Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Mahomet

Dictionnaire apologétique de la foi catholique

MAHOMET. — I. Remarques préliminaires. — II. J’remii.’res années de Mahomet. — 111. Prédication à la Mecque. — IV. l’ie et enseignement à Médine.

— V. Caractère de Mahomet.

I. Remarques préliminaires. — On pourrait résumer, comme il suit, l’état des religions en Arabie à la lin du vi » siècle de notre ère. Le christianisme et le judaïsme étaient fortement établis en dillerenles parties de l’Arabie. Des idées chrétiennes et juives s’étaient répandues sur toute la péninsule. Les Juifs étaient méprisés, tandis que les chrétiens, monophysites pour la plupart, nestoriens et autres en moindre nombre, apparaissaient devant leurs compatriotes comme divisés entre eux et liés avec des étrangers et des envahisseurs. A l’égard du paganisme arabe, espèce de fétichisme que professait le plus grand nombre, c’était partout l’indillérence. par endroits mécontentement manifeste. Parmi les esprits les plus élevés, quelques-uns avaient déjà combiné un syncrétisme cultuel, destiné à satisfaire un instinct religieux assez éveillé. L’Arabie était, on le voit, en quelque sorte j^réparée à recevoir un réformateur religieux et une nouvelle croyance nationale. Mahomet devait être ce réformateur et l’Islam la religion qu’il apportait.

Pour la vie et la doctrine de Mahomet, nous avons deux sources de valeur très inégale : le Coran et la Tradition. Pour ce qui concerne le Coran, non seulement nous ne pouvons pas exclure la possibilité d’interpolations, puisque le livresacré ne reçut sa forme définitive que vingt-huit ans après la mort du prophète, mais nous devons nous souvenir qu’il conlient seulement, en premier lieu, ce que le prophète lui-même désira plus tard faire passer pour révélation, et, en second lieu, ce que les rédacteurs trouvèrent en harmonie avec leurs propres idées sur la doctrine du prophète (v. M. Hartmann, Die Arahische Frage, p. 53-4 ; A. Fischer, Eine Qornn-lnterpolntion, Orientàlische Studien Th. Noldeke geu’idmet, I, 53). Néanmoins, le caractère sacré qui fut accordé à ce livre dès le début, le fait qu’il renferme encore plusieurs révélations qui furent plus tard écartées, le caractère peu édiliant de plusieurs passages, enlèvent tout doute qui pourrait s’élever au sujet de son authenticité substantielle. Quant à la Tradition, tous les spécialistes s’accordent maintenant à dire qu’elle a peu devaleur historique et qu’on nedoit l’utiliser qu’avec parcimonie et une critique sévère (v. Goldziher, Muhammedanische Studien, vol. II ; Lammens, Qnran et Tradition, Recherches de Science Religieuse. I, p. 27-51). Cette règle de prudence est spécialement justifiée s’il s’agit de la période mecquoise de la vie du prophète. Pour la période médinoise, non seulement les traditions et le texte du Coran s’éclairent souvent l’un l’autre, mais nous possédons plusieurs documents originaux, « pii portent toute marque d’authenticité et sont de la ]>lus grande importance (v. l’article très raisonné de Nobldekb, Die Tradition liber dus Leben Muliammeds, Der Islam, V [1914I. p. 160 sq.).

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II. Premières années. — La date traditionnelle de la naissance de Mahomet est environ l’année 5^0 après Jésus-Christ. Cependant le P. Lammens a donné dernièrement de bonnes raisons pour reporter la date de cet événement di.x ans plus tard (v. L’âge de Mahomet et la chronologie de la Sira, Journal asiatique, XVII, 2 [igii], pp. 209-260). On dit du prophète qu il fut le ûls posthume d’Abdallah, le plus jeune fils d’Abd-al-Mutlalib de la tribu de Quraish. Sa mère, Amina, qui mourut alors qu’il était encore très jeune, appartenait à la famille mecquoise des Banù Zuhrâ. La femme de son grand-père, Abd-al-Muttalib, était membre de la famille médinoise des Banù Nadjdjâr — fait auquel le poète Hassan ibn Thâbitfait allusion dans un de ses vers. Nous pouvons admettre cette généalogie dans son ensemble, ainsi que l’admettent actuellement la plupart des spécialistes, bien que Cætani et Lammens la rejettent comme une tentative pour ennol>lir Mahomet et jugent qu’une origine commune expliquerait mieux ce que le Coran rapporte et sur son enfance pauvre et sur sa polémique contre les ambitions généalogiques de SCS compatriotes (v. M. J. dk Goeje, la Filiation de.Valiomel, Cenlenario délia JVascita di Michèle ^mari, Scritli. Palermo, 1910, 1, 15. sq. ; Th.NoKLDEKE, Wiener Zeitschrifl fur Kunde des Morgenlands [ W. Z. K. M.], XXI, p. 300 sq.).

Ueçul-il le nom de Mahomet à sa naissance ? C’est là un point discuté. Plusieurs islamisants ont soutenu après Sprenger que ce nom était un nom messianique, pris par le propliète à Médine, ou même qu’il lui fut conféré après sa mort, mais Noeldeke, db GoEJE (cf. ci-dessus), Schwallv (Geschichte des Qorans, Leipzig, 1909. I. g. n. i)et d’autres rejettent vigoureusement cette théorie,

Les récils, dont l’un nous le montre élevé dans le déscit par une nourrice nommée llalima, des Banù Sa’d, et l’autre en fait un berger durant sa jeunesse, sont tous deux apocryphes. Le premier, qui le place sur le même rang que les riclies aristocrates mecquois, oublie qu’il était un pauvre orphelin ; le second, qui l’assimile aux prophètes hébreux, ignore le fait que des Arabes commerçants, comme les Quraish, font paître les quelques troupeaux qu’ils possèdent, par une tribu nomade avoisinante. et considèrent l’occupation de berger comme déshonorante pour un des leurs. Ces exemples montrent combien nous devons nous délier des récits traditionnels sur les premières années de Mahomet, même quand ils évitent le merveilleux. Qu’il fut pauvre et orphelin, protégé parson oncle.bù "Tàlib, c’esttoutce quenous savons. Le premier fait important que nous connaissons avec certitude sur le début de sa vie d’homme, c’est son mariage avec Khadldja. C’était une riche veuve ou une divorcée, qui, d’abord, employa Mahomet pour ses affaires commerciales et, plus tard, se maria avec lui, alors qu’elle avait environ quarante ans et lui vingt-cinq. Il est naturel que, dans cette union, la richesse donnât à la femme une certaine supériorité ; nous voyons, en tout cas, que Mahomet resta monogame aussi longtemps qu’elle vécut. Parmi les expéditions commerciales qu’illit pour les intérêts de Kliadidja, faut-il compter des voyages en Syrie ? Il n’est aucune raison d’en douter (v. M. HARTMxtis. Die Arabische Frage, pp. 510-511, Cak-TAM, Annali deW Islam, I, 189, 168). Les récits fabuleux de sa rencontre avec le moine syrien Bahira ne méritent, il est vrai, aucune créance (v. Hirsch-FELD, iVen’Researches into the Composition and Exegesis nf the Kuran. London, 1902, p. 2^) ; mais, cependant, nous pouvons bien supposer que ces voyages en pays chrétien ne furent pas sans influence sur son avenir.

On nous raconte que le prophète avait l’habitude de passer chaque année quelque temps en contemplation solitaire sur le mont l.lira, colline proche de la Mecque, et que c’est là qu’il reçut sa mission. Le P. Lammens fait remarquer, entre autres raisons pour rejeter cette retraite annuelle, l’horreur de Mahomet pour la solitude et sa répugnance notoire pour rascétisme(v. Mahomet fut-il sincère ? Recherches de Science Religieuse, 19 11, p. 26). Quoiqu’il en soit, ce fut vers l’an 6 i o que Mahomet, d’après le Coran aussi bien que la Tradition, eut une vision, dans laquelle une figure lui apparut et prononça ces mots : Proclame, au nom de ton Seigneur, qui a créé l’homme de sang coagulé ; proclame, car ton Seigneur est le très bienfaisant, qui a enseigné l’usage de la plume, et a enseigné à l’homme ce qu’il ne connaissait pas (Coran, s. 96. vv. i-5). La conviction de la mission divine, que cette vision et ces mots firent naître en l’esprit de Mahomet, s’était changée, nous dit-on, en doute et s était évaporée, quand une seconde vision et une seconde révélation (s.’j^) la ravivèrent et confirmèrent le prophète (v. Coran, s. 53, pour les deux visions ; Cætani, Annali. I, 222 sq. 226 sq., pour les traditions là-dessus). Khadidja, sa femme, fut la première à croire en Mahomet. Le cousin de Khadidja, Waraqà, un chrétien mecquois aussi appelé Ilanîf, fut invité à examiner la vocation de Mahomet et se déclara en sa faveur. Il semble, cependant, qu’il ne vit pas de raison, ni alors ni plus tard, pour échanger son christianisme contre l’Islam, ou devenir un partisan actif du prophète — et ce fait rend toute l’histoire de son intervention vraiment douteuse. Quelle que puisse être l’explication de ces visions et révélations — et nous ne discuterons cette question que plus tard — il est au moins certain, que, vers l’an 610 après J.-C, le mari de Khadidja apparut devant les Mecquois dans un rôle nouveau, comme prédicateur d’une nouvelle religion, activement en quête d’adhérents.

III. Prédication à. la Mecque. —Les débuts de l’Islam furent paciliques. Parmi les premiers qui l’embrassèrent, il y eut Zaid, l’affranchi de Mahomet, Abu Bakr, un riche marchand bien qu’il n’appartint pas à la noblesse des Quraisch, ’Ali, fils d’Abù Tàlib, oncle du prophète, mais qui, lui, se tenait à l’écart. De plus, une foule considérable se mit à sa suite, esclaves et gens des classes pauvres, plus susceptibles d’influences religieuses que les capitalistes mecquois, et attirés surtout par le caractère socialde la doctrine de Mahomet (v. tradition importante d’Az-Zuhri, Cætani, Annali, 1, 2^0 sq.). La forme primitive de cet enseignement semble avoir compris une profession de foi en un Dieu, Allah, en Mahomet son prophète, en un jugement suivant la mort et suivi, lui-même, d’éternelles récompenses ou d’éternelles i)cines ; cette forme première insistait sur la pratique de la prière ou récitation du Coran, précédée d’alilutionsriluelles, matinet soir ; elle exhortait à la justice, à l’aumône, dénonçait l’injustice et la tyrannie des Quraisch, à qui Mahomet était chargé d’annoncer une rapide et terrible sentence, la ruine de leur cité.

Celte prédication, d’abord dédaignée par les Quraish, n’eut pas plus tôt obtenu quelque succès, qu’elle provoqua leur oi)position. Sans précisément constituer avec les basses classes un parti politique, Mahomet, outre que pratiquement il les soulevait contre les riches, menaçait ces derniers de la perte de leur situation indépendante en faisant de tous ses adhérents ses sujets. De plus, ses attaques contre leurs ancêtres et les divinités païennes heurtèrent les sentiments des Mecquois et leur firent craindre 77

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la perle lie nombreux avantages matériels attaclicsà leur sanctuaire. Voyant ainsi menacées leur jiaix et leurprospérité, ilsse déterminèrent à une opposition, à une persécution, qui, d’ailleurs, ont été grandement exagérées par les historiens nialiométans. Comme toute olTense contre un individu était offense contre le clan même et, à ce titre, devait être vengée, nous pouvons être siirsque les Mahoinétans libres ne souffrirent pas dé violence ouverte. Il en allait autrement des esclaves, que maltraitaient leurs mailres, et à qui il fallait, ou qu’on les rendit à la liberté moyennant rançon, ou que de bouche ils renonçassent à l’Islam qu’ils admettaient de cœur. Les richesses d’Abi’i Bakr, d’une part, et, de l’autre, l’autorisation de l’indulgent prophète, aidèrent à ce double résultat.

En raison de la persécution, Mahomet prit d’importantes mesures. La premièrefut deneplusprêclier en public, mais bien dans la maison d’AI-Arqani, où il continua, sans plus de trouble, d’assembler et d’enseigner de craintifs adeptes. Les réunions chez Al-Arqam durèrent deux ans(G15-617 A. D.) et l’on dit que ce fut l’accession d’Omar, de terrible persécuteur devenu fervent disciple, qui donna aux fidèles courage et force pour se produire derechef en public. La seconde mesure fut la première Iluljra, ou émigration, vers les contrées chrétiennes de l’Abyssinie. Un document de valeur, écrit pour le calife’Abd-al-Malik par > Urwa ibn Zubaiii et partiellement conservé par Tauarî (Annales, éd. de Leyde, 1, 1 180), nous informe que ceux qui traversèrent ainsi la mer furent les gens qui avaient été dominés par les séductions des Quraish et pour qui ces séductions étaient le plus à craindre. De cela, et du fait que les exilés d’Abyssinie ne revinrent qu’en l’an 7 de l’hégire, lorsque le succès de l’Islam était assuré, Cætani conclut que la liicfjra abyssine fut « un acte de bassesse ».Mais c’est là une exagération, ainsi que nous l’apprend une autre tradition du même’^Urwa (I. c. I, 122/1), d’après laquelle il j’eut quelques retours de l’Abyssinie durant la période niecquoise, d’après laquelle, encore, les séductions en question comportaient, sinon des violences déclarées, du moins de durs traitements. Le document ne dit pas, et il fautregardercomme improbable, que les Quraish aient, sans résultat, envoyé au Négus une ambassade demandant le retour des exilés. Quelques-uns, cependant, purent revenir, grâce à un compromis entre Mahomet etle paganisme mecquois (v. F. Buhl, Ein paar Beitriige ztir Kritik der Geschichte Mahammeds. II. Die Ausa’anderung nach Abyssinien, Orienialische Sludien Th. Nbldeke geuùdmet, I, 13-22).

La révélation concernant les trois grandes déesses des Mecquois, Al-Lât, Al-cUzzà et Manât (Coran, S. 53), contenait originairement la déclaration suivante : elles sont les sublimes < ; harâniq (mot de signification douteuse), et l’on peut avoir confiance en leur intercession. Cette concession réconcilia les Quraish avec Mahomet. Mais le prophète trouva qu’il avait acheté la paix trop cher et, par la suite, raya du Coran ces lignes, alléguant qu’il avait été trompe par le diable ; mais, dans la période comprise entre l’insertion de ces lignes et leur retrait, trente-neuf exilés étaient revenus. Parmi les critiques récents, Cætani, seul, que je sache, refuse de considérer cet épisode comme historique. Il était, pourtant, très naturel que le prédicateur, las de tracasseries, essayât un compromis, et nul compromis ne coûtait moins à ses vues monothéistes que d’accorder à des divinités inférieures nn pouvoird’intercession auprès d’Allah. De plus, ce n’était pas alors tant le monothéisme que la résurrection et le jugement qui formaient le fond de sa prédication. Un compromis

ultérieur, et qui prit, de même, la forme d’une révélation, alla plus loin encore. Et, enfin, on ne voit pas comment un tel épisode, s’il a été inventé, peut s’être glissé parmi les traditions orthodoxes de l’Islam primitif (v. Buhl, op. cit. p. ao-ai, pour la réfutation de l’argument principal de Cætani).

Le retour de Mahomet à l’intransigeance causa probablement une reprise des hostilités. On demanda à son oncle, Abu Tàlib, de l’abandonner, et, sur son refus, on le mit en quarantaine — on le boycotta — avec son clan,.insi du moins- en témoigne la version traditionnelle. Mais c’était là, contre la nouvelle religion, une étrange mesure, puisqu’il n’y avait dans ce clan que trois musulmans, Mahomet, son cousin’^.lî, et son oncle Ilamza, et les Quraish savaient bien que l’attachement au clan ne permettrait pas facilement à un homme comme Abu "Tàlib d’abandonner son neveu. Cette histoire de mise au ban repose sur une mauvaise autorité ; le Coran n’en parle pas, ni, non plus, "^Urwa, notre meilleure autorité, bien que la plus courte, sur l’Islam primitif. Il y a donc de bonnes raisons de la considérer comme une fiction. Cependant, Nokldkke pense qu’elle a un fond de vrai et que Mahomel, abandonné par les chefs de son clan, a dû solliciter la protection du païen, Mutim ibn’^Adi, qui est loué de la lui avoir accordée par le poète contemporain Hassan ibn Thàbit(v. Die Tradition iiber dus Leben Mahommeds, 1. c. p. 164 ; Cabtani, Annali, I, 288 sq.).

Enfin Mahomet, désespérant de convertir les Quraish, tourna son attention vers la cité voisine de fâ’if et sur les pèlerins assemblés à la Mecque. De Jà’if il fut durement expulsé, et des pèlerins il ne reçut, d’abord, qu’un accueil indifférent. Les Arabes ne trouvaient nul intérêt à traiter avec lui. Il en alla, pourtant, d’autre sorte avec les Médinois et il nous faut sommairement exposer les circonstances spéciales qui firent d’eux, en la matière, une exception parmi les Arabes (v. Welliiausen, Médina vor deni Islam, Skizzen und Vorarbeiten, IV, S-^^) Plus est violente la maladie, mieux est senti le besoin d’un remède. C’était à Médine, ou Yathril), comme on l’appelait alors, que l’anarchie politique arabe avait atteint son apogée. Cette ville était occupée par deux tribus arabes du sud, les Aus et les Khazradj, toujours en lutte l’une avec l’autre, et qui craignaient, d’autre part, la domination des Juifs habitant la ville ou ses alentours. Tout récemment, à la seconde bataille de Bu’àth, elles s’étaient infligé l’une à l’autre de lourdes pertes. Le parti de la paix, qui avait à creur les intérêts de la ville, non seulement considéra l’accroissement de forces que vaudrait la présence de Mahomet et de ses soixante-dix adeptes, mais vit clairement que le seul moyen de rétablir la paix dans la factieuse Médine, où le système des clans produisait de si désastreux résultats, était d’établir une vigoureuse discipline et de ne plus tenir compte de l’organisation en tribus. Or, avec l’Islam, on arriverait à ce double résultat. Les.Médinois, également, vu leur origine sud-arabique et leurs fréquents rapports avec les Juifs, étaient mieux disposés au point de vue religieux que les habitants de la Mecque. Puis, les liens de famille, qui unissaient Mahomet avec les Banù Nadjdjâr, ont dû influer en sa faveur. Ajirès nombre de délibérations, qui ne durèrent pas moins de deux ans, les envoyés de Yathrib déclarèrent solennellement à Mahomet, lors de la seconde réunion de’"Aqaba, l’an 622 : « Nous vous appartenons et vous nous appartenez ; et si vous et vos compagnons, vous venez chercher un refuge chez nous, sachez que nous vous défendrons comme nous nous défendrions nous-mêmes. « (Tradition d’Az-Zunnî, Tabarî, 79

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1. c, I, 122^-1225.) Cet accord a un caractère plutôt politique que religieux. Ce furent, surtout, les conditions politiques spéciales à Médine, qui rendirent possible de faire de l’Islam un essai comme système politique ; et une fois qu’on l’eut essayé et trouvé satisfaisant, il eut nécessairement comme conséquence l’adhésion des Arabes.

Mais, avant de suivre Mahomet à Médine, voyons, d’abord, quels étaient les points principaux de la doctrine qu’il avait prêchée à la Mecque. Son monothéisme n'était pas des plus purs. Allah n'était autre que la divinité suprême des Arabes païens, auquel il avait donné des attributs monothéistes. C'était un dieu, considéré d’abord comme tout-puissant, puis comme tout-miséricordieux, mais qui ne continuait pas moins à rester le Maître de la Ka’ba de la Mecque, attaché à un sanctuaire païen, et qui allait même, à une certaine époque, comme nous l’avons vu, jusqu'à tolérer en sa présence des divinités de moindre importance. Il communique avec le monde au moyen des prophètes, conçus à l’origine comme autant de messagers, envoyés chacun à sa propre nation pour la convertir de l’idolâtrie par la menace de terribles fléaux, et métamorphosés plus tard en IVabis, lumières brillant dans les ténèbres, modèles de vertu et de perfection. Le plus illustre parmi ces Aahis fut Jésus, le lils de Marie. L'élément eschatologique est celui qui ressort davantage dans toute la doctrine prêchée à la Mecque : la certitude de la résurrection, les terreurs du jour de jugement, les souffrances de l’enfer et les joies du Paradis. C’est ce qui permet à de grandes autorités en la matière comme ^YELLHAUSE^' (Reste Arabischen Heidentums, p. 234 sq.) et Snouck Hurgronje (Revue de l’Histoire des Religions, XXX, p.i^g sq.) de déclarer que l’Islam, dans sa forme primitive, avait un caractère chrétien plutôt que juif, bien que les éléments juifs aient tenu une plus grande place dans les révélations faites à la Mecque que les éléments chrétiens. A côté de cette aspiration vers l’au-delà, caractéristique du christianisme d’Arabie, et de l’absence d’un attachement scrupuleux à l’idée strictement monothéiste caractéristique des Juifs, on a, comme preuves de l’influence du christianisme sur l’Islam, lélévation de Jésus au-dessus des autres prophètes, la pratique des prostrations pendant la prière, les veilles de nuit à l’instar des moines chrétiens et le mot araméen l’nrqân, o salut », qui désigne les révélations du Coran (v. cependant Noblueke, Neue Beitriige ziir semitischen Spraclniissenschaft, p. 28, qui revendique à ce mot une origine arabe ; du sens littéral, décision, viendrait révélation : = décision divine). De plus, Mahomet, à cette époque, nourrissait des sentiments de sympathie à l'égard des chrétiens de l’empire byzantin, alors en guerre contre les Perses, et chercha un refuge pour ses disciples persécutés chez le roi chrétien d’Abyssinie. Il est probable, aussi, que la plupart des anecdotes concernant les prophètes, et d’autres éléments juifs lui parvinrent par des canaux chrétiens. Quoi qu’il en soit, il ne consulta guère, lui-même, les sources apocryphes ou autres (v. cependant Schwally, op. cit., p. 134), mais obtint presque tous ses renseignements, par des ouï-dire, ou au moyen d’intermédiaires, comme l'étaient les Hanifs et les Ahl-adh-Dhikr (conteurs populaires).

IV. Vie et enseignement â Médine. — Mahomet nous est apparu jusqu’ici à la Mecque comme un prédicateur religieux à la recherche de disciples. Dès qu’il se voit solidement établi à Médine, il se présente à nous sous l’aspect tout différent d’homme politique, d’organisateur religieux et de guerrier. Ce fut pendant les deux premières années de son

séjour à Médine que l’Islam fut fondé comme religion et comme Etat.

Le prophète, à la tête de ses soixante-dix disciples, émigrés comme lui, et d’un nombre peu considérable de néophytes, devait, d’abord, arriver à un modiis vivendi avec l’immense majorité de Juifs et de païens de Médine. Jusqu'à quel point il réussit dans cette œuvre bien difficile, nous l’apprenons d’un document très important, manifeste plutôt que contrat, rédigé par Mahomet lui-même, dans le but d’arranger les affaires intérieures de Médine. Son contenu, arrivé jusqu'à nous, grâce à Iun-Ishaq, est de nature à exclure toute possibilité d’invention musulmane postérieure. Il proclame, en termes exprès, l'égalité, la plus complète, de droits et de condition, entre Mahométans, païens et Juifs de Médine. Les Quraish, seuls, sont les ennemis de Dieu, que personne ne peut ni aider ni protéger. On y voit Mahomet, lui-même, investi des pouvoirs de paciticateur, de juge et de chef d’armée dans la nouvelle communauté. Il a eu bien soin de laisser son programme religieux dans l’ombre. Dans ce document il n’est question que d’une union des différents partis de Médine pour se prêter un secours mutuel dans un conflit, non de religion mais de race, contre les Quraish. Parmi les alliés, on tolère la loi du talion, mais l’homicide est interdit. Il nous paraît plus vraisemblable, d’accord, avec Wellhausen, Cætani et d’autres critiques, de rattacher ce manifeste à la fin de la première année de séjour de Mahomet à Médine. Il semble s’y montrer soupçonneux à l'égard des Juifs ; il n’espère plus leur conversion, comme il l’avait fait les premiers mois. Le document contient encore plus d’une allusion aux hostilités avec les Quraish. De plus, le prophète n’aurait pu acquérir immédiatement cette autorité. D’un autre côté, le ton général en est trop conciliant, les prérogatives de Mahomet y sont exprimées d’une façon trop modeste et les allusions à la guerre sont trop vagues, pour pouvoir supposer qu’il ait été rédigé après la bataille de Badr. Ce manifeste est important, surtout parce qu’il met dans une lumière bien évidente l’opportunisme politique de Mahomet. Bien que, très probablement, encore intimement convaincu que sa cause est la cause d’Allah, au lieu, cependant, d'être dévoré par un zèle religieux, il n'éprouve aucune difticullé, ni à mettre de côté momentanément son programme religieux jusqu’au jour où il se sentira capable de l’imposer, ni à se liguer avec des païens contre les Quraish païens (v. sur ce document, Wellhausen, Skizzen und Vorarheiten, IV, pp. 67-83, Cætani, Annali, I, pp. Sgi-^oS).

A un autre point de vue, son programme religieux l’occupa beaucoup pendant les deux premières années qu’il passa à Médine, car ce fut alors qu’il lui donna son organisation complète. La prière, qui avait été recommandée et récitée à la Mecque, devint obligatoire et s’accompagna d’un grand nombre de me- _ nues observances. L’aumône ne vise plus uniquement les pauvres, mais devient, aussi, contribution au trésor de guerre. Le jeune, si jamais il se pratiqua à la Mecque, ne devint obligatoire qu'à la période médinoise. D’abord, on se content » d’un jour par an — du Yôm-Kippôr, « jour d’expiation », juif — pendant lequel on ne pouvait ni manger ni boire quoi que ce soit. Dans la suite, on retendit au mois complet de Ramadan, proliablement pour imiter le carême chrétien, comme il était observé alors en Orient. Le lien religieux remplaça le lien de la tribu ; les émigrés (Muhndjirûn) se choisirent, chacun un frère, parmi les aides (Ansdr) de Médine, Cette grande innovation était un moyen très pratique de soutenir et protéger les exilés. Bien que généralement 81

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considérée comme l'élément le plus original de l’Islam, elle s'était établie dès le sixième siècle parmi les Ibad ou Arabes chrétiens de Ilira, comme la conséquence naturelle de l’adoption d’une religion commune et d’une vie sédentaire (v, G. Roth^tkin, Die Dynastie der l.alimlden in al-Iliia, Leipzig, iSgg, p. 24). Presque toutes les lois et institutions de l’Islam sont de cette époque et trahissent des influences juives indéniables. La limitation du nombre de femmes à quatre, l’indication exacte de l’heure de la prière le matin, quand on pouvait distinguer un Cl noir d’un lil blanc, le frottement avec du sable, substitué aux ablutions en usage avant la prière quand l’eau manquait, la défense de manger de la viande de jiorc ou d’autres mets impurs, pour ne citer que quelques exemples typiques, sont autant de prescriptions d’origine juive. Même la défense de boire du vin revêt, d’abord, la forme du préceple talmudique : « Il est défendu à l’homme ivre de prier. » (Pour les emprunts juils, v. A. Geiger, U’as liât Mohammed ans deni Judenium aufgenommen ? Leipzig, 2<" éd. 1902.) Si, malgré la scission survenue plus tard entre Mahomet et les Juifs, toutes ces choses restèrent en usage, le Qilda, ou la pratique de se tourner vers Jérusalem pour dire la prière, allait être abrogé avec le jeûne du Yôm Kippôr. Le précepte de se tourner pour prier vers la Mecque est intimement lié à deux nouvelles obligations, d’une importance également vitale, celles de la guerre sainte et du pèlerinage à la Mecque.

A la Mecque, dominé par l’idée que chaque nation devait recevoir le même message divin d’un prophète particulier et national, Mahomet ne voyait en Abraham qu’un prédécesseur tout ordinaire. Sa religion, à lui, il la tenait pour essentiellement la même que le judaïsme et le christianisme. A Médine, pourtant, il expérimentait que les Juifs et les chrétiens n'étaient pas disposés à reconnaître à sa religion une valeur égale à la leur. Bien plus, il découvrit qu’Abraham, bien que vénéré comme un homme de Dieu par les Juifs et les chrétiens, n’avait été ni juif ni chrclien, qu’en réalité ilétait le père delà racearabe et pouvait ainsi servir de précurseur et de modèle à lui, Mahomet. Il était venu restaurer l'œuvre d’Abraham, débarrasser sa religion des additions et falsiOcations que les Juifs et les chrétiens y avaient introduites. Mais, si sa religion devait devenir une religion nationale, elle ne pouvait, pour rallier tous les Arabes, se passer de la Ka’ba et de la Mecque, où Mahomet désirait tant retourner. De là, le prophète conçut l’idée de sanctiGer les cérémonies du pèlerinage de la Mecque, en les attribuant à Abraham ou en les rattachant à son nom, et, ainsi, de les introduire dans l’Islam.

« L’absorption de ces fêtes singulières dans l’Islam, 

qui ne les digéra point, dit M. Snouck Hurguonjk, lui permit du moins de se débarrasser plus facilement du contrôle des religions dont il était issu ; la conquête de la Mecque en fut hâtée. Seuls, les esclaves de la tradition orthodoxe ou les esprits dénués de critique peuvent admettre que Mahomet y fut amené par une lutte spirituelle intérieure. » (Une Kouvelle Biographie de Mahomet, Revue del’JIistoire des Religions, XXX, 189/|, p. 167.)Ce compromis, fait à Médine avec le paganisme, fut d’autant plus facile à Mahomet que celui-ci n’avait jamais pris une attitude d’opposition bien marquée vis-à-vis du sanctuaire de la Mecque. En proposant un but religieux à sa campagne contre les Quraish, il en Ot, en un certain sens, une guerre de religion (v. Snouck HtiHGnoNjK, Het Mehkaansche Feest, Leiden, 1880). Les Quraish n’avaient pas manifesté d’opposition réelle au départ de Mahomet et de ses compagnons de la Mecque. Il n’y avait pas entre eux et Mahomet

de véritable casus ieWi. Néanmoins, le prophète avait à peine passé six mois à Médine qu’il commençait ses expéditions de brigandage. Les émigrés devaient bien trouver le moyen de satisfaire à leurs besoins, car ils ne pouvaient rester indéhniment à charge à leurs frères d’adoption de Médine. Ainsi donc, ils s’attelèrentau métier, tout à fait arabe et très lucratif, de pillage des caravanes Les quatre premières expéditions n’eurent pas de succès, soit qu’elles arrivèrent trop tard, soit qu’elles se trouvèrent trop faibles numériquement. La cinquième, sous Abdallah ibn Djahsh, rencontra une riche caravane près de Nakhla le dernier jour du mois Kadjab. Les conducteurs de la caravane avaient réglé le teiupsdeleur voyage de manière à atteindre le territoire sacré, environnant la Mecque, avant la fin du saint mois, pendant lequel la guerre était partout illicite. Mais le chef mahométan, voyant sa proie sur le point de lui échapper, secoua loin de lui tout scrupule religieux ; il attaqua la caravane et emporta le butin à Médine. Mahomet désavoua d’abord cet acte, mais, bientôt après, il l’excusa par une révélation : combattre pendant le mois sacré était mal, mais fitnah, c’est-à-dire faire opposition à la vraie religion, était pire. Le succès d’Abdallah accrut l’armée des pillards ; bientôt nous trouvons Mahomet, à la tête d’environ trois « ents hommes, aux aguets pour attaquer une importante caravane syrienne. Celle-ci, cependant, était défendue par une armée de la Mecque, trois fois aussi nombreuse que la sienne. Selon toute apparence, l’armée musulmane rencontra l’ennemi sans s’y attendre et fut obligée de risquer un engagement (v. F. Buhl, Ein paar Beitrâge… l, Die Vorgeschichte der Schlacht bei liudr, Orientatische Stadien… 1, pp. 7-13). La victoire de Badr en fut le résultat, victoire dont les conséquences devaient s'étendre très loin. Allah s'était déclaré en faveur de Mahomet contre les idolâtres Quraish, avait béni ses armes, l’avait chargé de butin. Dès lors sa position à Médine se trouvait assurée. Le proverbe : « Bien ne vaut la réussite » a toujours été spécialement vrai de l’Islamisme.

La populai’ité, dont jouissait alorsMahomet à Médine, l’encouragea à prendre immédiatement des mesures offensives contre ses ennemis les Juifs. Jusqu'à quel point les rudes traitements qu’il leur lit subir peuvent avoir été accompagnés de haine et de soif de vengeance, il est difficile de le dire ; mais, à n’en pas douter, ils furent dus principalement à son désir d’obtenir des terres pour ses compagnons pauvres et de consolider sa propre situation à Médine. Les Juifs avaient rejeté ses ouvertures ; ils étaient intraitables. Tout ce qu’on pouvait faire, c'était de s’en débarrasser. Les Banù Qainuqa, spécialement, étaient gênants, parce qu’ils habitaient au milieu de la ville. Us devaient être attaqués les premiers. Sans opposer de résistance, ils se retirèrent dans leurs forteresses et là se laissèrent réduire par un siège. Mahomet aurait voulu les passer tous au fil de l'épée, mais, pour éviter des complications avec quelques Médinois hostiles, il leur laissa la vie sauve et leur permit de se retirer en Syrie. Deux années plus tard, venait le tour des Banii Nadir, proches voisins des Banii Qainuqa. Dépouillés, eux aussi, ils allèrent en exil à Khaibar. L’année suivante, cinquième année de l’hégire, les Banù Quraiza eurent à souffrir un sort pire encore. Tous les hommes, il y en avait plus de sept cents, après avoir été forcés de se rendre sans conditions, furent massacrés, tandis que les femmes et les enfants étaient vendus en esclavage. Le prétexte allégué contre les Banù Quraiza était qu’ils avaient pris parti au siège de Médine avec les ennemis de Mahomet. Mais, s’il est certain qu’ils sympathisaient avec les assiégeants 83

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il n’y a pas de preuve digne de foi qu’ils aient coopéré activement avec eux (v. Caf.tani, Annali deW Jslam, I, 627 sq.). Le jiropliète les lit massacrer alin qu’ils ne pussent pas accroître le nombre de ses ennemis à Khailiar. En 7 A. H., les Juifs de Khaibar étaient attaqués, sans aucun prétexte d’offense de leur part. Ils furent réduits, mais obtinrent cependant de garder leurs terres à la condition de donner cbaque année aux conquérants la moitié des produits. Le reste des Juifs, de Fadak Tainià et Wàdi’l Qurâ. furent soumis la même année. Ce fut un trait saillant de ces attaques que, généralement, elles étaient précédées de l’assassinat de Juifs notables par les émissaires du prophète, et suivies de lintrodaction de quelque riche veuve juive dans le harem de Mahomet.

Nous ne ferons qu’indiquer les différentes étapes des guerres de Mahomet contre les Arabes après Badr. Les Quraish eurent leur revanche à Uliud, l’année d’après, mais ils ne surent pas s’assurer une victoire complète. Le prophète eut amplement le temps de se ressaisir et d’étendre son iniluence parmi les tribus avoisinantes. L’attaque de Mcdine en l’an 5 A. H. fut un échec complet. L’année suivante fut marquée par le Irailé de Iludaibiyya. Par ce traité, la position de Mahomet fut reconnue par ses ennemis de la Mecque. Le pèlerinage qu’il lit en 7 A. H. augmenta tellement son prestige que la Mecque se rendit, sans coup férir, un an plus tard, à son armée envahissante. L’indulgence du vainqueur et sa générosité magnanime envers les vaincus doivent être attribuées moins à un profond sentiment de miséricorde ou d’affection, qu’à son désir de rallier autour de lui ses concitoyens matérialistes. Il n’est pas étrange que la faveur excessive témoignée à ces « ennemis d’Allah », stiperliciellement convertis, ait étonné et vexé les alliés de Médine. La chute de la Mecque fut suivie de la victoire de Hunain qui décida du sort de r.rabie centrale. Les traditions parlent d’ambassades subséquentes à des princes étrangers, pour leur demander soumission à Mahomet et acceptation de l’Islamisme ; mais on doit les tenir pour apocryphes. Ces traditions sont le résultat d’une tentative tendant à rapporter à cette période du début les tendances universalistes de l’islamisme ultérieur. L’horizon visuel de Mahomet était trop étroit pour lui suggérer une si folle aventure, sa prudence trop grande pour la lui permettre (v. GRiM » iE, A/o/iammerf 1, 122- 126 ; Gabta.ni. Annali, 1, 725 sq). L’Arabie du Sud se soumit l’année suivante. Et ainsi, lorsque Mahomet mourut paisiblement à Médine en 682, il avait accompli l’œuvre de sa vie : courtier l’.^rabie entière, extérieurement du moins, sotis le joug de l’Islam.

V. Caractère de Mahomet. — La grandequestion, qui se présente la première à qui examine le caractère de Mahomet, est de savoir s’il était réellement convaincu de la divinité de sa mission. Actuellement on répond en général par l’allirmative. « Abu’l-Qàsim (surnom de Mahomet) s’est cru, à la suite de songes, appelé à travailler au relèvement moral de ses compatriotes. Et cette conviction, rien n’autorise à en suspecter la bonne foi. » (Lammens, Mahomet fui-il sincère ? p. 31.) Mieux nous connaîtrons les meilleures biographies de Mahomet et la pure source qui nous livre son esprit, le Coran, plus fermement nous serons convaincus que Mahomet a cru intérieurement à la vérité de sa vocation à remplacer le culte idolàtrlque des Arabes par une religion plus haiite et béatifiante. » (Schwally, Geschichte des Qorans, I, p. 3.) « Nous ne doutons pas — et nous soutenonsque tout étudiant impartial de l’Islam sera

de notre avis — que Mahomet a été honnête et sincère dans le début et qu’il fut poussé, au commencement, par des motifs vraiment désintéressés et par le dessein élevé d’améliorer les conditions morales et religieuses de ses compatriotes. » (Cabtani, Annali dell Islam, 1, 201.) La raison fondamentale de cette affirmation, c’est que Mahomet, sans conviction personnelle, n’aurait pas su inspirer à ses premiers compagnons,.Vrabes tiers et intéressés, une conviction tellement sincèi’e, qu’elle leur a fait abandonner richesse, parents, patrie, et s’associer avec des pauvres et des esclaves, conviction tellement persévérante qu’elle ne leur a pas fait défaut pendant de longues années, alors que le ciel donnait le démenti aux promesses et aux menaces de leur prophète, qui ne se faisait valoir que par son rôle de simple messager, n’étant ni devin ni sorcier ni poète. Ajoutez à cela le ton enthousiaste et sincère du prédicateur mecquois, sa persévérance courageuse en face de l’indifférence et de l’opposition de ses compatriotes et son caractère moral, encore pur — pour autant que nous le connaissons, bien entendu — des taches qui vont le souiller à Médine.

Prédicateur religieux convaincu, Mahomet ne fut pas socialiste. Mais si Grimme a exagéré — comme lui-même, d’ailleurs, l’a vite reconnu — lorstju’il dit : « L’Islam n’est entré d’aucune façon dans la vie comme système religieux, mais comme essai social pour combattre certains abus matériels qui prévalaient alors » (Maliammed, t. I, p. 1^, cf. 11, p. 13y), il a, pourtant, rendu un grand service à la science en appelant l’attention des savants sur la nature sociale de la première prédication de Mahomet. Et malgré le fait que quelques islamisants très en vue passent volontiers sous silence cet aspect de l’Islam naissant, d’autres, cependant, de la plus grande autorité — Lammkns, Cætani, M. Hartmann, Hirschfei.d, MAitdoi.iouTii — reconnaissent pleinement que des considérations économifiues ontexercé une influence considérable sur la première prédication de Mahomet, sans, cependant, en expliquer l’origine ni lui enlever son caractère religieux. En somme, le prophète se servait des conditions sociales pour promouvoir son programme religieux, plutôt que de son programme religieux pour améliorer les conditions sociales.

Comment donc expliquer le fait que Mahomet se soit cru chargé d’une mission divine ? Lui-même, dans le Coran, parle d’une première vision, dans laquelle sa vocation lui a été communiquée, et d’une seconde, dans laquelle elle a été confirmée. Or, s’il a été sincère au commencement, comme nous le croyons, il est improbable que ces visions aient été fictives. Mais expliquons-les comme nous voudrons, ou par des hallucinations — c’est l’opinion générale — ou par des phénomènes semblables au /Ifoc /iengespenst, projection de soi-même déterminée par certaines conditions topographiques et atmosphériques — c’est la théorie de M. de Goeje (Die Reriifiing Mohammeds, Orientalische Studien Th. AOldehe geti’idiiiel. I. pp. 1-5) —, elles ne rendent pas compte du contenu coranique.

Cætani, se basant sur les études de Goldziher, croit tout expliquer par l’inspiration poétique (Annali deW Islam, I, pp. 189-201 ; II. I, pp. ^6^-4^6). Selon lui, tout le monde au temps de Mahomet croyait les poètes inspirés par les Djinn. C’est i)Ourquoi tous ses contemporains l’aiipelaient poète, tous le croyaient inspiré, du moins, par un esprit mauvais, tous, sans exception, refusèrent de l’accuser d’imposture. Le prophète lui-même, partagea la croyance générale, mais il fut persuadé, par la nature même de ses expériences religieuses, que 85

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l’inspiralion venait d’en haut, que l’esprit qui lui apportait ses révélations était bon et venait de Dieu. Ce qui frappe, d’abord, dans cette explication de Cætani, c’est l’étrange alTirraation que personne, même de ses ennemis, n’accusa Maliomet d’imposture, que ni le Coran ni la tradition ne garde aucune trace d’une telle accusation. Mais, dans le Coran, Mahomet se dit accusé d’imposture de toutes les façons (lossibles (v. surtout s. aô, y. 5, s. l6, vv. io3 107, et Gescliiclile des Qoraiis, 2’éd. j). 16^, oùSciiwALLY, d’accord avecNoLDKKK, 1 éd. ]i. 121, dit que la plupart des Mecquois ont tenu Mahomet ou pour un fou ou pour un imposteur : « den die meisten fiir einenNarren oder Betriiger hielten »).Ses révélations sont appelées mensonges, comme celles de tous les aulres prophètes. On l’accuse de les avoir copiées des livres anciens, de les avoir fabriquées avec un étranger. Pour rejeter ses prétentions ])rophéliqucs, on crie : « Mais c’est un poète ! Mais il l’a fabricjué lui-même 1 » Cette dernière citation nous montre « luc les contemporains de Mahomet ne croyaient pas, du moins généralement, à cette inspiration poétique. Le poète compose lui-même ses vers. Kt, de fait, en appliquant au temps de Mahomet les conclusions que Ooldziher a formulées pour une é|)oi]ue antérieure, Cætani a commis un anachronisme. Pour s’en convaincre encore davantage, on n’a qu’à lire avec soin l’étude de M.Goldzihrh lui-même (.l/ ; /ianrflungen zur Aiahischtn Philologie, vol. I., Leipzig, 1896, v. surtout pp. 16, ai), ou les pages dans lesquelles sir Charles J. Lyall combat une erreur semblable du savant islamisant nniéricain, D. B. Macdonald (Joi(r « a/ oftlie Jioyal Asiatir Sociely, 1912, I, pp. 150-152).Mais que Mahomet ait cru à l’inspiration des devins de son temps et, de là, se soit élevé à la conce]>tion d’une ins|)iration supérieure pour expliquer ses expériences religieuses, c’est une tout autre chose, et qui a grand’cLance d’être près de la vérité (ainsi Noeldekk, Ancient Arahs, Hastings Encyclopaeâia of Religion and Ethics, 1, p. G71).

On a aussi essayé dexpliquer l’inspiration de Mahomet par l’épilepsie, la catalepsie, l’hystérie et desemblables maladies nerveuses auxquelles il aurait été sujet. « Mahomet fut un cas pathologique », dit Macdonald (.-/sY^cc/s 0/’/s/oHi, p.’)i). Mais il n’est pas bien établi que le prophète ait été victime de telles maladies. Les traditions qui s’y rapportent

« ont tendancieuses et visent à expliquer le don prophétique.

Et si elles étaient fondées, elles ne nous mèneraient pas bien loin. Le Coran n’est pas le produit d’un esprit maladif. Il y a trop de préméditation dans la composition, trop de méthode dans l’arrangement de certaines sourates, trop d’habileté dans l’utilisation des matériaux étrangers, trop d’opportunisme dans l’adaptation des révélations aux besoins du moment. Et c’est là, précisément, la grande diflîculté. Que Mahomet soit arrivé à la suite de songes ou devisions ou de quelque autre manière à se croire chargé d’une mission prophétique, comment peut-on encore soutenir sa sincérité en face des emprunts, de la préméditation, de la composition méthodique, de l’opportimisme de son texte sacré, le Coran ?

La réponse se trouve dans le caractère même du prophète, qui, sous certains aspects, se rapprochait beaucoup des primitifs. Il lui manquait et l’esprit logique et le sens ferme du bien et du mal. Le Coran, comme on le sait, est rempli de contradictions. Cela provient de l’illogisme et de l’opportunisme de son auteur. Il ne se souciait que des besoins du moment. Il suivait toujours son instinct qu’il croyait être la voix de Dieu, croyance qui le dispensa de prouver sa foi. Une fois convaincu qu’il était l’envoyé de

Dieu, il n’interrogea plus sa conscience. Il semble même avoir pris pour révélations, non seulement les pensées qu’il entretenait aux moments d’exaltation mystique, mais celles encore qu’il avait consciemment élaborées en se servant de matériaux étrangers. Entre spirituel et matériel, entre religion et politique, il ne distingua guère.

Mais Mahomet avait un défaut plus grave que le manque de la faculté d’abstraction logique. Schwal-LV, qui ne lui est nullement défavorable, exprime l’opinion commune des savants lorsqu’il dit : « Il se cro.vait permis tout ce qui ne contredisait pas absolument la voix de son cœur… il n’hésita pas à employer de mauvais moyens, même la fraude pieuse, pour propager sa foi. » ((Sescliiclite des Qurans, p. 5.) Et cette voix de son cœur, que lui disait-elle ? Surtout et presque uniquement qu’il fallait prêcher contre l’idolâtrie, mener à bout sa mission prophétique. Dans ce but, il n’a pas résisté à la tentation de fabriquer des révélations, même consciemment, telle, par exemple, la prétendue connexion entre la Ka^’ha et Abraham, par laquelle il sanctifia le pèlerinage mecquois. Dans ce but aussi, il s’est servi de l’assassinat, du vol, du meurtre, bien au delà de ce que permettait le code moral des Arabes. « Véritable Qoraishite, dit le Père Lammbns, il sacrifia tout au succès. » (Mahomet fut-il sincère ? p. 29.) Véritable marchand mecquois, pouvons-nous ajouter, il ne s’infligea les ennuis delà mission projihélique que moyennant les dispenses qu’il se permettait dans l’ordre moral. C’est à Médine, que, gâté par le succès, il se livra aux plus grands désordres et fit autoriser par des révélations sa profonde sensualité, qui ne s’arrêtait plus ni devant les coutumes arabes ni devant la loi coranique.

L’explication que nous avons donnée du caractère de Mahomet a, en sa faveur, non seulement qu’elle est d’accord avec le portrait que nous en donne le Coran, mais qu’elle remet le prophète dans son milieu historique. Il est évidemment impossible de démêler le bien et le mal d’un caractère si conqilexe. Mais, si l’on a souvent eu le tort de le juger d’après une norme occidentale el moderne, on a péché aussi et on pèche encore en oubliant que ce fut un homme très éclairé et, du point de vue religieux, beaucoup mieux doué que les.-rabes de son temps. Il est donc d’autant plus dillicilede l’excuser d’être tombé si bas dans sa conduite morale. Mahomet, il me semble, a eu la conviction, qu’il n’a jamais perdue, de travailler pour le bien religieux de ses compatriotes. D’autre part. « s’il n’est pas parvenue découvrir sa responsabilité personnelle, l’inanité de ses prétentions prophétiques, c’est pour avoir délibérément fermé les yeux ». (Lammens, 1. c, p. 165-6.)

Bibliographie. — Outre les ouvrages cités plus haut, on pourra consulter : Ibn I.lishâm, /)as i.ehen Mithamnieds nach Miiliammed ihn Isluiq hearheitet ron Abd el Malil ; ilm Ilischâm, éd. Wiistenfeld, Goltingen, 1858-60, réimpression, Leipzig, 1901, traduction allemande de Weil, Stuttgart, 186^ ; AI-Vàqidi, Mohammed in Médina. Das ist Vakidi’s Kilab al Magliazi in vcrkiirzler deutscher Wiedergabe, éd. Wcllhausen, Berlin, 1882 ; Ibn Sa’d, Biographien Muhanimeds, seiner Œfdhrien und der spdteren Triiger des Islams bis zum Jahre ?30 der Flucht, éd. Sachau mit Anderen, Leiden, 1 9014 sq., Bd. II, t. i ; biographie Mnhammeds bis zur Flucht, éd. Miltwoch, 1906, Bd. II, t. i ; Die Feldziige Muhammeds, éd. Horovitz, 1909, t. Il ; l.etzte Krankheit Tod und Bestattung Muhammeds nehst Irauergedichten tiber ihn, etc., éd. Schwally. 191 2 ; Muir, Tlie Life of Maliomet and Ilistory of 87

MARIAGE ET DIVORCE

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Islam, London, 1858-61, new and revised édition by Weir, Edinburg, 19 12 ; Nôldeke, Bas Lehen Muhammeds riach der. Quellen popuhir dargestellt, Hannover, i 863 ; Sprenyer Das Lehen iind die Lehre des Moliammad, 2 éd. Berlin, 186g ; Krehl, Das Lehen iind die Lehre des Muhammed, I Teil, Das Lehen des Muhammed, Leipzig, 1884 (cf. V. Chauvin, Bihliographie des oinTages Arabes ou relatifs aux Avahes puhliés dans l’Europe chrétienne de Î810 à 18S5, vol. XI, Liège 1909) ; Buhl, Muhammeds Liy, Copenhague, 1908 ; Id. Muhammed, Leipziij, 1906 ; Griiiune, Mohammed, Die If’eltgeschichtliche Bedeutung Arahietis, ^iâncben, 1904 ; Margoliouth, Mohammed and the liise of Islam. London, igoS ; Reckendorf, Mohammed und die Seiiien, Collection Wissenschaft und Bildung, Leipzig, 1908 ; Wensinck, Mohammed en de Joden te Médina, Leiden, 1908 ; Lamniens, Fâtima et les Filles de Mahomet, Rome, 1912 ; Id. Le Berceau de l’Islam, Home, igi/J ; Cætani, Siudi di Storia Orientale, vol. III, La Biografia di Maometto, Profeta ed Uomo di Slato, Milan, 191 4.

E. Power, S. J.