Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Matérialisme

Dictionnaire apologétique de la foi catholique

MATÉRIALISME. — De toutes les acceptions de ce terme dans l’usage courant, seule sa signification philosophique sera ici retenue : ainsi envisagé, le Matérialisme est un système de métaphysique d’après lequel toute la réalité des choses se réduit à la matière, c’est-à-dire à cette substance étendue qui constitue notre corps et les corps étrangers.

I. Exposé historique. — II. Forme actuelle : le monisme de Hæckel. — III. Notes critiques.

I. Exposé historique. — Il suffira d’indiquer ce que fut le Matérialisme d’après Démocrite, et d’oà nous vint le mouvement matérialiste au xix' siècle ; plus de détails sont rendus inutiles par l’immobilité de cette doctrine à travers les siècles.

A) Dkmochite (v* s. av. J.-C), le premier, a bâti un système matérialiste, à l’aide de matériaux plus anciens. En tenant compte des restes de ses écrits et des renseignements fournis par Aristole et Epicure, on peut reconstruire son système comme il suit :

Tout d’abord, deux principes abstraits, métaphysiques : a) le principe de la permanence de l'être : Rien ne sort du néant, et rien de réel ne saurait être anéanti ; mais tout changement est pur assemblage ou bien séparation de parties ; — b) le principe de raison : Rien n’arrive par hasard ; mais tout a sa raison, car tout arrive nécessairement. 193

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a) Ensuite, quelques principes concrets de physique générale : a) Il n’y a de réel que les atomes et le vide ; doux et amer, cliaud et froid, etc…, simples impressions (opinions) ; , 3) il y a infiniment d’atomes, et ils sont de formes et de grandeurs infiniment variées ; y) toute la diversité des choses tient à la diversité des assemblages d’atomes : diversité de formes, de nombre et de grandeurs ; à) (activité) les atomes tombent éternellement à travers l’immensité de l’espace. Dans cette chute éternelle, les atomes possèdent des vitesses variées comme leurs grandeurs ; de là, choc des atomes plus grands sur les atomes plus petits qu’ils trouvent sur leur chemin. Comme ces chocs, règle générale, ne doivent pas avoir lieu suivant la ligne des centres et que, d’ailleurs, les atomes sont de formes diverses, il doit se produire des mouvements latéraux et des mouvements de rotation (billard) ; et ces mouvements doivent s’enchevêtrer de plus en plus. De là, une infinie variété d’assemblages et de dislocations, et c’est, en définitive, toute l’activité et tout le changement réels.

3) Principes de psychologie. L'âme, comme toutes choses, est formée d’atomes ; ils sont subtils, sphériques et lisses, semblables à ceux du feu. Ils sont de tous les plus mobiles ; et comme ils pénètrent dans tout le corps, leurs mouvements donnent naissance aux phénomènes de la vie.

L'àme, dans ce système, est une matière spéciale, répandue dans tout l’univers ; car partout il y a chaleur et vie. L’intelligence, matière à côté d’autres matières, mouvement qui résulte des propriétés mécaniques de certains atomes, est simplement un cas particulier de cette « mécanique universelle ».

4) Couronnement de toute la doctrine : morale. — a) Notre âme doit être l’objet de nos sollicitudes ; car elle est ce qu’il y a de principal en nous : c’est en elle que siège le bonheur, et le corps n’est qu’un logement à son usage. fc)Lebut de la vie, c’est la recherche du bonheur ; et le bonheur consiste, — non dans les plaisirs des sens (ils sont trop fugitifs), — mais dans la tranquillité de l’esprit ; or elle est assurée à qui pense et agit selon le bien, la vertu, c) Qu’est-ce que le bien, la vertu ? Démocrite paraît supposer connue la réponse à cette question fondamentale.

Entre les atomes vitaux (ignés) de Démocrite et les « esprits animaux » de Descartes et de ses contemporains, la distance n’est pas grande. Mais Descartes excepte très formellement l'àme humaine, de l’explication mécaniciste qu’il adopte pour le reste des vivants ; par cette exception et par l’opposition, qu’il accentue, de l’esprit et de la matière, il fonde le spiritualisme moderne, quelque peu différent du spiritualisme qu’on peut appeler historique. Par contre, la doctrine cartésienne de l’automatisme des bêtes est le point de départ des modernes théories matérialistes de la vie. Pour les en déduire, on raisonne à peu près ainsi. La vie organique (vie végétative et vie sensible) s’explique, au dire de Descartes, sans attribuer aux plantes ou même aux animaux un esprit, uneàme. Or, entre la vie des bêtes el celle de l’homme, la différence n’est pas, à beaucoup près, aussi grande que le prétend le dualisme spiritualiste ; les faits montrent, ajoute-t-on en guise de preuve, que toute l’activité de l’homme est sous la dépendance de son cerveau, de ses organes, de la matière. Par conséquent, il ne faut pas admettre que l’Iiomme lui-même possède un principe spirituel de vie, une àme immortelle.

On devine par là oii doit tendre tout l’efiort du Matérialisme moderne : c’est à rapprocher l’homme de la bête. On tait ou l’on atténue de son mieux les différences, on souligne vigoureusement les ressemblances ; et comme elles sont nombreuses, plus

nombreuses que ne l’ont cru les splritualistes cartésiens, le Matérialisme a eu la partie belle contre un spiritualisme exagéré.

B) Lb MATÉniALisME AU xix= SIÈCLE. — fl) Origine. — En 1 81J8, au cours des ardentes discussions politicoreligieuses du parlement de Francfort, on entendit un jour cette déclaration brutale de Karl Vogt : « Je suis toujours pour la séparation de l’Eglise et de l’Etat, mais c’est à la condition que ce qu’on appelle l’Eglise soit anéanti. Pour moi, toute Eglise est un obstacle à la civilisation, b Ce cri de haine et de guerre fut entendu. Pour cette guerre à mort, on estima que le Matérialisme serait d’un secours précieux : on prôna le Matérialisme. Dans ce siècle, le prestige des sciences est immense : on donne au Matérialisme des allures scientifiques.

i) Développement. — Karl Voot, zoologiste de valeur en même temps qu’orateur passionné, a préludé par des Tableaux de la vie des bêtes, où il ose prédire la découverte « des sortes de pensée et de nourriture qui se conditionnent » ; il croit « que, par une nutrition appropriée, on pourrait produire à volonté des hommes d’Etat, des bureaucrates, des théologiens, des révolutionnaires, des aristocrates, des socialistes, etc. » ; et « l’ingéniosité consumée jusqu’ici à faire constitutions, lois et ordonnances » lui paraîtrait mieux employée à découvrir « sauces, bouillies et ragoûts », qui auraient même résultat. IC. Vogt a joui d’une réputation d’ironiste. Mais que penser du disciple qui, faisant sérieusement les applications, nous enseigne que l’Anglais doit ses qualités d’homme pratique à l’usage du thé associé à l’alimentation carnée ; — et que le café rend l’Allemand profond penseur, fertile en systèmes ; qu’il « servirait souvent aussi, en matière politique et sociale, à l'éclosion d’excellentes idées, si son action ne rencontrait dans la bière, la pomme de terre et les légumes, un grave obstacle » ? (Reich, Die Nahrungsund Genussniittel-Kunde, p. ?o6) — Dans La foi du charbonnier et la science, (18515), se trouve la célèbre loi de Vogt, à savoir que : Les pensées sont au cerveau comme la bile est au foie et l’urine au.t reins. Signalons encore, du même : Leçons sur l’homme, sa place dans la création et l’histoire de la terre (1863) (-[- 1895). — Avec K, Vogt, le premier meneur de la campagne matérialiste fut un autre savant, Jacques MoLKscHOTT : Circulation de la vie, réponse physiologique à la lettre chimique de Liebig (1862) ; — L’unité de la vie. Discours à l’Ecole supérieure de Turin (1862). Moleschott enseigna longtemps la philosophie à Rome. Il est, dit l’historien du Matérialisme, H. Lange, « riche en formules auxquelles on ne peut attribuer aucun sens ». — Pour la vulgarisation des idées matérialistes ; l’influence de Louis BiicHNER fut prépondérante. Son livre. Force et matière (1853), encore traduit en français, en 1906, sur la 17° éd. allemande, fut et demeure le manuel populaire du Matérialisme contemporain. La préface contient une vigoureuse protestation contre l’obscurité des philosophes : « De par sa nature, la philosophie est un domaine intellectuel commun à tous. Les démonstrations philosophiques qui ne peuvent être comprises par tous les hommes instruits, ne valent pas l’encre typographique employée. Ce qui est pensé clairement peut aussi être énoncé clairement et sans ambages. » En énonçant ce principe, Buchner, qui étaitmédecin, devait songer aux pilules mica panis, aqua fontis cum grano salis. Si Biichner exige la clarté en philosophie, c’est qu’il a pour celleci des ambitions modestes : elle doit être le résultat des sciences physiques ; nous devons nous contenter de ce que les sciences nous enseignent. Biichner ne méconnaît pas l’existence d’autres problèmes ; au 495

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delà de l’objet de nos sens a peuvent certes exister toutes les choses imaginables ; mais l’hypothèse ne les fait entrevoir que capricieusement, idéalement, métaphysiquement ». Dans un autre ouvrage, il va jusqu’à des aveux comme celui de « notre ignorance sur le temps et l’éternité, sur l’espace et l’inlini ». Et, sans aller chercher si loin, il nous confie que o notre connaissance ne pénètre pas jusqu’au sein de la nature » et que « l’essence profonde, intime de la matière, sera vraisemblablement toujours pour nous un problème insoluble » (.ature et esprit, 1859). Tant pis 1 Mais les recherches empiriques seules peuvent nous conduire à la vérité ; franchir les limites de l’expérience, c’est tomber dans l’erreur. La foi peut bien aller s’égarer dans ces régions, situées au-delà des faits ; mais la raisonne peut ni ne doit l’y suivre, elle doit se contenter des enseignements des sciences physiques. Ces précautions prises contre les spéculations, Bïichner est à l’aise pour exposer son matérialisme.

1) Principe fondamental : « Pas de matière sans force, et pas de force sans matière. » Peu importe notre ignorance du fond des choses, la matière est un fait d’expérience, et la force — nom commun donné aux activités — en est un autre ; enfin, l’une n’est jamais sans l’autre : une matière sans force, c’est-à-dire inactive, ne se rencontre nulle part ; ce serait une substance sans propriétés ; est-ce concevable ? — une force sans matière, cela ne se rencontre pas davantage ; nous ne constatons les forces que par les changements matériels qu’elles déterminent ; et puis, conçoit-on une force sans point d’application ?


A ce principe, se rattache directement la conclusion capitale : « La création est impossible, et le monde est éternel. En effet, ni la matière n’a pu créer la force, ni la force, la matière ; car ce qui ne peut être séparé n’a pas pu exister séparément. Donc le monde n’a pas été créé, il est et il sera éternellement. » Cela étant, Dieu n’existe pas.

^) Attributs de la matière : a) Elle est immortelle el éternelle. Car rien ne se perd ; or ce qui ne finira pas n’a pas commencé ; donc, rien n’a été créé. — //) Elle est infinie dans l’espace : infinie en petitesse (c’est-à-dire, sans doute, divisible sans fin), au témoignage du microscope et de l’analyse spectrale ; — infinie en grandeur, comme le montre le télescope.

— Il faut en dire autant de la force : « Inhérente en quantité infinie à la masse infinie de la substance matérielle, elle parcourt avec elle et dans l’union la plus intime un cercle sans interruption elsans fin. » Les transformations de la force affectent sa qualité, jamais sa quantité. — c) La matière, dans son union avec la force, a une valeur infinie ; car c’est d’elle que dérivent toutes choses. Il faut donc la réhabiliter ; la science moderne nous apprend à l’estimer, et à jouir de ses dons, plutôt que de la tourmenter en nous par l’ascèse. — d) La matière est animée d’un mouvement universel, inamissible, spontané, variable dans ses formes, invariable en quantité. — De là découlent certaines conséquences :

a) La forme n’est pas, dans les choses, un principe spécial, mais un résultat, « le produit des actions et réactions d’une foule de forces aveugles et inconscientes » ; — et un résultat nécessaire, les forces ne pouvant faire autrement, en vertu de leur activité universelle, « que de se manifester comme agissant d’après un ordre et un arrangement en séries qui se suivent, graduelles et parfaites ».

, 3) Les lois de la nature sont immuables, car elles ne font qu’un avec la réalité des choses ; par conséquent, le miracle est impossible, cela est « de toute certitude scientifique ».

3) Applications du principe fondamental : a) à l’en semble de la nature ; — /’) à l’homme.

a) — I. Le ciel, le vrai, le seul, c’est l’espace immense et presque vide, désert monotone où les astres sont clairsemés, où notre système solaire n’est qu’un point. Le tout résulte d’une nébuleuse primitive, par le jeu nécessaire des forces matérielles, partout les mêmes sous des noms divers de : forces moléculaires, physiques ou chimiques, ou bien gravitation. Il n’existe rien d’autre, l’astronomie le sait.

2. La terre est arrivée à l’état présent, par une série de changements nécessaires ; depuis la phase nébuleuse jusqu’à la prise en masse de l’écorce, jusqu’aux périodes géologiques, jusqu’à toujours, la terre se façonne elle-même, par ses propres forces.

3. La vie apparut sur la terre, à une époque indéterminée. D’où vient la vie ? C’est une forme d’activité propre à la substance organique ; celle-ci étant donnée, la vie s’ensuit nécessairement. Mais d’où vient la substance organique ? Ayant parcouru diverses hypothèses pour les rejeter, Bûchner conclut :

« Nous sommes bien forcés d’admettre que cette

substance a dû apparaître quelque part, el d’une certaine façon, pour la première fois, sous forme de protoplasma, de matière protoplasmique et vitale. » C’est là un « postulat nécessaire » ; le nier, c’est admettre la création, c’est » faire une brèche dans le système général de causalité qui régit l’enchaînement naturel des clioses ».

De cette vie rudimentaire, en vertu des forces inhérentes à la matière, une série de transformations lente et progressive — natura non facit saltus — a tiré le règne végétal et le règne animal, toutes les formes d’êtres vivants que l’on ait jamais vus. C’est là un point de la doctrine, destiné à s’enrichir de nombreux faits, grâce à Darwin et à ses disciples, et de nombreux néologismes dus à l’imagination fertile de Habckel.

b) L’homme, corps et àme, actes et propriétés, retient longuement l’attention de Biichner : « enfant libre et fier de la Nature », il est son chef-d’œuvre.

1. Origine. L’homme est le produit du développement du règne animal, dans lequel sont déjà ébauchées toutes les facultés humaines ; entre l’homme et la bète, il n’j- a que différences de degré, portant surtout sur le système nerveux. — Sur l’antiquité de l’homme, la Bible s’est grossièrement trompée : pour passer de l’homme primitif, encore semblable aux singes, encore dépourvu du langage, jusqu’à l’étal où l’histoire le trouve, parlant et raisonnant, un temps considérable a dû s’écouler, comparable aux périodes géologiques ; la découverte — sans doute prochaine — de l’homme « tertiaire », viendra le démontrer.

2. Le cerveau est dans l’homme la partie principale, car il est l’organe de la pensée ; le cerveau et ce qu’on appelle esprit ou intelligence, c’est tout un. La pensée est une forme particulière du mouvement général de la nature, propre à la substance des centres nerveux, comme la contraction des muscles est propre à la fibre musculaire » ; comme le muscle se contracte, le cerveau pense. Il faut corriger la formule de K. Vogt (voir plus haut) ; parce que la pensée n’est pas, comme la bile ou l’urine, une substance visible, pondérable.

Notons ce passage de Biichner : « La pensée, l’esprit, l’àme, ne sont rien de matériel ; ils ne sont pas même de la matière, mais un ensemble de forces diverses converti en unité, l’effet du concours de plusieurs matières douées de forces ou de propriétés. » La force et la matière sont inséparables, c’est entendu ; mais la pensée établit une grande distança 497

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entre les deux, « elles vont jusqu’à se nier l’une l’autre ». o Du moins nous ne saurions comment définir l’intelligence et la force, siée n’estcomme immatérielles, excluant naturellement la matière ou lui étant opposées. » Qu’est-ce à dire ? Biichner serait-il dualiste ? Nullement : il veut simplement accentuer sa critique de la « loi de Vogt » ; — ou, du moins, il se liàte de noyer cet embryon de distinction entre matière et intelligence « sous la rapide succession des phrases » (H. Langb). L’intelligence est un mode spécial d’activité, résultant de l’organisation spéciale du cerveau. Cela est si vrai, que l’homme doit sa supériorité intellectuelleaux dimensions, à la délicatesse de structure, au système de circonvolutions, à la richesse en composés pliosphorés, de son cerveau.

3. Le rnui, Inconscience personnelle, résulteaussi de l’activilé cérébrale, dépend des sensations. C’est une illusion d’y voir une entité immuable, illusion basée sur une certaine continuité des sensations ; en réalité, le moi se développe avec le cerveau, il change constamment par le renouvellement de la matière cérébrale, il peut disparaître momentanément sous l’effet paralysant de l’hypnotisme, ou même à jamais par destruction d’une partie du cerveau.

l). La volonté libre, encore une illusion ; nous sommes nécessairement soumisauxlois qui régissent toutes choses, tout en nous est déterminé par les influences diverses que nous subissons ; incapable de choisir le bien, l’homme qui fait le mal est digne de pitié, non de châtiment.

5. L’immortalité de l’âme, bien entendu, n’est qu’une cliiuière ; l’âme n’étant que l’activité du cerveau, (I l’enchainement des forces diverses réunies en unité, l’effet d’une concurrence de beaucoup de substances douées de forces et de qualités », il est évident que, cet assemblage détruit, l’âme n’est plus.

On a souvent fait observer que Biichner manque complètement d’idées personnelles ; son mérite, dit Paul Janet, c’est d’avoir a rassemblé ce qui était épars, lié ce qui était incohérent, dit tout haut ce que beaucoup pensent tout bas, et cela dans un livre court, rapide, clair, bien composé ». (Ze matérialisme en Allemagne, 1864) Ce jugement est trop flatteur ; on y tient compte à Biichner du service rendu « en nous donnant un adversaire à combattre au lieu de ces fantômes insaisissables qui, flottant sans cesse entre le matérialisme et le spiritualisme, ne permettent de les atteindre en aucun endroit ». (P. Janet, Ibid.) Il est évident que longueurs et redites abondent dans le livre’de Biichner, et que tout n’y est pas clair ; il serait aisé de montrer que les incohérences n’y sont pas rares. Le mot « Matérialisme » lui-même, le plus positif des termes philosophiques, est pris par B. en des sens très divers : c’est tantôt ce que tout le monde entend par ce vocable, tantôt un synonyme de « Réalisme » ou d’  « Empirisme » ; parfois même il désigne le <t Scepticisme » ; de même le mot « Idéalisme » prend chez B. nombre de significations, parmi lesquelles celle d’Orthodoxie. Biichner étant arbitraire et indécis dans l’emploi des concepts, remarque Lange, « il ne peut naturellement être regardé comme le représentant d’un

« principe nettement exprimé, déterminé et positif.
« Il n’est tranchant, impitoyable et logique que dans

la négation ». (Lange, 1. c.) En définitive, ce n’est pas encore Louis Biichner qui réussit à faire du Matérialisme un système coordonné d’une manière satisfaisante, o Ce que, dans ces derniers <t temps, Feuerbach, Vogt, Moleschott et autres ont

« fait dans ce but, écrit un compère, ne consiste
« qu’en afllrmations, en suggestions partielles qui
« sont loin de satisfaire celui qui cherche à appro(I fondir la question. » (H. Czolbe, Nouvel exposé

du sensualisme, 1855)

— H. CzoLBE mériterait plus qu’une brève mention, dans une histoire systématique du Matérialisme. Mais comme il est fort peu connu parmi nous, et que d’ailleurs il se qualifie de « sensualisle », on se contentera ici de donner sur son compte de brèves notes :

I. Son but : la réforme de la morale, laquelle a le tort, juge-t-il, de reposer sur des bases métaphysiques. Le premier principe moral doit être : Contentetoi du monde donné. « Les besoins dits moraux, nés

« du mécontentement que nous inspire la vie terrestre, 

pourraient, avec une justesse égale, être appe-II lés immoraux… Oui certes, le mécontentement que (1 nous inspire le monde des phénomènes… est une Il faiblesse morale. »

2. Le moi en.montrer que le monde donné, exclusion faite de tout n suprasensible », de toute force et de tout être transcendant, se suflil ; pour cela, ramener tout à la matière et à ses mouvements. Czolbe l’avoue, l’élimination du « suprasensible >/ peut être traitée de préjugé, d’opinion préconçue. De proche en proche, il est conduit à mettre en son système tout autre chose que les simples mouvements de la matière, auxquels il pensait tout d’abord s’en tenir : ainsi, il admettra une espèce d’  « âme du monde », composée de sensations invariablement liées aux vibrations des atomes ; ces sensations, en se condensant et en se groupant dansl’organisme humain, y produiraient les effets d’ensemble qu’on appelle la vie de l’âme ; ainsi encore, Czolbe en vient à admettre des formes organiques fondamentales, groupes d’atomes liés de toute éternité, dont l’agencement en mécanismes plus complexes forme et explique les organismes.

3. Au reste, Czolbe n’a guère d’illusions : « Je puis

« bien me figurer, dit-il, comment on méjugera, car
« il me semble à moi-même que les conséquences, 
« auxquelles le principe m’a conduit nécessairement.

Il m’ont fait entrer dans un monde d’idées féeriques. » {Formation de la conscience.) — Jamais il n’a cru que le Matérialisme fût imposé par les faits : « J’ai, Il dit-il au contraire, toujours été| persuadé que les Il faits de l’expérience externe et interne se prêtent Il à bien des interprétations diverses, et peuvent Il aussi, avec un droit inconstestable et sans aucune

« infraction à lalogique, s’expliquerthcologiquement

Il ou spirituellement par l’hypothèse d’un deuxième monde. » (Limites et origines de la connaissance humaine, 1865.) Et ailleurs : « J’atteste que ce qui

« me force à nier l’immatérialité de l’âme, ce n’est

Il ni la physiologie ni le principe rationnel de l’exclusion du surnaturel, mais avant tout, le sentiment Il du devoir envers l’ordre naturel de l’univers ; cet

« ordre me suffit. » (Lim. et or.)

Au fond, Czolbe fut un idéaliste, rêvant d’une morale esthétique d’où la lutte serait bannie, et qui reposerait sur la bienveillance mutuelle des hommes. On sait si nous avons vu naître et mourir des morales sans métaphysique : leurs inventeurs paraissent à peu près découragés, et bornent maintenant leurs ambitions à faire une science des mœurs.

— David-Frédéric Strauss, connu parmi nous comme auteur d’une Vie de Jésus qui inspira celle de Renan, fut aussi un matérialiste, converti de l’hégélianisme. Son dernier ouvrage (l’ancienne et la nouvelle foi, 1872) exprime « le dernier mol que l’auteur eiit à dire au monde ». Après deux chapitres préliminaires, où nous apprenons : — i) que nous ne sommes plus chrétiens, mais — 2) que nous avons encore de la religion, si l’on veut dire par là que nous sentons notre dépendance vis-à-vis des forces 499

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tlelanature, — Strauss expose sa façon de comprendre l’Univers. — a) Celui-ci, dans son ensemble infini, est essentiellement uniforme ; il y a bien, çà et là, formations et distributions de systèmes, mais ces changements se compensent. — h) La vie est éternelle ; si, quelque part, elle décline ou s'éteint, elle commence ou elle s'épanouit ailleurs. — c) Après une rapide description des époques géologiques, Strauss insiste sur la naissance et le développement des êtres organisés terrestres, et de l’homme ; cette partie de son système est conçue, faut-il le dire, conformément aux idées de Darwin. Contre le darwinisme, on a toujours formulé de graves objections ; si graves, qu’on tombe aujourd’hui assez généralement d’accord de son insuffisance : à l'égard de ces difficultés, Strauss emploie un procédé de discussion bien commode, la simple omission…

II. Forme actuelle du Matérialisme- — En ce temps-là, ErnestHAECKEL travaillait déjà vaillamment à résoudre toutes les difficultés que rencontre une explication matérialiste de l’Univers- Entre 1863, époque de son adhésion publique au darwinisme et à l'évolutionnisme, et 1899, date de son dernier livre. Les Enigmes de l’Uniyers, Hæckel a déployé une activité littéraire intense. — Les Enigmes de l’Unii’ers représentent, au dire de l’auteur, le dernier effort d’un ouvrier qui, ressentant déjà bien des symptômes de la vieillesse, veut, au dernier jour du XIX' siècle, apposer à son travail le trait final… Un vieux projet, celui d'édifier tout un système de philosophie moniste sur la base de la doctrine évolutionniste, ne sera jamais mis à exécution : les forces de l’ouvrier ne suffisent plus à la tâche… (Enigmes, préface).

Les doctrines matérialistes de Hæckel jouissent d’une vogue considérable en Allemagne ; au cours de ces dernières années, elles furent l’objet d’un grand effort d’exportation, notamment en Angleterre et chez nous. Elles se présentent avec un appareil scientifique « impressionnant ». Tout cela nous décide à les exposer ici avec quelques détails ; nous les emprunterons presque uniquement au livre de Hæckel déjà cité : c’est un tableau d’ensemble, plus facile à retrouver que la plupart des autres écrits philosophiques du même auteur.

Principaux ouvrages matérialistes de Hæekel : Morphologie générale des organismes (1866). « Ouvrage prolixe, écrit dans un style lourd et qui n’a trouvé que très peu de lecteurs » (Hæekel).

Histoire de la création naturelle (1868), reprend, sous une forme plus aisée, une partie des idées contenues dans l’ouvrage précédent !

Anthropogénie (1874), tentative pour « rendre accessibles et compréhensibles à un plus grand nombre de personnes instruites les faits essentiels de l’histoire de l'évolution humaine » (Hæckel).

Phylogénie systématique (1891-1897), (Phylogénie

: = : formation de la race), — traite de l’ensemble de

la généalogie du monde animal.

Le Monisme, lien entre la religion et la science, profession de foi d’un naturaliste (1892).

Les Enigmes de l’Univers (1899), « complément, confirmation, développement des convictions exposées précédemment, indiquées et défendues… depuis nombre d’années » (Hæckel, Préface des Enigmes).

Hæckel a publié nombre d'écrits de science pure, et il y aurait puérilité à méconnaître ses compétences zoologiques ; ses livres philosophiques euxmêmes témoignent d’une vaste culture scientifique, en quoi il est bien supérieur à Biichner. Mais Hæckel, philosophe, se permet des libertés étranges à l'égard de la science, nous le verrons ; et cependant

que ne fait-il pas, pour faire naître et pour enraciner dans l’esprit du lecteur cette persuasion : que a la philosophie moniste » aurait vraiment pour base 'X l'étude empirique de la nature » 1

E tposé de la philosophie moniste de Hæckel. — Elle nous fut présentée, en 1892, comme la religion de l’avenir ; en 1899, comme la solution des énigmes de l’Univers : « L’homme moderne sans culture, tout comme l’homme primitif et grossier, se heurte à chaque pas à un nombre incalculable d'énigmes de l’univers. A mesure que la culture augmente et que la science progresse, ce nombre se réduit. » (Enigmes, p. 17) Ainsi, tandis que E. du Bois-Reymond, en 1880, distinguait encore sept énigmes à résoudre,

« la philosophie moniste (en 189g) ne reconnaît, finalement, qu’une seule énigme, comprenant tout : le

problème de substance. » (l. c.) Il y a plus : « Cette loi cosmologique fondamentale… est devenue le guide le plus sur pour conduire notre philosophie monistique à travers le labyrinthe compliqué de l'énigme de l’univers, vers la solution de cette énigme. » (p. 5) Voici donc, selon Hæckel, l'état de la cause : trois énigmes ( — nature de la matière et de la force, — origine du mouvement, — apparition de la simple sensation et de la conscience —) « sont supprimées par notre conception de la substance » ; trois autres problèmes ( — première apparition de la vie, — finalité, — la raison et la pensée avec l’origine du langage, qui s’y rattache étroitement —) « sont définitivement résolus par notre moderne théorie de l’Evolution I) ; enfin la septième énigme, le libre arbitre, « dogme pur, ne repose que sur une illusion et, en vérité, n’existe pas du tout. » (p. 18)

Nous exposerons :

I) La loi de substance : i" La base scientifique ;

2° Les compléments arbitraires ;

II) Les apiilications principales ; 1° Le Cosmos ;

2" Dieu, religion, morale ;

3° L’homme.

I) Loi de substance. — A la base de tout le système de Hæckel, se trouve une loi cosmologique dont la valeur universelle inspire à son inventeur une sorte d'émotion religieuse (p. 891). Il nous confie que

« tous les progrès particuliers de la physique et de

la chimie, quant à leur importance théorique, sont infiniment dépassés par la découverte de la grande loi où ils viennent converger comme en un foyer, la loi de substance. » (p. 5) « Le fait de l’avoir découverte et définitivement établie est le plus grand événement intellectuel du xix* siècle, en ce sens que toutes les autres lois naturelles connues s’y subordonnent. » (p. 2/(5)

Qu’est-ce donc que cette loi, « la suprême, la plus générale des lois de la nature, la véritable et unique loi fondamentale cosmologique » (p. 245), et, en même temps, la dernière énigme, la seule qui reste à deviner ? — C’est, ni plus ni moins, une sorte d’amalgame, la fusion en un seul de deux principes célèbres, celui de la conservation de la matière, et celui de la conservation de l'énergie 1" Bases scientifiques. — a) Conservation de la matière. Lavoisier s’est immortalisé, vers la fin du xvm' s-, en établissant par les faits que, dans les réactions chimiques, rien ne se crée, rien ne se perd ; c’est-à-dire que la masse des corps n’est pas altérée dans leurs transformations les plus profondes et les plus diverses. Toute la chimie moderne s’est appuyée avec confiance et semble devoir s’appuyer longtemps encore sur la loi de Lavoisier, bien qu’elle ne passe plus pour aussi certaine, depuis un petit nombre d’années. — /<) Conservation de l'énergie. 501

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1. Au milieu du xix' s., R. Mayer, Joule elHirn, par des procédés fort divers, ont établi d’une manière suffisamment concordante l’existence de ce qu’on a nommé « l'équivalent mécanique de la chaleur », savoir : qu’il y a un rapport constant entre les quantités de chaleur et les quantités de travail mécanique, lorsque la chaleur est employée à produire un travail (transformée en travail, comme on dit), ou inversement. — a. Par induction, et en se servant du mol « énergie » comme terme universel pour désigner « toute capacité d’agir qui appartient à un corps ou à un système de corps », on a formulé la loi générale d'éqinvalence : « Quand une énergie se Il transforme » dans une autre, une quantité déterminée de l'énergie qui disparaît correspond toujours à une quantité déterminée de l'énergie qui apparaît » ; en d’autres termes, il y a un rapport constant, une

« équivalence quantitative i>, entre les énergies diverses (mouvement, chaleur, électricité), qui se
« transforment » les unes dans les autres. — 3. Enfin, 

soit directement par induction, soit indirectement par vérilicatiou des conséquences, on se croit autorisé à poser ce principe tout à fait général, que : « Le total des diverses énergies est une somme constante, pour l’univers tout entier, comme pour un système fermé quelconque. » (On appelle système fermé un corps, ou groupe de corps, sans communication aucune avec le dehors, n’en recevant rien, n’y envoyant rien, bref, sans profits ni pertes d’aucune sorte par influence extérieure.) La formule (3) constitue le fameux principe de la conservation de l'énergie : il forme, avec le principe ou la loi d’entropie, la base d’une science relativement jeune, la Thermodynamique.

— Hæckel, tout en rejetant la loi d’entropie (p. 283-284), lait sienne la loi de la conservation de l'énergie, et l’unit à la loi de Lavoisier ; venu trop tard pour découvrir ces lois, Hæcltel peut, du moins, revendiquer comme sienne l’idée d’en faire un seul principe : conservation de l'énergie, conservation de la matière, deux principes qu’il proclame « inséparables dans leur essence » (p. 245), aussi intimement liés a dans un tout indissoluble », que « les deux objets, la matière et la force ou énergie » ; à les bien prendre, ils « ne sont que deux aspects d’un seul et même objet, le cosmos » (p. 2^7). A eux deux, ils constituent l’axiome de la constance de l’univers, la loi de substance. — L’affirmation intrépide de cette solidarité des deux principes, leur fusion en un seul axiome, constitue la contribution personnelle de Hæckel à ce qu’il appelle a le plus grand événement intellectuel du xix" siècle ».

2° Développements arbitraires, propres à Hæckel.

1) Qu’est-ce que cette substance, cette chose constante ? — Pour nous l’expliquer, Hæckel commence par résumer les idées de Spinoza. La substance, c’est la même chose que Dieu, ou que tout le monde, car c’est tout au ; c’est le Dieu-Tout. Cette universelle substance, ce « divin être cosmique », nous montre deux aspects de son essence, deux attributs fondamentaux : la matière (la substancematière est infinie et étendue), et l’esprit (la substance-énergie comprenant tout et pensante). Tous les objets de l’univers, toutes les formes individuelles d’existence ne sont que des formes spéciales et passagères de la substance, des accidents ou des modes. Ces modes sont des objets corporels, des corps matériels, lorsque nous les considérons sous l’attribut de l'étendue (comme remplissant l’espace) ; ce sont des forces ou des idées, lorsque nous les considérons sous l’attribut de la pensée (de l'énergie). — Ce résumé présenté, Hæckel déclare qu’il fait siennes les idées de Spinoza : « C’est, dit-U, à

cette conception fondamentale de Spinoza que notre monisme revient ; pour nous aussi, la matière (ce qui remplit l’espace) et l'énergie (la force motrice) ne sont que des attributs inséparables d’une seule et même substance ». (p. 249)

2) Depuis le temps de Spinoza, on a expliqué, développé la théorie de la substance, de façons diverses ; ainsi les physiciens, très généralement fidèles aux idées de Newton, supposent que tout est fait d’atomes

« vibrant à travers l’espace vide, et agissant à distance » (p. 260). — A cette « notion de la substance

kinétique », Hæckel préfère « la notion de substance pyknolique (principe originel de condensation ou pyknose) ». (p. 2.51) Il s’agit ici d’une hypothèse aventureuse qui pose, au lieu d’atomes innomljrables, une substance unique, tout d’abord homogène ; au lieu de vibrations, un effort de contraction, qui aboutit à la formation de centres de condensation infiniment petits ; ceux-ci « possèdent sensation et mouvement volontaire, c’est-à-dire qu’en un certain sens ils ont une àme ». (p. 262) Ces « atomes animés » errent non dans le vide, mais dans la partie non condensée de la substance primitive. Ils se groupent en masses de grande étendue, plus denses que la moj’enne, — ce sont les masses pondérables des corps ; le reste, d’une densité amoindrie (négative par rapport à la moyenne), constitue l'éther (matière impondérable). Il y a lutte sans trêve entre les deux portions — condensée et distendue — de la substance : la condensation tend à croître, parce que la masse positive éprouve du plaisir ; mais l'éther (négatif), par.contre, s’oppose à toute élévation de sa tension, à cause du sentiment de déplaisir qui s’attache à cette tension. Et cette lutte est le ressort de tous les événements de la nature.

Hæckel, sans toutefois se porter garant de la valeur de cette hypothèse, en adopte les principes essentiels, parce qu’ils sont « indispensables à toute conception de la substance vraiment moniste » ;

I. Les deux éléments principaux de la substance, la masse et l'éther, ne sont pas morts, et mus seulement par des forces extérieures, mais ils possèdent la sensation et la volonté ; ils éprouvent du plaisir dans la condensation, du déplaisir dans la tension ; ils tendent vers la première et luttent contre la seconde.

II. Il n’y a pas d’espace vide.

III. Il n’y a pas d’action à distance à travers l’espace vide… (mais tout au plus) « transmission par l'éther » (p. 254).

3) L'éther. — Qu’on ne s'étonne pas de le trouver en tout ceci : pour Hæckel, son existence en tant que matière réelle est le plus positif de tous les faits ; Hæckel en est aussi sur « que de sa propre existence, lorsqu’il réfléchit et qu’il écrit sur ces questions ». (p. 260)

Qu’est-ce que l'éther ? — Comme on n’en sait rien, chacun est libre, observe Hæckel, d’adopter l’opinion qu’il veut ; et voici la sienne. L'éther, qui remplit les intervalles, grands et petits (interastraux et inleratomiques) de la matière pondérable, n’est pas, comme celle-ci, composé d’atomes (pyknatomes), mais doué d’une structure particulière, la structure… éihérique ; ni gazeux ni solide ni liquide, son état physique est spécial, l'état éthériquc, comparable peut-être à a une gelée infiniment ténue, élastique et légère » ; — impondérable, il ne l’est sans doute que relativement ; — par condensation, il peut probablement passer à l'état gazeux, et de là aux autres états phjsiques de la matière pondérable. En attendant, il est infini comme l’espace, et déplus, éternellement en mouvement. Or ce motus propre de l'éther, en réciprocité d’action avec la gravitation 503

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(la partie bonne de la théorie de Newton ou théorie kinétique), est la cause dernière de tous les phénomènes, (p. aCo-aôa)

Après avoir rappelé que force de tension (énergie potentielle) et force vive (en. actuelle) se transforment sans cesse l’une dans l’autre sans cbangement dans la valeur totale de la somme, et affirmé que cela explique toutes les fonctions vitales, même les phénomènes de vie intellectuelle, Hæckel met à ce chapitre — (xii « ) essentiel, central — une conclusion digne de tout le reste : « Notre ferme conviction moniste, que la loi fondamentale cosmologique vaut universellement dans la nature entière, est de la plus haute importance. Car non seulement elle démontre positivement l’unité foncière du Cosmos et l’enchainement causal de tous les phénomènes que nous pouvons connaître, mais elle réalise, en outre, négativement, le suprême progrès intellectuel, la chute définitive des trois dogmes centraux de la métaphysique : Dieu, la liberté et l’immortalité ». (p. 205) — Ce chapitre constituant le suprême progrès intellectuel, nous avons cru devoir l’analyser en détail. Il suffit désormais d’indiquer les grandes lignes de l’édifice bâti par Hæckel, sur le fondement de la loi de substance.

II) Applications de la loi universelle de substance. — i" Cosmos. — Gomme orientation générale, négation de la création, qui est une hypothèse invérifiable ; elle fait place à la loi d’évolution « enfant du xix’s., au nombre de ses créations les plus importantes et les plus brillantes ». L’évolution étudie en quatre parties l’apparition naturelle : i ° du Cosmos, 2" de la terre, 3" des organismes vivants, 4° de l’homme. A ce sujet, Hæckel rappelle qu’il fut le premier à mener, en 18^4, « à bonne fin la tentative de suivre la descendance de l’homme à travers la série entière de ses aïeux (depuis les singes) jusqu’aux plus anciennes formes arcliigones de Monères ». Les monères elles-mêmes, il en a(Hist.de la Création matérielle, c. xv) expliqué l’origine par procréation, abiogénèse ou archigénèse, termes qui, d’après leur créateur, signifient « la première apparition du plasma vivant, succédant aux combinaisons organiques du carbone dont il est issu ». C’est la théorie carbogène de la vie : « Les phénomènes caractéristiques de la vie sont simplement les modes d’activité des corps albuminoïdes et autres combinaisons plus complexes du carbone. »

— Et par là, comme par un « pont jeté grâce à la théorie moderne de l’Evolution », le domaine de la vie psychique est relié au domaine physique, et t( nous en sommes venus à la conviction nette que tout phénomène est soumis à la loi universelle de substance » et le Cosmos retrouve sa belle unité, compromise par tout dualisme.

La procréation, abiogénèse ou archigénèse — l’événement qu’on a coutume de nommer génération spontanée, car c’est d’elle qu’il s’agit, mutato nomine,

— n’a jamais été constatée, les faits dûment interrogés se prononcent contre elle, n’importe ! Elle s’impose à la conviction moniste, sous peine d’admettre la création, le miracle de la création : entre les deux il faut choisir. Et comme le miracle est contradictoire, il faut nier la création de la vie, nier aussi la création du Cosmos, de ses éléments primordiaux ; ils sont éternels, comme le mouvement de l’éther.

a’Dieu. — Le choix s’impose aussi entre le théisme, « qui distingue Dieu d’avec le monde comme son créateur, son conservateur et son régisseur »,

— et le panthéisme, qui fait de Dieu la substance même du monde. Hæckel ne saurait avoir que du mépris.soit pourle a Monothéisme anthropistique »,

d’après lequel, assurc-t-il. Dieu ne serait, au fond, (inunesoTiedevertéliré gazeux Hct. Morph. gén., Mon., En., p. 330) ; soit pour le « Triplothéisme chrétien » (Trinité), lequel par l’affirmation trois font un, fit jadis hésiter la jeune logique de Hæckel enfant… Mais depuis, quelle triomphante revanche il a su prendre, par des interprétn lions des dogmes chrétiens comme celles-ci : le Fils du Père est en même temps Fils de la 3’Personne, le Saint-Esprit, et est conçu par l’immaculée conception de la Vierge Marie (p. 3 19) — la Vierge Marie joue un grand rôle à titre de quatrième divinité, son influence devient prépondérante, si bien que les trois personnages masculins sont complètement effacés ». (p. 3aC)… Ces exemples suffisent pour montrer dans quel esprit et avec quel esprit est critiquée la religion chrétienne.

A sa place, Hæckel propose : — o) le culte du vrai, du beau et du bien, comme religion de l’avenir, en harmonie avec la science (ch. xviii) ; — ) et l’équilibre de l’égoïsme et de l’altruisme, comme principe d’une morale vraiment scientifique et moniste (ch. xix).

3’^ L’homme, dernier terme de l’évolution du Cosmos, a longuement retenu l’attention de Hæckel : la première moitié des « Enigmes » (ch. ii-xi) lui est consacrée, et elle contient de nombreux renvois aux autres ouvrages.

a) Le corps. — Par l’anatomie et la physiologie, par l’embryogénie et la phylogénie, les chap. ii-v

« tendent à montrer » que l’homme, fils duPithecanthrupus

alalus (muet), mammifère le plus perfectionné, provient de la môme souche que les autres et ceux-ci, à leur tour, de la même branche plus ancienne de l’arbre généalogique que les autres vertébrés. L’auteur de nos grandes « chartes d origine » est « convaincu que la hiérarchie par lui tracée des ancêtres de l’homme répond en gros à la vérité ».

(p. 95)

h) L’âme. — La psychologie est une partie de la physiologie ; car, dit Hæckel, « selon moi, ce qu’on appelle âme est, à la vérité, un phénomène de la nature ». (p. io4) Ou plutôt, il considère « l’âme comme un concept collectif désignant l’ensemble des fonctions psychiques du plasma. L’âme est une abstraction physiologique… Nous nommons àme »…le travail du psychoplasma », lequel est, « chez l’homme et les animaux supérieurs, un élément difl’érenciédu sj’stème nerveux, le neuroplasma des cellules ganglionnaires et de leurs prolongements centrifuges, les fibres nerveuses ». (p. 128)

Foin de la psychologie dualiste, une « plate conception » spiritualiste, qui repose sur l’hypothèse d’un monde spirituel, du(]uel nous ne pouvons rien savoir… », et dont les phénomènes « devraient n’être pas soumis à la loi de substance » ! (p. io4, io5)

La psychologie moniste, elle, réduit toute l’activité psychique supérieure, y compris « les phénomènes merveilleux de la raison et de la conscience », aux

« processus de la vie psychique inférieure » (p. 106) ; 

et les progrès de la psychologie, dus à la théorie évolutionniste, ont abouti à ceci : que nous reconnaissons l’unité psychologique du monde organique. » A la psychologie scientifique de l’avenir, Hæckel ne laisse à faire que « l’étude de la longue suite de stades inférieurs qu’a dû parcourir l’esprit humain en se développant » (p. I2’3)

Cette tâche, belle mais difficile, de la psychologie moniste, en avait séduit plusieurs dans leur jeunesse, qui l’ont plus tard abandonnée : Virchow, du Bois-Rkymond, Wundt lui-même, bien qu’il « possède sur la plupart des autres philosophes l’avantage de connaître à fond la zoologie, l’anatomie et la 505

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physiologie », ont renié leur monisme d’antan, comme « péclié de jeunesse ». — Ils pourront bien prétendre que, leur esprit ayant mûri avec l'âge, ils se sont convaincus de leurs erreurs ; Ilæckel, lui, affirme que l’expérience a troublé leur vue, et qu’n avec la vieillesse survient une dégénérescence graduelle du cerveau, comme des autres organes i> (p. 117). C’est tout simple I Mais à quoi pense donc Hæckel quand il affirme, un peu plus loin, que les aptitudes philosophiques sont le privilège de l'âge mûr, et survivent au déclin des autres ?

Revenons à sa psychologie évolutionnisle : en passantpar les a degrés hiérarchiques de l'âme », par

« l’embryologie et la phylogénie de l'âme », on Unit

par aboutir au « Mystère central psychologique », à la « résistante citadelle de toutes les erreurs dualistes et mystiques, â la question de la conscience »

(F- '97) c) La conscience. — L’interprétation scientifique de la conscience est extrêmement difficile, concède Hæckel, parce qu’ici le sujet et l’objet se confondent ; toutefois, « nous verrons que la conscience est un phénomène naturel », et qu’elle « est soumise, comme tous les autres phénomènes naturels, à la toi de substance ».

1. Notions préliminaires. — La conscience est une intuition iHier/ie, comparable à une réflexion ; — elle a un double domaine, l’Univers et le Moi, celui-là de beaucoup le plus étendu ; — la conscience n’est pas, tant s’en faut ! coextensive à l’activité psychique ; et, au surplus, entre l’inconscient et la conscience, il n’y a pas de frontière nette.

2. Théories de la conscience. — Elles se laissent ramènera deux conceptions opposées : la transcendante (dualiste) et la physiologique (moniste) ; Hæckel, « éclairé par la théorie de l'évolution, a toujours soutenu la seconde ». Mais parce que l’autre s’obstine à vivre malgré sa vieillesse, demeure

« de beaucoup la plus répandue, (et) s’est acquis de

nouveau un grand renom, grâce à du Bois-Reymond et à son célèbre discours de VIgnorahinius », Hæckel revient sur ce qu’il appelle « le cœur » de cette a question capitale ». Et d’abord : i) le « joli sermon » qu’est le discours de VIgnorabimus ne méritait pas son succès : la majorité, et surtout le « beau sexe » y ont applaudi ; mais Hæckel a eu « le courage moral… de tenir tête aux arrêts sans appel du dogmatique et tout-puissant secrétaire et dictateur de l’Académie des sciences de Berlin i> ; au surplus, le « physiologiste de Berlin n’a jamais rien fait pour étendre les conquêtes du darwinisme » ; et « les remarques par lesquelles il conteste la valeur de la loi fondamentale biogénétique, le fait qu’il rejette la phylogénie, etc., montrent qu’il n’est ni assez familieravec les faits, ni capable d’apprécier philosophiquement leur importance théorique ». (p. 210)

2) Au reste, voici la théorie physiologique de la conscience : « La nature de la conscience » est un

« problème physiologique, ramenable aux phénomènes

qui ressortissent âla physique et à la chimie » ; c’est un « problème neurologique, parce que la conscience ne se trouve que chez les animaux supérieurs qui possèdent un système nerveux centralisé et des organes des sens » assez parfaits, (p. aïo, 11) Hæckel tient pour accordé, parce que bien évident, que les animaux supérieurs — « les singes et les chiens surtout — se rapprochent énormément de l’homme dans toute leur activité psychique… La fonction supérieure d’activité cérébrale, la formation de jugements, leur enchaînement en raisonnements, la pensée et la conscience au sens propre, sont développés chez les animaux tout comme chez l’homme — la différence n’est que dans le degré, non dans la nature ».

(p. 201) « Les dilTérences graduelles de conscience entre ces Placenlaliens i< raisonnables » (les chiens, les singes, les éléphants) et les plus inférieures des races humaines (Weddas, nègres de l’Australie) sont moindres que les différences correspondantes entre celles-ci et ce qui existe chez les hommes raisonnables les plus supérieurs (Spinoza, Goethe, Lamarck, Darwin, etc.). La conscience n’estainsi qu’une /Partie de l’activité psychique supérieure, et comme telle elle dépend de la structure normale de l’organe de l'âme auquel elle est liée, du cerveau ». (p. 21 i)La i)hysiologie sait depuis 20 ans (Hæckel écrit en 18gg) que l'écorce grise des hémisphères cérébraux est le sié^e (ou mieux l’organe) de la conscience » ; grâce aux progrès de Vanatomie microscopique du cerveau dans ces dernières années, « la preuve morphologique de ces faits physiologiques a pu être établie ». Le plus important de ces faits est la découverte (par Flechsig) des organes de la pensée. Ce sont les (( centres d’association » de Flechsig, que Hæckel appelle les « quatre grands foyers de la pensée », a organes réels de la vie de l’esprit », « les véritables organes de la pensée, les seuls organes de notre conscience ». (p. 211-12)

Après les localisations cérébrales de Flechsig, la pathologie et l’ontogénie de la consc/ence sont invoquées pour nous convaincre clairement de ce fait qu’elle n’est pas une » essence immatérielle », mais une «. fonction physiologique du cerveau ». (p. 213, iii) La phylogénie de la conscience, enfin, n’est pas moins a certaine, en principe » ; mais les faits manquant ici, on ne peut « édifier sur elle des hypothèses précises ». (p. 215)

Nous avons jugé utile de rapporter ici, plus abondamment que de coutume, les paroles mêmes de Hæckel. Il en ressort à l'évidence que, pour lui, constater une dépendance quelconque de la conscience à l'égard du cerveau et de ce qui peut le modifier, c’est réduire la conscience aux phénomènes physiques et chimiques. Qu’entre ces deux choses : dépendance et identité, il puisse exister une différence, Hæckel semble l’ignorer bien sincèrement. Car aussitôt il passe â la réfutation de la thèse dualiste de l’immortalité personnelle de l'âme humaine.

d) Immortalité de l'âme (athanatisme) : « suprême domaine de la superstition, citadelle des idées dualistes et mystiques » ce dogme « est inadmissible en face des données empiriques de la biologie moderne » (p. 219). Tout d’abord, ce dogme n’a pris toute son

« importance que par suite de son rapport étroit

avec le Christianisme ». Or, le dogme chrétien : « Je crois à la résurrection de la chair, je crois à la vie éternelle », est d’un bout â l’autre matérialiste et anthropistique. — Ce n’est pas tout. Que la « résurrection de la chair » soit impossible, c’est ce que savent tous ceux qui ont la moindre connaissance de l’anatomie et de la physiologie. » Et « la résurrection du Christ est un pur mythe », (p. 227) — Enfin l’athanatisme métaphysique (Platon), et la métempsychose qui lui est annexée, sont à leur tour exécutés au nom de « l’anatomie et de la physiologie », et grâce « aux progrès de l’histologie et de l’ontogénie ». (p. 229)

Nous terminerons cet exposé par une remarque : nos lecteurs, ceux du moins qui n’ont jamais lu Hæckel, pourront être tentés de croire qu’on a voulu faire ici une caricature de ses idées ; qu’on a recherché dans ses livres les mots barbares, ainsi que les affirmations outrancières, afin de les souligner ; et qu’enfin on a supprimé les preuves robustes dont, sans doute, un homme aussi célèbre doit accompagner ses thèses principales… Il n’en est rien, et les lecteurs de Hæckel le savent bien : formules 507

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agressives et termes blessants, ou baroques tour à tour, foisonnent presque à chacune de ses pages, — et notre résumé en contient relativement peu. Quant au sérieux de la discussion, aux preuves des assertions les jjlus capitales et les plus audacieuses, qu’il s’agisse de construire ou de démolir, Hæckel n’en a cure : ne lui suUit-il pas, en preuve de ses dires, d’en appeler à ses « convictions monistes v ? Tout au plus pourrait-on voir des essais de démonstrations dans des comparaisons et des rapprochements, parfois fort inattendus, arbitraires toujours, et enûn susceptibles de plus d’une interprétation. Tout cela ne manque pas d’intérêt, pour les esprits curieux de vastes systèmes… ; mais entre cela et des preuves, il y a un abîme.

D’autres en ont jugé comme nous, qui pourtant étaient sympathiques à l'œuvre de Hæckel : tels, le D J. Maxwell (Bordeaux) et Sir Oliver Lodge, Kecteur de l’Université de Birmingham et physicien illustre. « J’admire sincèrement, ditJ. Maxwell, l'œuvre scientifique du savant biologiste d léna, mais je n’ai pas la même admiration pour ses conceptions philosophiques. J’avais été frappé, en lisant ses Enigmes de l’univers, de la témérité de quelques-unes de ses affirmations, et de l’inexactitude de certaines d’entre elles. J’avais songé à les mettre en évidence et à essayer de montrer l’erreur fondamentale des philosophes qui, comme lui, jugent nos connaissances assez complètes pour en inférer une explication systématique de l’univers, fondée sur des actions et des réactions mécaniques… » (J. Maxwell, trad. du livre de O. Lodge, La vie et la matière, Préface, p. I. Alcan, 1907)

Ce n’est pas que le D' Maxwell obéisse à des préjugés, soit contre 1 evolutionnisme, soit en faveur de la religion chrétienne ; qu’on en juge par ce qu’il ajoute, quelques lignes plus bas : « Les découvertes des dernières années du xix* siècle ont eu des conséquences désastreuses pour certains concepts religieux trop étroitement attachés à la lettre de leurs révélations. Le triomphe des idées de Lamarck et de Darwin a eu notamment un tel effet. L’idée d’une évolution progressive des espèces est inconciliable avec celle de la création, telle que l’expose par exemplela Genèse. » (p. 2, 3)

Ce serait nous écarter de notre sujet, que de discuter ici de pareilles aflirmations.

Sir Oliver Lodge n’est pas plus hostile au monisme, que son traducteur française l'évolutionnisme : « La vérité, dit-il, eslque toute philosophie tend à devenir monisle ; il faut qu’elle vise à l’unification, quelque difficile qu’elle soit. Un philosophe, qui en abandonnerait la poursuite, … paraîtrait abandonner sa profession de philosophe… » (La matière et la vie, p. 16) — Lodge va plus loin : il estime que les livres de Hæckel ne peuvent faire que du bien aux personnes qui ont reçu une éducation et une instruction complètes. Ils peuvent, il est vrai, ne rien leur apprendre de particulièrement nouveau, mais ils offrent une intéressante étude d’histoire scientifique et de développement mental ». (p. 14) — Mais, avec une nuance de commisération pour les milliers d’ouvriers de son pays qui, dit-on, lisent les livres de Hæckel, l'écrivain anglais continue ainsi : « Us peuvent faire du mal à des lecteurs sans instruction, sans jugement, sans notion de la mesure et sans beaucoup de critique. Ils peuvent faire du mal, à moins d'être accompagnés d’une sorte d’antidote, spécialement contre le parti pris de certains de leurs chapitres consacrés à une œuvre de destruction hâtive et dédaigneuse. « Offrir cet antidote est le but spécial de Lodge : « Je dirais à l’ouvrier intelligent, ou à tout autre lecteur à tête dure, qui considérerait

la foi chrétienne comme minée… par la philosophie… prônée… par le professeur Hæckel, je dirais… : « Ne croyez pas avoir en main un traité où la vérité définitive et ultime de l’Univers soit enfin proclamée, où la pure vérité ait été séparée de l’erreur des âges précédents ; ne le croyez pas, mon ami, il n’eu est rien 1 » (p. 14) — Un peu plus loin, nous lisons que : « Pour apprécier la valeur du système de l’Univers exposé par le professeur Hæckel, il suffit de se cantonner sur le terrain de la science.. Les faits qu’il affirme et ceux qu il nie énergiquement sont choisis par lui suivant qu’ils cadrent ou ne cadrent pas avec son système philosophique. » (p. 17)

Très accueillant pour les « contributions positives soit aux faits, soit à leur systématisation », le savant écrivain anglais jouhaile qu’on marque plus de défiance aux « critiques négatives ou destructives », à

« tout ce qui évite ou rejette une partie de l’expérience humaine parce qu’elle ne s’accorde pas avec

un système… mouiste ou autre. La fabrication d’un pareil système négatif et destructif, spécialement lorsqu’il s’accompagne d’un dogmatisme sans gène, devrait éveiller automatiquement le soupçon et la répulsion «.(p. 18)

Sir O. Lodge tenait ce langage en 1906. Qu’aurait-il dit trois ou quatre ans plus tard, après la retentissante affaire Brass-Hæckel, au cours de laquelle celui-ci fut contraint d’avouer qu’il avait falsifié de nombreux dessins, dans le but de fonder sa fameuse théorie de l'évolution embryogénique des êtres ? (Cf. Jiev. prat. d’Apulog., t. IX, p. 276-280 ; — t. XII, p. 109-115.)

Nous pourrions rapporter d’autres jugements encore sur les Enigmes de l’Univers, comme celui du professeur Paulsen : « J’ai lu ce livre avec la plus grande honte, j’ai rougi en pensant à quel degré d’abaissement est tombé le niveau philosophique de notre peuple. C’est une honte, qu’un tel livre puisse être imprimé, acheté, lu par un peuple quia eu l’honneur de posséder un Kant… » Mais est-il besoin de multiplier les témoignages ?

Ul. Critique et conclusion. — Il n’est pas question d’instituer ici une discussion en règle, soit du Matérialisme en général, soit même du système moderne exposé par Hæckel ; elle ferait double emploi avec une partie fort notable du Dictionnaire [voir, entre autres articles : Ame, Dieu, Hommb, Libre arbitre…] On s’en tiendra donc à quelques observations critiques, visant surtout à préciser l'état des questions essentielles : I) au sujet de Hæckel, on aura surtout en vue d’esquisser les limites qui séparent ses thèses des résultats scientifiques ; ce sera montrer que le Matérialisme scientifique est redevable au professeur d’Iéna de nombreux néologismes et d’audacieuses affirmations, bien plus que. de progrès sensationnels ; — II) relativement au Matérialisme pris en général, on précisera le point du débat le plus facile à circonscrire, à savoir la nature intime de notre vie intellectuelle.

I) Critique de la loi de substance : i" sa constitution ; — 2' son interprétation moniste ; — 3° psychologie de Hæckel.

1" Constitution de la loi de substance : a) les matériaux ; — h) leur assemblage.

a) — 1) Principe de Lavoisier, ou conservation de la matière. — Inutile d’entrer dans les discussions actuellement pendantes, sur la variabilité de la masse des corps en de certaines conditions de déplacement, ou bien la constance absolue que comporte la loi de Lavoisier. Etant escomptée la victoire de ceux qui tiennent pour la seconde alternative, nous avons ici, strictement parlant, une hypothèse raisonnable, une 509

MATÉRIALISME

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généralisation autorisée, si l’on veut, par toute l’expérimentation scientifique. Le principe de Lavoisier n’est rien de plus : ni évident par lui-même, ni susceptible, dans son universalité, d’une démonstration purement expérimentale.

2) Principe de conseivalioti de Vénergie. — Il a, tout au jilds, la même valeur que le précédent : une hypothèse seientilique, assez appuyée par les faits. (Voir : Déterminisme puysiqub, t. I, p. 984 du Uictioiinaire)

h) — L’assemblage des deux lois ci-dessus rappelées, l’union des deux principes de conservation dans un seul, dans l’axiome ou la loi de substance, est la propriété de Hæckel : non pas seulement parce que c’est ici son œuvre, mais encore en ce sens qu’il risque fort d'être seul à voir dans cetassemblage un progrès merveilleux ; lui seul, enfin, peut apprécier les raisons qu’il doit avoir — mais qu’il ne dit pas — d’aflirmer la parfaite identité : i) de la force et de l'énergie ; — 2) de la force on énergie et de la matii’re oumasse. — i) Les physiciens distinguent les notions de force et d'énergie, l’une étant beaucoup plus générale que l’autre ; Hæckel trouve que c’est là une pure subtilité : libre à lui ; mais alors, le principe de conservation de l'énergie est-il encore soutenable ? — 2) On ne songe guère à contester l’union intime, dans la réalité corporelle, entre sa masse et ses énerg’ies. Mais qu’elles soient la même chose, c’est ici une affirmation gratuite au premier chef, et, de plus, manifestement erronée : en effet, dans l’hypothèse de l’identité, l'énergie ne pourrait ni croître, ni diminuer, dans une matière déterminée ; le principe de conservation de l'énergie regarderait, non plus seulement un « système clos », ou l’ensemble du monde matériel, mais aussi toute portion de la matière I Inutile d’insister. D’autant plus qu’on ne voit ni avantage ni inconvénient, du point de vue matérialiste ou bien du point de vue spiritualiste, à réunir dans une seule loi les deux principes de conservation.

2" Interprétation monisle de la loi de substance.

— Ayant emprunté à la science deux formules célèbres pour en constituer sa loi unique de substance, Hæckel prend ensuite la substance dans un sens très particulier ; dès lors, plus rien ne l’autorise à parler de résultats acquis ou même d’hypothèse scientifique, lorsqu’il dogmatise ainsi : a) il n’existe qu’une seule et unique réalité, la substance, à la fois matière et esprit. Dieu et monde corporel ; — b) la substance (matière et force) est infinie, et éternelle ;

— c) la substance, ici consciente et là inconsciente, est vivante partout ; — d) elle travaille aiec plaisir à se concentrer ; mais aussi, douloureusement tiraillée par le fait même, elle résiste à son propre effort de concentration ; — e) cela explique les phénomènes de la nature.

Il importe peu, à la vérité, que le monisme de Hæckel ait besoin de semblables hypothèses ; mais il faut redire qu’elles sont parfaitement étrangères à la science. O. Lodge les traite de « prétentions extravagantes » (l. c, p. 28) ; et il estime que le monisme du professeur Hæckel « apparaîtra aux philosophes rudimentaire et vieilli, tandis que les savants le tiendront pour dénué de preuves, hypothétique, erroné dans quelques-unes de ses parties, et en somme peu convaincant. » (p. 1 7) En effet 1 Et souvenons-nous que Sir O. Lodge est lui aussi moniste, par provision peut-on dire, en attendant l’apparition d’un monisme acceptable : ses critiques, bienveillantes par principe, n’en sont que plus significatives. Indiquons brièvement les nôtres :

a) Le principe : il n’existe qu’une seule réalité…, formule un panthéisme caractérisé. Or il est tout à

fait impossible que le inonde soit vraiment Dieu (voir : Monisjie et Panthéisme). Hæckel le sait bien : il rappelle que le panthéisme est un athéisme poli ; et c’est justement pour évincer Dieu, qu’il affirme… (Il affirme l'éternité…)

b) L'éternité en même temps que l’infinité de la substance (matière et force). Mais de quel droit ? Et qu’en sait-il ? — i. Sur l’origine première des choses, les sciences ne peuvent rien nous apprendre de positif : faites surtout de la constatation du présent, elles permettent de jeter, soit en avant, soit en arrière, un regard d’autant moins assuré qu’il veut porter plus loin ; il suffit, pour s’en bien convaincre, de voir par quels tâtonnements se construit une hypothèse cosmogonique présentable, par exemple, celle de LaplaceFaye-Ligondès. Encore importe-t-il de le remarquer : ces hypothèses n’ont point la prétention de nous renseigner sur la toute première origine du monde : celle-ci, de toute nécessité, exige un Créateur (voir : CniiATioN). — 2. /.'infinité actuelle du monde, tout aussi complètement que l’infinité de sa durée passée, échappe aux prises de la science positive : le télescope assez puissant pour atteindre aux limites d’un monde simplement fini, mais un peu vaste, n’est pas découvert ; et de prétendre que, grâce au télescope, nous savons que la place manque pour une autre vie, c’est se moquer, sans plusl

c) L’assertion suivante, savoir : que la substance unique est vivante en toutes ses parties, mérite tout particulièrement les qualifications de « vieillie », et

« dénuée de preuves ». C’est, en effet, le pur hylozoïsME, la plus vieille des doctrines cosmogoniques

grecques ; et il reste toujours vrai que cette antique hypothèse se heurte violemment contre les données les plus positives de l’expérience vulgaire et de l’expérience scientifique. Ou plutôt, avec les progrès de cette dernière, le conflit est devenu plus aigu : car si la vie était partout cachée dans la matière, elle devrait se développer et apparaître partout, à de certaines conditions de milieu, faciles à préciser. En est-il ainsi ? Non. Depuis les expériences de Pasteur, nous sommes certains que, même dans les milieux les plus favorables, la vie ne se développe et n’apparaît jamais qu'à partir de germes déjà organisés, ayant appartenu à des êtres incontestablement vivants. Toute matière siirement dépouillée de tels germes, est et reste indéfiniment stérile en fait de manifestations vitales. La démonstration scientifique est faite. Les célèbres « monêres » sont une pure invention de Hæckel.

Enfin les derniers éléments d) — e) de la doctrine de la substance sont encore moins fondés, si possible ; et, sans doute, Hæckel en conviendrait : il les a pris dans la théorie pykiiotique de la substance, construite par Vogt ; or celle-ci est rejetée parla physique moderne ; elleest « très imparfaite, et les spéculations de Vogt » doivent être « souvent des erreurs ». Hæckel se déclare « trop peu familier avec la physique et les mathématiques, pour pouvoir séparer leurs bons et leurs mauvais côtés ». Et cependant, Hæckel emprunte à une théorie si suspecte plusieurs de ses affirmations ; pourquoi ? Parce qu’il les tient pour indispensables à toute conception de la substance vraiment moniste ». (Enigmes, p. 253) Voilà bien la grande raison, la raison unique et déterminante I Libre à Hæckel de s’en contenter. Mais, en bonne logique, une hypothèse gratuite ne gagneaucun poids en s’accrochant à des hypothèses aventureuses. II ne faut point parler ici de données, ou de résultats, ou de bases scientifiques ; les éléments de la doctrine de Hæckel ont un tout autre caractère, et notro but a été de le montrer sur quelques exemples. Il nous suffira d’ajouter peu de mots, relativement à sa 511

MATERIALISME

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psychologie, et cela va nous conduire à notre critique générale du Matérialisme.

3" Psychologie de Hæckel. — Relevons d’abord une équivoque, relative au mot naturel. Ce terme se dit, en général, de tout ce qui appartient ou convient à une nature, à une chose donnée, quelle qu’elle soit ; mais sur les lèvres de Hæckel parlant psychologie, naturel veut dire physiologique : un phénomène psychique naturel, est un phénomène susceptible d’une explication purement physiologique, c’est-àdire, en Un de compte, matérialiste ; et ce qui ne comporterait pas semblable explication, ne serait pas naturel, selon la langue de Hæckel. Or cet accaparement d’un vocable commun en faveur d’une vue très personnelle, n’est pas tout à fait innocent : il permet d’accoler aux idées combattues les fâcheux et injustesqualilicatifs de mystiques, âe surnaturelles, de transcendantes. Assaréiæal, une psychologie est jugée, qui admettrait une âme surnaturelle, une conscience transcendante, et des idées mystiques : la conscience est un phénomène naturel, on ne saurait en douter ; l'àme est tout aussi naturelle, et nul spiritualiste ne le contesta jamais. Seulement, reste à savoir quelle est la nature de l'âme, la nature de ces « phénomènes merveilleux de la raison et de la conscience ».

Nous avons dit l’opinion de Hæckel : ii) l'âme n’est qu’un « concept collectif désignant l’ensemble des fonctions psycitiques du plasma » (p. 123) ; — h) la conscience, ou intuition interne, n’est qu’une partie de l’activité psychique supérieure (p. 211) ; — c) or l’activité psychique supérieure se ramène an x « processus de la vie psychique inférieure)>(p. 106) ; — d) car elle dépend du cerveau : on a découvert (Flechsig) les « véritables organes de la pensée », les « organes de notre conscience », et l’on sait que des lésions cérébrales ont leur retentissement dans la conscience (p. 211-14). Bref, il n’y a pas d'àme-substance, mais des phénomènes psychiques, et ceux-ci sont sous la dépendance du cerveau. Ces idées de Hæckel, tout matérialiste les a toujours partagées, elles constituent le fond et l’essence du système. Il nous reste â les juger.

II) Afin de pouvoir commencer par une concession, reprenons ces idées en remontant : — i) Il est très vrai que tous les phénomènes psychiques se trouvent, de façon ou d’autre, sous la dépendance du cerveau ; si on l’a contesté, c’est chez les spiritualistes cartésiens, ou bien chez nos contemporains parallélistes. Mais un autre courant spiritualiste a toujours existé, autrement profond que celui qui se rattache à Descartes, plus proche de la complexe réalité, qui comporte un regard plus aigu et plus soutenu sur les modalités de la vie de l’esprit : le spiritualisme historique d’AnisTOTB et des Scolastiques n'éprouve, lui, ni difficulté sérieuse ni fausse honte à faire son profit des progrès de la physiologie, et à trouver une place, dans ses cadres, aux faits rappelés par Hæckel, tout comme à ceux de la psychologie expérimentale. Volontiers nous le reconnaissons : si, pour défendre le spiritualisme, il fallait attribuer à l’homme une vie intérieui-e parfaitement à l’abri de toute influence physiologique ou même externe, il serait très vrai de dire que les faits et les vraisemblances sont contre un dualisme si radical. L’homme est un seul être, où tout, de près ou de loin, peut influer sur tout : voilà qui est entendu.

a) C’est une tout autre question, de décider en quoi consiste la dépendance de la vie de l’esprit vis-à-vis du cerveau : confondre deux choses, par la raison que l’une exerce sur l’autre quelque influence, est un procédé trop simpliste 1

Or l’identité de la pensée et de phénomènes

cérébraux quelconques, est totalement inadmissiblecela, pour des raisons de fait très nettes et très positives, qui établissent avec certitude l’immatérialité intrinsèque de certaines de nos opérations psychiques, en particulier de nos idées intellectuelles, des idées proprement diti-s. (Voir : Ame humaine.)

Matérialisme et sensualisme s’elTorcent bien de confondre les idées avec les images, mais la tentative est vaine : un exemple vaudra mieux ici que de longues explications. Comparons l’idée de triangle, et l’image interne qu’on peut se former d’un triangle : pour l’intelligence, le triangle est une figure — toute figure — fermée par trois lignes ; c’est là toute l’idée de triangle, idée très précise. Or il est essentiel de le remarquer : cette idée s’applique, avec la plus parfaite exactitude et avec une perfection égale, à ioHS les triangles possibles, et à tous à la fois, quelque différents qvi’ils soient entre eux : équilatéraux, scalènes ou isocèles, peu importe. Peu importe encore que la figure soit sur un plan ou sur une surface courbe, de courbure d’ailleurs quelconque : tous les triangles sont également une figure fermée par trois lignes. Au contraire, l’image d’un triangle, la figure triangulaire que j’imagine, est inévitablement ou scalène ou isocèle ou équiangle, sans que jamais elle puisse être à la fois scalène et, par exemple, isocèle ; si ses éléments sont rectilignes, ils ne peuvent être en même temps curvilignes, et ils sont forcément l’un ou l’autre… C’est pourquoi aucune image de triangle ne répond avec une perfection égale à tous les triangles possibles ; qu’un triangle imaginé représente précisément certains triangles, par le fait même il ne se projette plus exactement sur les autres, il n’est pas leur image. L’idée de triangle, elle, est l’idée de tout triangle. C’est là une différence, et aucune négation n’est capable de la supprimer. Inutile de recourir aux images « composites » : elles représentent par à peu près quelques individus assez ressemblants entre eux, et c’est tout. Rien de cet à peu près ni de ces restrictions, dans le cas de l’idée : l’idée est universelle, l’image est particulière.

Ce caractère distinctif, bien compris, trace une limite infranchissable entre le domaine sensible et le domaine vraiment intellectuel. Si l’image est forcément /)ar/ic(i/ière, cela tient à sa nature de représentation sensible : non pas seulement représentation d’un objet sensible (ceci ne la distingue pas nécessairement de l’idée, dont l’objet peut être sensible aussi, comme dans notre exemple), mais encore et surtout représentation sensible elle-même, matérielle en un sens très vrai, en même temps que psychique : parce que matérielle, cette représentation n’est superposable (en imagination) qu'à des objets déterminés. Il en serait de même de l’idée (intellectuelle), si elle aussi était matérielle par quelque côté. Si donc elle exprime avec une perfection totale et uniforme les objets (dans le cas, les triangles) les plus divers, c’est que l’idée, considérée en elle-même, intrinsèquement, n 'es(^/us matérielle à aucun degré. Caractère matériel d’un côté, caractère immatériel de l’autre : en voilà bien assez pour mettre entre l’image et l’idée une irréductible opposition ; et les i< admirables ressources » de l’Evolution ne peuvent rien là-contre.

3) Après cela, il importe assez peu de savoir au juste en quoi consisteet comment s’exerce l’influence de la vie sensible sur la vie intellectuelle, et vice versa ; de préciser en quel sens large, très large, on peut parler des organes de la pensée ». N’eussionsnous, sur ces points et bien d’autres semblables, que de simples conjectures, les faits demeurent, et nulle théorie ou doctrine n’a le droit d’en rejeter systématiquement une catégorie ou l’autre. 513

MIL (L’AN)

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Un de ces faits, répélons-lc, c’est l’influence de la vie organique et sensible, sur la vie intellectuelle ; un autre lait, c’est que l’activité psychique supérieure est essentiellement dilTérente des activités « cérébrales » : celles-ci sont à l'égard de celle-là des conditions, des concomitants…, elles ne sont pas ses élémenls con, itUuti/'s.

Le vrai spiritualisme n’a jamais méconnu le i)remier de ces deux faits ; il suifit, pour en être bien convaincu, de ne pas ignorer la théorie scolastique de l’origine des idées. Que des biologistes, philosophes à la façon de Hæckel, multiplient les preuves du fait en question, c’est fort bien, quoique assez inutile ; mais que l’on s’imagine avancer par là les affaires du Matérialisme, ce n’est plus qu’un de ces cas ai>pelés en logique ignoratio eleiiclii.

Le Matérialisme, lui, ne peut absolument pas s’accommoder du second fait : n’y eût-il qu’un seul phénomène immatériel, il suilirail à barrer la roule au Matérialisme ; si celui-ci n’explique pas toute ta réalité conformément à ses principes, il est logiquement irrecevable, même à titre de simple hypothèse.

Mais est-il bien utile d’insister sur des preuves d’un caractère technique ? Sans doute, à l’heure où nous sommes (lin 1917), cette simple réflexion aura une plus grande force persuasive, que : pour le Matérialisme, les termes de vérité el d’honneur, de l’ie morale elde religion, de droit, de devoir et de justice, sont forcement des mots vides de sens. Essayez plutôt de leur en attribuer quelqu’un, si rien n’est réel que les choses matérielles. Or s’il arrive, à certaines époques, que sous l’inlluence d’un dilettantisme sceptique l’on s’abandonne mollement au flot berceur des sophismes les plus audacieux, il est aussi des heures où l’on voit, où l’on sent, où l’on voudrait crier la réalité et la valeur de ces « choses impondérables ». Et qui donc, aujourd’hui, voudrait rester sourd et aveugle à la leçon des événements, et attribuer, par exemple, d’une part, même valeur à telle décision tragique dictée par l’honneur et la lidélité, — et, d’autre part, à telle course au succès, écrasant avec une féroce brutalité tout ce qui gène ?… Ce serait pourtant dans la logique du Matérialisme, et cela le démontre erroné et malfaisant.

Conclusion. — Il y aurait cependant naïveté à croire que le Matérialisme, dûment réfuté, soit appelé à disparaître sans retour. Trop de raisons s’jopposent, parmi lesquelles : l’effort de réflexion nécessaire pour comprendre les réfutations elles-mêmes, — les raisons d’ordre pratique el moral qui solliciteront toujours l’humaine làchelé dans le sens d’une doctrine si commode, — le fait même de l’intime union constatée en chacun de nous, entre la vie supérieure, intellectuelle, et la vie sensible ; ce seul fait exposera toujours à confondre ces deux classes de phénomènes, et cette confusion est, dans l’ordre des idées et de la spéculation, la principale source de vitalité pour le Matérialisme. C’est pourquoi l’on a, dans cet article, insisté quelque peu sur ce point-là, central et délicat tout ensemble.

Il ne faut pas compter davantage, pour arrêter en chemin les conséquences pratiques d’un Matérialisme qui serait devenu populaire, sur les préférence » idéalistes que manifestent aujourd’hui nombre de penseurs. L’idéalisme, pour la foule, sera toujours

« viande creuse » ; el, vraiment, on ne saurait montrer qu’en ceci la foule ait lort. Seule la vérité peut

satisfaire toutes sortes d’esprils et d'âmes : et la vérité est que l’homme est un être complexe, à la fois matière caduque el âme immortelle ; — que ni l’homme ni l’univers ne se sullisent en rien ; — qu'à l’origine comme au terme linal de toute la création, il y a Dieu.

Touie III.

Indica-Tions miîUOGnvi’Hii.>UES. — A) Exposés liu matérialisme. — Le meilleur est encore le poème de Lucrèce, De natura reruin.ie plus tapageur est le livre de Hæckel, f.es Enigmes de l l’nivers{iH(jg), qui s’est substitué à celui de Biichner, Force el matière (1855). L’un et l’autre furent, assez récemment, mis ou remis à la portée du grand public français, par les soins des éditeurs Schleiclier frères. Notons en passant que, du mouvement matérialiste dont la France fut le théâtre au xviii" siècle, l’un des trois protagonistes élait venu d’Allemagne, le baron d’Holbach ; un autre, Helvetius, était petit-lils d’un Allemand ; quant au troisième, La Meltrie, il s’en alla mourir en Prusse, auprès de Frédéric H.

B) Critiques du iMatérialisme. — P. Janet, Le matérialisme contemporain en Allemagne, GermerBaillière, 1864. — F. -.4.. Lange, Histoire du iii, (1866) : t. I, Hist. du m. jusqu'à Katit ; t. II, depuis liant. Trad. fr. par B. Poramerol, Paris, 187718jg. — E. Caro, Le matérialisme et la science, Hachette, 1868. — L. Bossu, prof, à l’Univ. de Louvain, Réfutation du matérialisme, Louvain, Ch. l’eeters, 186g. — S. Oliver Lodge, La vie et la matière (1905) ; trad. fr. par J. Maxwell, Alcan, 1907. — B. Saulze, Le monisme matérialiste en France, Beauchesne, 191 2.

J.-M. Dahio.