Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Laplace athée

Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 2 – de « Fin justifie les moyens » à « Loi divine »p. 916-917).

LAPLACE ATHÉE. — Laplace est souvent cité comme un type de savant athée, n Dieu est une hypothèse dont je n’ai pas besoin », aurait-il dit un jour avec une suffisance impie. Le malheur, ou plutôt le bonheur, est qu’il n’a jamais prononcé cette parole ni aucune autre équivalente, du moins il n’en existe aucune preuve, et il faut alisolurnent cesser de calomnierainsi l’un de nos plus illustres savants. Si l’on ne peut le citer comme un type d’esprit chrétien au cours de sa carrière, nous verrons tout à l’heure ce qu’il faut penser de sa lin.

Laplace se piquait de philosopliie ; en guise de I)rofession de foi, il déclare que : « Tout bon esprit doit, sur les objets inaccessibles, dire avec Montaigne, que l’ignorance et l’incuriosité sont un mol et doux çhes’et pour reposer une tête Inen faite t {Exposition du système du monde, G= édition, t. II, p. ijôg, note) ; mais si l’extension qu’il donne à cette maxime est visiblement abusive, du moins qu’on ne parle pas d’athéisme.

Et ce ne sont pas seulement les orateurs en quête d’anecdotes scandaleuses, qui ont ajouté foi à cette triste légende. Barthélémy Saint-IIilaire, dans la préface de sa traduction du Traité du ciel d’Aristote, a pris énergiquement Laplace à partie sur ce sujet, et plus récemment Paul Janet, dans ses Principes de métaphysique et de psychologie (t. I, p /|4), citait cette parole légèrement modiliée et clierchait à l’expliquer, en lui attribuant un sens qui exagère et dénature encore la vraie portée du n mot célèljre de Laplace ».

C’est Kaye qui, le premier, je crois, a réclamé contre ces regrettables confusions. Voici comment il raconte la fameuse anecdote (Sur l’origine du monde, 3 » éd., 1896, p. 131, Paris, Gauthier-Villars) :

« Comme le citoyen Laplace présentait au général

Bonaparte la 1" édition de son Exposition du système du monde, le général lui dit : « Newton a parlé

« de Dieu dans son livre. J’ai déjà parcouru le vôtre et
« je n’y ai i>as trouvé ce nom une seule fois ». A quoi

Laplace aurait répondu : « Citoyen premierconsul, je

« n’ai pas eu besoin de cette liypotlicse. » Dans ces

termes. Laplace aurait traité Dieu d’hypothèse. S’il en avait été ainsi, le premier Consul lui aurait tourné le

dos. Mais Laplace n’a jamais dit cela. Voici, je crois, la vérité. Newton, croyant que les perturbations séculaires, dont il avait ébauché la théorie, Uniraient à la longue par détruire le sj’stème solaire, a dit quelque part que Dieu était obligé d’intervenir de temps en temps pour remédier au mal et remettre en quelque sorte ce système sur ses pieds. C’était là une pure supposition suggérée à Newton par une vue incomplète des conditions de stabilité de notre petit monde. La science n’était pas assez avancée à cette époque pour mettre ces conditions en évidence. Mais Laplace, qui les avait découvertes par une analyse profonde, a pu et dû répondre au premier consul que Newton avait, à tort, invoqué l’intervention de Dieu pour raccommoder de temps en temps la machine du monde, et que lui Laplace n’avait pas eu besoin d’une telle supposition. Ce n’était pas Dieu qu’il traitait d’hypothèse, mais son intervention en un point déterminé. » Paye ajoute en note :

« Je tiens de M. Arago que Laplace, averti peu avant

sa mort que cette anecdote allait être publiée dans un recueil biographique, l’avait prié d’en demander la suppression à l’éditeur. Il fallait en effet l’expliquer, ou la supprimer. Ce second parti était le plus simple ; malheureusement elle n’a été ni supprimée ni expliquée. »

Dira-t-on que, somme toute, ce n’est là qu’une supposition et que la pensée de Laplace allait peut-être beaucoup plus loin ? Ecoutons donc Laplace lui-même. (Exposition du système du monde, 6" édition, t. II, p. 5Il etsuiv.) Discutant les idées de Newton, il rapporte d’abord un passage du célèbre Scolie qui termine l’ouvrage des Principes :

« Tous ces mouvements si réguliers, dit Newton, 

n’ont point de causes mécaniques, puisque les comètes se meuvent dans toutes les parties du ciel, eldans des orbes fort excentriques… cet admirable arrangement du soleil, des planètes et des comètes, ne peut être que l’ouvrage d’un être intelligent et tout puissant. »

La pensée de Newton est claire, il voulait d’abord éliminer du système du monde toute cause seconde d’ordre purement mécanique. C’est sur ce point que Laplace va le désapprouver tout à l’heure, et avec raison. Puis, de l’ortlre de l’univers, il conchiait à l’existence d’une cause première, « d’un être intelligent et tout-puissant ». Laplace va-t-il aussi réclamer contre cette seconde partie ? Va-t-il du moins laisser paraître quelque scepticisme à cet égard, ou tout au moins garder le silence ? Il suffit de continuer la citation :

« Il (Newton) reproduit à la lin de son Optique, la

même pensée, dans laquelle il serait encore plus confirmé, s’il avait connu ce que nous avons démontré, savoir que les conditions de l’arrangement des planètes et des satellites, sont précisément celles qui en assurent la stabilité. »

Ainsi, non seulement Laplace ne critique point ici Newton, mais il lui présente de nouvelles preuves de l’existence de l’intelligence qui a donné à l’univers non seulement l’ordre mais la stahilité. Puis il continue, citant d’abord Newton :

(1 Un destin aveugle, dit-il, ne pouvait jamais faire mouvoir ainsi toutes les planètes à quelques inégalités près à peine remarquables qui peuventprovenir de l’action mutuelle des planètes et des comètes, et f(ui probablement deviendront plus grandes par vine longue sviile de temps, jusqu’à cecpi’enQn ce système ait l)psoin d’être remis en ordre par son auteur. » Mais cet arrangement des planètes ne peut-il pas être lui-même un effet <les lois du mouvement ; et la suprême intelligence qie Newton fait intervenir ne peut-elle pas l’avoir fait dépendre d’un phénomène 1821

LIBERALISME

1822

plus général ? Tel est, suivant nos conjectures, celui d’une nébuleuse éparse en amas divers dans l’iinmensitc des cieux. l’eul-on encore allirmer que la conservalion ilu système planétaire entre dans IVinivre de l’auteur de la nature ? etc. i>.

Et Laplace continue en disant que, s’il est prouvé que l’attraction ne peut, par elle-niènie, compromettre cet ordre, il resterait à examiner si certaines autres causes physiques ne pourraient intervenir. Puis il ajoute :

« I.eibnitz, dans sa querelle avec Newton sur l’invention

du calcul inlinitésimal, critique vivement l’intervention de la divinité, pour remettre en ordre le système solaire : a C’est, dit-il, avoir des idées bien Il étroites de la sagesse et de la puissance de Dieu. » Newton réplique par une critique aussi vive de l’Harmonie préétablie de Leibnitz, qu’il qualifiait de miracle perpétuel. La postérité n’a [loint admis ces vaines hypothèses ; mais elle a rendu la justice la plus entière aux travaux mathématiques de ces deux grands génies, etc. »

Ces « vaines hypothèses » sont évidemment et l’harmonie préétablie, et « l’intervention de la divinité pour remettre en ordre le système solaire ».

Ainsi l’examen des textes de Laplace vient à l’appui de l’explication proposée par M. Faye. Rien absolument n’autorise donc à dire que Laplace ait traité Dieu d’hypothèse ; il parle de l’auteur de la nature, de la divinité, delà suprême intelligence, d’une façon absolument correcte et sans que l’on puisse jamais remarquer le moindre mot déplacé, sceptique ou railleur.

Mais, outre le texte de Laplace, nous avons encore sou exemple, et la remarque me semble piquante.

Laplace raconte en effet quelque part (Exposition du système du monde, 6* édit., livre V, chap. iv, p. 426) l’anecdote d’Alphonse X, roi de Castille. Ce prince, aussi célèbre par son amour i)our les sciences ([ue par les malheurs de son règne, avait confié à des astronomes juifs et maures la rédaction de ses Tables SiSlronomiques surnommées alphonsines, ma.i’i, s’il consentait à faire d’énormes dépenses pour l’exécution de ce travail, il paraît ne pas avoir été convaincu de l’exactitude des théories astronomiques alors en cours.

« Doué d’un esprit juste, dit Laplace, Alphonse

était choqué de l’embarras des cercles et des épicycles dans lesquels on faisait mouvoir les corps célestes ; Si Dieu, disait-il, m’avait appelé à son Conseil, les choses eussent été dans un meilleur ordre. Par ces mots qui furent taxés d’impiété, il faisait entendre que l’on était encore loin de connaître le mécanisme de l’univers. »

N’est-il pas frappant de voir ici Laplace expliquer, et fort justement, une parole qui, prise au pied de la lettre, aurait pu faire accuser Alphonse d’impiété ? et n’est-il pas juste, dès lors, d’userenverslui dumême procédé bienveillant ?

La fin chrétienne de Laplace est peu connue etellc vient apporter en quelque façon le sceau à la justification de ce grand savant. Le journal I.a Quntidienne du mercredi 7 mars 1827 (n » 06), p. 2, annonce, comme il suit, la mort de Laplace :

Paris, G mars.

« AL le marquis de Laplace, pair de France, membre

de l’Institut, auteur de la Mécanique céleste et de plusieurs autres ouvrages qui l’ont fait placer parmi les plus grands géomètres de ces derniers temps, est mort hier dans son hôtel, rue du Bac, entre les bras de ses deux pasteurs, M. le curé des Missions étrangères et M. le curé d’Arcueil, qu’il avait fait appeler

pour en recevoir les derniers secours de la religion. Nous aurons à publier une notice sur la vie de ce savant célèbre ; mais nous devons dès ce momentfaire remarquer ce que su mort a présenté d’édifiant à sa famille, à ses amis et à ses admirateurs. C’est un contraste que nous aimons à opposer au récit de morts scandaleuses qui font la joie des ennemis de la religion. Ses obsèques auront lieu demain mercredi, 7, en l’église des Missions étrangères. Le fils de M. de Laplace, qui hérite de la pairie, est chef de bataillon de l’artillerie de la garde. »

L’Ami de la Religion et du / ?oj, du même jour, donne la même nouvelle (il confond cependant Auteuil avec Arcueil) etajoute : « Il nous est doux de pouvoirannoncer avec assurance que l’auteur de V Exposition du système du monde et du Traité de mécanique céleste a rendu hommage dans ses derniers jours à des croyancesentourées detant de preuves irrécusables. »

J. 1)H JOANNIS.