplice, ibid., t. I, p. 188, 269 ; t. II, p. 41, 88, 96, 113, 250, 281, 284, 288, 289, 293, 2g4, 315, 329, 330, S^i, l^ob, 460, 465, 479, 480, 482, 483, 490, 512, 523 ; t. III, p. 86, 147, 398), et, pendant qu’ils gravissent la pente du volcan, composant et récitant des distiques, selon la coutume des lettrés dans les circonstances solennelles ?

La mort de Daïfusama, en 1615, n’avait pas mis fin à la persécution : les détails qu’on vient de lire se rapportent surtout à celle de son successeur Yemitsu. Il se produisit en 1687 un fait à peu près unique dans l’histoire des persécutions. Blessés par un nouvel édit, qui commandait à tout Japonais de porter sur la poitrine une amulette païenne, 87.000 chrétiens de la province d’Arim se soulevèrent, mirent à leur tête un daimio catholique, s’emparèrent de ! a place forte de Shimabara, et résistèrent intrépidement à une armée de 80.000 hommes, 471

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appuyée par l’artillerie d’un navire hollandais. Accablés par le nombre, ils furent vaincus, et massacrés jusqu’au dernier. Personne ne saurait, croyons-nous, condamner cette résistance légitime à la tyrannie ; mais on n’osera donner à ceux à qui elle coûta la vie le titre de martyrs. Je ne trouve à leur acte, si noble et si courageux qu’il soit, qu’un précédent dans l’histoire de la primitive Eglise : celui de l’arménien Vartan, qui, avec plus de mille de ses compagnons, succomba sous le glaive des Perses, dans une guerre entreprise en libi pour recouvrer la libre pratique de la religion chrétienne (voir le récit contemporain de cet épisode de l’histoire de l’Arménie, dans Lbclercq, t. IV, p. i-153).

Les faits de persécution signalés ensuite frappent surtout des étrangers. On peut citer, en 1689, le martyre du P. Bourdilio, qui avait été le maître des novices du Bienheureux André Bobola. « En 1640, quatre ambassadeurs portugais de Macao arrivent un jour à Nagasaki, avec une suite de soixante-quatorze personnes. Sommés tout d’abord de faire acte d’apostasie, ils s’y refusent. Alors, sans égard pour leur caractère, ils sont arrêtés sur-le-champ, eux et leur suite, et mis à mort : treize matelots seulement sont épargnés, et renvoyés à Macao avec cet avertissement significatif : « Tant que le soleil échauffera la terre, qu’aucun chrétien ne soit assez hardi pour venir au Japon ! Que tous le sachent, quand ce serait leroid’Espagneenpersonne, ou le Dieu des chrétiens, ou le grand Shaka (CakiaMouni) lui-même, celui qui violera cette défense le paiera de sa tête ! » Désormais le Japon est, pour plus de deux siècles, fermé aux Européens. Seuls les trafiquants hollandais ont le droit d’aborder dans une de ses lies, aux conditions les plus humiliantes pour leur patriotisme et leur religion. » (Les Missions catholiques françaises, t. III, p. 433)

Malgré tant d’obstacles, plusieurs missionnaires, jésuites, dominicains, prêtres séculiers, pénétrèrent au Japon pendant le xvii" et le xviii" siècles : tous furent arrêtés, condamnés à mort et exécutés. Il y en eut qui furent soumis à des supplices horribles, comme les PP. Mencinski, Rubino, Capece, Morales, Marqués, qui, après avoir tous les deux jours, pendant cinq mois, subi en prison la torture de l’eau furent, le 17 mars 1643, à Nagasaki, avec deux Japonais et un serviteur cochinchinois, suspendus la tète en bas au-dessus d’un puits rempli de matières fétides : trois des martyrs moururent asphyxiés au bout de plusieurs jours ; quatre, qui vivaient encore le neuvième jour, furent retirés du puits et décapités (Mgr Zaleski, tes Martyrs de l’Inde, Paris, 1900, p. 221-228 ; d’après A. de Rhodes, Histoire de la vie et de la glorieuse mort de cinq Pères de la Compagnie de.lésKs, qui ont souffert dans le Japon avec trois séculiers en l’année lG13).

C’est également par le supplice de la fosse, suivi de la décapitation, que mourut, en 1634, dans la même ville, le célèbre P. Mastrelli (F. Marnas, t. 1, p. 63).

Ne craignons pas de le dire : la fragilité humaine eut aussi sa part dans cette héroïque histoire. « Nous avons appris, par le Tonquin, écrit en 1658 un missionnaire jésuite, une très bonne nouvelle du Japon ; c’est que le pauvre Père Christophe Ferreira, qui avait auparavant montré sa faiblesse en l’atrocité des tourments, a depuis été, avant d’être brûlé tout vif, conforté de Dieu, de sorte qu’il a été glorieux martyr, et le centième de notre Compagnie qui été martyrisé dans le Japon. » (Lettre du R. P. Alexandre de Rhodes, dans Rabbatb, Documents inédits pour servira l’histoire du Christianisme en Orient, t. I. p. 84)

Un des derniers martyrs est a l’abbé Sidolli, prêtre sicilien, qui arriva en 170g. Il fut enfermé dans une fosse de quatre à cinq pieds de profondeur, en haut de laquelle on pratiqua une petite ouverture pour l’empêcher d’être asphyxié et lui faire parvenir quelques aliments. C’est dans cet horrible cachot qu’il succomba de faim, de froid et de misère. » (Les Missions catholiques françaises, t. III, p. 435)

Pendant plus de deux siècles, l’Eglise du Japon disparait de l’histoire. Elle semble avoir été anéantie par le martyre d’un grand nombre de ses membres et par l’apostasie de beaucoup d’autres. « Cette fois, le sang des martyrs, répandu à profusion durant de longues années, ne fut pas une semence de chrétiens, mais le prélude de la plus complète destruction. » Cependant, le sang versé ne demeure pas inutile. Si le Hot du christianisme semble tari, il s’est infiltré en terre, prêt à jaillir de nouveau ; et sa conservation, pendantun si longtempsetdans le pluscomplet abandon, a quelque chose de miraculeux. « La porte du Japon est horriblement fermée à tous. Dieu par sa grâce et sa miséricorde l’ouvrira en son temps », dit une lettre de 1658 citée plus haut. Quelques ports finirent, en elTel, par s’ouvrir aux Européens, et, en 1858, juste deux cents ans après cette lettre, un traité permit aux Français qui y résidaient d’y pratiquer leur religion et d’y élever les édifices nécessaires à leur culte. Mais le traité restait muetsurles missionnaires. Ceux-ci rentrèrent cependant. A leur grande surprise, ils apprirent qu’ily avaitencoredes chrétiens au Japon. En 1865, le P. Petiljean vit arriver à Nagasaki les représentants de plusieurs villages où s’étaitconservée la mémoire de la religion pour laquelle étaient morts les martyrs du xvi’et du xvii’^ siècles, où l’on administrait le baptême, où l’on célébrait, autant que cela était possible sans prêtre, les principales fêtes de l’axinée. Vingt-cinq chrétientés se révélèrent, dont l’une comptait plus de mille familles chrétiennes, vivant de souvenirs et de traditions (Annales de la Propagation de la Foi, t. XL, p. 117 et suiv. ; F. Marnas, t. H, p. 487 et suiv.). Sous l’influence encore discrète des missionnaires, le catholicisme ressuscita au Japon.

Une nouvelle persécution éclata, de 1869 à 1871. La cause de celle-ci fut le refus des chrétiens de faire procéder à l’enterrement de leurs morts pai" les cérémonies païennes des bonzes. Plusieurs milliers de catholiques furent exilés ou déportés. « Entre autres supplices, ils souûrirent celui du teppozeme, qui consistait à leur lier ensemble les pouces derrière le dos, après avoir passé l’une de leurs mains par dessus l’épaule et l’autre par dessous. Aux deux pouces ainsi réunis on attachait une grosse pierre ou un autre objet pesant, et on laissait les malheureux des jours entiers dans cette position ; peu à peu le corps se renversait et la souffrance devenait intolérable. Tous redoutaient extrêmement ce supplice, et quelques-uns n’eurent pas le courage de le supporter jusqu’au bout. L’hiver, au moment des grands froids, et l’été, quand les ardeurs du soleil étaient le plus brûlantes, ils étaient exposés nus au dehors, et ils demeuraient ainsi des jours entiers sans recevoir de nourriture. Les femmes n’étaient pas exemptes de ces rigueurs. II y avait aussi une prison spéciale appelée shi-an-goya, ou chambre de la réflexion : c’est là que les plus intrépides étaient enfermés. Ce cachot était très étroit, et aucune nourriture n’était donnée à ceux qui s’y trouvaient. Quelques-uns y sont restés jusqu’à vingt ou trente jours consécutifs, sans manger autre chose que la nourriture apportée en secret par ceux qui, au prix d’un instant de iaSblesse, avaient obtenu d’en sortir. » (Les Missions catholiques françaises, t. III, p. 453-454) Beaucoup, 473

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dans les divers lieux d’exil, moururent à la suite des privations et des tortures. Parmi les innombrables martyrs japonais, vingt-six ont été canonisés et deux cent cinq béatiliés en 1867, et près de quinze cents sont encore connus par leurs noms.

Il y avait encore des chrétiens déportes ou emprisonnés, quand, le 14 mars iS’jS, un décret abro{fea les anciens édits portés contre le christianisme et rappela ses fidèles de la prison et de l’exil. La complète liberté religieuse fut enfin accordée par la constitution de 188g. Mais l’Eglise est loin d’avoir retrouvé sa prospérité d’autrefois. Elle ne comptait, en 1912. que 69.766 catlioliques. Cependant, dit un des historiens qui ont étudié de plus près le Japon, t si elle peut médiocrement par le nombre, elle peut beaucoup par l’aulorité que lui donnent sa cohésion, ses œuvres de charité, sa foi et sa morale. » (M" de LA Mazelikre, Le Japon, histoire et civilisation, t. VI, Paris ig13, p. I186)

Aux ouvrages déjà cités, ajouter : Histoire des martyrs du Japon, par le P. Thigaut, traduit du latin par le P. Morin, Paris, 18a4 ; Histoire de la religion chrétienne au Japon, par Léon Pages, Paris, 1869 ; La persécution des chrétiens au Japon et l’ambassade japonaise en Europe, par Léon Pagks, Paris, 1878.

4- Indo-Chine. — Le royaume de Siam, au sud de la Chine, entre la Birmanie et l’Annam, est un des rares paj’s de l’extrême Orient qui n’aient pas eu de martyrs. Plusieurs fois, en 162g, en 1729 en 1776, en 1779, des chrétiens et des missionnaires y furent punis de la prison ou de l’exil ; mais le sang n’y fut pas répandu. La persécution de 1776 avait eu une origine curieuse : au jour lixé pour la prestation de serment au nouveau roi, trois officiers chrétiens refusèrent de se rendre à la pagode et d’y boire l’eau lustrale préparée par les bonzes : ils vinrent à l'église, et, agenouillés devant l’autel, en présence de nombreux chrétiens, ils prononcèrent le serment de (idélité sur les saints Evangiles, entre les mains du vicaire apostolique qui leur en donna une attestation. Les trois officiers, l'évéque et deux missionnaires furent arrêtés, battus, et mis en prison, avec des fers et des ceps aux pieds, une chaîne et une cangue au cou, et des ceps aux mains. Ils restèrent ainsi pendant plusieurs mois, puis les missionnaires furent exilés (A. Launay, Histoire générale de la Société des Missions étrangères, t. I, p. 127-131).

Cependant, les persécutions furent ordinairement, au Siam, de courte durée. Souvent même la religion chrétienne parut jouir de la faveur royale. On connaît les rapports diplomatiques établis entre le royaume de Siam et la France de Louis XIV. Dans la capitaledu Siam fut, en 1670, fondé un séminaire pour instruire les jeunes gens envoyés des autres contrées de l’extrême Orient, où sévissait une plus grande intolérance religieuse, et préparer les plus dignes au sacerdoce : il devint une féconde pépinière de prêtres et de missionnaires indigènes. En 1674, FÉNELON pouvait dire avec vérité, à Versailles, en présence des ambassadeurs Siamois : « Parmi les divers royaumes où la grâce prend diverses formes selon la diversité des naturels, des mœurs et des gouvernements, j’en aperçois un qui est le canal de l’Evangile pour tous les autres. C’est à Siam que se rassemblent ces hommes de Dieu, c’est là que se forme un clergé composé de tant de langues et de peuples sur qui doit couler la parole de Dieu. »

Bien différente fut la situation des chrétiens dans les contrées situées à l’est du Siam. Les deux parties du pays annamite, le Tonkin au nord, la Cochinchine au sud, qui forment aujourd’hui l’Indo-Chine française, reçurent la foi vers le commencement du

xvn* siècle. Séparées alors politiquement, elles eurent l’une et l’autre leurs chrétientés dévastées par de nombreuses persécutions ; après leur réunion dans la dernière moitié du iviu* siècle, et presque jusqu'à la Un du xix', elles virent encore couler abondamment le sang chrétien. Peu de pays de l’extrême Orient comptèrent autant de martyrs et comptent, à l’heure présente, autant de fidèles.

Le premier martyr de la Cochinchine, André, est décapité eu 1644- En 1645, deux autres chrétiens indigènes, Ignace, âgé de quinze ans, et Vincent, subissent le même supplice : sept de leurscompagnons ont un doigt coupé. Leur martyre a été raconté par l’apôtre de la Cochinchine, le célèbre Père Alexandre DE Rhodes, S. J. En 1663, plusieurs soldats chrétiens, Pierre Dang, Ignace, Michel, sont mis à mort : on raconte du premier que, comme saint Cyprien, comme plusieurs martyrs anglais, il récompensa dune somme d’argent le bourreau qui allait lui ouvrir le ciel. On a les noms d’autres martyrs indigènes, Michel, Joseph, Caius et Ignace. En 1664, une veuve, Marthe Fuoc, de famille riche, après avoir eu tout le corps brûlé par des lames ardentes, a été décapitée ; neuf autres chrétiens ont aussi péri. Le 31 janvier 1665, douze chrétiens sont condamnés pour avoir, comme les précédents martyrs, refusé de fouler aux pieds les saintes images : c'était l'épreuve imposée aux lidèles de la Cochinchine. Sept auront la tête tranchée : quatre, parmi lesquels deux enfants, Etienne et Raphaël, et une femme, Jeanne, seront écrasés par les éléphants.

« Quand le gouverneur ordonne aux bourreaux de

lâcher les éléphants sur Jeanne, celle-ci forme le signe de la croix de la main droite et, de la main gauche, continue, sans s'émouvoir, à tenir l'éventail qu’elle agite, selon la coutume de pays, devant son visage. » Le 4 février, quatre chrétiens périssent encore, parmi lesquels deux femmes. « Un éléphant, lancé contre Lucie, à deux fois dilîérentes, lui plongea ses défenses dans le corps, puis, la saisissant avec sa trompe, la jeta si haut qu’elle fut tuée dans sa chute. Martine, qui était faible et âgée, succoniba au premier coup qu’elle reçut, s Remplacez les éléphants par des animaux moins exotiques, vous croirez lire la Passion de Perpétue et de Félicité. En 1700, un chrétien, Jean Thuang, est massacré par la foule païenne ; quatre autres sont condamnés à mourir de faim en prison : le lettré et médecin Paul So, Vincent Don (sa femme eut l’extrémité des oreilles et les doigts coupés), Thadée Ouen, domestique d’un missionnaire, Antoineski, catéchiste ; leurs corps furent jetés à la mer, de peur que les chrétiens ne les honorassent comme reliques. Jusqu'à cette date, la persécution avait frappé en Cochinchine les seuls indigènes : un sentiment de prudence politique empêchait encore de toucher aux étrangers : maintenant, on ne craintplus de les arrêter, et des missionnaires, le P. Belmonte, le P. Caudone, M. Langlois, M. Foret, meurent en prison, ainsi que plusieurs chrétiens. Trois de ceux-ci, condamnés à y périr par la faim, luttent longtemps contre la moi-t : xin jeune lettré put rester quarante jours sans nourriture, un vieillard de soixante-dix ans quarante-trois jours, une femme, Agnès, quarante-six jours. Les adieux de cette femme à son mari et à ses enfants sont admirables. En 1760, Philippe Nghi meurt dans les fers, après trente-cinq ans de détention. L'épreuve est toujours l’ordre de fouler aux pieds le crucitix ou les saintes images : les persécuteurs se contenteraient parfois d’un simulacre d’obéissance : on met de force les pieds des chrétiens sur les images, ou on les fait malgré eux asseoir sur elles ; mais les martyrs protestent, comme protestaient les martyrs du 475

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temps de Dèce quand on introduisait dans leur bouche, malgré leur résistance, des viandes immolées aux idoles.

Dans le Tonkin, où la foi avait été prèchée dès 1626, la persécution éclata en 1696, en 1712, en 1721. En cette dernière année, un édit prescrivit la démolition de toutes les églises ; comme à Rome, sous Hadrien, on voit de nombreux magistrats protester en faveur des chrétiens et se porter forts de leur loyalisme. En 1723, cent cinquante Udèles sont condamnés à avoir soin des éléphants, service sordide dont il leur est permis de se racheter à prix d’argent. Un missionnaire, le P. Massari, meurt en prison ; un autre missionnaire, le P. Buccharelli, est décapité : les chrétiens recueillentsonsang comme unerelique. Avec lui périssent le catéchiste Pierre Frieu, après avoir subi la torture des coups de marteau sur les genoux ; le catéchiste Ambroise Dao ; Emmanuel Dien, Philippe Mi ; le lettré Luc Thu, dont tout le corps a été martelé ; le portier de l'église, Luc Mai, qui entonne les litanies en marchant au supplice ; Thadée Tho, qui avait eu le tort de braver les persécuteurs en brisant une statue de Confucius, mais qui, condamné pour ce crime de droit commun, refuse, malgré les tortures, d’obtenir sa grâce par une apostasie ; le catéchiste Paul Noi ; un renégat repentant, François Kam. L’année 1787 voit le catéchiste Vincent Nghien mourir en prison, et, le 12 janvier, quatre missionnaires, les PP. Alvarez, Abren, Gratz, Da Gunha, souffrir la décapitation. En 1778 a lieu celle de deux religieux Dominicains, un Espagnol, le P. Hyacinthe Caslanado, et un Tonkinois, le P. Vincent Liam.

La persécution de 1798 est commune à la Gochinchine et au Tonkin, réunis désormais en un même Etat. Le 15 septembre, le prêtre Cochinchinois Emmanuel Trieu, auquel les mandarins avaient offert de demander sa grâce s’il promettait de ne plus prêcher l’Evangile, est, sur son refus, décapité : les fidèles recueillent pieusement son sang avec les linges. En 1799, dans le Tonkin occidental, des chrétiens subissent d’horribles tortures ; mains clouées sur des planches, mèches allumées sur le ventre, pendaison la tête en bas, etc. Le martyr le plus illustre de cette persécution est un jeune prêtre Tonkinois, Jean Dat, décapité le aSoctolîre 1798. Pourquoi ne voulez-vous pas vivre ? « lui demande le frère du roi. « Je veux bien vivre, répond le martyr, mais je neveux pas vivre inlidèleà ma religion. » Le prince s’oppose à ce que dans la sentence il soit ordonné que sa tête sera exposée et son corps morcelé : Cet homme n’est coupable d’auoun crime : il n’est condamné à mort que parce que l’ordre du roi le porte ainsi. » Les assistants admirent la joie qui paraît sur son visage en apprenant sa condamnation, etla comparent avec l’air abattu des condamnés ordinaires. Avant le supplice, on sert au martyr un repas qu’il mange debon appétit : « O chose admirable, s'écrie le mandarin, ce prêtre est plus ferme qu’un rocher 1 » Un chrétien lui dit : « Père, souvenez-vous de moi lorsque vous serez dans la bienheureuse éternité. — Je ne sais pas encore ce que Dieu me destine, répond Jean Dat, mais pourquoi m’adressez-vous cette prière ? Est-ce que les saints qui sont dans le ciel ne se souviennent pas perpétuellement de nous ? » Ai)prochant du lieu du supplice, il marche à grands pas, sans cesser de mâcher du bétel. « Avertissez les chrétiens de ne pas recueillir mon sang après ma mort », recommandet-il par humilité ; recommandation qui ne fut pas obéie, car, dès que la tête du Père Dat eut été détachée du corps, les fidèles coururent tremper des mouchoirs et des linges de toute sorte dans le sang du martyr. Emmanuel Trieu et Jean Dat ont

été déclarés Vénérables par Grégoire XVI, le 9 juillet 1843.

Sur cette première phase de la persécution en Cochinchine, voir les relations et lettres des PP. AlexanDUE oE Rhodes, ue Montezon, Estève, Pklisson, et de plusieurs missionnaires, dans Leclercq, Les Martyrs, t. IX, p, 163-201, 809-321, 867-879, 380-4a2 ; t. X, p. 71-147, 851-357. 388-454.

Le xix"^ siècle voit s’ouvrir une période de persécution, qui dura presque ininterrompue pendant cinquante années. Oublieux des services rendus à son père par Mgr Pigneaux de Béhaines, le roi MinhMang ordonna l’arrestation des missionnaires et commanda à tous les chrétiens d’abjurer leur religion en foulant la croix aux pieds. Un prêtre indigène, Pierre Tug, puis un membre de la Société des Missions étrangères, M. Gagelin, furent décapités en 1883 ; M. Marchand, de la même Société, subit en 1885 le supplice des cent plaies ; en 1835 encore fut décapité le chrétien André Thong, en 1889, M. Cornay fut condamné à avoir tous les membres coupés, et le catéchiste Xan Can fut étranglé pour avoir refusé de marcher sur la croix. L’annés 1838 fut particulièrement féconde en martyrs : Mgr Borie, avec les deux prêtres annamites Diem et Choa ; deux évêques espagnols, Mgr Ignace Delgado y Cebrian, de l’ordre de Saint-Dominique, mort dans la prison la veille du jour où il devait être exécuté, et son coadjuleur, Mgr Hénarès, décapité ; le prêtre Tonkinois Vien ; le prêtre Tonkinois Jacques Niam, qui répond au mandarin : « Eh I qui donc mourrait pour la religion, si le prêtre s’y refuse ? » le prêtre Tonkinois Dominique Nguyen Van Hank ; les catéchistes Pierre Duong, Paul Mi, Pierre Truat. En 1889, sont décapités les prêtres Tonkinois Pierre Thi et André Dung. En 1840, M. Delamotte, des Missions étrangères, meurt en prison, après avoir souffert la torture des tenailles. Dans cette année et dans les suivantes, un grand nombre de chrétiens indigènes, prêtres ou laïques, furent emprisonnés, torturés ou mis à mort.

Le second successeur de Minb-Mang ne se montre pas moins cruel. Un édit rendu en 1851 par Tu-Duc se termine ainsi : « Les prêtres européens doivent être jetés dans les abîmes de la mer ou des fleuves, pour la gloire de la vraie religion ; les prêtres annamites, qu’ils foulent ou non les croix, seront coupés par le milieu du corps, afin que tout le monde connaisse la sévérité de la loi. » En 1851, M. Augustin Shoefler, des Missions étrangères, est décapité ; en 185a, le même supplice est infligé à M. Bonnard ; en 1853, au prêtre Cochinchinois Philippe Minh. Un nouvel édit. de 1855, prononce la peine de mort contre tout prêtre européen ou annamite. La France eut la généreuse pensée d’intervenir ; mais cette intervention aura pour efl’et de rendre la persécution plus violente. Un évéque espagnol, Mgr Diaz, est décapité en 1857. Deux prêtres des Missions étrangères M. Néron, en 1860, M. Vénard, en 1861 souffrent le même supplice : le premier était resté dans la prison vingt et un jour sans manger ; le second avait fait préparer un vêtement de soie pour « le jour de la grande fête », c’est-à-dire pour le jour de son exécution. En 1861 encore. Mgr Berrio-Ochoa, Espagnol, est décapité, le vicaire apostolique de la Cochinchine orientale, Mgr Cuenot, meurt en prison, un Dominicain indigène, le P. Kuang, est décapité. Le nombre des martyrs indigènes fut très grand : de 1857 à 1862, cent quinze prêtres annamites, une vingtaine de religieuses indigènes, près de cinq mille chrétiens, les uns décapités, d’autres brûlés en masse, enterrés vifs, noyés, morts de faim dans la prison, donnèrent leur vie pour Jésus-Christ. 477

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Parmi ces héros, une figure se délaclie avec une curieuse originalité : c’est celle de M. Jaccard, des Missions étrangères. Il resta huit ans prisonnier, condamné successivement à être soldat, à mourir de faim, à être étranglé ; plaidant devant ses juges la cause de la religion, discutant avec eux, prêchant même le roi ; convertissant en prison un chef de brigands, composant un dictionnaire, rédigeant à la demande du roi des livres d’histoire, donnant des leçons à des élèves que le roi lui envoyait, traitant chacun en égal, etles déconcertant tous par l’audace piquante de ses réparties. « Il y va raide, en homme qui n’a rien à perdre et tout à gagner », disait de lui Mgr Cuenot. Dans un dernier entretien, au mandarin qui lui demandait « d’abandonner sa fausse religion », il répond : « Ma religion n’est pas un don du roi, pour que je l’abandonne à sa volonté. i> Le 21 décembre 1838, près de la citadelle de Quang-tsi, il souffrit la peine de la strangulation, en compagnie d’un jeune séminariste, Thomas Tien. Quandsa mère, une huuxble et pauvre paysanne de Savoie, avait appris sa captivité, elle s'était écriée : « Oh 1 la bonne nouvelle 1 Quel honneur pour notre famille de compter parmi ses membres un martyr 1 » Quand elle apprit sa mort, elle ne put retenir l’expression de sa joie : « Dieu soit béni ! Je suis délivrée de la crainte que j'éprouvais malgré moi de le voir succomber à la tentation des souffrances ! » La mémoire de M. Jaccard a inspiré aux poètes chrétiens annamitesdeschanlsd’une douce et mélancolique poésie :

« Hélas, la pierre précieuse est tombée dans le

fleuve… Désormais, qui allumera dans nos cœurs le feu de l’amour divin ? A qui désormais recourir pour obtenir le pardon de nos péchés ?… Devant l'église, l’herbe et la mousse croissent ; je n’aperçois plus le digne Père se promener en récitant son bréviaire. Dans l'église, les cierges sont éteints, l’araignée à tissé sa toile : quand vous verrai-je, ô mon Père, venir y fléchir le genou ?… Nos larmes coulent par torrents : l’espérance seule vit dans notre cœur. » (A. Lal’Nay, Nist. de la Société des Missions étrangères, t. III, p. 38-46)

On ne saurait tout noter : cependant on doit rappeler les incidents très caractéristiques du martyre de Mgr Borie. En prison il recevait de nombreux visiteurs, dont sa bonté faisait vite la conquête. « Ce maître, disaient les païens, a vraiment un cœur fait pour enseigner la religion : si, par la suite, il veut nous instruire, nous embrasserons sa doctrine. » Quand le mandarin lui lut la sentence qui le condamnait à être décapité, il s’agenouilla et prononça ces paroles : « Depuis mon enfance je ne me suis encore prosterné devant personne ; maintenant, je remercie le grand mandarin de la faveur qu’il m’a procurée, et je lui en témoigne ma reconnaissance par cette prostration. » Le mandarin, les larmes aux yeux, essaya de repousser cet hommage, comme s’il s’en fût senti indigne. Rencontrant, au moment de Sun arrestation, un de ses séminaristes, qui lui exprimait le désir de rendre témoignage comme lui, Mgr Borie avait déroulé son turban, et en avait déchiré un morceau pour le donner à son élève :

« Tiens, lui dit-il, conserve-le comme un témoignage

de ta promesse. » L'élève écrivit les Actes du martyre de son maître, et versa plus tard aussi son sang pour le Christ. Il se nommait Pierre Tn(ibid., p. 46-53 ; voir encore Vie du Vénérable serviteur de Dieu, P. Dumoulin Borie, évéque d' Acanthe, Paris, 1846). Ne se souvient-on pas du martyr de Carthage, Salurus, donnant son anneau au soldat Pudens, qui à son tour deviendra martyr ?

Que de traits encore, ici, font songer aux persécutions antiques 1 Comme Tarsicius, une femme

indigène porte au martyr Théophane Vénard la sainte eucharistie, et la défend énergiquement contre les païens qui veulent la lui prendre ( Vie et correspondance de J. Th. Vénard, prêtre de la Société des Missions étrangères, 3= éd., 1870, p. 32^). Comme Origcne, les enfants de Michel Mi, un petit garçon de neuf ans et une petite lille de onze, exhortent leur père au martyre (A. Launay, Hisi. de la Société des Missions étrangères, l. III, p. 36). Ne retrouve-t-on pas un écho des adieux de saint Laurent à saint Sixte, dans cette lettre du catéchiste martyr Pierre Truat à un missionnaire : « La seule peine que j'éprouve est d'être séparé de mon père. Autrefois réunis, pourquoi sommes-nous séparés l’un de l’autre ? Qui eiit dit que les pères et les frères seraient ainsi dispersés par l’orage, comme lorsque les abeilles désertent leurs ruches, ou que les oiseaux effrayés par le bruit errent sur les montagnes…? >^(La Salle des Martyrs, p. 191) Les renégats se repentent, et redemandent le martyre : un jeune indigène, enfant de quatorze ans à peine, qui avait faibli dans les tourments, vient pleurer près du missionnaire, puis, rempli d’une force nouvelle, se présente devant le mandarin : « Tu as abusé de ma faiblesse, mais mon cœur s’est relevé par la prière : je suis chrétien et je te délie. » La mort ne se fit pas attendre, et le néophyte, racheté par le repentir, périt broyé sous les pieds des éléphants. Le martyr de 1862, M. Bonnard, sent, devant le tribunal, l’assistance promise par l’Evangile : « Dans mes interrogatoires, écrit-il à son évêque, j’ai éprouvé, d’une manière très visible, l’efDcacité des paroles de Jésus-Christ à ses disciples : « Ne vous inquiétez pas de ce que vous répondrez aux princes de ce monde ; l’Esprit-Saint répondra par votre bouche. » En effet, je n'éprouvais devant le mandarin aucun étonnement, aucune crainte ; jamais je n’ai parlé annamite ni mieux ni plus facilement. » (Hist. de la Société des Missions étrangères, t. III, p. a73)

Les martyrs annamites appartiennent à toutes les conditions sociales. On voit parmi eux un grand mandarin, Ho-din-Ly, décapité en 1857. « Arrivé au lieu de l’exécution, il s’assit sur une natte, se lava lui-même les pieds et fuma sa pipe ; puis il arrangea avec le plus grand soin ses cheveux, ouvrit son habit et se mit à genoux pour recevoir le coup de sabre qui lui ouvrit les portes du ciel. » (La Salle des Martyrs, p. 96.) Les militaires sont nombreux : en 1833, Paul Buong, capitaine de la première compagnie de la garde royale, décoré de la plaque d’ivoire ; en 1 835, André Thong, soldat de la même garde, qui, absent au moment où ses camarades chrétiens ont reçu l’ordre d’apostasier, se présente devant ses chefs, et meurt pour sa foi ; en 1808, trois capitaines, Ly, François Trung, Joseph Lô-dang Tlii. On trouve encore parmi les martyrs des médecins, des collecteurs d’impôts, des cultivateurs, des maires de village l’un de ces derniers, Michel My, martj’risé en 1838, lit au mandarin, qui voulait le faire marcher sur la croix, cette verte réponse : « Grand homme. si les rebelles arrivaient ici et nous ordonnaient, pour sauver notre vie, de marcher sur votre tête, nous le ferions ; mais sur l’image du Dieu que nous adorons, nous n’osons. » (Ibid., p. 101) Les martyrs étaient quelquefois de vieille souche chrétienne : comme ce prêtre Tonkinois, Jean Doan-Trinh-Hoan, dont la famille avait déjà donné à l’Eglise des prêtres, des religieuses, de nombreux confesseurs de la foi, et qui, condamné à être décapité, le 26 mai 1861, passa la nuit qui précéda le supplice à confesser des chrétiens dans la prison.

La vertu des martyrs soit indigènes, soit européens, I fît quelquefois une grande impression sur les juges 479

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ou sur les bourreaux. « Nous savons, dit en 1838 au prêtre Tonkinois Vien le mandarin qui A’enait de le condamner, nous savons que vous ne méritez pas la mort, et nous voudrions pouvoir vous sauver ; mais les ordres du roi ne nous permettent pas de le faire. Pardonnez-nous si nous sommes obligés de vous mettre à mort, et ne nous impuiez pas ce crime. » Le prêtre inclina la tête en signe de pardon. En 1 85^, le bourreau qui décapitait le prêtre Tonkinois Paul Tinh brisa son sabre, puis fut obligé de le frapper cinq fois avec une autre arme ; le mandarin regarda

«e fait comme un signe évident que la condamnation

était injuste, et, le soir même, olîrit un sacrifice aux mânes de sa victime (La Salle des Martyrs, p. 149, 151). Lors de l’exécution de M. Cornay, en 185^, le bourreau, après lui avoir tranché la tête, lécha le sang qui découlait de son sabre, puis, arrachant le foie du martyr, en prit un morceau et le mangea :

« témoignage horriljle d’estime et d’honneur que les

Annamites rendent à ceux qu’ils considèrent comme des héros, parce que, disent-ils, en mangeant leur foie nous deviendrons courageux comme eux. » (ibid., p. 113)

Un traité signé, en 1862, avec la France et l’Espagne accorda enfin, dans tout r.

nam, la liberté

religieuse. En vertu de ce traité, la France s’établissait en Cochinchine. La paix religieuse dura jusqu’au jour où, la mauvaise foi annamite ayant obligé le gouvernement français à entreprendre au Tonkin l’expédition où s’illustra l’amiral Courbet, les autorités de l’Annam massacrèrent ou laissèrent massacrer les chrétiens, les livrant sans défense à des bandes d’insurgés ou de brigands aidés par la complicité des mandarins. De 1883 à 1885 furent tués au Tonkin et en Cochinchine quinze missionnaires français (MM. Gelot, Rival, Manissol, Seguret, Antoine, Tamet, Guijomard, Poiron, Guégan, Garin, Macé, Barrât, Dupont, Iribarne, Ghatelet), dix-huit prêtres indigènes, cent vingt-trois catéchistes, deux cent soixante-dix religieuses, trente-sept mille sept cent quatre-vingt-quatre chrétiens (Les Missions catholiques françaises, t. II, p. 470). Ajoutons que ces chiffres s’appliquent aux sept missions dirigées en Indo-Chine par la Société des Missions étrangères, et qu’il faut y ajouter les prêtres et les fidèles mis à mort dans les trois autres missions qui desservent ce vaste pays, et dont je ne connais pas le nomijre.

Tant de sang versé pour le Christ ne demeura pas stérile. Un missionnaire écrivait, en 1888, qu’au moment où la dernière persécution sévissait le plus cuellement, un païen se présenta chez lui pour demander le baptême, a Pourquoi, dit le missionnaire, veux-tu te convertir ? — Parce que j’ai vu mourir des chrétiens, et que je veux mourir comme eux. J’en ai vu précipiter dans les fleuves et dans les puits, j’en ai vu brûler vifs et percer de lances. Eh bien, tous mouraient avec un contentement qui me surprenait, récitant des prières ou s’encourageant les uns les autres. Il n’y a que les chrétiens qui meurent ainsi, et voilà pourquoi j’ai voulu me convertir. » (.-innales de la Propagation de la Foi, janvier 1889, p. 33) Aujourd’hui, c’est par centaines de mille que les chrétiens se comptent en Cochinchine ; nulle part les chrétientés ne sont mieux organisées et plus ferventes que dans cette Eglise où le clergé indigène, à lui seul, a donné au Christ plus de cent cinquante martyrs, dont vingt-six ont été déclarés Vénérables {Les Missions catholiques françaises, t. II, p. 484 ; remarquons que ces chiffres s’appliquent seulement aux sept Missions confiées à la Société des Missions étrangères).

Outre les ouvrages déjà cités, voir / martiri Annamitie Ci « esi (i ; g8-1856), solennemente beatificati

délia Santità di Papa Leone XIIL il 27 maggio deir aiino MDCCC, Rome, typogr. Vaticana, 1900 ; Synopsis Actorum et passionis niartyriim Tunquinensiuin sacri Ordinis Prædicatorum, dans les Analecta sacri Ordinis Præd., t. IV, 1900, p. 577-646 ; A. Launay, Les Bienheureux de la Société des Missions étrangères et leurs compagnons, Paris, 1900 ; H. Walter, O. s. B., Leben, Wirken und Leiden der sieben und siebzig seligen Martyrer von Annam und China, Fribourg-en-Brisgau, 1903.

.5. Inde. — Quelque opinion que l’on se forme sur révangélisation primitive des Indes et sur la tradition qui place à la côte de Coromandel le lieu du martyre et le tombeau de l’apôtre saint Thomas, il est certain que l’immense péninsule indienne et les îles d’alentour eurent de bonne heure des chrétiens. Le voyageur byzantin Cosmas, dans le premier quart du VI’siècle, a rencontré dans l’ile de Soeotora, xy.zà. ri KÙTo Ivocxiv TTë/y’/i ; , une chrétienté où l’on parlait grec, mais dont les clercs avaient été ordonnés eu Perse ; sur les côtes indiennes du Poivre et de Malabar, il a trouvé des chrétiens à Maie et à Quillon {h Kcoùikvk) : dans cette dernière ville, l’évêque avait été aussi consacré en Perse. Il visita encore une chrétienté dans l’ile de Taprobane (Ceylan) : il ignore s’il n’}' eu a pas au delà (Topogr. christ., dans Migne, P. G., t. LXXXVIII, col. 169). On connaît un évêché en Bengale vers le milieu du vu’siècle. Mais la chute de l’Empire romain, en rompant les relations de ces pays avec l’Occident, et en livrant sans contrepoids leurs chrétientés aux influences hérétiques, détermina une prompte décadence. Ce que nous connaissons vraiment de l’histoire du christianisme aux Indes commence avec les découvertes et les conquêtes des Portugais, à la fin du xve siècle.

Quand on se rend compte de la répartition actuelle des religions sur le sol indien, on comprend les causes diverses qui y firent des martyrs. A l’heure présente, l’Inde possède environ deux millions de chrétiens : leur nombre, après avoir immensément fléchi à la fin du dix-huitième siècle, après la suppression de la Compagnie de Jésus, est presque redevenu ce qu’il était alors. Mais elle compte près de cinquante-neuf millions de musulmans, sept millions de bouddhistes, deux cent vingt millions de brahmanes. Persécutés au nom de ces diverses religions, les chrétiens virent de nombreux martyrs tomber sous les coups des idolâtres, et d’autres massacrés par la fanatisme des musulmans. Ajoutons que les Hollandais, qui supplantèrent les Portugais aux Indes à partir du dix- septième siècle et y eurent une grande influence, siu-tout dans le sud, pendant les deux premiers tiers du dix-huitième, immolèrent à l’intolérance protestante beaucoup de catholiques indigènes et surtout de missionnaires : à Ceylan, ils avaient décrété la ijeine de mort contre quiconque donnerait asile à ceux-ci.

Bien que la plus grande partie de la population hindoue se composât d’idolâtres, sectateurs de Brahraa ou de Bouddha, le nombre, cependant très élevé, des martyrs faits par eux ne paraît pas en proportion avec la place tenue dans la péninsule par l’idolâtrie. « Dans la plupart des cas, écrit Mgr Za-LESKi, délégué apostolique des Indes orientales, c’étaient les musulmans et non pas les Hindous qui torturaient et mettaient à mort les chrétiens qui refusaient de renier leur foi. La raison en est que les païens, aux Indes, ont un caractère plus doux et plus i^acifique, et ne font pas de prosélytes. » (Les Martyrs de l’Inde, p. 8) Il en fut autrement des musulmans, qui, aux Indes au moins, voulaient contraindre les chrétiens à l’apostasie, et appliquaient 181

MARTYRE

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lans toute son étendue leur devise : « Crois ou neurs. >>

Citons rapidement les martyrs faits par les païens

; n diverses régions des Indes : en 14g8, le confesseur

le Vasco de Gaïua, don Pedro de Gavilliain, religieux le la Merci, au Malabar ; en 1 543, à Ceylan, un bonze

; onverti ; en 15415. dans l’Ile de Mannaar, voisine de

Ceylan, près de sept cents chrétiens indigènes, masiacrés par l’ordre du roi de JalTna, qui fit mourir, 'année suivante, son propre fils, résolu à embrasser e cliristianisme. Quand saint François Xavier, en 1 545, passa près de l’ile de Mannaar, il voulut y iébarquer, pour baiser la terre sanctifiée par le sang le tant de martyrs. En 155a, un missionnaire ésuite au cap Comorin, Louis Mendez, est massacré lans l'église, avec toute la population chrétienne l’un village. En 1 555, au milieu des sanglantes lissensions qui agitèrent le royaume de Cotta, au iud de Ceylan, beaucoup de chrétiens indigènes et ^rois Franciscains, les PP. Antoine Pedrao, François le Braga et Jean Salvo, sont mis à mort, avec dixluit soldats portugais, après avoir refusé de renier leur foi. En 1560, dans le royaume de Jaffna, au aord de la même île, deux autres Franciscains, les PP. Melchior et Jean, sont immolés, refusant de sauver leur vie en adorant une idole : leur mort fut le signal d’une persécution, qui fit de nombreux martyrs indigènes. En 1553, dans la province de Salcette, près de Goa, cinq Jésuites, les PP. Rodolphe Acquaviva, Alphonse Paclieco, Pierre Berna, Antoine Francisco et François Aranha, sont massacrés par les païens : ils ont été béatifiés en 1890 par Léon XIII. En 1554, dans la même province, un catéchiste goanais tombe sous les coups des idolâtres. Prisonniers de chefs païens, à Ceylan, en 158g, le P. Luc et le P. Antoine de Chagas, Franciscains, refusent d’apostasier et sont mis à mort. La même année, plusieurs officiers et soldats portugais, prisonniers, sont immolés pour n’avoir pas voulu invoquer Bouddha. En I 595, plusieurs Franciscains sont massacrés, à Ceylan, par des bouddhistes révoltés. En 1602, le fondateur de la Mission du Bengale, le P. François Fernandez, de la Compagnie de Jésus, est appelé en Birmanie par le roi païen d’Arraka, puis, arrêté à Chittagong, y meurt en prison. En 1636, également en Birmanie, le P. Jérôme de la Passion, supérieur des Dominicains de l’Inde, est surpris par des païens au moment où il cherchait à détruire une pagode : se mettant à genoux avec son secrétaire, le prêtre François Calossa, il fait avec lui le sacrifice de sa vie ; tousdeux tombent percés d’une lance. Le 4 février 1693, après être resté trente ans aux Indes, et y avoir baptisé plusieurs milliers de païens, le Jésuite Jean de Britto est décapité par l’ordre du rajah de Marava. Il a été béatifié par Pie IX en 1852. « Véritablement grand par ses sacrifices, par ses succès, par son courage, le Bienheureux Jean de Britto doit être considéré comme le patron non seulement du Marava, mais de toute l’Inde méridionale, qu’il a gouvernée et visitée depuis Golconde jusqu'à Titicorin. » (tes Missions catholiques frani ; alses, t. II, p. 189) En 1791, dans le royaume de Tomjore, en Maduré, le P. Joseph Carvalho meurt en prison (A. Jean, Le Maduré, l’ancienne et la nouvelle mission, 1894, p. 126). Dans le royaume de Mysore, le P. Emmanuel de Cunka meurt à la suite des mauvais traitements des brahmanes. En 1752, Davasagayam PuUey, riche Indien du royaume de Travancore, au sud de l’Inde, arrêté sur la dénonciation des brahmanes, sept ans après s'être converti au christianisme, supporte pendant trois années un emprisonnement mêlé d’horribles tortures, puis est fusillé. Les plus anciens martyrs faits dans les Indes et

Tome III.

dans les régions environnantes par les musulmans sont, probablement, les Franciscains Thomas de Tolentino, Jacques de Padoue, Pierre de Sienne et Démétrius le Géorgien, dont la mort à Thana, en 1821, pour n’avoir pas voulu renier le Christ, a été racontée par leur contemporain, le Bienheureux Odohic db Pordenone (Acta Sanctoram, avril, t. 1, p. 50-55). Dans la même région, leur compagnon d’apostolat, le Dominicain Jourdain Catalani de Sévérac, fut martyrisé par les musulmans quelques années plus tard. En 1028, quelques jeunes Indiens sont par eux brûlés vifs près de Bombay. En 154g, le premier des innombrables martyrs que donnera la Compagnie de Jésus, le P. Antonio Crirainale, meurt par le fer des musulmans pour la défense du peuple qu’il a évangélisé à Punikæl. Une lettre du P. Melchior Nufiez à saint Ignace nous apprend le martyre, en 1544)P'"és de Malacca, d’un laïque du nom de Mendez, tué d’un coup de bombarde pour n’avoir pas voulu se faire mahométan, « vrai martyr, dit la lettre, car il mourut uniquement pour la foi ». En 1544 encore, dans la même région, eut lieu, ajoute le P. Nunez, le martyre d’un Portugais, dont il ne nous dit pas le nom : il mourut après trois jours de torture, en refusant de renier le Christ. En 1566, cinq Indiens Paravers sont décapités, pour le même motif, par les corsaires musulmans. Ce sont encore, en 1568, des corsaires qui mettent à mort, après les avoir sommes de se soumettre à Mahomet, un Jésuite, le P. François Lopez, un Franciscain, dont on ignore le nom, et plusieurs chrétiens. EniS^o, d’autres chrétiens sont immolés par les musulmans du Malabar ; en 15^5, de nombreux fidèles de Malacca sont martyrisés parle sultan musulman d’Achin, au nord de l’ile de Sumatra ; l’un d’eux montra tant de courage que le sultan se fit, dit-on, apporter soncœur pour voir s’il était fait comme celui des autres hommes. En 15^8, un jeune page portugais, qui refuse de renier Jésus-Christ, est mis à mort au sud de l’Inde par les musulmans ; en 1584, le sultan d’Achin, après avoir pendant plusieurs mois essayé d’obtenir leur abjuration, fait couper les mains et les pieds à Gaspar Gonzalès, à un indigène de Malacca, Dominique Toscano, noyer un jeune garçon, né au même lieu, Mathieu d’Andria, et attacher àun canon le capitaine portugais Madeiro. En 158^, sur la cûte occidentale de l’Inde, entre Goa et Bombay, un esclave portugais. Manuel de Oliveyra, que son maître voulait contraindre à invoquer Mahomet, a la tête tranchée. En 1606, le F. Vincent Alvarez, scolastique de la Compagnie de Jésus, est décapité sur la proue d’un vaisseau par des corsaires Malabars, musulmans fanatiques. En 1617, le Dominicain Jean de la Croix est percé de lances par les musulmans à Cochin. En 1621, devix Dominicains indigènes, le P. Simon de la Mère de Dieu, né à Cochin, et le P. Jean-Baptiste, né à Malacca, sont massacrés par eux dans une ile de l’Océanie. En 1631, à Agra, de village devenue la somptueuse résidence des rois Mongols, quatre prêtres portugais, faits prisonniers par Shah Jehan, sont sommés de se faire musulmans ; sur leur refus, ils sont condamnés à être écrasés par les éléphants. Le roi leur fait grâce de la vie ; mais deux d’entre eux. Manuel Garcia, né au Bengale, et le Portugais Manuel Danhaya, meurent en prison (voir Froidevaux, art. Agra, dans le Dict. d’histoire et de géographie ecclésiatiques, t. I, col. 1010).

L’année 1638 fut illustrée par le martyre d’un navigateur célèbre, Pierre Berthelot. Né en 1600 à Honfleur, près de l’embouchure de la Seine, d’une famille de marins, il avait, depuis l'âge de dix-neuf ans, navigué au service d’une société commerciale, sur ces mers de l’Inde qu’il ne devait plus quitter.

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Ses connaissances nautiques, son intrépidité, le mirent en évidence : il entra au service du gouvernement portugais, qui le nomma pilote-major, cosmograplîe royal aux Indes, et le décora de l’ordre du Christ. Pendant sa rude vie de marin, il avait toujours été pieux ; arrivé maintenant aux honneurs, il se sentit touché delà grâce, abandonna les grandes perspectives d’avenir qui s’ouvraient devant lui, et entra à Goa dans l’ordre des Carmes déchaussés, sous le nom du P. Denis de la Nativité. Mais il dut un jour redevenir pilote pour guider une ambassade portugaise jusqu'à l'île de Sumatra, à traversée ! Océan indien dont il avait naguère dressé des cartes savantes et précises, encore conservées aujourd’hui. Arrivée à destination, toute l’ambassade fut arrêtée par l’ordre du sultan d’Achin. Parmi les captifs étaient le P. Denis, un frère Carme, Rédempt (Rodriguez deCunha), eldeux Fransciscains. Devenus esclaves, tous, aunombre de soixante, fui-entsommés d’embrasser la religion musulmane, et, sur leur refus, condamnés à mort. Le P. Denis parcourait leurs rangs, le crueihxà la main, les exhortant au martyre et, eu même temps, prêchant en malais aux spectateurs les vérités de la foi. La foule des chrétiens, Rédempt et les deux Franciscains, furent percés de flèches et assommés avec le kriss. Resté le dernier, Denis eut le crâne fendu par le sabre d’un renégat, et, les éléphants amenés pour l'écraser n’arrivant pas assez vite, on l’acheva d’un coup de kriss. Denis et Rédempt ont été béatiliés par Léon XIII, le 10 juin igio (voir Charles Brkard, Histoire de Pierre Berthelot, pilote et cosmographe du roi de Portugal aux Jndes orientales, Paris, 1889, et Mgr Baunard, Saints et Saintes de Dieu, Paris, 1914, p. 311-324).

Ou signale, de 1688 à 16gi, de nombreux martyrs immolés dans le Maïssor par les musulmans. Mais la plus violente persécution fut celle du célèbre rajah de Mysore, Tippoo Saïb (1749- 1799), qui fit périr plus de cent mille chrétiens, en donna ou en vendit presque autant comme esclaves, en un seul jourfor(, 'a quarante mille à recevoir la circoncision, signe de l’islamisme. Le persécuteur, cependant, sut parfois s’arrêter : il respecta la foi d’un bataillon de son armée, composé de soldats chrétiens, qui n’eût peutêtre pas été aussi patient que le fut la légion Thébéenne, et s’abstint d’inquiéter les missionnaires français. Après sa défaite par l’Angleterre, la plupart de ceux qui avaient été circoncis se repentirent de leur faiblesse, et furent de nouveau reçus dans l’Eglise (A, Launay, Hist. de la Société des Missions étrangères, t. II, p. Si^-Sig).

Un mot seulement sur l’intolérance hollandaise. Nous avons vu la part qu’elle eut dans les persécutions du Japon. Elle fit, au xvir siècle, des martyrs partout où les Hollandais établirent des colonies. Eln 1629, un Jésuite, le P. Gilles d’Abreu, destiné aux missions du Japon, est capturé avec le navire qui le portait : emprisonné à Batavia, capitale de l’ile de Java, qui appartenait alors aux Hollandais, il y meurt, en 1638, sous les coups de ses geôliers. En 1658, un autre Jésuite, le P. Caldero, est décapité pour n’avoir pas dénoncé un complot qu’il connaissait seulement par les confidences inviolables de la confession (J. Emerson Tbnnent, Cliristianity in Ceylan, p. 40). A Jatïna, dans la même île, en 1690, trois cents catholiques indigènes avaient été arrêtés par l’ordre du commissaire hollandais, "Van Rhée, au moment oii, le jour de Noël, ils allaient assister à la messe de minuit. Parmi ceux-ci était un riche Indien, Pedro, de la caste des "Vellalas. Jadis, par ambition, il s'était fait protestant ; puis, j-epentant, il était revenu au catholicisme. Van Rhée le somma de retourner à l’hérésie, et, sur son refus, le lit battre

de verges si cruellement que, rapporté évanoui dans la prison, il y mourut le jour même. Les sept autres, non moins persévérants dans leur refus d’abjurer, furent condamnés à un emprisonnement perpétuel, et, occupés à de durs travaux, moururent bientôt de fatigue et de misère.

Disons à ce propos que Michelet, dans sa fantasque et haineuse Histoire de France, reproche à la Hollande duxvii » siècle (t. XV, 179, p. 1853) « l’excès de la tolérance 1 » Il est vrai que, par une curieuse contradiction, il la loue d’avoir, lors des négociations pour la paix de Nimègue, refusé à Louis XIV de rendre la liberté au culte catholique (p. 163 et 206).

6. Abyssinie. — Le christianisme pénétra dans l’ancienne Ethiopie vers le milieu du quatrième siècle. Un de ses premiers missionnaires, Frumence, fut consacre évéque par saint Athanase. Une seconde mission évangélisa le pays avec grand succès vers la fin du siècle suivant ; mais probablement ces nouveaux missionnaires appartenaient à l’hérésie monophysite. Un troisième groupe de missionnaires est signalé au sixième siècle. C’est au commencement de ce siècle que se place l’expédition du roi abyssin Elesbaan, traversant la mer Rouge pour aller venger les nombreux martyrs himyarites du Yémen, mis à mort en haine du christianisme par un tyran juif (voir les Acta Sanctorum, octobre, t. X, p 721 ; DucHÉSNE, Eglises séparées, 1898, p. 317327 ; Rubens Duval, Anciennes littératures chrétiennes. La littérature syriaque, 1899, p. 148-152).

Depuis la fin du sixième siècle jusqu’au douzième, on ne sait à peu près rien de l’Eglise d’Abyssinie. On connaît, du treizième siècle au quinzième, un mouvement religieux qui produisit, dit-on, des théologiens remarquables, mais toujours dans le sens de l’hérésie et du schisme (voir Guidi, art. Abyssinie, dans le Dict. d’histoire et de géographie ecclésiastiques, t. I, col. a13). Vers la fin du treizième siècle, une mission de douze Dominicains fut envoyée dans le Tigre, et ramena de nombreux chrétiens au catholicisme. Mais l’intolérance hérétique intervint, une persécution violente fut suscitée contre les missionnaires et leurs convertis, et les douze Dominicains furent martyrisés.

Au seizième siècle, les Jésuites entreprirent à leur tour la conquête religieuse de l’Abyssinie. On possède, rédigée en portugais, la relation du martyre d’Abraham Georges, S. J., Maronite de naissance, qui, en 1695, se dirigeant vers l’Abyssinie, fut arrêté à Massouah par le gouverneur tui-c, et, sur son refus d’embrasser la religion musulmane, mourut décapité : fudit sanguinem in argumentum fidei, vicit Maumetem, sed more martyrum cadendo, dit une inscription composée en son honneur (Rabbath, Documents inédits, t. I, p. 174 et 315). D’autres missionnaires de la Compagnie de Jésus, de nationalité portugaise, parvinrent au dix-septième siècle en Abj’ssinie, et, après avoir eu le bonheur d’y ramenerà l’orthodoxie de nombreux fidèles, eurent la gloire d’y verser leur sang pour la foi. « Un édit de proscription condamna au bannissement ou à la mort 1& patriarche catholique, tous les missionnaires portugais et les prêtres indigènes. Presque tous, avec une foule d’Abyssins demeurés fidèles, ils périrent, en 1640, dans des scènes horribles, où le fanatisme et la fureur atteignirent le paroxisme de la folie. » (Coulbbaux, dans Les Missions catholiques françaises, t. II, p. 14)

Les Franciscains, aussi, cueillirent sur cette terreschismatique la palme du martyre. Les premiers de leurs missionnaires furent décapités à Souakim, et. 185

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eurs têtes portées à l’empereur Basilidcs. Envoyés

; n Afrique par la fameuse « Eminence grise », le

'. Joseph du Tremblay, d’autres Franciscains, les 'P. Agathangeet Cassien, furent, en 1638, condamnés i mort par le même prince : on les pendit avec la

: orde franciscaine et, comme ils respiraient encore, 

a foule les acheva en leur jetant des pierres. Des iignes merveilleux ont suivi leur martyre. Ils ont

! té licaliliés par Léon XIII en igo’i (voir Ladislas de

Vannes, Deux martyrs capucins, les SB. Agathange ie Vendôme et Cassien de Nantes, Paris, igoS). Trois lutres missionnaires franciscains, après avoir réussi i s’implanter sur les monts du Oualkaït, et à y trarailler dans le silence, sous le règne et grâce à la 'aveur du roi Jostos, furent lapidés en pleine place publiqucdeGondar, en 1762 (Les Missions catholiques rançaises, t. II, p. iii-a6).

Le xix' siècle vit aussi en Abyssinie des confesseurs et des martyrs. Jaloux des succès apostoliques le Mgr de Jacobis, l’ubouna Salama, évêque copte le Gondar, suscita contre les catholiques une vioente persécution. « Elle fit blendes ravages dans le jercail à peine formé, et fit discerner ceux qui étaient vraiment catholiques de coeur. Mais les robustes précrèrent l’exil, et trois des plus distingués les chaînes il la torture. D’autres suivirent, et en particulier ine jeune vierge de Gonala. Oualette-Semaët, « flUe les martyrs », digne de ce nom, et dont le courage

; ous les verges de l'évêque hérétique rappelle la

'orce surhumaine de Cécile » (ilnd., p. 28 ; lettre de lgv de Jacobis, 13 décembre 1853).

Sous le règne tyrannique de Théodoros, la persé ; ution redouble de violence. Mgr de Jacobis dut se éfugier à Massouah ; cinq ecclésiastiques indigènes "urent emprisonnés par le cruel et dissolu Salama. Quatre d’entre eux purent être délivrés après plusieurs mois de captivité ; l’autre, l’abba GebraMichatl, fut conduit au camp de Théodoros. « Ce fut pour iui le martjre, mais un martyre remarquablement glorieux et extraordinaire. Des tortures où tous les lémoins le croyaient resté mort sur place, il se relev’ait paisiblement, sans aucune trace des coups de rouets et des plaies sanglantes. La foule émerveillée

; riait au miracle, et, dans ses chaînes, garrotté et

humilié, le vénérait comme un saint que déjà Dieu 'loriliait. Cependant, traîné dans les fers, à la suite des hordes impériales, du Sémien jusque dans le Lasta, il avait perdu ses forces : épuisé de fatigues, iccablé de coups, anéanti par la dysenterie, il mourut dans le camp de Tliéodoros, sur les monts Lasta, le 13 juillet 1855. » (Iliid., p. 27.)

Ce n’est que sous le règne réparateur de Ménélik, à partir de 1889, que le catholicisme put de nouveau se répandre librement en Abyssinie et dans le pays des Gallas.

Voir encore Demimuid, Vie du t'énérable Justin de Jacobis, Paris, igo6, et Histoire de la fondation d’une mission catholique au X/A' siècle, dans Revue pratique d’Apologétique, ig15 ; Massaïa, / miei trentacinque anni di missione dell’alta Etiopia, Rome, 1885-1888 ; Froidevaux, Abyssinie (missions au XIX' sièclel, dans Dict. d’histoire et de géographie ecclésiastiques, t. I, col. 227-235.

7. Afrique centrale. — L’Afrique fut toujours la terre des martyrs. Aucune contrée de l’Empire romain n’en compta un aussi grand nombre que les provinces atricaines, et les Vandales ariens y répandirent, au vie siècle, le sang chrétien avec autant de profusion que les anciens persécuteurs. Quand les invasions musulmanes y eurent effacé toute trace de christianisme, de nombreux Européens et même des indigènes convertis moururent pour le Christ dans

les divers Etats barbaresques. On vient de voir les martyrs faits depuis le xin'= siècle jusqu'à une époque avancée du XIX » dans l' Abyssinie schismalique. La persécution avait à peine cessé dans cette contrée à demi civilisée, qu’elle éclatait au centre du continent africain : nous y rencontrons des martyrs qui, malgré les différences de couleurs, d'époques et de races, rappellent, par les sentiments et le courage, ceux des premiers siècles.

Les Pères blancs du cardinal Lavigerie ont pénétré en 1879 dans le royaume de l’Ouganda, au nord du lac Nyanza, voisin des sources du Nil. Les prolestants et les musulmans s’y disputaient les âmes des Noirs, fétichistes, mais remarquablement intelligents, (]ui peuplaient ces régions. Malgré de premiers succès d'évangélisation, les missionnaires catholiques furent bientôt obligés de se retirer. Ils revinrent en 1885 : un nouveau roi, Mouanga, proclama la liberté religieuse ; de ncunbreuses conversions s’opérèrent. Mais, effrayé par les menées des Anglais et des Allemands sur la côte du Zanzibar, il changea d’idée, et résolut d’anéantir le christianisme. J’emprunte à Mgr Le Roy, supérieur des Pères du Saint-Esprit, le récit de la persécution, qui d’abord atteignit les seuls catholiques :

« La première victime fut Joseph Mkaça, chef des

pages et conseiller du roi… Il fut condamné à mort, et, afin qu’il ne pût pas l’attaquer au tribunal de Dieu, Mouanga fit tuer un autre de ses gardes et mêler soigneusement les cendres des deux victimes. Les deux néophjtes édiCèrentlesbourreaux par leur grandeur d'âme. Quelques jours plus tard, le roi perçait lui-même de sa lance un chrétien surpris à instruire un de ses compagnons… Le 16 novembre, il passa la revue de ses pages : « Que ceux qui ne prient pas avec les Blancs passent de ce côté. » Trois pages seulement lui obéirent ; ils étaient païens. « Je vais vous faire mourir », dit-il aux autres. — « Maître, nous sommes prêts. » Déconcerté, le monarque remit l’exécution à plus tard.

« Pendant les nuits suivantes, les catéchumènes, 

qui avaient à peu près fini ieur temps de probation, vinrent demander le baptême. Il y en eut jusqu'à io5 régénérés en une semaine. D’autres venaient recevoir le pain des forts pour se préparer au supplice du lendemain. Comme à l'époque des catacombes, les nuits se passaient en prières et en pieux entretiens.

« Le a6 mai, on conduisit les jeunes pages, au

nombre d’une trentaine, sur une colline où étaient amassés des roseaux secs. Les bourreaux en enveloppèrent, à pleines brassées, les corps de chacune des victimes et placèrent les uns à côté des autres ces fagots vivants. On y mil le feu du côté des pieds, dans l’espoir qu’aux premières atteintes de la flamme les enfants demanderaient grâce. Il n’en fut rien, cl leurs voix s'éteignirent dans de pieux cantiques. i( Si les honneurs des saints leur sont un jour déférés, s'écriait Mgr Lavigerie, nous pourrons nommer les martyrs de l’Ouganda la masse noire, pour répondre à la dénomination touchante de masse blanche donnée aux martyrs d’Utique ensevelis dans la chaux, au temps de saint Cyprien. »

d Le lendemain de cette exécution, c'était André Kagoua, un des grands chefs du pays, et jusqu’alors l’ami intime du roi, qui était livré au bourreau pour avoir converti au christianisme le fils du premier ministre. Du reste, tous les chrétiens de la cour étaient condamnés, et, l’heure du supplice ne dépendant que des caprices de Mouanga, les exécutions se succédaient assez rapidement. » (Mgr Le Roy, dans les Missions catholiques françaises, t. V, p. 436-438) 487

MARTYRE

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Les vingt années qui suivirent furent très agitées. En 1881, Mouanga est détrôné par les musulmans. Tous les chrétiens, catholiques et protestants, sont expulsés. Mouanga, fugitif, leur fait appel et, aidé par eux, reprend le pouvoir. Mais les protestants, appuyés par la Compagnie anglaise de l’Est africain, lui font accepter leur prépondérance, et deviennent persécuteurs à leur tour. Les catholiques sont, en 1892. exilés dans la province de Bouddou, la plus pauvre du pajs. Ils y prospèrent, et, dans cette région désolée, se fonde, sous la direction des Pères blancs, une mission florissante. Ilseurent encore, cependant, beaucoup à souffrir pendant la période de troubles et de guerres qui se termine par l'établissement définitif du protectorat anglais dans tout l’Ouganda. Mais, à partir de cet établissement, ils connurent enlin, complète et assurée, la liberté religieuse.

« Née dans le sang des martyrs, écrit Mgr Le Roy, 

aguerrie par vingt années de persécutions sanglantes ou sournoises, la jeune Eglise de l’Ouganda est douée d’une vitalité extraordinaire, peut-être unique au monde. Nulle part l’action du Saint-Esprit n’est aussi visible et aussi féconde. L’esprit de prosélytisme et l’intensité de la vie surnaturelle des Bagandas chrétiens semblent transporter le missionnaire aux plus beaux temps de la primitive Eglise. » (Ibid., p. 455)

La solidité de ces chrétiens nègres avait été rendue plus grande par les règles qui dirigent leur évangélisation, et qui semblent empruntées aussi aux règlements du christianisme primitif. Ce ne sont pas des néophytes rapidement admis au baptême : ils ont été formés par une longue préparation, comme aux premiers siècles de l’Eglise. En envoyant les Pères blancs évangéliser l’Afrique équatoriale, Mgr Lavigerie leur imposa ces règles : a J’exige que, sauf le cas de mort, les futurs chrétiens passent au moins deux ans dans l’ordre des postulants, puis deux autres dans celui des catéchumènes, et que ce ne soit qu’au bout de quatre années au moins qu’on puisse leur conférer le baptême, s’ils offrent des garanties morales sérieuses de persévérance. » (/i(W., p. 396)

On signale une curieuse et touchante exception à cette règle :

« Un jeune catéchumène vint solliciter des Pères

la grâce d’un baptême immédiat. Le malheureux avait commis le crime de lèse-majesté le plus étrange que l’on puisse rêver : il était devenu père de deux jumeaux. Pareil fait était considéré chez les Bagandas comme constituant un sortilège funeste pour le roi. L’auteur de ce a sort » singulier devait, pour en conjurer l’effet, offrir un sacrifice ; or, le jeune converti, n’ayant pas voulu accomplir cet acte idolâtrique, encourait le risque de la peine capitale. » (E. Layer, Les Pères blancs et la civilisation dans l’Ouganda, Rouen, 1909, p. 28 ; extrait du Précis de l’Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Rouen)

8. Amérique. — « Les noms qui apparaissent au début de l’histoire religieuse de l’Amérique méridionale sont espagnols ou portugais… Les PP. Gonzalez et Rodriguez furent tués dans les forêts de Garo, à coups de macana, le 15 novembre 1628, et, deux jours après, le P. Jean de Castillo, leur compagnon, était également massacré. En iC34, les Indiens Guapalaches mettent à mort le P. de Espinosa. Le aS avril 1635, le P. Christophe de Mendoza mourut dans les tortures. Osario et Ripario furent les victimes de la férocité des Chiriguanes, Solnies et Zarale de celle des Tobas et des Macobis, Nicolas Mascaroli de celle des Patagons. » (G. de Rochkmontkix, dans Les Missions catholiques françaises, t. VI, p. 384.)

C’est également sous les coups des tribus sauvages, auxquelles ils apportaient tout ensemble la foi et la civilisation, que tombèrent les martyrs del' Amérique du Nord, sur lesquels nous sommes plus abondamment renseignés.

Lechristianisme fut répandu au Canada, ou, comme on l’appelait au xvii' siècle, à la Nouvelle-France, par les Jésuites, les Sulpiciens, les prêtres de la Société des Missions étrangères, et, au xvui', parles Capucins.

Dans leurs courses apostoliques sur les rives du Saint-Laurent et des Grands lacs, les Jésuites versèrent souvent leur sang pour la foi. Bien reçus de plusieurs peuplades, et particulièrement des Hurons, ils avaient trouvé au contraire dans les Iroquois leurs ennemis. En 1641, le P. Buteux est blessé par ceux-ci de deux balles, puis achevé à coups de hache et jeté à l’eau, alors qu’il visitait une tribu convertie des environs de Québec (ibid., p. aS). L’année suivante, commence le terrible et glorieux martyre du P. Jogues.

a II revenait à Québec par Ottawa et le Saint-Laurent en compagnie du guerrier Ahositari et d’une troupe de Hurons chrétiens. Ahositari était ce chef indigène qui, après avoir été baptisé, avait enrôlé une troupe de convertis, sauvages comme lui, et parcourait la région en s'écriant : « Efforçons-nous de faire embrasser la foi de Jésus au monde entier. » Tout à coup une bande de Bohawks fond sur la petite troupe. Ahositari est saisi et condamné à être brûlé vif. Attaché à un poteau, il chante des cantiques jusqu à ses derniers moments. Un jeune novice, René Goupil, est tué d’un coup de tomawak, et le Père Jogues est autorisé, à cause de ses infirmités, lui dit-on, à circuler dans la tribu. Son martyre n’en devait être que plus long et plus terrible. Pendant quatre ans, il connut tous les genres de torture. On lui arracha les cheveux et les ongles jusqu'à la racine ; on lui coupa les doigts, phalange par phalange. Des Hollandais payèrent sa rançon. Il se rendit à Rome, et demanda au Souverain Pontife (Innocent XI) une dispense pour pouvoir célébrer la messe avec ses mains mutilées. Le Pape lui accorda volontiers la permission demandée. « Il ne serait pas juste, dit-il, qu’un martyr de Jésus-Christ fut privé du bonheur de boire le sang de Jésus-Christ ii, indignuin esset Cliristi martyrem non bibere Cliristi sanguinem. Jogues retourna en Amérique, y souffrit encore une fois la torture, et fut enfin mis à mort par les Iroquois, le 18 octobre 1646. On raconte que son bourreau, touché de la grâce à ses derniers moments, mourut chrétien. » (F. MoDRRKT, Histoire générale de l’Eglise, t. VI, p. 214. Voir Lallemant, S. J., Relation de ce qui s’est passé de plus remarquable es missions des Pères de la Compagnie de Jésus en la Nouvelle France, en l’année 1617, reproduite dans Leclêrcq, /.e5 Martyrs, t. IX, p. 214-271)

Deux ans après, les Tsonnoutouans tombent à l’improviste sur les Hurons chrétiens, détruisent et incendient les villages, massacrent hommes, femmes, enfants. Le P. Daniel est tué au bourg de SaintJoseph. A Saint-Ignace, les PP. de Brébeuf et Gabriel Lallemant sont liés à un poteau ; alênes brûlantes, haches rougies, tisons ardents, eau bouillante, tout est réuni pour les tourmenter. On leur fend la bouche, on leur coupe le nez, la langue, la chair ; enGn, on les grille à petit feu dans une écorce de sapin. Le Père de Brébeuf expire le 16 et le Père Lallemant le 17 mars 1648. Au village de Saint-Jean, le Père Garnier est atteint de deux balles et achevé à coups de hache. Le lendemain, le P. Noël Chabanel est tué par un Huron apostat. En 1698, le P. Delmas est tué par les sauvages dans le voisinage de la baie ' 489

MARTYRE

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d’Hudson. (Les Missions catholiques françaises, t. VI, p. 29, 36.)

Il existe deux relations contemporaines du martyre du P. de Brébeuf et du P. Lallemant. On les trouvera dans Lecleucq, t. IX, p. 273-283. L’une d’elles raconte que les bourreaux du P. de Brébeuf buvaient avidement son sang tout chaud, dans l’espoir de devenir courageux comme lui : nous avons rencontré des faits analogues dans l’histoire des persécutions asiatiques. L’autre rappelle ce qui a déjà été rapporté d’autres martyrs, à propos de l’assistance personnelle du Christ pendant leurs soullrances :

Dans le plus fort de ces tourments, le Père Gabriel Lallemant levoit les yeux au ciel, joignant les mains de fois à autres et jetant des soupirs à Dieu qu’il invoquoit à son secours. Le Père Jean de Brébeuf souffroit comme un rocher, insensible aux feux et aux tlammes, sans pousser aucun cry et demeurant dans un profond silence qui estonnoit ses bourreaux mesmes ; sans doute que son coeur reposoit alors en son Dieu. Puis revenant à soy, il preschoit à ces intidèles et p lus encore à quantité de bons chrestiens captifs qui avoient compassion de luy. » (LbCLEHCQ, t. IX, p. 281)

Les Sulpiciens s’installèrent vers le milieu du XVII" siècle à Montréal, dont ils sont les vrais fondateurs. Tout de suite ils eurent des martyrs. Un de leurs missionnaires, M. Lemaître, fut décapité à Villemarie par les Iroquois, le ag aovit 1661, jour de la Décollation de saint Jean-Baptiste. Les sauvages enveloppèrent sa tête dans un mouchoir, et l’emportèrent dans leur pays. « Tous les traits de son visage demeurèrent empreints sur ce mouchoir, écrivirent les Hospitalières de Montréal à leurs sœurs de France, sn sorte que plusieurs des nôtres, qui étaient prisonniers dans leur pays, le reconnurent parfaitenent. n On ajoute que « le sauvage qui lui avait ranehé la tête, et qui s’appelait Hoandoron, eut le jonheur de se convertir, et de mourir à la maison des jrétres de Saint-Sulpice, aussi chrétiennement qu’il ivait vécu depuis son baptême ». Peu après, un autre Julpicien, M. Vignal, fut pris dans l’Ile-la-Pierre, nassacré et mangé par les sauvages (Faillon, Vie le M. Olier, Paris, 1853, t. II, p. 507-608 et 516).

Au XVIII' siècle, jusqu'à l’heure où la conquête du

! ^anada par l’Angleterre en 1763, puis la suppression

les Jésuites dix ans plus tard, amenèrent la ruine les Missions établies chez les sauvages, celles-ci se iontinuent surtout au nord et à l’ouest des Grands acs, et dans les peuplades répandues sur l’une et 'autre rive du Mississipi, de la source à l’embouchure lu fleuve, a Les prêtres des Missions étrangères s’ociupent des Tamarois et des Kaokias ; les Capucins ravaillent à Mobile, à la Nouvelle-Orléans, à la Jalize, aux Natchez et aux Apalaches ; enûn les Jéiuites évangélisent les Outrouais, lesSioux, les Mianis, les Péorias et les Illinois ; puis, dans la vallée lu Mississipi, les Kaskaskias, les Artansas, les Met : higamias, les Yasons, les Chicachas, les Alibamous, es Chactas, Ouabache et la Nouvelle Orléans. Ces ilissions ont été plusieurs fois arrosées du sang des nartyrs. Deux prêtres des Missions étrangères, tIM. Gaston, envoyé par le séminaire de Québec, et iuisson de Saint-Côme sont massacrés par les sau’ages. La Compagnie de Jésus fournil aussi son coningent : le Père Gravier est tué par les Péorias ; le '. du Poisson par les Natchez ; le P. Souel par les f asous ; le P. Chénat, par les Ghicatas, et le P. Pierre ^ulneaupar les Sioux. » (C. nu Rochkmontbix, dans jBS Missions catholiques françaises, t. VI, p. 40)

9. Océanie. — Les prédicanls wesleyens introduiirent le protestantisme aux îles Sandwich en 1820.

Le roi l’embrassa ; ses successeurs devinrent, comme lui, d’ardents sectaires. Plusieurs fois les missionnaires catholiques, appartenant à la Société des SacrésCœurs de Picpus, se virent exilés de l’archipel havaïen. Les convertis indigènes furent surtout violemment persécutés. La persécution n’alla pas jusqu’au sang, mais elle suscita des dévouements admirables et d’intrépides professions de foi.

En 1830, plusieurs femmes sont jetées en prison pour avoir refusé de se servir d’un livre de prières protestant. On les laissa trois jours sans nourriture. L’une d’elles était récemment accouchée : son sein tari n’avait plus de lait pour son enfant. Ses compagnes se privèrent pour la nourrir. Elles la portaient sur leurs épaules quand elle ne pouvait plus marcher. Elle mourut, épuisée par la souffrance et les travaux forcés. Une catholique adopta son petit enfant. « En lisant ce trait touchant, écrit un missionnaire, ne pense-t-on pas tout naturellement à sainte Perpétue et aux persécutions de la primitive Eglise ? »

Quelques années plus tard, sous le règne de Kaniéaméa III, la persécution redouble de violence. Elle est attisée par deux ministres wesleyens. Richards et Bingham. Ceux qui demeuraient fermes dans la foi catholique étaient conduits au port d’Honolulu, et mis en prison. Là, on les enchaînait deux à deux par les poignets et par les pieds, on les suspendait au haut des cloisons qui formaient la séparation des cellules. Un journal prolestant, la Sandi’ich Islands Gazette du 29 juin 183g, raconte la courageuse confession de deux femmes, Julienne et Marie-Madeleine, arrêtées « sous l’inculpation du crime de catholicisme ». Le soir venu, dit-il, « ordre fut donné de les mettre à la torture jusqu'à ce qu’elles eussent renié leurs croyances. Alors commença une scène de cruauté que nulle description ne saurait reproduire et dont nous garantissons l’effroyable réalité, défiant qui que ce soit de démentir nos paroles. Conduites au port, à cinq heures de l’après-midi, les deux pauvres prisonnières furent alternativement sommées de renoncer à la religion catholique et d’embrasser la religion de Bingham. Elles répondirent par un refus, préférant les tourments et la mort à l’apostasie. Alors la plus âgée des deux fut traînée sous un arbre mort ; ses bras furent attachés à l’une des branches avec des menottes de fer, en sorte que la malheureuse était suspendue par les poignets, l’extrémité des pieds pouvant à peine effleurer la terre. L’autre fut conduite dans une maison dont le toit descendait assez bas sur le sol ; ses bras, croisés autour d’une poutre en saillie, y furent assujettis par des menottes de fer, à une hauteur de six pieds. Dans cette position, on lui attacha les |)ieds avec une chaîne, et sa face, tournée du côté de la toiture, s’en trouvait tellement rapprochée que les épines mêlées parmi le chaume la mettaient tout en sang. Pendant toute la nuit, une pluie violente tomba par torrents sur les deux infortunées, et le lendemain, quand le soleil se leva dans tout son éclat, quand il versa du haut du ciel ses plus vives ardeurs, ses rayons frappèrent sur la tête des pauvres patientes, dont les forces s'épuisaient au milieu des horreurs prolongées de tant de tortures. Elles furent trouvées dans cette position par une société nombreuse de résidents étrangers qui visitèrent le port vers onze heures du matin, et qui prirent sur eux de les délivrer. Détachées, les mains déchirées, la tête brillante, elles tombèrent évanouies. Leur tourment avait duré dix-huit heures, et probablement, sans l’opportune intervention des étrangers, elles auraient expiré sur place. i> (Traduit par le U. P. Alayahd, dans Les Missions catholiques françaises, t. IV, p. 28-24) 491

MATÉRIALISME

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Imposée par la France, le 9 juillet 1889, la paix religieuse finit par s'établir et se consolider dans l’archipel havaien, et le nom catholique s’y est immortalisé par le dévouement de l’apôtre des lépreux, le P. Damien.

Deux ans plus tard, dans l'île de Fontouna.l’Océanie vit mourir son premier martyr, un religieux Marisle, le P. Glianel. Il avait commencé à gagner, à force de bonté et de patience, les cœurs de la population sauvage, quand s'émut la jalousie des chefs, et le plus puissant d’entre eux résolut d’arrêter les conversions en supprimant l’apôtre. Le 28 avril 18151, ses affiliés envahirent la case du missionnaire, le frappèrent de leurs casse-têtes, et celui qui les commandait l’acheva d’un coup de hache. « Au même instant, bien que le ciel fut serein, retentit une détonation formidable, semblable à celle d’un violent coup de tonnerre. Ce fait extraordinaire, constaté par de nombreux témoins, jeta les habitants de l’ile dans la consternation. Epouvantés, les meurtriers s’enfuirent dans la forêt. » (Les Missions catlioliqiies françaises, t. IV, p. 119)

« Qu’importe qu’on me tue ou qu’on me laisse

vivre ? avait dit le P. Chanel ; la religion est plantée dans l'île, elle ne se perdra pas par ma mort. » La prédiction s’accomplit, car, dans l'île de Fonlouna, maintenant passée sous le protectorat français, existe une chrétienté florissante, et de grandes fêtes, auxquelles on accourut des archipels environnants, y célébrèrent, en 1889, la béatification de son premier ai)ôtre.

Un autre point de l’Océanie fut, quelques années plus lard, sanctifié parle martyre. Le 1" décembre 1845, un navire français débarque dans l'île Isabelle, dépendant de l’archipel Salomon, plusieurs missionnaires, appartenant aussi à la Société de Marie, et ayant à leur tête le vicaire apostolique, Mgr Ecalle. Dès qu’ils eurent mis le pied sur le rivage, une troupe d’indigènes se précipita sur eux : Mgr Ecalle tomba frappé d’un coup de hache ; ses compagnons, quoique blessés, parvinrent à le ramener au navire, où il expira le lendemain. Le capitaine voulut tirer vengeance des assassins ; mais les missionnaires s’y opposèrent : « Nous ne voulons, lui écrivirent-ils, aucun acte de représailles, cela étant contraire à la nature même de notre mission, qui est toute de sacrifice et de paix. »

L’année suivante, dans l'île San-Christoval, du même archipel, trois autres Maristes, les Pères Pajet et Jacquet et le Frère Hyacinthe, furent aussi massacrés par les indigènes.

Enfin, en 1855, un prêtre des Missions étrangères de Milan, le P. Mazucconi, fut également martyrisé (R. P. Hervibr, dans Les Missions catholiques françaises, t. IV, p. 352, 354, 360, 3g5).

Conclusion. — Quand on parcourt, même aussi rapidement que nous venons de le faire, l’histoire des martjrs des Missions, on est frappé du démenti donné par leur dévouement et leur sacrifice à l’orgueilleuse théorie de l’inégalité des races humaines, renouvelée de l’antiquité, où elle servait d’excuse à l’esclavage, et remise en honneur par une fausse science.

Pour les missionnaires de la foi catholique, il n’y a pas de races supérieures ou inférieures, parce que, malgré la diversité des couleurs et des traits, quel que soit le niveau de civilisation ou même le degré d’intelligence, ils ne voient que des âmes, créées par Dieu et rachetées par Jésus-Christ. Ils attestent par leur martyre l’unité de l’espèce humaine et l’universalité de la Rédemption. Le martyre de leurs convertis en est une autre attestation, tant il ressemble,

même parfois jusque dans les détails, au martyre des chrétiens des civilisations gréco-latines.

Le martyre des Missions modernes diffère sur un seul point du martyre des Missions antiques : sa fécondité est moindre en apparence. Un petit nombre de siècles avait sulli pour gagner au christianisme les pays qui formaient ou avoisinaient l’Empire romain : les conquêtes des missionnaires qui se sont répandus sur le reste du monde, dès le Moyen-Age, et surtout depuis le seizième siècle, ont été Ijeaucoup plus lentes et beaucoup moins nombreuses. Bien des blocs compacts de bai-barie, de superstition et de paganisme sont à peine entamés.

Mais il faut se souvenir que les missionnaires des trois premiers siècles avaient trouvé dans le monde gréco-romain l’unité de langue et de gouvernement, la monogamie, l’absence de castes, l’activité intellectuelle, c’est-à-dire, malgré les terribles obstacles que dressaient devant eux les passions humaines et la cruauté des persécuteurs, un champ plus uni que celui qui s’est ouvert devant les missionnaires modernes. Pour avoir planté cependant la croix sur tous les points du monde, pour lui avoir conquis non seulement des millions de fidèles, mais encore, sous toutes les latitudes, des milliers ou des millions de martyrs, il faut que leur martyre à eux aussi ait été bien puissant, et que le miracle de la Pentecôte se soit renouvelé pour eux avec une merveilleuse efficacité.

Quant à la thèse jadis célèbre De paucitaie martyriim, on peut affirmer qu’elle est désormais balayée de l’histoire. Une science mal informée avait cru pouvoir l'établira propos des persécutions romaines : nous en avons démontré l’inanité. Aucun sophiste n’essaierait de la renouveler pour les temps écoulés depuis la fin de celles-ci jusqu'à nos jours, et pour l’immensité de l’univers maintenant évangélisé. On ne peut établir, ici encore, aucune statistique ; mais les chiffres partiels qu’il est permis d’entrevoir çà et là sont véritablement énormes. Le lecteur qui nous a suivi a pu constater l’immensité de la « nuée de témoins » qui, à toutes les époques et de tous les points du globe, s’est élevée jusqu’au ciel.

Paul Allard.