Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Loi divine

Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 2 – de « Fin justifie les moyens » à « Loi divine »p. 955-969).

LOI DIVINE. —.u sens le plus général, la loi est délinie par saintTiio.MAS i>'.quin, 1" ll « < : , q.90, art. I : Quædam régula et mensuru actuum, secundum quant inducitur aliquis ad agendum vel ab agendo retrahitur. En ce sens, elle comprend les lois de la nature, les lois de l’art, les lois des mœurs.

Au sens plus précis de règle promulguée par l’autorité sociale, ibid., art. 4 : Quædam rationis ordinatio ad bonum commune, ab eo qui curam communitatis habet promulgata.

La loi diffère du précepte, qui n’est pas imposé à la société tout entière, mais à des particuliers, et

1. On retrouvera ici les grandes lignes et les principaux développements de l’article Morale (Loi) donné à l’ancien dictionnaire deJaugey parl’abbéj. M..A. Vacant. Quelques parties ont été supprimées et remplacées par des renvois à d’autres articles du Dictionnaire, 0Il les mi.*ræs questions sont traitées plus à fond. Sur d’autres points, rarticln a reçu des compléments notables, empruntés en majeure partie aux écrits philosophiques de MM. L. RoL’RE et L. de Grandmaiso.n.

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donc n’émane pas nécessairement de l’autorité sociale. Elle difl’ère du conseil, qui n’implique pas obligation, au lieu que l’auteur de la loi iirétend obliger. Elle se trouvedaiislelégislaleur comnieensa source et en son auteur. Elle se trouve dans le corps social, comme dans l’objet qu’elle doit régler. Elle se trouve dans le code, comme dans le signe qui la manifeste.

A raison de sa durée, on distingue la loi éternelle et les lois temporelles : celle-là portée de toute éternité, celles-ci dans le temps. A raison de son auteur immédiat, on distingue loi divine et loi humaine. El la loi humaine, à raison delà société qu’elle est destinée à régir, se subdivise en Xoiecclésiastique et loi civile. A raison de sa promulgation et de sa matière, on distingue loi naturelle et loi positive. Loi naturelle, promulguée par la lumière naturelle de la raison, et distinguant ce qui est bon intrinsèquement de ce qui est mauvais intrinsèquement. Loi positive, promulguée par un signe extérieur, et s’étendani aussi à des objets qui ne sont ni bons ni mauvais intrinsèquement, mais seulement par leur relation à la règle extérieure.

L’existence d’une loi divine, directrice des actes de la créature raisonnable, et imposant l’obligation d’observer l’ordre naturel, est une conséquence immédiate de la sagesse du Créateur. Car un sage ouvrier ne saurait se désintéresser de son œuvre. C’est pourquoi Dieu dirige la créature raisonnable vers la fin de sa création et conformément à la nature qui lui est propre. Le propre de la nature raisonnable étant de s’orienter par son libre choix entre les biens particuliers, Dieu lui prescrit d’observer dans ce choix l’ordre indiqué par la nature.

Cette loi divine et éternelle est déûnie au sens le plus général par saint Thomas, I’II"*, q. gS, art. i : Lex aeterna nihil aliiid est quant ratio divinae Sapientiae, secundum quod est dlrectiva omnium actuum et motionum. En tant qu’elle règle en particulier les actes delà créature raisonnable, saint Augustin l’avait définie plus précisément. Contra Faustum, XXII, XXVII, P. L., lA, ! ii : Ratio divina vel voluntas Dei, ordinem naturalein conservari iubens, perturhari vetans.

La loi éternelle ne saurait atteindre efTicacement la créature raisonnable, qu’autant qu’elle est promulguée à son usage parlalumière delà raison. Cette communication intime de la loi éternelle constitue la loi naturelle, règle prochaine des actes humains, selon la définition de saint Tuomas, I" 11=’, q.91, art. 2 : Lex naturalis nihil aliud est quam participatio legis aeternæ in rationali creatura.

Les notions que nous venons de rappeler d’une manière synthétique sont fondamentales, non pas seulement du point de vue de la religion révélée, mais du point de vue de la droite raison. Elles n’en ontpas moins été obscurcies, et l’Eglise adù les aflirmer. Dans l’allocution consistoriale du 9 juin 1862, Pie IX s’exprimait ainsi : « Des partisans de doctrines perverses soutiennent que les lois morales n’ont pas besoin de sanction divine, qu’il n’est point nécessaire i]ue les lois humaines se conforment au droit naturel ou reçoivent de Dieu la force d’obliger, et ils alfirment que la loi divine n’existe pas. De plus, ils nient toute action de Dieu sur le monde et sur les hommes, et ils avancent témérairement <nie la raison humaine, sans aucun égard à Dieu, est l’unique arbitre du vrai et du faux, du bien et du mal ; qu’elle est à elle-même sa loi, et qu’elle suflit par ses forces naturelles pour procurer le bien des hommes et des peuples. Tandis qu’ils font dériver toutes les vérités de la religion de la force native de la raison humaine, ils accordent à chaque homme une

sorte de droit primordial, par lequel il peut librement penser et parler de la religion et rendre à Dieu l’honneur et le culte qu’il trouve le meilleur selon son caprice. » — Cf. 5) //o/xis (8 déc. 1 864), prop.2.3. 4.15.56 (Dbnzi.nger B., 1702. 1708. 1704. 1716. i ;  ; 56). Les vérités, atUrraées iciparPie IX, ont été constamment enseignées par l’Eglise. Ce sont les suivantes : 1" Il existe de véritables obligations morales, qui s’imposent à tous les hommes. 2° Ces obligations ne dépendent point de la manière de voir de chaque individu ni de la volonté de ceux qui ont lu force en mains, ni de la volonté des masses, mais des règles éternelles du bien et du droit naturel, c’est-à-dire des règles posées par la sagesse et la volonté de Dieu. 3° En vertu de ces règles, l’homme est dans la dépendance de Dieu, qui l’a créé ; il doit, par conséquent se soumettre à toutes les lois divines, même à celles dont notre raison ne voit pas la nécessité ; il doit accepter et pratiquer la religion qu’il a plu à Dieu de nous révéler et de nous imposer.

Ce n’est pas le lieu de démontrer ces derniers points ; nous ne nous occuperons ici que de la nature, de l’existence et des bases de la morale. Nous allons donc établir la vraie doctrine sur ce sujet, et ensuite exposer et réfuter les principales erreurs contemporaines qui y sont opposées.

I. La vraie doctrine sur la loi morale. —

Cette loi existe-t-elle ? Quelle en est la nature ? Comment la connaissons-nous ? Sur quels fondements s’appuie-t-elle ? Telles sont les questionsauxquelles nous allons répondre brièvement.

1° — La loi morale existe-t-elle ?

La loi morale peut se définir : la règle de nos actions libres, par rapport à notre un dernière. Selon qu’elles lui sont conformes ou non, elles sont bonnes ou mauvaises, méritoires ou déméritoires. Or, que cette loi existe, nous en avons pour preuves la conviction de tous les hommes, notre sens intime et diverses autres raisons.

Tous les peuples ont la notion du devoir moral.

« En restant rigoureusement dans le domaine des

faits, dit DE QoATRKFAGEs(r£.s/)èce /iHmfli ; ie, a" éd., Paris, 1877, ch. xxxiv, p. SSg), en évitant avec soin le terrain de la philosophie et de la théologie, nous pouvons aflirmer avec assurance qu’il n’est pas de société ou de simple association humaine, dans laquelle la notion du bien et du mal ne se traduise par certains actes, regardés par les membres de cette société ou de cette association comme moralement bons ou comme moralement mauvais. Entre voleurs et pirates même, le vol est regardé comme un méfait, parfois comme un crime, et sévèrement puni, la délation est taxée d’infamie, etc. » Après avoir rappelé que sir John Lubbock admet que le sens moral manque chez les sauvages, de Quatrefages montre que cet auteur s’est mépris ; il établit qu’on trouve dans les races les plus civilisées des actes non moins immoraux que ceux qu’on reproche aux sauvages, et chez les sauvages des vertus semblables à celles des Européens, puis il conclut :

« En résumé, s’ilestdouloureux de reconnaître le mal

moral eez les races, chez lesnationsqui ontportcau plushaut degré la civilisation sociale, il est consolant de constater le bien chez les tribus les plus arriérées, et de le voir, chez elles, avec ce ([u’il a de plus élevé, de plus délicat. Nulle part, lidenlité fondamentale dr la nature humaine ne s’accused’une manière plus évidente. » Tous les hommes reconnaissent donc l’existence de la loi morale.

Que si chacun de nous s’interroge lui-même, il ne pourra douter un seul instant que cette loi ne s’impose à lui. C’est elle qui souvent nous défend de 1901

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faire ce que noire iiitérêl nous suggère, et qui, lors- l que nous avons eu le malheur de violer gravement ses iléfenses, nous le reproche comme un crime. Supposons que nous ayons assassiné un ami, que cet assassinat nous ait procuré richesses, honneurs, plaisirs ; que tout nous sourie, que personne ne connaisse noire faute et que nous soyons absolument sûrs de l’Impunité. Pourrons-nous être heureux ? Non, car notre conscience nous reprochera amèrement cette action. Et pourquoi nous la reprochera-t-elle ? Parce que nous savons que l’assassinat est un crime, quelque avantage qu’il nous procure. Notre sens intime nous affirme donc l’existence de la loi morale.

Bien des raisons confirment ces preuves. En effet, étant donné que nous sommes libres (voir l’art. Libre Arbitre), ne faut-il pas qu’une loi nous dicte ce que nous devons faire ?.utrement cette liberté serait une cause permanente de désordre.

Supposons que la loi morale n’existe pas, comment la société pourrait-elle subsister ? Ou bien tous les rapports sociaux seraient réglés par la force et la contrainte, et, en entrant dans son sein, nous serions réduits à un esclavage abrutissant ; ou bien nous pourrions agir au gré de notre caprice, et elle ne pourrait subsister un seul jour. Pour que les sociétés existent, il faut donc la loi morale.

Cette loi est encore nécessairepourquenotre libre arbitre ne soit pas soustrait à la dépendance de son Créateur, et que Dieu ne soit point dépouillé de son domaine souverain ; car comment ce domaine s’exercerait-il sur des créatures libres de toute contrainte, si la loi morale ne s’imposait à elle ?

11° — Quelle est la nature de la loi morale ?

Les obligations qui s’imposent aux hommes, au nom de la loi morale, sont nombreuses et variées. On peut distinguer tout d’abord celles qui résultent des lois positives et celles qui résultent de la loi naturelle Les lois positit’es ont été fixées par la libre volonté de Dieu ou des législateurs humains. Telle est la loi qui prescrivait la circoncision aux Juifs, et celle qui prescrivait aux Spartiates des repas en commun. On comprend que ces lois doivent changer avec les lieux et les temps, suivant la volonté de Dieu et des législateurs humains. La loi naturelle, au contraire, ne dépend pas de la volonté arbitraire des législateurs ; elle est fondée sur la nature même des choses. Klle ne peut donc varier d’un lieu à l’autre, ni d’un temps à un autre temps, qu’autant que les choses auxquelles elle s’applique sont elles-mêmes changées. On peut même distinguer dans cette loi un ensemble de règles qui ne peuvent absolument pas être modifiées, parce que les choses auxquelles elles s’appliquent ne changent pas. On appelle préceptes primaires de la loi naturelle ces règles qui tiennent à l’essence immuable des choses. Telle est tout d’abord cette loi générale : C’est un devoir de faire le bien et d’é^’iter le mal. On appelle préceptes secondaires ceux qui tiennent à des conditions variables.

Or ce sont ces règles primaires qui constituent le fond de la loi morale ; toutes les lois naturelles secondaires n’en sont que des applications, et les lois positives n’en sont qu’une extension.

Saint Thomas, I » II » ", q. gi, art. 2 : Hoc est ergo primum præceptum Legis, quod bonum est faciendum et prosequendum, et malum vilaiidnm ; et super hoc fundantur omnia alla præcepta legis naturæ. Je disque les lois naturelles secondaires n’en sont qu’une application ; car, comme nous l’avons vu, encore qu’elles tiennent à des conditions qui changent, elles sont néanmoins fondées sur la nature des choses. En effet, elles ne prescrivent et ne défendent

aucune action qu’autant qu’elle est bonne ou mauvaise par suite des circonstances ; or on ne peut juger que telle action est bonne ou mauvaise par suite des circonstances, qu’en vertu de principes qui établissent ce qui est bien et ce qui est mal ; par conséquent, c’est des premiers principes de la loi morale que toutes les lois naturelles secondaires découlent.

J’ai dit que les lois positives ne sont qu’une extension de là loi naturelle. Elles ne peuvent, en effet, rien prescrire qui lui soit contraire et elles ne sont justes que si elles la complètent. C’est aussi de la loi naturelle qu’elles tirent leur force obligatoire ; car elles doivent être portées par Dieu ou par des législateurs revêtus d’une autorité légitime ; or il est dans la nature des choses que les seules lois portées par Dieu ou par des hommes revêtus d’une autorité légitime obligent ; c’est donc en vertu de la loi naturelle que les lois positives sont obligatoires.

Après ces observations, on comprend que c’est surtout des premiers principes de la loi naturelle qu’il importe d’étudier la nature ; car c’est d’eux que toutes les autres lois morales tirent leur valeur et leur caractère moral.

i) — Un premier caractère de ces principes, c’est qu’ils sont universels et immuables et qu’ils s’affirment comme tels. Leurs applications ont varié et varient. suivantlescirconstances ; maisen eux-mêmes, ils ont été admis de tous les peuples anciens, comme ils sont admis de tous les peuples modernes ; le sauvage du centre de l’Afrique les regarde comme sacrés et s’incline devant eux, aussi bien que l’Européen le plus civilisé. Bien plus, ces principes sont regardés par tous comme immuables. On ne conçoit point qu’il puisse être jamais permis de les violer. C’est qu’en effet ils tiennent à l’essence des choses, et du moment qu’il s’agit de choses qui ne changent point, les obligations qui en découlent nécessairement ne peuvent se transformer.

Ainsi il est dans l’essence immuable des choses que Dieu soit notre souverain seigneur et notre créateur, c’est donc pour tous les hommes un devoir imprescriptible de l’adorer et de lui obéir ; il est dans l’essence des choses que nous respections notre nature, il est donc des devoirs envers nous-mêmes qui s’imposent absolument à tous ; nous sommes faits pour vivre en société, et la société ne jieut exister sans des devoirs et des droits, il est dcmc dans l’essence des choses que nous respections les droits de ceux avec qui nous vivons et que nous pratiquions des devoirs envers notre procliain. Les applications de ces principes sont elles-mêmes immuables, en ce sens, qu’étant données les mêmes circonstances la nature des choses nous impose les mêmes obligations. Pour les lois positives, si elles varient, les principes sur lesquels elles reposent ne varient pas ; car nous devons toujours obéissance à Dieu et à ceux qui ont une autorité légitime, dans les choses qu’ils ont le droit de nous prescrire.

a) — Un autre caractère de la loi morale, c’est qu’elle est absolue et indépendante de notre volonté, et même, d’une certaine manière, de toute volonté. Sans doute une partie des obligations qu’elle impose se transforment suivant les circonstances et les législations ; mais, du moment qu’elles existent, elles sont au-dessus de notre volonté. Je voudrais bien que telle obligation ne s’imposât pas à moi, je puis même la violer et me révolter contre elle ; mais dans ma révolte et ma désobéissance, j’ai conscience de manquer à un devoir ; je reconnais, par conséquent, que la loi morale s’impose à moi, malgré moi.

D’après l’enseignement de la plupart des théologiens catholiques, cette loi, dans son principe, ne 1903

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dépend même pas de la libre volonté de Dieu. Elle tient en elTet à l’essence des choses, dont la vérité est éternelle. Dieu était libre de nous créer ou de ne pas nous créer ; il était libre de nous placer dans les conditions où nous vivons, ou bien dans d’autres ; mais, du moment qu’il nous a faits ce que nous sommes, il est nécessaire que nous ayons des devoirs, surtout envers lui : car il est dans l’essence des choses que nous ayons vis-à-vis de lui les rapports qui doivent exister entre la créature et son créateur.

3) — Un autre caraclère de la loi morale, qui lui donne sa nature de loi et qui se ra])proche du caractère que nous venons d’étudier, c’est qu’elle s’impose à nous comme obligatoire. Elle est une règle connue par notre intelligence, mais elle est connue comme un devoir, auquel notre libre arl)itre doit obéir dans ses déterminations, et néanmoins l’essence de notre libre arbitre consistée pouvoir nous décider à notre gré. La loi morale n’agit donc pas sur notre libre arbitre par contrainte, comme les lois physiques agissent sur les êtres sans liberté et les lois de la logique sur l’intelligence ; elle s’impose à lui d’une autre manière. Elle lui dit : « Tu peux faire tout ce que tu voudras, mais telle action serait mauvaise et contraire à l’ordre et à la nature des choses, telle autre action serait bonne ; tu es obligé d’éviter l’action mauvaise, tu dois te décider pour l’action bonne. » On ne peut mieux faire conqirendre ce caractère de l’obligation morale, qu’en invoquant le sens intime de tous les hommes ; car tous les hommes entendent cette voix intérieure qui leur défend ce qui est mal et qui leur commande ce qui est bien, en leur laissant la liberté physique de se décider pour le mal ou pour le bien. L’obligation est donc de telle nature qu’elle ne peut porter que sur ce qui est libre. Aussi saint Thomas enseigne-t-il que notre lin dernière, le bonheur visà-vis duquel nous ne sommes point libres, s’impose à nous nécessairement (voir Tort. LiniiB Arbitre), tandis que tous les moyens d’y arriver dont le choix nous est laissé s’imposent à nous obligatoirement. Cette conception de l’obligation dillére un peu de celle des modernes ; mais elle nous paraît bien plus conforme à la vérité. — On peut aussi remarquer la différence qui distingue le devoir des autres motifs ordinaires de nos actions. Ceux-ci nous sollicitent le plus souvent à agir en vue de notre intérêt, le devoir s’impose parce qu’il est bien ; aussi l’acte moral esl-il essentiellement désintéressé.

^) — Enfin un dernier caractère de la loi morale, c’est qu’elle s’impose comme devant être suivie d’une sanction ; c’est-à-dire qu’elle impose à tous la conviction que les actions qu’elle commande sont méritoires, et que les actions qu’elle défend font démériter, en d’autres termes que son observation doit être récompensée et que sa violation doit être punie. Ce caractère de la loi morale est affirmé par la conscience de tous les hommes, aussi bien que l’obligation qui en fait le fond. En présence d’un criminel heureux, et d’un homme vertueux accablé par le malheur, chacun sent qu’il va là un désordre qui ne doit pas durer, que le crime est digne de châtiment et que les bonnes actions sont dignes de récompense. La plupart des hommes atfirment qu’en fait il en sera ainsi dans une autre vie, sinon en celle-ci (voir l’art., t. I, loi sç’/., Amb) ; tous disent qu’en droit le bien et l’ordre exigent qu’il en soit ainsi. C’est que, le bien étant conforme à l’ordre et à l’essence des choses, tandis que le mal y est contraire, le bien, d’après notre raison, doit mener l’homme à sa (in, pendant que le mal l’en doit détourner ; or la lin de l’homme, c’est le bonheur. Il

est donc dans l’essence des choses, en d’autres termes il est juste, que celui qui fait le bien soit heureux et que celui qui l’ait le mal n’arrive pas au bonheur. Le raisonnement s’accorde ainsi avec le témoignage du sens commun, pour affirmer qu’il doit y avoir une sanction à la loi morale.

Voici donc en résumé les caractères principaux de la loi morale : elle est universelle et immuable, absolue et indépendante de notre volonté ; elle engendre une obligation qui s’impose à notre libre arbitre en dehors de tout motif d’intérêt ; enfin les actions qu’elle commande ou qu’elle défend doivent être suivies d’une sanction, pour que les règles de la justice soient gardées.

Après ce qui précède, il sera facile de résoudre deux objections qu’on fait assez souvent.

i) — On dit que les règles de la morale ont changé, qu’elles changent sans cesse suivant les temps et les régions. En effet, les sauvages ne regardent-ils pas comme une œuvre excellente ce qui est traité de crime par les hommes civilisés ? Voilà l’objection, voici notre réponse :

Avec les préjugés les plus opposés, sauvages et Européens s’accordent à admettre qu’il y a des crimes et des actes de vertu. S’ils ne s’accordent pas à regarder telle action comme bonne ou comme mauvaise, cela tient parfois à une perversion de leur sens moral, mais cela tient aussi au changement des circonstances. Ce qui a été bien, en un temps, peut devenir mal en un autre, parce que les circonstances ont changé. Chez les peuples nomades, la terre appartient à tout le monde, et chacun fait bien de s’en emparer pour la cultiver ; chez nous, au contraire, elle est une propriété individuelle, et c’est un vol d’en dépouiller celui qui la possède. Ainsi en est-il pour bien des choses. Faut-il en conclure que la loi morale change ? Non ! Ses principes restent immuables ; ils s’appliquent de la même manière partout oii les conditions sont les mêmes ; mais ils doivent s’appliquer d’une manière différente, et qiielquefois d’une façon opposée, quand les circonstances ont varié. C’est donc à tort qu’on nierait le caractère immuable et universel de la loi morale, parce que les législations et les mœurs des peuples se sont transformées. Alitant nier le caractère immuable etuniversel de la géométrie, parce que l’eau, qui occupait un centimètre carré d’espace à l’état liquide, occupera un volume bien plus considérable à l’état gazeux.

2) — On accuse aussi la morale chrétienne d’être une morale intéressée, parce qu’elle excite au bien par la perspective des récompenses et détourne du mal par la menace des châtiments de l’autre vie. Celte objection peut revêtir deux formes. On peut nous reprocher d’admettre que la loi morale doit avoir une sanction ; ou bien nous accuser de proposer les récompenses et les châtiments de Dieu comme le seul motif qui doive faire observer la loi morale.

Si l’on nous reproche d’admettre que la loi morale doit avoir une sanction, cette accusation retombe sur la raison elle-même et sur la nature des choses. La justice veut que le crime soit puni et que la vertu soil récompensée. Nous ne faisons qu’allirmerceque la justice exige.

Si l’on reproche à l’Église de porter les hommes au bien ou do les éloigner du mal par des motifs intéressés qui détruisent le mérite, voici ce que nous répondrons : i" L’Église s’adressant à la masse des hommes, parmi lesquels il y a plus de pécheurs â arrachera leurs vices que de saints à pousser à la perfection, doit se servir de tous les moyens qui sont en son pouvoir pour empêcher le mal. Ceux qui connaissent l’humanité savent qu’il est bien des âmes que 1905

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des motifs eulièrement désintéressés seraient inniuissants à faire sortir de la voie du péché ; or l’Église s’adresse à tous les hommes et elle travaille à empêcher 11’mal, autant qu’à faire pratiquer le bien. a° L’Eglise propose aux âmes tous les motifs raisonnables qui peuvent les porter à la vertu, sans en exclure aucun. Avec la perspective des châtiments et des récompenses de l’autre vie, elle offre à nos méditations tout ce qui peut nous donner l’horreur du péché ou nous exciter à l’estime de la vertu et à l’amour de Dieu. 3" Du reste, la sanction de la vie future, telle que l’iiglise la propose, ne consiste pas seulement en douleurs et en jouissances ; ce qui fait la plus grande peine de l’enfer, d’après la doctrine catholique, c’est la privation du bien suprême, c’est-à-dire de Dieu ; ce qui fait l’essence du bonheur des élus, c’est la vue et l’amour de ce même Dieu..-Vussi, quand les prédicateurs de l’Évangile excitent à la pratique du bien par la crainte des peines de l’enfer et par l’espérance des joies du ciel, chaque lidèle trouve en ces considérations des motifs d’autant plus élevés et d’autant plus désintéressés qu’il est lui-même plus avancé en vertu. Pour les saints, il n’y a rien de si redoutable dans l’enfer que la perle éternelle de Dieu, et rien de si désirable dans le ciel que la possession de ce bien inlini. Ainsi, ces motifs tirés de la sanction éternelle se présentent principalement sous leur aspect désintéressé aux âmes capables d’une vertu plus parfaite ; au contraire, c’est plutôt ce qu’ils offrent d’intéressé qui frappe les àræs qu’il faut amener à éviter le péché mortel. Ils s’accommodent donc aux besoins variés de toutes les àræs qui forment l’Église. Ajoutons que l’homme, créature raisonnable, doit tendre à sa lin dernière, c’est-à-dire doit la désirer et chercher à l’obtenir. ( ; ’est la première obligation de tout être humain. L’Église, en nous excitant à l’observation de la loi morale par la considération de notre lin dernière, nous pousse donc à des sentiments et à des eft’orts que la raison et la nature nous prescrivent.

111° — Comment connaissnns-noiis la loi morale ?

Les lois positives, qu’elles soient divines ou humaines, ne peuvent être connues que par un enseignement formel ; par conséquent, la révélation était nécessaire pour nous manifester les lois positives renfermées dans la Révélation chrétienne. (Voir l’art. Religion.)

Pour les lois naturelles, la raison laissée à elle-même ne sullit pas à les faire connaître toutes à la grande masse des hommes avec une pleine certitude, facilement et sans mélange d’erreur. Aussi la révélalion est-elle presque nécessaire aux hommes pour la pleine connaissance de leurs obligations même naturelles.

Néanmoins notre raison abandonnée à ses seules ressources suffirait à nous manifester les premiers principes de la morale. Telle est la doctrine de saint Thomas et de tous les théologiens, et lorsque les traditionalistes l’ont combattue, ils se sont mis en opposition avec l’enseignement de l’Eglise.

Mais, à l’aide de quelles facultés arrivons-nous à cette connaissance rationnelle de la loi naturelle ? D’après saint Thomas d’Aquin, le premier principe de la morale II faut faire le bien et éi’iler le mal nous est manifesté immédiatement par notre intelligence (qui envisagée sous ce rapport s’appelle syndérèse) comme les premiers principes de l’ordre spéculatif (I^ II", q. 9^, art. i, ad 2">). Seulement notre intelligence ne nous manifeste ce premier principe qu’en face et, si je puis ainsi dire, à la suggestion de cas particuliers auxquels il s’a|iplique. C’est ainsi que Iti connaissance de Dieu nous donne sujet de comprendre que nous sommes sous sa dépendance ; c’est

ainsi que nos rapports avec notre père, notre mère, et les autres hommes nous manifestent nos obligations envers nos semblables. Il faut ajouterque nous avançons d’autant plus vite et que nous allons d’autant plus loin dans cette connaissance rationnelle des premiers principes et des applications de la loi naturelle, que les instructions de ceux qui nous entourent et que les enseignements de la religion nous y aident plus puissamment. C’est parce qu’il faut que nous soj’ons aidés de cette manière, que la révélation chrétienne est moralement nécessaire au genre humain, pour le mettre et le maintenir en possession de toutes les vérités de la morale naturelle, bien qu’aucune d’elles ne soit au-dessus de la portée de notre raison.

IV" — Hase de la loi morale.

Nous avons indiqué plus haut quelle est la nature et quels senties caractères de la loi morale ; il ne nous sera pas dillicile d’en conclure qu’il faut chercher la base de cette loi en Dieu et non en nous-mêmes. Sans doute, les facultés par lesquelles nous connaissons la loi morale sont en nous ; mais la loi morale est distincte et indépendante de ces facultés ; elle est l’objet, non l’effet de notre connaissance ; notre entendement la connaît, mais il ne la fait pas ; il n’y a qu’en Dieu qu’on puisse en trouver le fondement.

1) — Nous avons vu, en effet, que cette loi découle de l’essence des choses, que c’est pour cela qu’elle est immuable, universelle, absolue, indépendante de notre volonté. Or quelle est l’intelligence qui est la règle de l’essence des choses ? C’est l’intelligence divine. Pourquoi l’essence des choses est-elle immuable et éternelle ? A cause de l’intelligence divine.

C’est donc dans l’intelligence divine ou, pour parler avec les théologiens, dans la loi éternelle qu’il faut chercher la règle suprême du bien et du mal, et le fondement de la loi morale dont notre conscience alfirme l’existence. Nous ne disons pas que cette règle dépend de la volonté de Dieu, non ; car selon la doctrine de saint Thomas, elle est dans l’intelligence divine qui est la règle du bien, et si la volonté divine veut le bien, c’est parce que l’intelligence voit qu’il est le bien. Sans doute, parmi les créatures dont il voit l’essence dans sa pensée infinie, il était en la puissance de Dieu d’appeler à l’existence celles qu’il voulait (voir l’art. Crkation) ; mais du moment qu’il s’est déterminé à les créer, les lois qui les régissent se trouvent fixées par la conception qu’il a nécessairement de leur essence. La loi naturelle se règle donc sur la pensée même de Dieu, qui en est le fondement. Telle est, du moins, la doctrine de saint Thomas d’Aquim, I" U", q. gS, art. 3 : /ex importât rationem quandam directii’am actuuni ad fincm. fn omnibus autem moventibns ordinalis^ oportet qiiod i’irtiis secundi moventis derirctur a virtate nioyenlii primi : rjuia moi’ens secundum se non movet nisi in quantum movetur a primo… Cnm erf : o le.r neterna sit ratin gubernationis in supremo i^ubernante, necesse est qiiod omnes raliones gubernationis, quæ sunt in inferioribus gubernantibus, a lege aeterna deriventur.^

a) — Ainsi s’explique ce que les théories erronées que nous exposerons plus loin sont impuissantes à justifier, savoir que nous ayons des obligations morales, non seulement envers nous-mêmes et envers notre Créateur, mais encore envers nos semblables. En effet, d’après le plan divin, les hommes doivent vivre en société et avoir les uns avec les autres les rapports que l’état social comporte. Ce plan de Dieu est imposé à nos volontés libres par la loi morale ; d’où il suit que cette loi nous oblige d’aimer tous les hommes, et de respecter leurs droits. Quand nous I remplissons ces devoirs, ce n’est donc pas aux 1907

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hommes, qui sont nos égaux, mais à la loi de Dieu, que nous nous soumettons.

3) — Un autre caractère de la loi morale, c’est qu’elle est obligatoire et qu’elle commande absolument. Or l’homme pourrait-il se commander à lui-même ? ou, s’il se commandait par la loi morale, ne dépendrait-il pas de lui de modilier à son gré les ordres de celle loi ? Et cependant il n’en est rien. Le devoir ne peut donc nous être imposé que par une volonté qui soit la règle de la nôtre, et qui ait un droit absolu sur nous. Cette volonté ne saurait être que la volonté divine qui veut et impose toutes les lois dont l’intelligence inlinie aflirme la convenance. Par conséquent, si nous voyons que le devoir s’impose à nous et que notre liberté ne doit pas s’exercer sans règle, c’est parce que nous comprenons que nous sommes des êtres essentiellement bornés et dépendants.

En allirmant la loi morale, nous atlirmons donc que nous avons un maître. Ce maître, qui est Dieu, nous le connaissons plus ou moins bien, suivant la notion que nous avons de la divinité, nous pouvons même douter qu’il existe ; mais alors même, c’est devant lui que nous nous inclinons, sans en avoir conscience, en nous soumettant à l’autorité des lois qu’il nous impose.

4) — Enlin un dernier caractère de la loi morale, c’est qu’en justice elle exige une sanction. Cette sanction que la justice réclame, qui pourra l’appliquer ? Est-ce l’homme qui se punira ou se récompensera lui-même de ses fautes et de ses actions vertueuses ? Xon ! car, malgré les remords qui parfois le torturent, l’homme aspire au bonheur et le poursuit toujours, même quand il est coupable. Est-ce à la société que ce soin appartiendra ? Elle dispose sans doute de l’opinion qui estime le bien et stigmatise le mal ; elle a pour certaines actions des châtiments redoutables ou des récompenses ambitionnées ; mais qu’elle se trompe souvent dans ses arrêts, qu’il est d’actions secrètes qui ne peuvent être évoquées à son tribunal ! Et pourtant la justice réclame que tout acte méritoire soit récompensé et que toute faute soit punie. Quel est donc le juge qui connaîtra la valeur morale de toutes nos actions ? Qui pèsera avec équité la part de responsabilité que nous avons dans nos diverses déterminations ? Qui disposera des événements, du temps et des personnes, de manière à rendre à chacun ce qui lui est dû ? Dieu seul peut le faire. Pour que la sanction soit appliquée comme la justice le réclame, il faut donc absolument que Dieu lui-même l’applique. Nous démontrons ailleurs (voir l’art. Amk, t. I, io5), que s’il ne le fait pas dans le temps, c’est parce qu’il le fera pendant toute l’éternité.

Ainsi, quelque caractère de la morale qu’on envisage, c’est en Dieu qu’il faut en chercher la raison et le fondement. Si l’on considère cette loi comme l’expression du bien et du mal, c’est l’intelligence inlinie qui en est la règle ; si l’on tient compte de son caractère obligatoire, c’est dans la volonté divine qu’on en trouve la source ; si l’on cherche comment peut être réalisée la sanction des lois morales que la justice exige, il n’y a que Dieu qui possède la science, l’équité et la puissance nécessaires pour faire droit à ces légitimes réclamations. C’est donc en Dieu seul que la l<ii morale trouve sa règle, son principe et son couronnement.

II. Faux systèmes modernes sur la nature et les fondements de la loi morale

Plusieurs de ces systèmes sont nés d’une métaphysique erronée. Comme nous consacrons un article spécial au Pessimisme, qui est le plus étrange de ces systèmes, nous n’en parlerons pas ici. — Les autres,

que nous devons étudier, sont les corollaires de fausses théories sur l’origine des idées ou des premiers principes de la raison. Les uns dérivent du sensualisme : ils ne voient dans les lois morales que des données purement expérimentales ; les autres dérivent du subjeclivisme de Ivant et regardent les lois morales comme des données a priori, à la formation desquelles l’expérience ne concourt point.

Tous ces systèmes s’accordent à chercher les règles et les bases de la loi morale en dehors de Dieu. Nous allons exposer et réfuter les principales de ces théories.

1" Systèmes qui se rattachent au sensualisme et regardent les données de la morale com.me purement expérimentales.

On peut en distinguer six, qui ont tenu dans les préoccupât ions de nos contemporains, une place assez considérable : i<= l’utilitarisme de Bentham, qui ramène le bien de chaque individu au bien de tous ; 2° l’utilitarisme inductif de Stcart Mill, qui cherche l’explication de la loi morale dans l’association de nos sensations ; 3" la morale évolutioniiiste d’HEBBKRT Spencer, qui la cherche dans la théorie du transformisme et de l’évolution ; 4" la morale des positivistes franrais, qui la cherche dans des tendances et des lois physiologiques ; 5" la morale indépendante, qui prétend fonder la morale, en dehors de toute métaphysique, de toute théodicée et de toute religion ; 6° la morale dite scientifique, fondée sur la sociologie.

i" Utilitarisme de Bentham.

Exposé. On appelle utilitarisme la théorie qui fait reposer les principes de la morale sur l’utilité, et suivant laquelle le bien moral n’est autre chose que cequi nous est utile, c’est-à dire ce qui nous prociu-e du plaisir. Bentham (Anglais, 1748-1832) donna à cette théorie des développements ingénieux et importants. Pour expliquer les diverses prescriptions de la loi morale, il soutint que le plus grand bien de chacun est, en même temps, le plus grand bien du plus grand nombre. Il faut donc calculer quel est le plus grand bien, c’est-à-dire la plus grande somme de plaisirs, pour déterminer quel est le bien moral. Bentham composa une arithmétique des plaisirs où il en apprécia les divers éléments, l’intensité, la durée, lacertitude, la proximité, etc., et fixa les moyens d’en connaître la quantité. Selon son système, il y a moralité, quand le résultat final d’une action a été bien calculé, de façon à produire la plus grande quantité de plaisir ; si le résultat final a été mal calculé, il y a immoralité. — Voir Bentham, Déontologie, trad. fr.

Bé/utation. Ce système est dénué de preuves et n’explicpie pas la loi morale, i" Il est dénué de preuves ; car Bentham allirme sans preuve que l’utilité de chacun répond au plus grand bien du plus grand nombre ; pour qui nie les récompenses de la vie future, son allirmationest manifestement fausse. Quant aux bases de sonarithmétique des plaisirs, elles sont à peu près arbitraires ; car les divers plaisirs sont d’ordre différent et ils ne sauraient être comparés les uns avec les autres, comme des quantités mathématiques. 2" Ce système n’explique pas la loi morale. Il ne rend compte, en elTet, ni du caractère absolu et immuable de cette loi, ni de l’obligation qu’elle impose. Qu’est-ce qui m’oblige, en effet, à rechercher ce qui me procure le plus de plaisir ? La morale fondée sur l’intérêt n’est pas évidemment celle dont j’entends la voix au fond de ma conscience.

2° riililarisme inductif de Stuart Mill.

/r.i/)osé. Stcart Mill (Anglais, 1806-1873) appartient à l’école associationiste. Il explique la formation de nos idées morales, par une induction 1<)l9

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purement expérimentale. D’après les théories des associationistes, nous regardons comme des principes universels les rapports que nous expérimentons souvent, et nous leur attribuons le caracttre d’une al)Solue nécessité. Or, celaposé, à mesureque nous voyons les avantages sans nombre que nous procure la société de nos semblables, l’expérience nous montre que le bien des autres est généralement le nôtre. Nous associons, dans nos idées, notre bien à celui d’autrui, et nous éprouvons par suite un plaisir spécial à procurer le bien général. Le bonheur général devient donc pour nous un but, que nous regardons comme excellent. Nous nous le commandons à nousmème dans nos actions, d’autant que nous craignons les sanctions extérieures que la société allaclie aux actes qui vont contre le bien général. Ainsi se forme en nous le sentiment de l’obligation morale.

C’est de la même manière que nous attribuons à la vertu un caractère moral, parce que l’expérience nous montre que la vertu est ordinairement unie au bonheur ; nous associons donc la vertu à notre bonlieur, et bientôt, par suite de cette association, nous mettons notre bonheur à pratiquer la vertu. C’est de la même façon que l’avare finit par aimer l’argent pour l’argent, bien qu’en lui-même l’argent n’ait de valeur qu’à cause des biens qu’il nous procure. Le bonheur universel devient donc la On et le critérium des actions morales. Ce bonheur se résout en deux éléments : la quantité du plaisir, dont Bentliani s’est exclusivement occupé, et sa qualité, quise rattache à l’idéal que nous nous formons delà dignité de volonté à laquelle nous devons aspirer. Du reste, le critérium qui décide de la valeur des plaisirs se trouve dans l’estime de l’universalité ou, en cas de dissidence, de la majorité des hommes.

C’est par des associations semblables, que nous attachons l’idée de sanction subséquente à lanotion d’obligation morale. — Sioart Mill, L’Utilitarisme ; Lo’^ique (trad. fr.).

llé/ulation. La théorie de Stuart Mill ne repose sur aucun fondement sérieux et détruit la notion même de la loi morale.

I" Elle n’est pas fondée, car l’expérience seule est incapable d’expliquer la formation en nous des premiers principes et de justifier le caractère de nécessité avec lequel ils nous apparaissent. Il n’y a que l’évidence de ces principes qui puisse les manifester à la raison. 2° Cette théorie détruit la loi morale. Elle n’admet pas, en effet, de libre arbitre réel ; or, sans libre arbitre, pas de responsabilité, ni de loi morale. En outre, suivant Stuart Mill, cette loi est le résultat d’associations illusoires et qui ont un caractère purement subjectif : c’est une illusion d’alBrmer que la loi morale est nécessaire et absolue ; c’est une illusion d’allirmer que le bien des autres est toujours notre bien ; c’est une illusion de croire qu’il y a obligation de tendre au bien idéal ; c’est une illusion de penser qu’il est juste qu’une sanction s’attache, i la pratique du vice ou de la vertu. Stuart Mill croit que le sentiment de l’obligation morale tend à disparaître, avec la crainte de la sanction, par l’elTet du progrosde la civilisation et de l’éducation, po)ir faire place àtine poursuite du bien moral, c’est-à-dire du bonheur de tous, où la crainte n’aura aucune part, n Grâce aux progrès de l’éducation, dit-il { !.’Utilitarisme, ch. m), le sentiment de solidarité avec nos semblables (ainsi qu’on ne saurait nier que le Christ l’a entendu) sera aussi profondément enraciné dans notre caractère, et aussi complètement devenu partie de notre nature, que l’est l’horreur du crime chez la plupart des jeunes gens bien élevés. » (Cité par Guyau, La Morale anglaise ciintemporaine, p. loi.) Si ce système était vrai, en montrant dans

tous les éléments qui concourent à nous donner l’idée du bien moral et du devoir envers nos semblables des illusions qui résultent de notre état mental, il amènerait tous les hommes, non seulement à dépouiller la morale du caractère obligatoire qui est de son essence, mais encore à la traiter comme une chimère sans objet réel. Ce serait la destruction de toute la morale.

3° Morale éiolutioniiisle de Herbert Spencer.

Exposé. Hbriîert Spencbr (Anglais, 1820- igoS) donne à la morale le même but que les ulilitaristes ; mais, au lieu d’expliquer la formation des principes du devoir par une induction comme Stuart.Mill, il les attribue à une déduction. Selon lui, les lois de la pensée sont produites par les lois de l’évolution, qui sont les lois du monde extérieur. Il admet donc que les lois de la morale, comme en général celles de la pensée, sont déduites des lois du monde. — Herbert Spencer, Tlie data of Etliics ; traduit en français sous le titre : Les bases de la morale évolutiunniste.

Réfutation. Cette théorie n’est point du tout prouvée, et détruit, elle aussi, la morale. — 1" Elle n’est pas prouvée. En elTel, elle s’appuie sur la théorie de l’évolution ; or l’évolutionnisme n’est qu’une hj-pothèse quand on l’applique au monde, et c’est une erreur quand on l’applique à l’homme et qu’on explique notre raison par un simple développement de nos sensations. 2" La théorie évolutionniste de Spencer détruit la morale ; car elle a tous les inconvénients de l’utilitarisme : elle nie le libre arbitre, sans lequel la morale ne peut exister ; elle fait consister le bien, non dans une perfection obligatoire et d’ordre supérieur, mais dans la réalisation de la plus grande somme possible de plaisir. En outre, comme la théorie de Stuart Mill, elle réduit tous les caractères de la loi morale à des illusions psychologiques, qui, pour être produites avec le concours du monde extérieur et de l’hérédité, n’en sont pas moins des chimères, dont chacun a le droit et le devoir de secouer le joug. — Pour plus de détails, voir article Evolution

(DOCTRIXI ! MORALE DÉ l’). t. I, I792-181 I.

4" Morale des positiiistes français.

Exposé. L’école anglaise, dit A. Fouillée (Critique des systèmes de morale contemporaine, Uy. II, chap. i), ne partage pas la défiance du positivisme français à l’égard de la psychologie ; elle s’est attachée surtout à montrer l’évolution psjchologique de nos sentiments, d’abord égoïstes, puis altruistes, sous l’inlluence du milieu social, des lois sociales, de l’éducation sociale. L’école française, s’attachant de préférence à la physiologie, montre les origines même de l’altruisme dans notre organisation physique.

LiTTRK(1801-1884)etles positivistes français distinguent deux espèces de sentiments altruistes, qui nous inclinent vers les autres. En outre, la plupart des partisans de ce système en reconnaissent une troisième classe, celle des sentiments désintéressés, qui s’appliquent à de pures idées : l’amour du vrai, du beau, du juste, etc. Or, poursuivent-ils, ce sont ces trois espèces de sentiments qui constituent nos dispositions morales. Les deux premières classes ont une origine phjsiologique et tiennent à deux besoins de l’être vivant. En etTet, il faut d’abord que l’être vivant se conserve et pour cela qu’il se nourrisse ; de là les instincts de conservation et de la nutrition, qui, en se compliquant, prennent toutes les formes de l’amour de soi. Il faut, en second lieu, que l’être vivant produise d’autres êtres vivants qui perpétuent son espèce ; de là un autre instinct, non moins inhérent à l’organisme, le besoin d’engendrer et les lienchants sexuels. En se transformant, cet instinct donnerait naissance aux sentiments altruistes les plus généreux et les plus élevés. — Comment se fait 1911

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ce développement ? — Par l’action du cerveau. — Pourquoi les sentiments altruistes sont-ils regardés comme plus moraux et plus élevés que l’égoisme ? — La biologie nous fournit la réponse ; car elle considère comme inférieur ce qui est plus simple ou primordial. C’est pourquoi les sentiments altruistes prennent, de plus en plus, un rang élevé dans l’estime des hommes et l’on tend à une universelle fraternité.

Pour les sentiments désintéressés du vrai et du juste, ils ne sont que des applications des lois de la logique à nos actions. La base de nos raisonnements, c’est le principe d’identité, qui s’impose à nous comme nécessaire ; la base de la justice, c’est le même principe d’égalité, ou de dédommagement à établir entre les personnes. « Au fond, pour citer Litlré, la justice a le même principe que la science ; seulement celle-ci est restée dans le domaine objectif, tandis que l’autre est entrée dans le domaine des actes moraux. Quand nous obéissons à la justice, nous obéissons à <ies convictions très semblables à celles que nous impose la vue d’une vérité. Des deux côtés, l’assentiment est commandé : ici il s’appelle démonstration, là il s’appelle devoir. » — « Le devoir, remarque A. Fouillée (ibid.), est donc pour Littré une inclination intellectuelle ; par elle, aux inclinations sensibles de l’égoïsme et de l’altruisme, s’ajoute ce caractère impératif, qui est le propre de la vérité logique. Ainsi s’achève la morale positiviste : partie de la physiologie, elle aboutit à la logique ; la nécessité physique de la nutrition et de la génération est au commencement, la nécessité ralionnellede la démonstration est à la lin. » — Au dire de ses partisans, cette théorie serait démontrée par l’histoire. L’évolution de l’humanité aurait commencé par une période industrielle à sentiments égoïstes, à la suite de laquelle aurait paru une période morale à sentiments altruistes, et nous verrions naître, au temps présent, une période intellectuelle où la science renouvellerait l’industrie et éclairerait la morale. Le système serait conOrmé également par la physiologie cérébrale ; cette science établirait que le siège de tous ces sentiments est au même lieu du cerveau ; d’où il résulterait que ces sentiments se perfectionnent tous en même temps. — Comte, Cours de philosophie pnsilive, Paris, 1830-1842 (6 vol. ; plusieurs fois réédités) ; LiTTRé, La science au point de vue philosophique : Taink, f.es philosophes français au xix’siècle.

Réfutation. Celte théorie n’est pas prouvée ; elle n’explique pas les caractères de la loi morale, et enfin elle supprime la notion même du devoir.

1° Les preuves de la théorie positiviste se réduisent en réalité à la négation tout à fait gratuite des principes spiritualistes. Elles pourraient se résumer ainsi : Il n’y a pas d’àme, ni d’entendement en nous ; donc c’est dans la physiologie et l’action du cerveau qu’il faut chercher les sources de la morale. 2’En outre, cette théorie n’explique pas les caractères de la morale. Elle n’explique pas, en particulier, l’obligation, le devoir : ramener les règles de la justice aux règles de la logique, c’est supposer que le devoir ne nous oblige pas plus que les lois spéculatives de l’esprit ; or celles-ci sont des règles que l’intelligence suit fatalement dans ses opérations ; non des lois que notre volonté libre peut suivre ou nepas suivre, et dont l’observation ou la violation nous rend bons et dignes d’éloge, ou mauvais et dignes de blâme. 3° Enfin celle théorie détruit la morale, puisqu’elle nie le libre arbitre el supprime réellement toute loi morale, ])oury substituer des inclinations physiologi ques ou logiques. — Voir.iim’ : deBuoolir, /.c positivisme et la science expérimentale ; Ca.ro, l.ittré et le positivisme : Ghubbb, S. J., Auguste Comte, sa vie, sa

doctrine ; I.e positivisme, depuis Comte jusqu’à nos jours.

5" Morale indépendante.

Exposé. On a appelé plus particulièrement de ce nom un système très répanduet quia compté Vacherot (1809-1897), avec beaucoup d’autres écrivains, parmi ses partisans. Nous l’avons rangé parmi les théories purement expérimentales, parce qu’il ne veut s’appu}’er que sur l’observation des faits de conscience.

Les partisans de ce système prétendent dégager la morale et la rendre indépendante des conceptions matérialistes, comme des conceptions religieuses et métaphj’siques. Seul dans la nature, dit Mme Coignet (/.a Morale indépendante), l’homme est libre, et seul il a conscience de sa liberté. Or la liberté consciente d’elle-même, telle est la source initiale d’une série de phénomènes qui prendront le nom de moraux et qui constitueront, pour l’homme, une sphère d’activité inconnue au reste de la nature.

La personne humaine, la personne libre, responsable et obligée au respect, la personne respectable, tel est le fondement de la morale, pris tout entier dans la réalité. En se saisissant lui-même en tant que cause, en se connaissant comme tel, l’homme revêt dans la nature une dignité et une grandeur unique, il ne peut plus servir de moyen. — La morale constitue donc l’inviolabilité de la personne humaine ; elle constitue le dro>it individuel… Or le droit implique le devoir, comme une autreface delà liberté ; le droit, en effet, étant inviolable de sa nature, implique l’obligation du respect de cette inviolabilité. Il n’y a donc pas plus de droit sans devoir que de devoir sans droit, et si nous posons l’antériorité de l’un par rapport à l’autre, c’est au point de vue de la raison pure, non pas au point de vue « lu fait.

La liberté n’étant pas la réalisationde l’ordre, mais l’ordre étant le respect de la liberté, il se trouveque la liberté est cause et lin d’elle-même et agent de sa propre lin… Les facultés de l’intelligence el les instincts de la nature ne sont ni moraux, ni immoraux en eux-mêmes, mais ilsdeviennent tels parl’intervcntion d’un élément nouveau : l’intervention de la conscience, qui est la perception expérimentale d’un bul su|)érieur à celui de l’instinct, et par l’intervention de la volonté, qui nous dirige vers ce but ou nous en éloigne. La question se pose donc expérimentalement dans la conscience, où la volonté la résout, et ces deux phases de la vie intérieure déterminent le degré de moralité de l’individu.

Le mobile moral est puisé dans la liberté même qui, en constituant la dignité de l’individu, implique le respect de celle dignité ; il a pour linla jusliie. Le mobile moral se présente à nous sous la forme d’une obligation absolue, dégagée de toute considération personnelle et conséquemment de toute idée de jouissance, une obligation indépendante des conditions extérieures de lieu et de temps, aussi bien que de toute convenance particulière.

Les lins morales sont désintéressées, parce que, même en glorifiant la personne humaine, c’est la vérité pure el la justice parfaite qu’elles ont pour objet

La justice, pour les partisans de ce système, n’a rien d’ontologique ; elle ne se rattache ni à un principe premier, ni à un êlre créateur ; elle a son fondement dans l’honime. La liberté constitue l’individiialilé humaine, le droit etrobligalion, l’égalité des droits et la mutualité des obligations. Or la justice, c’est le droit reconnu, c’est le devoir accompli dans l’homme et dans le milieu de l’activité humaine, et nous l’élevons à l’idéal en y joignant la conception d’absolu.

Chaciue victoire de la liberté est une réalisation de 1913

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la justice. Son expression la plus clcmenlaire, c’est l’équité, la liberté se respectant elle-même et respectantautrviisous la garantie juridique, commandement impérieux qui n’a pas de mesure, n’admet pas de plus et de moins, est absolu de sa nalvireet rigoureusement exigible. Ce commandement estlefondemenl de toute morale individuelle ou collective ; il précède toutes les autres vertus, il en est la base ; toutefois, ce quiledistingueducommandement métaphysique, c’est qu’il ne vient pas du dehors.

La liberté, « en créant le droit et l’obligation individuels, suppose l’identité de tous les droits parmi les membres de la race humaine et la mutualité de toutes les obligations. L’égalité, le droit commun est donc le premier principe de la morale, et la mutualité du respect en est la première expression. La société comme l’individu se constitue sur cette base, et la contrainte juridique vient conlirracr dans la loi l’allirmalion primitive de la conscience ».

Un second degré de la justice, c’est le dévouement, qiil consiste, non seulement à reconnaître le droit, mais à le faire prévaloir, en réparant les inégalités que la nature et le hasard produisent. « C’est en son nom que le fort aide le faible, que le riche partage avec le pauvre, que l’audacieux soutient le timide, que l’homme défend la femme, et il se présente si bien à la conscience sous la forme de l’obligation que, d’une part, il interdit l’orgueil à celui qui donne, et, de l’autre, il sauve de l’abaissement celui qui reçoit, tous deux ne faisant que satisfaire, dans des positions diverses, aune loi commune, la jiistice…Il y a donc des devoirs de dévouement qui, sans être passibles de contrainte, sont néanmoins des devoirs, et dont l’infraction entraînerait la honte et le remords. » Le dévouement peut aller jusqu’à l’héroïsme, mais a l’héroïsme n’a aucune garantie extérieure, parce qu’il dépasse la verlu de ceux qui le jugent ». La morale sociale doit faire pratiquer l’équité, elle doit faire respecter tous les droits, n Dans un second degré, lecommanderænt moral se rapporte aux institutions et s’attache à supprimer les privilèges de classes, les monopoles, les hiérarchies factices, les démarcations imaginaires, et à mettre à la portée de touscertains biens, qui, en suivantle cours naturel des choses, seraient l’apanage exclusif de quelques-uns : l’instruction élémentaire, la science, la propriété, le crédit, etc. Il consiste à établir de plus enplus l’égalité des conditions sociales. Rousseau a dit : « L’homme est né libre, et partout il est dans les fers. » Renversant la formule de Rousseau, nous dirons : « L’homme naît enchaîné, et doit se rendre libre. ï

Il La morale apparaît donc dans la nature comme un principe indépendant… Quanta son origine, elle nous échappe, comme toutes les origines de la science. »

Telle est la théorie de la morale indépendante. Nousavonstranscrit textuellement les formulesdont se servent ses représentants ; car il est difficile de les remplacer, sans s’exposer à les interpréter mal.

Réfutation. Ce qui fait l’essence de cette théorie, ce ne sont pas les devoirs qu’elle impose, mais plutôt la prétention qu’elle a de les imposer sans recourir à aucun principe métaphysique. Or : i » cette prétention est mal fondée ; 2" elle entraîne la mutilation de la morale, soit dans ses applications, soit dans ses principes.

1° Cette prétention est mal fondée. Ce système dit que la conscience allirme la loi morale. Nous le disonsaussi, maislàn’est pas laquestion. Il s’agit de savoir de quel droit la loi morale s’impose, pourquoi elle a ce caractère de loi immuable, absolue, qui oblige, et entraînant à sa suite une sanction. Les

moralistes indépendants ne veulent pas répondre à cette question. S’ensuit-il qu’il n’y a pas de réponse à donner ? Us croient le montrer d’une certaine manière, en démolissant les solutions des spirilualistes catholiipies et celles des matérialistes. Nous sommes d’accord avec eux pour affirmer que la morale matérialiste sacrilie le droit à la force ; mais, quant à la morale catholique, les reproches qu’ils lui ad ressent sont absolument immérités. Ils représentent notre Dieu comme un tyran qui nous ùte la liberté et commande impérieusement et arbitrairement, sans tenir compte de notre personnalité et de notre raison. Mais la morale catholique enseigne tout le contraire. Notre liberté, notre conscience, notre sens moral, c’est Dieu qui les a mis dans notre nature. C’est par la voix intérieure de notre raison et de notre conscience que Dieu nous manifeste la loi naturelle et cette loi n’est pas arbitraire, elle est fondée sur la nature des choses. Quant aux lois positives, pourquoi Dieu n’aurait-il pas le droit de nous en imposer ? Vu surtout qu’il ne le fait qu’en vue de notre plus grand bien. En dehors de cette critique injuste de la morale catholique, nous ne voyons pas de preuves de la morale indépendante. Pour l’établir, il ne suffit pas de dire que la liberté est un fait, aussi bien que la conscience morale, il faudrait en outre montrer que ce sont desdonsque nousn’avons pas reçus de Dieu, il faudrait prouver l’athéisme (voir l’art. Dieu, pour les preuves de son existence), car si Dieu existe, c’est de lui que viennent la liberté et la loi morale, comme nous l’avons démontré plus haut. Enlin, sous prétexte de faire abstraction de toute métaphysique, la morale indépendante ne fait que recourir à une foule de pétitions de principes et de confusions. — Signalons-en quelques-unes. — Le libre arbitre estun fait ; oui, mais le droit que nous avons qu’on le respecte est très différent de ce fait ; or la morale indépendante confond ces deux choses. — Pourquoi la liberté de l’homme est-elle un plus grand bien que la nécessité qui se manifeste non seulement dans le monde physique, mais encore dans nos raisonnements ? — Pourquoi ce bien, qui tout à l’heure était un fait réalisé, devient-il un idéal dont il faut poursuivre la réalisation, et qui, par conséquent, n’est plus un fait, mais un devenir d’ordre métaphysique ? — Pourquoi est-il moral de donner à nos semblables ce qu’ils n’ont pas et de faire disparaître ainsi certaines inégalités ? — Si noire volonté est supposée indépendante de toute autorité, elle est à elle-même sa propre règle, et tout acte libre qu’elle fait est essentiellement bon. Agir contre la voix de la conscience sera même pour elle agir plus parfaitement que de lui obéir, puisque ce sera faire plus complètement acte d’indépendance. Toute obligation est essentiellement une loi, or l’homme ne peut par lui-même s’imposer une loi véritable, car chaque fois qu’il le voudra, c’est-à-dire quand il agira contre cette prétendue loi, il la détruira par le fait même.

a" Ce système mutile la morale.

II la mutile dans ses applications ; car il supprime une partie de nos devoirs : tous ceux que nous avons envers Dieu, d’abord, puis un certain nombre de ceux que nous avons envers nous-mêmes ou envers notre prochain ; car plusieurs de ces derniers devoirs ne rentrent pas dans l’exercice d’un droit. Indiquons quelques exemples. Les enfants ont-ils des devoirs spéciaux envers leurs parents ? La pro[)riété doit-elle être respectée ? Oui, d’après la morale ; non, d’après le principe d’égalité des moralistes indépendants. Du reste, si l’on prenait réellement pour point de départ de la morale le respect de la liberté considérée comme fait psychologique, c’est-à-dire 1915

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comme faculté du libre arbitre, il ne resterait à peu près aucune obligation. Supposons, en elïet, pour un instant, que l’exercice du libre arbitre soit le seul bien moral, dès lors tout ce que nous ferons librement sera bien. Il n’y aura plus, par conséquent, de mal moral ni de péché, car il n’y a péché que quand le libre arbitre s’exerce. La société aura, en outre, le devoir de laisser à chacun la liberté de faire tout ce qu’il lui plaira. Les partisans de la morale indépendante protesteraient contre des conséquences aussi immorales. La base de leur théorie, ce n’est pas, en effet, le fait du libre arbitre, mais une liberté, c’est-à-dire une perfection idéale qui fera la dignité de l’homme. Mais alors, qu’ils ne disent pas que la liberté dont ils parlent est un fait.

Ce système mutile aussi la morale dans ses principes et ses éléments constitutifs. — Il lui ôte son immutabilité, en plaçant son fondement ou bien dans un fait essentiellement contingent, le libre arbitre, ou bien dans un idéal dont la détermination est laissée au caprice de chacun, du moment qu’on n’en cherche pas la base dans un principe de raison, — Il supprime l’obligation, car, si c’est nous-mêmes qui nous commandons à nous-mêmes, nous sommes libres de ne pas nous commander, et nous avons le droit de ne pas nous obéir. On dira sans doute que ce serait manquer à ce que nous devons à notre dignité ; mais pour prouver qu’il y a en cela un mal moral, il faudrait chercher en dehors du moi humain le fondement de la loi qui nous oblige, de cette loi que la conscience peut manifester, mais non créer.

— Le système mutile la sanction, ou plutôt il la supprime, car il la réduit au remords et à l’estime ou au blâme de nos semblables ; or, nous avons vu que les arrêts de ce double tribunal de la conscience et de l’opinion manquent d’équité et qu’une bonne partie des actions morales leur échappent. — Entin, en privant la morale d’un fondement rationnel placé au-dessus des volontés des hommes, ce système tend à sacriQer le bien et l’équité à l’arbitraire, même le plus injuste, quand cet arbitraire est imposé comme un bien par la volonté des masses qui font l’opinion et les lois. La morale indépendante se rapproche donc du positivisme, elle va comme lui à substituer la force brutale au droit.

6° Morale dite scientifique, fondée sur la sociologie.

L’enseignement de cette morale a revêtu deux formes principales :

a) Vient d’abord une forme qu’on peut appeler timide. C’est la morale de la Solidarité représentée notamment par H. Marion, De la solidarité morale, Paris, 1880, et Léon Bourgeois, Solidarité, Paris, 1896. — Cf. L. RouRE, Anarchie morale et crise sociale, p. 120-1 29.

h) Puis vient une forme extrême, qui s’inspire plus particulièrement de M. DunuiiinM : Cela est moral, qui est pratiqué par la société. De cette école, M. Albert Bayi : t est l’enfant terrible.

Donnons la parole à M. L. Rovre, Etudes, l. CIII, p. loi, 5 avril 190.S :

Exposé. — a M. Albert Iîaykt (La morale scientifique. Essai surlesapplications morales des sciences sociologiques, Paris, 190, 5) donne uneidéedu parfait gâchis où mène la méconnaissance de la métaphysique. L’auteur s’empêtre dans des dilliciltés de mots, de détinitions, d’appellations. Faut-il dire science des m’i’urs, on sciences morales, ou orl moral /iralique ? La science des mù’urs, qui fait partie de la sociologie, en est-elle distincte ? Tout ce formalisme est à la fois laræntabli^ et risible chez un écrivain qui affecte des allures révolutionnaires. Au surplus, lise met très docilement à l’école de MM. Durkheim et

LÉVY-BRiiHL : il ne se sépare de celui-ci qu’avec timidité. Quant aux travaux de T.arde, ils sont nettement antiscientiUques ». Ainsi la sociologie, qui date d’hier, de l’aveu de M. Bayel, et qui est déjà divisée contre elle-même, est la base sur laquelle on veut bâtir la morale. La nouvelle morale s’occupera beaucoup de réformes économiques, de caisses d’épargne, de mutualités. Et la vie intérieure I Souci d’esprits délicats, répond M. Bayet avec quelque dédain. Les consciencess’habituerontpeuà peu à s’en passer. Les groupes sociaux, qui gagneront en force heureuse aux progrès de l’art rationnel modiGant la réalité collective, gagneront encore à son abstention dans la vie intérieure, au libre essor des parties, des affections, des énergiesetdesfaiitaisies individuelles. » Suivons la même école dans la voie des réalisations. De nouveau, L. Kovrs, Etudes, t. CXV, p. 2(58250, 20 avril 1908 :

n Faut-il combattre le suicide ? Faut-il favoriser le suicide ? Pareille question, dit M. Albert Bayet (L’idée de Bien. Essai sur le principe de l’art moral rationnel, Paris, 1908), est prématurée. Présentement, les doctrines les plus diverses régnent au sujet du suicide. Laquelle l’emportera ? Nous l’ignorons. Demain (c’est-à-dire d’ici un siècle ou deux), le suicide sera-t-il loué ? Sera-t-il blâmé ? Sera-t-il considéré comme un acte indifférent ? Les données nous uianquent pour porter là-dessus un jugement solide. Donc a l’art moral rationnel » ne peut présentement qu’enregistrer le fait du suicide. Il ignore s’il est un bien ou un mal.

« En effet, le bien est en chaque pays, à chaque

instant, ce que les consciences collectives jugent, implicitement ou explicitement, être bon. » Or il arrive souvent, dit M. Bayet, que ces jugements se contrarient.

" Et il nous ouvre cette perspective charmante. Qui sait si demain voler et assassiner ne sera pas un bien ? « La réalité d’une idée de bien se mesure à sa puissance active. Et l’idée véritable est celle qui, consciente ou non, est impliquée dans l’activité des groupes. Or les groupes de voleurs dépensent leur activité à voler, les groupes d’assassins à assassiner. Qu’un grand nombre de voleurs et d’assassins aient des scrupules, des remords, c’est fort possible et c’est tout naturel : la morale commune pèse de tout son poids sur leur morale professionnelle, et peut fort bien les faire hésiter. Mais la preuve qu’en (in de compte la morale professionnelle est la plus forte, c’est qu’en fait ils volent et ils assassinent’. »

« Nous avons voulu citer textuellement. La conclusion

logique est : le jour où la moitié des hommes plus un volera ou assassinera, ce jour-là voler et assassiner sera un bien. L’idée morale (traduisez : l’idée jugée bonne) naît à chaque instant, dans la mesure où elle commence à animer la conscience d’un groupe. « Le bien est aujourd’hui ce que les consciences jugent être bon ; il sera demain ce qu’elles voudront ; et les jugements de demain pourront être la contradiction des jugements d’aujourd’hui. » N’oublions pasque « juger bon » est synonyme de prendre comme principe d’action ».’I II ne s’agit d’ailleurs, en aucun cas, de louer ou de blâmer, de récompenser ou de punir. Le juge, le praticien n’ont qu’à prononcer sur des faits, ou sur ce fait : quelle est la viabilité de cette idée de bien ?

1. « Est-ce le coinracntnîre de 00 que M. Bnyei avait écrit dans ses Leçons de morale à l’usugft des écoles primaii’es (collectioti A. Aiihird) : a Les bonnes actions sont celles qui nous sont utiles)i ? Il ûjoulo ; « c’est-à-dire celles qui nous rendent vraiment heureux w. Cela no monte pns tr-ès haut, dans une morale qu’on déclare

« laïque et positive ». (Note de L. Rouke.) 1917

LOI DIVINE

1918

Ce principe J’aclion ou cette opinion a-t-elle cliance de l’empoiter clans l’avenir’.' Si oui, qu’il lui prête les mains..Si non, qu’il s’y oppose. Mais évidemment, l’art moral rationnel doit renoncer à la cliimère d’un bien absolu. Il ne peut que constater l’état présent de biens particuliers. »

lié/ulation. — u On serait presque tenté de savoir gré à M. Albert Bayel de sa Iranchise, si l’on ne savait que, de nos jours, les doctrines les plus anarclii ques risquent de faire des recrues et de passer dans les faits ou dans les lois. Il y a trois ans, M. A. Bayct avait donné les lignes de son programme révolutionnaire, dans son livre : La murale scientifique. Aujourd’hui il pousse son attaque contre la morale traditionnelle. Mieux vaudrait dire qu’il s’en prend à toute idée morale. La stalistique remplace la morale. Le praticien suppute le nond)re des faits humains qui se produisent, et, selon le caractère dominant soit d’aujourd’hui, soit de demain, il prononce que ceci est bien, que cela est mal. il favorise ou réprime.

« Voilà bien la hrutulité du suft’rage universel. Que

disons-nous : brutalité ? L’homme descend au-dessous de la brute. Au moins celle-ci a-t-elle l’instinct de la conservation individuelle et le souci de l’espèce. Le praticien, art nouveau, ignore si cela est viable, partant si cela est un bien. C’est le triomphe du nombre, de ce qui s’additionne quantitativement. Si la multitude des écus va dans les colïres de tel accapareur, respect au linancier ; c’est le bien ! Honte aux gens simples qui se sont laissé dépouiller de leur argent : là est le mal. Juslilicalion cynique de la force.

« C’est en ces débauches de négations que tombent

ceux qui renient et l’antique morale et le spiritualisme traditionnel, qui excluent de l’homme ce qui fait l’homme, sa raison, sa liberté, sa vie spirituelle et immortelle. »

Voir encore D J. Grasset, La morale scientifique et la morale de l Evangile, devant la sociologie. Etudes, t. CXVII, p. 433-454. 20 nov. 1908.

11° SySTÈMKS de morale qui SB RATTACHENT AU SUBJECTIVISME DE IvANT.

Ces systèmes sont nombreux ; outre le système de Kant lui-mèmo, qui admet l’existence de l’absolu et, pour parler avec lui, du nouméne objet de la raison, nous signalerons le Criticisme de Renoivieb, qui ne s’appuie que sur les phénomènes contingents, et l’immoralisme de Nietzsche, lointaineet suprêmeperversion du subjectivisme kantien.

1° Morale kantienne. — Kant, de Kœnigsberg, 17241800.

Exposé. La raison spéculative et la raison pratique sont des facultés distinctes : l’une trace les règles qui dirigent l’esprit dans le domaine de la science, elle est incapable de produire la certitude ; l’autre intime les préceptes que la volonté doit suivre pour atteindre sa lin. Or il y a deux espèces de commandements que la raison pratique peut faire : les uns sous condition : ce sont des impératifs hypothétiques ; tels sont tous les commandements intéressés, qui reviennent à dire : « Si tu veux atteindre telle liii, prends tel moyen » ; les autres sans condition : ce sont des impératifs catégoriques ; tel est le devoir, car il s’impose non comme un moyen, mais comme une un en soi, ([ui a une valeur absolue. U n’y a qu’une chose qui ait ainsi une valeur absolue, c’est la bonne volonté, qui, étant libre, ne doit rien qu’à elle-même, et étant raisonnable, se trouve d’accord avec toutes les volontés raisonnables et libres comme elle. C’est donc la volonté libre et raisonnable qui est l’objet de la loi morale. « Tu dois vouloir être libre et raisonnable », voilà la loi. La liberté

se propose donc comme fin à la liberté. C’est ce qui fait Vauliinomie de la loi. Delà découle cette formule de la loi morale ; u Agis de telle sorte ijue lu traites toujours la volonté libre et raisonnable, c’est-à-dire l’humanité, en toi et en autrui, comme une fin et non comme un moyen. » Ou cette autre : « Agis de telle sorte que la raison de ton action puisse être érigée en une loi universelle. »

lit’/utatiun. Nous avons exposé très sommairement la morale de Kant, sur laquelle on trouvera des données beaucoup plus précises à l’article CriticisME KANTIEN. Nous nous contcntcrons donc de montrer ici la fausseté des principales assertions dans lesquelles Kant s’est mis en contradiction avec la morale traditionnelle des philosophes catholiques.

Kant admet que la raison théorique ne peut donner la certitude et que la raison pratique la donne. On ne voit pas de fondement plausible à cette dirtérence : si la raison pratique nous donne la certitude des principes de la morale, la raison théorique doit nous donner aussi la certitude des principes spéculatifs ; par conséquent, elle démontre les vérités qui regardent les fondements de la morale et dont Kant fait des postulats.

Kant fait du principe de la loi morale une forme purement subjective de l’entendement ; lalois’aflirme, selon lui, indépendamment de toute connaissance expérimentale et de toute notion spéculative. Or on ne voit pas qu’une forme purement subjective de l’entendement, si impérativement qu’elle s’affirme, puisse donner la certitude que la morale oblige ; car la question n’est pas de savoir si le devoir s’aflirme, mais s’il s’afTirme légitimement et s’il est fondé en raison.

Toutes les preuves par lesquelles nous avons démontré comment nous connaissons la loi morale, et quel en est le fondement, réfutent la théorie de Kant, et enfin une partie des difficultés que nous avons opposées aux partisans delà morale indépendante, peuvent être faites à Kant.

2° Morale criticisle de Renouvieh (Français, 18151goS).

Nous emprunterons l’exposé de ce système et sa réfutation à L. Roure, Doctrines et problèmes, Impartie, ch. IV, p. 124-152, Paris, Retaux, 1900.

« … L’ordre moral ou la loi morale ne se comprennent

pas sans la liberté, sans l’immortalité de l’âme, sans l’existence de la divinité. Liberté, immortalité, existence de Dieu, autant de postulats de l’ordre moral. Gomme chez Kant. la raison pratique va relever ce que la raison théorique a mis à terre.

i) a Le premier postulat est facile à saisir. « Si la loi morale nous oblige et si nous tenons que nous sommes obligés, nous devons nous estimer libres de nous conformer ou non à cette loi de nos actes »… Cette liberté, rétablie comme postulat, n’est évidem’ment, comme l’ordre moral tout entier, que probable et conjecturale. Mais cette liberté qui nous est rendue, est-ce la réalité de la liberté, ou en est-ce seulement la persuasion subjective ? M. Renouvier répond nettement : « Le postulat de la liberté comme réelle… n’est i)as réclamé pour l’existence de la morale. .. Ce qui est indispensable à la morale… c’est le fait de la liberté apparente et crue pratiquement… La moralité étant essentiellement subjective ou du ressort delà conscience dansrhomme…, ilne faut pas s’étonner si la liberté f|u’elle implique est de la même nature. » (Science de la morale, I, p. 7-9). Je me crois liljre, cela suffit à la morale.

2) (I La doctrine sur l’immortalité ne présente guère plus de précision et d’assurance. On rappelle d’abord que l’harmonie entre le bonheur et la vertu n’est pas réalisée ici-bas ; d’où nécessité, ou mieux 1919

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postulai d’une autre vie. Mais cette liarmonie, dit M. Renouvier, n’est pas exigée à titre de justice, ou de conformité à l’ordre essentiel des choses. « Le refus du postulat emporte cet aveu qu’il peut exister une antinomie entre la loi du devoir et la loi naturelle de la recherche du bonheur. De là un affaiblissement du sentiment de l’obligation et de l’empire de la raison pratique. » C’est comme « un postulat des passions, nécessaire pour les légitimer et les faire entrer dans la science n. (Science Je la murale, t. I, p. 175-177)… Quant au mode de l’immortalité, M. Renouvier s’en met peu en peine. A cet égard, l’argumentation de la doctrine criticiste, dit-il, « est toute morale ; elle ne souffre pas qu’on mène ses conclusions à dépasser ses prémisses ; elle ignore le mode et les moyens de l’immortalité personnelle ; tous lui sont bons, les intermittences, la palingénésie à longs intervalles, la continuité physiologique latente, la vie poursuivie ourenouvelée avec des sens nouveaux, sous des formes actuellement insensibles, etc., etc. Les hypothèses les plusélonnantesne lui répugnent pas plus que les plus banales, parce qu’elle n’en embrasse aucune, faute d’apercevoir des motifs suffisants pour se décider en faveur de quelqu’une. .. En elle-même, en sa qualité de doctrine rationnelle morale, elle réclame l’immorlalité comme condition d’ordre des phénomènes humainsau jugement de la conscience. C’est là son postulat, qui ne sort pas des termes généraux » (La Critique pliilosopliique, 1873, t. I, p. 178). On touche ici du doigt un des vices de la méthode morale : le vague de ses conclusions… L’immortalité personnelle est elle-même étrangement compromise dans une doctrine qui admet le phénoménisme. Qu’y devient en effet, le moi ? C’est une série, une chaîne de représentations qui se déroulent, un « mobile assemblage r> de phénomènes (le mot est de M. Renouvier) qui se succèdent comme les tableaux instantanés d’une scène de théâtre ou les figures changeantes d’un kaléidoscope. De fond commun où s’impriment ces représentations, oii prennent. corps ces phénomènes, il ne saurait être question, a La loi que les doctrines substantialistes appellent identité personnelle et permanence du moi, déclarc-t-on, est la représentation même, en tant que divisée, unie et ordonnée selon la durée. » (Essais, 2 » essai, t. I, p. 115.) L’esprit est

« un théâtre de phénomènes » ; ou mieux « il est la

loi elle-même, par laquelle sont représentés en une conscience les phénomènes que l’harmonie préétablie réunit dans l’œuvre d’une organisation individuelle » (f.a niiuielle Monadologie, pp. 96-97). Il n’y a plus de facultés Le mot lui-même est proscrit. Il rappellerait toujours la doctrine de la substance et des modalistes, plutôt que la coordination des phénomènes à l’aide des catégories d’acte et de puissance. Un terme général, celui de /’qnction (au sens mathématique), en tient suffisamment lieu. La volonté devient « l’ensemble des rapports de vouloir ; la mémoire, l’ensemble des rapports de souvenir ; la conscience, le rapport commun desiihénomènes dans l’homme »…

3) «.Vprès la liberté, dit M. Renouvier, après la vie future, qui sont des conséquences inductives de la croyance à la loi morale, vient le postulat de la divinité, motivé dans notre conscience par le besoin logique d’une garantie supérieure et universelle de l’ordre moral, des uns morales du mon<le. » Quel est le rôle, quelle est la nature de ce Dieu ? Kant en faisait un justicier, chargé de sanctionner par la récompense l’accomplissenienl (le l’ordre, par lech.iliment sa violation. Cette conception, sans doute, est trop antliropomorpliique pour M. Renouvier… Qu’on presse sa pensée, qu’on lui demande plus que des

mots vides, on arrive à ceci : Dieu est un devenir, c’est le bien que nous accomplissons et qui tend à former un ordre parfait. Dieu n’est pas « une nature éternelle et nécessaire ». — » Nous sommes des consciences, il est laconscience » (Nouvelle Monadologie, pp. 4^9-463)… Ni l’éternité, ni l’immutabilité dans la perfection ne sauraient convenir à Dieu, n L’éternité phénoménale du monde se trouvant exclue de nos spéculations par le principe de contradiction, ce qu’on appelait en théologie la nature <f((i « e, et qui renfermait les inûnis, les contradictoires, doit en être bannie également. Il est clair… que si la conscience, la personnalité et la vie appartiennent à Dieu… la succession et les autres relations doivent entrer dans la pensée divine ; car la pensée n’atteint que le relatif. Il faut donc convenir que les idées appartenant à la vie divine… sont… semblahles à des phé’tomènes. Par conséquent, la vie divine, pasplus que le monde phénoménal, ne peut logiquement s’étendre dans une éternité antécédente » (Les principes de la nature, t. II, pp. 337-33g)… A l’égard de Dieu, le crilicisme ne nous reconnaît aucun devoir, et il ne faut pas s’en étonner… Le principe de causalité, réduit à une succession… dépourvu du caractère de force transitive, n’entraîne point (de) subordination… Aussi est-il naturel que (M. Renouvier) condamne l’adoration et la soumission. L’adoration n’est-elle pas l’hommage de la créature qui déclare tenir tout de son Créateur ? Et dans la doctrine criticiste, on ne peut dire que l’homme soit redevable de ([uelque bien à Dieu ; le phénomène humain vient après le phénomène divin, c’est tout ; l’être n’a pas été, à proprement parler, communiqué de l’un à l’autre. M. Renouvier consacre douze cents pages à nous entretenir de la science de la morale. Il y traite par le menu des devoirs des hommes entre eux et des hommes envers eux-mêmes. Droit de propriété, impôt progressif, assurances sur la vie et contre les accidents, duel, régime cellulaire, tout est passé en revue. Il disserte subtilement pour faire taire ses scrupules à se nourrir de la chair des animaux : n’ont-ils pas une sorte de moi qui s’oppose à ce ijue nous en fassions des moyens ?… Mais quand il s’agit de Dieu, on ne se demande plus si l’on n’aurait pas vis-à-vis de lui quelque devoir à remplir. On lui concède l’existence, et quelle existence ? Cela suffît ; à ce prix, on se tient quitte à son égard. C’est là qu’en arrive une doctrine qui fait de Dieu un postulat, un appendice de la moralité, un président honoraire du monde des consciences phénoménalesl… »

liéfutation. — « L’absence de la divinité et de ses droits souverains se fait sentir dans toute la morale M. Renouvier. L’homme s’y meut comme un être qui ne reconnaît nul pouvoir au-dessus de sa tête. S il trouve trop pesant le poids de l’adversité, pourquoi ne chercherait-il pas une délivrance dans la mort ? En vain lui objectera-t-on que la résignation, l’effort moral sont chose meilleure. « Ce jugement, répond M. Renouvier, n’aura jamais une valeur absolue pour l’agent, et demeurera subordonné à ses sentiments, pnisqu il rapporte tous les biens possibles à lui. » (Science de la morale, t. I, p. 82.) Le domaine divin supprimé, la vie cesse d’être un poste dont Dieu seul a le droit de nous relever…

Ce qui est i>lus grave encore, c’est le doute que le criticisme laisse planer sur l’ordre moral tout entier. Selon le criticisme, la science morale ne eom[)orte que des « éléments proltables ». Au sentiment moral, quelque objet réel répond-il ? F.xiste-t-il vraiment un ordre que nous devons garder, un bien que nous devons praliquer ? La raison pratique ne fournit là-dessus que des’i hypothèses vraisemblables. >i — « Il en est… de l’obligation du devoir, ce 1921

LOI DIVINE

1922

qu’il en est de la liberté ; … la conscience prouve pour elle-même et croit sans pouvoir jamais donner à son jugement une certitude qui la surpasserait elle-même. » (Science de la morale, t. I, p. aS.) En d’autres termes, le devoir est simplement affaire de foi, affaire de sentiment aveugle, affaire de conjecture. Que peut un tel devoir aux prises avec la passion ? »

3" Immoralisme de Sietzsche.

Dans les voies d’un subjeclivisme radical^ mais avec une extrême indépendance, Frédéric Nietzsche (Allemand, 1 844-1 900)poursuivait l’évolution du rationalisme germanique, et créait un système — si l’on ose appeler de ce nom la cliiiiière où il jetait pêlemêle les négations de tout ce que renfermaient d’éléments viables les doctrines préexistantes. La seule idée positive qui surnage est l’idolâtrie du moi, hypertrophié jusqu’à la démence. Le nihilisme moral auquel aboutit Nietzsche paraîtrait devoir être classé parmi les accidents individuels plutôt que parmi les doctrines philosophiques, si l’esprit d’où il procède n’avait exercé sur les générations qui ont connu Nietzsche, ou qui l’ont lii, une influence dont les faits témoignent.

Dans le document publié en novembre 1914, sous ce titre : Réponse de VUniKersiié catholique de Paris au manifeste des représentants de la science et de l’art allemand, on lit, vers la fin :

La philosophie alleninDde, avec son subjeclivisme de fond, avec son idéalisme transcendantal, avec son dédain des données de sens commun, avec ses cloisons étanches entre le monde du phénomène et celui de la pensée, entre le monde de la raison et celui de la morale on de la religion, n’a-t-elle pas préparé le terrain aux prétentions les plus extravagantes d’hommes qui, pleins de con&ance en leur propre esprit et se tenant eux-mêmes pour des êtres supérieurs, se sont cru le droit de s’élever au-dessus des règles communes, ou de les faire plier à leur fantaisie ?

Kant n"a-t-i ! pas posé en principe que chacnn doit agir de telle sorte que ses actes puissent être érigés en règle universelle, laissant à la conscience individuelle le soin de juger si la condition est remplie ?

Hegel n’a-t-îl pas aflSrmé l’équivalence ou l’identité du fait et du droit ?

Nietzsche, quelques réserves qu’il ail faites sur la culture allemande, na-t-il pas, par sa théorie du surhomme, préconisé, avec un cynisme hrntal. le droit de la force ? Le matérialisme >ans vergogne du monisme évolutionniste, le panthéisme latent ou explicite des philosophes idéalistes et des théoriciens subjectivistes de la religion, au service Tan et l’autre de l’orgueil germanique, n’onl-ils pas concouru à présenter dans l’Allemand le type le mieux réussi de l’espèce humaine, devant qui tous les autres n’ont qu’à s’incliner, le type en qui le divin a trouvé sa plus haute réalisation ?

Produits eux-mêmes du tempérament inttdlectuel et moral des Allemands, tel que l’ont fait les quatre siècles écoulés depuis la Réforme protestante, ces principes ont à leur tour fortifié les tendances de ce tempérament, Pt leur influence s est, plus ou moins, étendue à tous. {Bulletin de V Institut catholique de Paris^ 25 nov. 1914, p. 192.)

Sans renouveler les confrontations et les constatations que ces graves paroles supposent, nous devons donner ici une esquisse des idées de Fr. Nietzsche.

Exposé. Préludant à ses grandes manifestations par le volume intitulé Gaie science (1882). qui renferme, selon ses expressions, « cent indices de l’approche de quelque chose d’incomparable », il avait immolé Tidée de Dieu :

Où est Dieu ? Je veux vous le dire ! yous l’avons tuè^ TOUS et moi ! Nous tous nous sommes ses meurtriers ! >Iais comment avons-nous fait cela ? Comment avons-nous pu boire l’Océan ? Qui nous a doané l’épooge avec laquelle

Tome IL

nous avons etTacé tout l’horizon ? Qu’avons-nous fait en détachant celle terre de son soleil ? Où va-t-elle maintenant ? Où allons-nous ? Loin de tous les soleils ?… N’errons-nous pas à traders un néant infini ? Ne sentons-nous pas le souffle de l’immensité vide ? Ne fait-il pas plus froid ? La nuit ne se fait-elle pas toujours plus noire ?… Dieu est mort ! Dieu restera mort ! Et nous l’avons tué ! Comment nous consolerons-nous, nous les meurtriers entre tous les meurtriers ? Ce que le monde avait de phis sacré, de plus puissant, a saigné sous nos couteaux ! Qui lavera de nous la tache de sang ? Avec quelle eau nous purifierons-nous ? Quelle fête expiatoire, quels jeux sacrés nous faudra-t-il inventer ?… (Trad. Lichtenbergek, dans La philosophie de yietzsche, p. 18-19.)

Au cours des années suivantes, il formulait sa morale aristocratique du Surhomme (Vebermensch) dans le livre apocalyptique intitulé : Ainsi parlait Zarathoustra. Détachons quelques lignes du morceau intitulé : De la canaille.

La vie est une source de joie, mais partout où la canaille vient boire, toutes les fontaines sont empoisonnées.

J’aime tout ce qui e-t propre ; mais je ne puis voiries gueules grimaçâmes et la joie des gens impurs.

Ils ont jeté leur regard au fond du puits, maintenant leur sourire odieux se reflète au fond du puits et me regarde.

Ils ont empoisonné par leur concupiscence l’eau sainte : et en appelant joie leurs rêves malpropres, ils ont empoisonné même le langage.

La flamme sinJigne lorsqu’ils mettent au feu leur cœur humide ; l’esprit lui-même bouillonne et fume quand la canaille s’approche du feu.

Le fruit devient douceâtre et blet dans leurs mains ; leur regard évente et dessèche l’arbre fruitier.

Et plus d’un de ceux qui se détournèrent de la vie ne s’est détourné que de la canaille ; il ne voulait point partager avec la canaille l’eau, la flamme et le fruit.

Et plus d’un s’en fut au désert et y souffrit la soif parmi les bêtes sauvages, pour ne point s’asseoir autour de la citerne en compagnie de chameliers malpropres.

Et plus d’un, qui arrivait en exterminateur et en coup de grêle pour les champs de blé, voulait seulement pousser son pied dans la gueule de la canaille, afin de lui boucher le yosier.

Et ce n’est point là le morceau qui me fut le plus dnr à avaler : la conviction que la vie elle-même a besoin d’inimitié, de trépas et de croix de martyrs.

Mais j’ai demandé un jour, et j’étouffai presque de ma question : Comment ? La vie aurait-elle bisoin de la canaille ?

Les fontaines empoisonnées, les feux puants, les rêves souillés et les vers dans le pain de la vie sont-ils nécessaires ?

Que m’est-il donc arrivé ? Comment me suis-je délivré du dégoût ? Qui a rajeuni mes yeux ? C’^mment me suis-je envolé vers les hauteurs où il n’y a plus de canaille assise à la fontaine ?

Mon dégoût lui-même m’a-t-il créé des ailes et les forces qui présentaient les sources ? En vérité, j’ai dû voler au plus haut pour retrouver la fontaine de la joie !

Oh ! je l’ai trouvée, mes frères ! Ici. au plus haut, jaillît pour moi la fontaine de la joie. Et il y a une vie où l’on s’abreuve sans la canaille.

Jetez donc vos purs regards dans la source de ma joie, amis ! Comment s’en troublerait-elle ? Elle vous sourira avec sa pureté.

Nous bvtirons notre nîd sur l’arbre de l’avenir ; des aigles nous apporteront la nourriture, dans leurs becs, à nous autrt-s solitaires !

En vérité, ce ne seront point des nourritures que les impurs pourront partager ! Car les impurs s’imagineraient dévorer du feu et se briller la gueule !

En vérité, ici nous ne préparons point de demeures pour les impurs. Notre bonheur semblerait glacial à leur corps et à leur esprit !

Et nous voulons vivre au-dessus d’eux comme des vents forts, voisitts des aigles, voisins du soleil : ainsi vivent les vents forts.

Et, semblable au vent, Je soufflerai un jour parmi

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eux, à leur esprit je couperai lu respiration, avec mon esjjrit : ainsi le veut mon avenir.

Eb vérité, Zarathoustra est un vent fort pour tous les bas-fonds ; et il donne ce conseil à ses ennemis et ù tout ce qui crache et vomit : « Gardez-vous dé cracher contre le vent ! »

Ainsi parlait Zarathoustra.

{Ainsi parlait Zarathoustra, U, d ; trad. Henri Albert.)

Ici, nous céderons la parole à un critique écrivant quelques mois seulement avant la mort de Nietzsche, M. Léonce de Gra.vdmaison, La religion de l’égoisme. — Etude sur Frédéric j’ietzsche. Eludes, t. LXXXI, p. 798-S ! ’;, 20 déc. 1899.

" Le titre du livre et le nom du liéros nous transportent dans l’Iran antique : Zarathoustra — c’est notre Zoroastre — est un sage qui s’est convaincu, par l’examen de l’univers et de l’homme actuel, et de la vanité de toute religion, et de l’impuissance de l’homme tel qu’il est à rendre sa vie meilleure. Retiré sur une montagne solitaire, il a vii, au cours de dix fécondes années, que l’homme seul, mais l’homme pleinement développé, le Surhomme, était la (leur et

« la raison d’être de la terre ». Un impérieux besoin

le saisit alors de faire part aux autres de la découverte, de leur apprendre à reviser la « table des valeurs » que la peur et la médiocrité ont dressée pour les actions humaines, et il descend dans la plaine. Ses enseignements, ses luttes contre tous les restes des croyances « idéalistes » et » pessimistes », les épreuves qui lui viennent de l’insuinsance de ses auditeurs et de sa pitié pour eux, tel est le sujet de ce poème, qu’on regarde justement comme l’œuvre capitale de » ietsche.

u Ecrit d’un accent sibyllin, obscur par profusion d’images, Ainsi parla Zarathoustradéconcerle, méine en pages choisies, les esprits accoutumés à la clarté, à la mesure de nos poètes français. Mais il n’est que juste d’y reconnaître des beautés de premier ordre, de celles qu’on admire dans les Paroles d’un croyant, j’allais dire : dans la Divine Comédie… qu’on en juge (([ « partie, i ; ibid., g). — Nietzsche ne s’en tint pas à la forme poétique ; en deux écrits d’une forme plus abstraite, Par delà le bien et le mat et La Généalogie de la morale, il donna, de son Zarathoustra, une sorte de commentaire philosophique. Le poète avait jeté dans les abiuies, en inspiré, en prophète, avec des imprécations passionnées, l’antique iahle des valeurs, celle du bien en soi et des morales objectives ; le philosophe en retrouve les débris et s’acharne à les réduire en poussière. Pour lui, non seulement les échappées furtives vers la foi chrétienne, non seulement la foi scientilique des « soi disant esprits libres.>, mais l’allitude expectaute elle-même des positivistes les plus abstinents, témoigne dun reste inavoué » d’une foi en la valeur met 1 physique, une valeur en sdI de la vérité », puisque aussi bien s’abstenir de prononcer sur la vérité objective d’un Au-delà, c’est lui reconnaître « le droit à l’existence ».

C’est toujours une croyance métaphysique, sur lacpielle est fondée notre foi dans la science : nous aussi les penseurs d’aujourd’hui, les athées, les a ntiniétaphjsiciens, nous aussi nous eniprunlons cette foi qui nous anime à cet incendie qu’une croyance plusieurs fois millénaire a allumé, fi cette foi chrétienne (qui fut aussi la foi de PlatonI que Dieu est la Vérité et que la vérité est divine… Pour ce rôle (d’antagoniste nnturel rle l’idéal ascétique de la foi chrétienne), la science n’est pus assez autonome ; elle a besom elle-même, f » tous égards, d’une valeur idéale, d’une puissarjcc créatrice de valeurs qu’elle puisse servir et qui lui donne la fol en elle-même.. — La science et l’idéal ascétique se tiennent tous deux sur un seul et même terrain, … dans une foi commune que la vérité est inestimable, incriliqnablo… Toute science (et non |>as seulement l’astronomie, sur l’inQuence humiliante et déprimante de laquelle Kant nous a laissé ce remarquable I

aveu : a Elle anéantit mon importance » !, toute science naturelle ou conircr natere — j’appelle ainsi la critique de la raison par elle-même — travaille aujourd’hui à détruire enrhumiiiel’antique respect de soi… Est-ce là, en réalité, travailler contre l’idéal ascétique.’… » (La Genéalcie de la morale, XXIV-XXV (1883). Trad. Lichte.nbergek ;)

a Et les kantistes, les positivistes de toute nuance, les agnostiques « qui adorent comme Dieu le point d’interrogation lui-même », sont impitoyablement flagellés. Et il faut avouer que cette intransigeante logique n’a pas tort sur tous les points…’< Cependant, à l’exception de quelques esprits plus clairvoyants, Taine par exemple et Brandes, le public prêtait peu d’attention aux violences calculées de Nietzsche ; les uns le tenant pour un mystificateur, les autres pour un anarchiste de l’ordre intellectuel. T<jujours plus aigri, usé dans l’instrument surmené de ses facultés supérieures, le malheureux philosophe s’enfonçait de plus en plus dans sa tristesse sauvage et sou orgueil. Il se plaignait avec amertume de la « conspiration du silence » qu’on faisait autour de ses œuvres, et accablait l’empire allemand, la culture allemande, la musique allemande elle-même, de ses traits les plus cruels, de ses épigrammes les plus venimeuses…

« Le silence des critiques n’était pas la pire souffrance

de Nietzsche : le vide se faisait autour de lui ; déconcertés par ses bizarreries, incapables de le suivre dans ses constants voyages, ses amis se refroidirent ou s’en allèrent. Sa sœur, qui fut constamment sa confidente et son meilleur appui, qui s’est, depuis, constituée sa garde-malade et son biographe le plus détaillé, Mme Foerster Nietzsche, dut suivre son mari en Amérique. Dès lors, le « Moi » du solitaire, privé de ce « troisième » sans lequel « la convention de II et Moi est insupportable », de cet « ami » dont Il le désir même est notre révélation », s’exalta de plus en plus : il cria sa haine à toutes les croyances que ses attaques avaient laissées debout. Ses derniers livres : Le Crépuscule des idoles, V Antichrétien, sont les plus violents… Une heure vint — fin 1888 — où l’imagination surchaulîée du poète confina aux hallucinations. Il se compare à Jésus-Christ, se proclame comme lui Sauveur et méconnu comme lui. Il achève, en la renversant, l’œuvre de son devancier, l’évangile du Surhomme abroge l’autre, et c’est pour l’avoir prêché que Zarathoustra est persécuté. L’autobiographie écrite en 1888 est intitulée Ecce homo… La folie était proche, l’abîme s’ouvrait : Frédéric Nietzsche y sombra, à Turin, dans les premiers jours de janvier I 889. »

Itéfutalion. — « Certes, le système philosophique… ne ralliera pas, sauf une vogue passagère, beaucoup djesprits. Mais… l’esprit de Nietzsche, cet esprit d’indépendance absolue du moi, cette conception de la vie qui mesure toute valeur réelle au degré d’expansion de la personne humaine (je devrais dire : de l’animal humain), cet esprit pourra vivre encore pour la perversion de beaucoup, alors que l’ensemble du système aura passé dans l’Iiistoire de la philosophie.

« Or il n’est pas d’antithèse plus radicale à la conlu’ption

chrétienne du monde, il n’est pas de position qui trouble plus violemment l’équilibre premier des choses. Elle délivre l’autonomie kantienne de la raison, aussi bien du fantôme de la « chose en soi » que de la sujétion, rétablie obliquement, à un devoir, à une moralité, à un Dieu. Son optimisme absolu, matériel, brutal, en fait (quoi qu’il en soit des intentions Iiersonnellesde Nietzsche) la justification, l’apothéose des instincts à l’encontre de toute règle. Son hymne

— celui qu’elle chante [iratiqui-ment et logiquement aux or(Mlles de ceux qu’elle séduit — est le hennissement de la nature débridée, car

« Le moi, l’être le plus loyal, parle ilu corps, et

veut encore le corps, meme quand il rcve et s’exalle en voletant de ses ailes brisées.

« H apprend à parler toujoui-s plus loyalement, ce

moi, et plus il apprend, plus il trouve de mots pour louer le corps de la terre.

« Mon moi m’a enseigné une nouvelle ûerlé, je

l’enseigne aux hommes : ne plus caclier sa tête dans le saille des choses célestes, mais la porter lièrement, une tête terrestre qui crée le sens de la terre. » (Ainsi parlait Zarathoustra, !, 6 ; coll. 1, 2/1 ; III, 10, etc.)

K Et qu’on n’objecte pas la « propreté intelleclecluelle », la sincérité, le renoncement même et l’auto-suppression des mauvais penchants, qui doivent suivre, d’ajirès Nietzsche, l’adoption de cette conception du monde. De quel droit, au nom de quel critère décidera-t-on, quand on proclame le corps règle unique et fin en soi, que telle vilenie et telle bassesse, que telle dégénérescence et telle névrose, sont contraires à la destinée du Surhomme ? Qu’en sait-on ? Sur quel fondement objectif l’aflirme-t-on ? En vérité, il faudrait, pour railler cette nouvelle

« métaphysique » l’ironie amère de Zarathoustra.
« Mais ce ne sont pas ces conséquences seules qui

condamnent la thèse fondamentale de Nietzsche. Celte thèse, dans ce que j’appellerai son corps, est celle du déterminisme absolu de l’univers ; s ; nsoleillé par le postulat du progrès humain par la volonté, progrès d’ailleurs rigoureusement limité dans la vie présente et mesuré par les exigences « du corps et de la terre ». Se charge qui pourra de concilier cet effort volontaire de l’homme pour se dépasser avec le fatal et nécessaire retour des clioses : si le Surhomme est un anneau de la chaîne éternelle, il viendra donc, et puérile est la tentative que nous ferons pour hâter son heure… — La philosopliie de Nietzsche, dans sa partie générale et négative, le lieiour éternel, n’est en somme que la plus poétique, mais encore la plus logicpie conclusion de la doctrine matérialiste. Quanta l’autre, la théorie du Surhomme, ou bien elle n’est que la transcription symbolique du progrès aveugle de l’univers, et c’est alors le transformisme moniste ; ou bien vraiment (et tout semble favoriser cette interprétation) Zarathoustra enseigne que l’homme peut, par un libre effort de volonté, introduire dans l’univers un nouvel élément de perfection et de beauté, en le forçant à produire le Surhomme. Une fois entré dans le cycle des choses, le Surhomme y aura éternellement sa place, et la vie humaine vaudra d’être vécue. Que ce soit là un rêve, en contradiction avec le reste de la conception déterministe du monde, c’est ce qu’il est aisé de voir ; mais c’est aussi, je crois bien, une justification, aux yeux de Nietzsche, de toute sa philosophie, où se trouve introduit ainsi une sorte d’idéal et un aiguillon vers le mieux. Tant il est vrai que Vidéalisme trouve toujours quelque fissure pour se glisser dans les systèmes les plus obstinément clos à l’Au-delà !

« Quoi qu’il en soit, l’esprit, l’àræ de toute la

doctrine nietzschéenne, c’est assurément l’égoïsme humain, « cette joie égo’iste, qui se protège elle-même, comme si elle s’entourait de bois sacrés I » (Ainsi parlait Zarathoustra, III. 11.) C’est là un principe premier que l’homme peut se formuler ainsi : Tout existe pour ta joie, pour ton rire vaillant et

allègre ; ton unique devoir est d’atteindre ta destinée de te dépasser en l’épanouissant dans la vie heureuse et jeune. Homme qui veu.x devenir Surhomme, le monde n’a de sens que par toi : toute souuiission de ton moi à une puissance quelconque, au ciel ou sur la terre, est une déchéance et un crime. Vis aux dépens du troupeau humain : c’est un fuuiier où la fieur doit plonger sa racine, en le méprisant. Loin de loi toute pitié, toute compassion : « Dieu est mort ; c’est sa pitié pour les hommes qui a tué Dieu. « (Ainsi parlait Zarathoustra^ II, 3.) Révise en ce sens toute la vieille « table des valeurs », ou plutôt brise-la, et fais-en une nouvelle, dont lu sais toi-même la mesure.

« Eh bien ! cette religion de l’égoïsme n’est pas

seulement dangereuse et coupable, elle est fausse. Son idole ne tient pas debout.

« L’homme est un être dépendant, c’est un fait. Il

dépend de moins qiie lui, car il se heurte, se meurtrit, et parfois se lirise, quelle que soit sa vigueur de volonté ; à un inexorable autre chose contre lequel il est impuissant. Un peu d’usure, une légère dévialion dans les cellules cérébrales d’un Frédéric Nietzsche, et « en voilà pour jamais ». L’homme dépend de ses égaux par l’éducation, par la vie sociale, par l’énorme et complexe réseau de relations humaines où il est enserré… L’homme, enfin, r.e s’explique pas tout seul. Ce n’est pas seulement, comme semble le croire Nietzsche, un instinct d’esclave qui le courbe devant un autre, c’est la connaissance, aussi confuse qu’on voudra, mais enfin certaine, de sa dépendance physique et morale… »

Conclusion gé.néhalb. — L’impuissance de toutes les théories que nous avons parcourues, à expliquer l’existence, la nature et les fondements de la loi morale, peut servir de contre épreuve à la vérité de la doctrine traditionnelle détendue par les philosophes catholiques.

BiBLioGRAPHiB GÉNÉRALE. — Saint Thomas d’Aquin, I" lias., q. I 8-20 ; 90-94 ; Suarez, De le^ihus, surtout t. ii, Ed. Paris, 1856, t. V ; Taparelli d’Vzeglio, Saggio teoreiico di diritto natnrale, Palerme, rS^03, trad. en français ; M. d’Hulst, Conférences de Notre-Dame, années 1891 et suivantes : Les fondements de la moralité ; E. Janvier, Conférences de Notre-Dame, année 1909 : l.a Loi : L. Roure, Doctrines et problèmes, Paris, igoo ; Anarchie morale et crise sociale, Paris, 1903 ; articles et bulletins dispersés dans les Etudes, au cours des vingt dernières années ; A. Farges, La liberté et le devoir, fondements de la morale, et critique des systèmes de morale contemporaine, Paris, 1902 ; L. Désers, curé de Saint-Vincent de Paul, Les morales d’aujourd’hui et la morale chrétienne, Paris, 1907. [Divers : | Etudes sur la philosophie morale au XLX’siècle : Leçons professées à l’école des hautes études sociales, Paris, 1904. — Pour le détail de la bibliographie, consvdter le précieux répertoire de A. de la Barre, La morale, d’après saint Thomas d’A’juin et des théologiens scolastiques. Mémento théorique et guide bibliographique, Paris, Beauchesne, igii.

r, I. M. A. Vacant.]. WSu : s.