Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Langues (don des)

Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 2 – de « Fin justifie les moyens » à « Loi divine »p. 911-916).

LANGUES (dans la primitive église). — Avant de monter au ciel, Notre-Seigneur assura à ceux qui croiraient en lui plusieurs faveurs miraculeuses, parmi lesquelles se trouvait celle-ci : Ils parleront des langues nouvelles (Marc., xvi, 17). Cette promesse reçut son premier accomplissement à Jérusalem, à la fêle de la Pentecôte qui suivit l’ascension du Sauveur. Les disciples, au nombre de cent vingt environ, « étaient tous réunis en un môme lieu. Et soudain il vint du ciel un bruit comme celui d’un vent violent, et il remplit toute la maison où ils étaient assis. Et ils virent paraître comme des langues de feu, qui se partagèrent et se posèrent sur chacun d’eux. Ils furent tous remplis du Saint-Esprit, et ils se mirent à s’énoncer en d’autres langues {’eripv.tiy)’j177y.i ;), selon que l’EspritSaint leur donnait de s’exprimer » (Act., ii, i-4). Plus tard le prince des apôtres, averti par une voix céleste, se rendit à la demeure du centurion Corneille ; il se mit à instruire cet homme et ceux de sa famille. « Or, pendant que Pierreparlait encore, l’Esprit-Saint descendit sur tous ceux qui entendaient la ])aiole. Et les iidèles circoncis qui étaient venus avec Pierre étaient dans la stupeur, en voyant que la grâce du Saint-Esprit s’était répandue aussi sur les gentils. Car ils les entendaient parler en langues et glorilier Dieu » (Act., X, 44-4*’)- Le même prodige se renouvela à Éphèse en faveur de douze disciples de Jean-Baptiste, instruits par saint Paul : i Et après que Paul leur eût imposé les mains, l’Esprit-Saint vint sur eux et ils parlèrent en langues et ils prophétisèrent. » (Act., XIX, 6.)

Ce don des langues devint fort commun dans les Eglises apostoliques, sans être pourtant l’apanage de tous les Iidèles qui avaient reçu le Saint-Esprit.

« En elTet, dit l’apôtre saint Paul, à l’un est donnée

par l’Esprit une parole de sagesse, à l’autre une parole de connaissance, selon le même Esprit… à un autre la prophétie, à un autre le discernement des esprits, à un autre la diversité des langues (/sv » ; ^^m-twv), à un autre l’interprétation des discours. » (I Cor., xii, 8-10.) Dans l’église de Corinthe, ce don était particulièrement apprécié et donnait lieu à des abus, que saint Paul 1811

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s’efforça Je réprimer. Une partie considérable de la première épître aux Corintliiens est consacrée à cet objet (xiii et xiv). Saint Paul veut avant tout que la charité mutuelle régie l’usage des dons du Saint-Esprit. Ensuite il montre comment le don de prophétie l’emporte sur le don des langues. « Car, dit-il, celui qui parle dans une langue ne parle pas aux hommes, mais à Dieu ; puisque personne ne le comprend. Mais il énonce les mystères sous rinduence de l’Esprit. Celui qui prophétise, au contraire, parle aux hommes pour les édilier, les exhorter, les consoler. Celui qui parle dans une langue, s’éditie lui-même ; celui qui prophétise, cditie l’Église de Dieu. Je désire que vous parliez tous en langues, mais encore plus que vous prophétisiez. Car celui qui prophétise est plus grand que celui qui parle en langues, à moins que celui-ci n’interprète ce qu’il dit… Si donc je ne connais pas le sens de la parole prononcée, je serai un barbare pour celui qui parle, et celui qui parle sera un barbare pour moi. De même vous aussi, puisque vous aspirez aux dons de l’Esprit, cherchez, pour l’édification de l’Eglise, à les avoir en abondance. C’est pourquoi, que celui qui parle en une langue, demande le don d’interprétation. Car si je prie en une langue, mon esprit est en prière, mais mon intelligence demeure sans fruit. Que faire donc ? Je prierai par l’Esprit, mais je prierai aussi par l’intelligence ; je chanterai par l’Esprit : mais je chanterai aussi avec l’inlelligence. j (I Cor., xix, 2-l5.)

Bornons-nous, pour le moment, à ces citations, et cherchons à déterminer l’objet précis de ce don des langues.

Cette question a suscité chez les exégètes modernes des disputes sans fin. Les uns prétendent que les phénomènes dont il est parlé au livre des.ctes n’ont rien de commun avec le don des langues qui fait l’olijet des ol)servations de saint Paul aux Corinthiens ; les autres soutiennent, avec raison, que saint Luc et saint Paul parlent d’une seule et même faveur de l’Esprit-Saint. Dans les écoles rationalistes on a proposé plusieurs explications propres à éliminer de ce yy-pi^nK tout élément surnaturel.

Tels prétendent que /c/Er/ /jt, ’, - : Tri veut dire parler de la langue, c’est-à-dire agiter la langue pour produire des sons inarticulés, un babil n’exprimant rien d’intelligible,.insi firent, disent-ils, les disciples le jour de la Pentecôte, ce qui les fit prendre pour des gens égarés par la boisson (.Irl., ii, 13). Ainsi faisaient les fidèles de Corinthe : ce qui explique que personne ne les comprenait, qu’ils ne se comprenaient pas eux-mêmes, à moins que quelqu’un ne réussît à interpréter la signification de ces l)ruils désordonnés (I Car., xiv, 2, 6, etc.) ; ce qui explique aussi qu’un homme étranger à pareil phénomène devait les prendre pour des insensés. Quand on objecte à ces auteurs que les Juifs accourus près du Cénacle comprenaient parfaitement les disciples, chacun dans sa langue maternelle, ils répondent que le récit des.Vctes rapporte les événements, non pas comme ils se sont passés en réalité, mais conmie les a transformés la rumeur populaire. C’est une réponse commode pour se tirer d’affaire : elle écarte le problème sans le résoudre et ne repose sur aucun fondement acceptable.

D’autres sont d’avis que parler de la langue ou en langues, c’est parler à voix basse, sans émettre un son perceptible. Pareil langage, dit saint Paul, n’édilie que ceux qui le profèrent, il reste infruclueux pour la communauté : a Car celui qui parle de la langue ne parle pas aux hommes, mais à Dieu ; car personne ne l’entend, n (I Cor., xiv, 3.) Pour que celui qui parle en langues édifie l’Église, il faut qu’il interprète, c’est-à-dire qu’il prononce à haute voix

ce que l’Esprit lui a l’ait dire à voix basse. Selon ces auteurs, le jour même de la première Pentecôte, les disciples auraient commencé par murmurer ainsi des prières, chacun dans son idiome maternel, et ils auraient interprété à la foule, dans leurs idiomes respectifs, ce qu’ils venaient de dire en eux-mêmes à voix basse. Cette explication, développée jadis par Wikseler, est inadmissible : 1° parce que, dans le récit de saint Luc, elle donne au même terme //.Sinac/A deux significations différentes ; car si, dans cette hypothèse, au verset 4 (et ils se mirent à s’énoncer en d’autres langues) cette expression signifie «  i’0(.< liasse, elle a certainement le sens d’idiomes dans cette exclamation de la foule : « Nous les entendons tous parler en nos langues des merveilles de Dieu. » 2° Parler ainsi à voix basse ne peut point s’appeler

« s’énoncer en d’autres langues ». 3° Dans cette hypothèse, 

tous ces Galiléens auraient appris au moins chacun une langue étrangère, et quinze langues étrangères auraient trouvé leurs représentants dans cette assemblée de gens du peuple I 4" L’interprétation des langues ne serait plus un don de l’Esprit ; car tout homme sensé est capable de répéter à haute voix ce qu’il vient de murmurer en lui-même. Et pourtant saint Paul veut que celui qui a reçu le don des langues demande à Dieu aussi le don de l’interprétation (1. c, 13). 5° L’apôtre compare celui qui parle en langues à une trompette guerrière émettant des sons incertains. Il suppose donc que le fidèle investi du don des langues fait, lui aussi, entendre des sons. Seulement ce sont des sons dont on ne peut saisir le sens. 6" Paulin, saint Paul dit : « Sijeprieen une langue (/ywTTv ;), mon esprit prie, mais mon intelligence (/îjç) est sans fruit. » Donc celui qui prie sous l’inlluence du don des langues (à moins qu’il n’ait en même temps le don de l’interprétation), ne comprend pas lui-même les paroles qu’il prononce. Il prie donc dans un idiome qu’il n’a pas appris.

Il y a des exégètes qui veulent donner au / « Jsîv /’/ùzTT, le sens de parler en gloses ; et ils entendent par gloses des expressions vieillies, poétiques, des provincialisnies. Ceux qui avaient le don des « gloses y se servaient, dans leurs prières publiques, de pareilles expressions que l’enthousiasme leur suggérait dans le moment. Cette explication ne rend pas compte du nomlire singulier employé plusieurs fois par saint Paul, et elle ne convient pas au récit du fait de la Pentecôte. L’expression ^f, iôiv.Siy.yt> : zro(Acl., il, &) n’indique pas un provincialisme. Il est synonjme de TK( ; oairipy.t : //ojttki ; ( v. il). Au surplus les Perses, les Parthes, les Egyptiens, etc., n’avaient pas pour langues maternelles des dialectes de la langue grecque on de l’araniéenne.

Uoe autre explication analogue veut que la langue, que parlaient les Corinthiens dont s’occupe saint Paul, fût la langue de l’Esprit, c’est-à-dire une manière de parler enthousiaste et sublime, en rapport avec la grandeur des mystères divins Mais, s’il en est ainsi, en quoi le don de la langue différait-il du don de prophétie ? Comment pouvait-on dire d’un pareil langage qu’il n’était point fait pour édifier les iidèles, qu’il n’était compris de personne ? Que cette l.ingue de l’Esprit ne fut pas celle qu’on parla au Cénacle, on en convient, pourvu que saint Paul fût bien renseigné. Mais on insinue qvie l’idéedelangues étrangères a bien pu être ajoutée nu récit primitif des faits delà Penleiôle. Supposition gratuite !

Un professeur hollandais, M. va.n Hkngul, a émis récemment une explication jilus singulière encore. Selon lui, parler eu langue, c’est parler ni’cc franchise. Jus(pi’au jour de la Pentecôte, les disciples s’étaient lus ou ne s’étaient énoncés sur les choses de In foi que d’une manière voilée et en secret ; après qu’ils 1813

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eurent reçu l’Esprit, ils se mirent à parler en d’autres langues, c.-à-d. désormais ils confessèrent et prêchèrent la foi avec franchise et avec une sainte audace. L’auleur tâche d’appliquer ce concept à ce que saint Paul écrit aux Corinlliiens. l’our arriver à son but, il déploie beaucoup d’érudition ; mais tous ceux qui l’auront lu avoueront que c’est en i)ure perte.

Arrivons à des interprétations moins arbitraires. Le don des langues avait fait sa première apparition au Cénacle, le jour de la Pentecôte. Cet événement capital avait eu sans doute dans l’Eglise un grand retentissement ; le souvenir en élail conservé et transmis lidèlenient, même avant que saint Luc le consignât dans son livre des Actes. Chaque fois que le don des langues se manifesta plus tard, il dut rappeler la mémoire des langues du Cénacle, et l’expression parler en liinf^ues devint, sans doute, dans la bouche des Ûdèles, uneformule abrégée pour désigner ce qui s’était fait à la Pentecôte et ce qui se répéta depuis fréquemment. Saint Pierre ne dit- il pas, en parlant de ce qui s’est passé chez Corneille : u Quand j’eus commencé à leur parler, le Saint-Esprit descendit sur eux, comme il était descendu sur nous dès le commencement » (^Act., xr, 15), c’est-à-dire a la Pentecôte. Happelons-nous comment saint Luc raconte le fait : « Pierre parlait encore, lorsque le Saint-Esprit descendit sur tous ceux qui écoutaient la parole. Et tous les fidèles circoncis, qui étaient venus a%ec Pierre, furent frappés d’étonnement de voir que la grâce du Saint-Esprit s’étaient répandue aussi sur les gentils. Car ils les entendaient parler en langues et glorifier Dieu. » (.4c^, x, [^ ! ^-l^(>.)Te fut donc le caractère de similitude entre les deux événements. Les nouveaux convertis de la famille du gentil Corneille parlaient en langues, comme autrefois les apôtres et leurs compagnons avaient parlé en d’autres langues au Cénacle.

Il n’est donc pas douteux que l’expression parler en langues, ou en langue n’ait partout dans leN.T. la même signification. Le même don des langues, apparu d’abord le jour de la Pentecôte au Cénacle, continua à se reproduire fréquemment parmi les fidèles des Eglises apostoliques. Nulle part il n’est aussi nettement décrit qu’au deuxième chapitre des Actes. C’est, par conséquent, decet endroit qu’il nous faut partir tout d’abord pour rechercher la nature de ce don.

Les disciples, sur lesquels le Saint-Esprit était descendu, se mirent à parler en d’antres longues. Quelles étaient ces langues ? C’étaient des idiomes, autres que leur langue maternelle, idiomes parlés communément par des peuples étrangers à la Galilée. Cette conclusion ressort avec évidence de ce qui suit dans le contexte. Des Juifs appartenant à diverses nations, énumérées par saint Luc, sont frappés de stupeur, confondus dans leurs pensées, « de ce que chacun d’eux les entendait parler en son propre idiome (rr, iSicf. Siy./éy.ru) ». < Ces gens-là qui parlent, se disent-ils, ne sont-ils pas tous Galiléens ? Comment donc se fait-il que chacun de nous lesentende parler sa langue maternelle ? » (Act., ii, ^, 8.) Il j’eut parmi ces Juifs quelques auditeurs moins circonspects, qui, distinguant mal ce qui se passait, s’imaginaient que les disciples emportés par leur entliousiasme, ne faisaient que produire des sons sans signification ; ils les prenaient à cause de cela pour des hommes enivrés.

Il reste donc acquis que le don des langues, accordé le jour de la Pentecôte et reproduit fréquemment plus tard, était le don de s’énoncer dans des idiomes étrangers sans les avoir appris auparavant. Jlais à <iuel objet s’appliquait ce don des langues ? Etait-ce à la prédication des apôtres ? Dans le texte sacré, il n’y a rien qui semble l’indiquer. Les disciples se

mirent à parler en ces langues étrangères dans le lieu même où ils étaient réunis, déjà avant de se trouver en présence de la foule. De plus, ce ne furent pas seulement les prédicateurs, c’est-à-dire les apôtres, qui parlèrent de la sorte, mais les cent vingt disciples que renfermait le Cénacle : « Ils furent tous remplis du Saint-Esprit, et se mirent à parler en d’autres langues. » Parmi eux se trouvaient de saintes femmes (Act., i, 12-15 ; ii, 4)- Puis les Juifs accourus autour d’eux se récrient, non pas de les entendre prêcher dans leurs langues maternelles, mais de les entendre <i annoncer dans ces langues les merveilles de Dieu » (Act., ii, ii). D’ailleurs, comment concevoir des discours faits ainsi par les apôtres à un même auditoire en quinze langues différentes ? D’autant plus que, d’après le récit sacré, saint Pierre fut le seul qui prêcha alors à la multitude. Les onze autres se tenaient rangés autour de lui : Stans autem Peirus cuni undecim le^’oril t’ocem suam (Act., II, 14). Certains interprètes admettent que les apôtres ne prêchaient que dans une seule langue, et que chaque auditeur les entendait dans sa propre langue maternelle. Mais cette oi>inion ne s’adapte pas au contexte de la narration, qui place évidemment le prodige dans ceux qui avaient reçu le Saint-Esprit et non pas dans leurs auditeurs. Cette explication a encore un autre inconvénient, c’est qu’elle ne convient pas à la glossolalie des familiers de Corneille ni à celle des douze disciples d’Ephêse. Ceux-là, sans doute, ne prêchaient pas, et les compagnons des apôtres n’étaient pas des personnes de nationalités diverses.

Préoccupés de l’idée que le prodige des langues se manifesta dans la jirédication et que, dans les desseins de Dieu, ce prodige fut l’antithèse de la confusion des langues à Babel, quelques exégètes (Bisping, etc.) expliquent ainsi la glossolalie de la Pentecôte. Les disciples remplis du Saint-Esprit ne parlèrent point, en réalité, diverses langues usitéesà cette époque, mais une langue unique, renfermant en quelque sorte toutes les langues du genre humain, la langue primitive, parlée autrefois par tous les hommes avant la dispersion de Babel. On allègue en faveur de ce sentiment un passage de saint Augcstin {Fn Psalm., liv, n. ii) : « L’esprit d’orgueil a dispersé les langues, l’Esprit-Saint les a réunies. » Mais ces paroles, et d’autres semblables du même saint, signifient seulement que l’Esprit-Saint a réuni dans une même Eglise les hommes de toutes les langues. Il nous est d’ailleurs impossible de concevoir comment les auditeurs des disciples, sortis du Cénacle, auraient pu distinguer dans cette langue primitive chacun l’idiome de son pays natal, comment ils auraient pu en comprendre même une seule proposition ; à moins que l’on ne suppose dans chacun de ces auditeurs un nouveau miracle subjectif, dont il n’y a pas de trace dans le texte sacré. Et, ce miracle fût-il même accordé, encore faudrait-il faire violence au texte pour voir dans les’irépy.ii -//wciai ; une seule langue qui ne serait multiple que virtuellement, en tant qu’elle serait la souche commune de tous les idiomes.

Cette opinion étant écartée comme inadmissible, nous sommes ramenés à ce que nous disions plus haut, que le don des langues ne doit point être cherché dans la /)re’rf(ea<(On des apôtres au jour delà Pentecôte. Voici comment nous concevons la suite des faits. Le prodige des langues commença au Cénacle ; il se continua au dehors, en présence de la multitude accourue. Les apôtres permirent d’abord aux disciples de donner un libre cours à leurs sentiments de saint enthousiasme ; eux-mêmes se joignirent à eux, et tous ensemble célébraient en diverses 1815

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langues les merveilles du Seigneur, en s’abandonnant à l’action de l’Esprit-Saint, qui leur suggérait et le sujet de leurs louanges et les paroles pour les exprimer. Lorsque le miracle eut été constaté parla foule, Pierre, élevant la voix au milieu de tous, prit occasion des impressions diverses des assistants pour leur expliquer, dans un discours admirable, le véritable sens des mystères qui venaient de s’accomplir. En quelle langue ce discours fut-il prononcé ? Pierre le redit-il successivement en quinze langues différentes, pour que chaque assistant l’enlendit dans son idiome propre ? Le texte sacré ne l’insinue en aucune manière, et la chose est peu vraisemblable. Les auditeurs de Pierre, quoique étrangers pour la plupart, habitaient pourtant alors la ville de Jérusalem (Act.. II, 5 et 14). Ils comprenaient donc tous, ou à peu près tous, le dialecte araméen qui avait cours dans la ville sainte. Le plus grand nombre devait aussi comprendre la langue grecque, très répandue alors à Jérusalem. Il eût donc été superflu que Pierre répétât son discours en plusieurs langues : il lui suffisait de parler la langue vulgaire de Jérusalem, ou bien le grec, pour être compris de la foule qui l’entourait.

Il ressort de notre discussion que, au jour de la Pentecôte, le don des langues se manifesta uniquement dans la célébration des merveilles de Dieu (tk jic/’jJ.ii’A-o-j Qioî), à laquelle prirent part tous les disciples que le Saint-Esprit venait de visiter. Cette même notion de la glossolalie se retrouve dans tous les endroits du N. T. où il est parlé de ce don. Partout il s’agit des louanges de Dieu et de ses œuvres. . Césarée. les compagnons de Pierre entendirent Corneille et les siens « parler en langues et glorilier Dieu » (Act., X, 46). A Ephèse. ils a parlaient en langues et prophétisaient » (Act.. xix, 6), c’est-à-dire qu’il s’énonçaient dans un langage inspiré sur les vérités de la foi.. Corinthe, il n’en était pas autrement. Ecoutons l’apôtre saint Paul : « Celui, dit-il, qui parle en une langue (étrangère) ne parle pas aux hommes, mais à Dieu » (I Cor., xiv, 2), c’est-à-dire qu’il adresse une prière à Dieu. « Car si je prie en une langue (étrangère), mon Esprit est en prière, mais mon intelligence demeure sans fruit. Que faire donc ? Je prierai par l’Esprit, mais je prierai aussi par l’intelligence ; je chanterai (nne hymne) par l’Esprit, mais je chanterai aussi par l’intelligence..utrement, si tu rends grâces par l’Esprit, comment celui qui est dans les rangs de l’homme du peuple répondra-t-il amen à ton action de grâces, puisqu’il ne sait pas ce que tu dis ? Toi, il est vrai, tu rends d’excellentes actions de grâces ; mais l’autre n’en est pas édifié… En est-il qui parlent en une langue (étrangère) ? Que deux ou trois, tout au plus, parlent, chacun à son tour, et qu’un seul interprète ; s’il n’y a point d’interprète, qu’ils se taisent dans rassemblée, et qu’ils se parlent à eux-mêmes et à Dieu. » (I Cor., iiv, 14-17. 27, 28.)

La comparaison de ces divers passages montre que l’objet de la glossolalie était, communément du moins, des formules de prières, par lesquelles le lidèle favorisé du don des langues célébrait dans un idiome étranger les louanges de Dieu et de ses œuvres. Les œuvres de la rédemption et de la sanctification des âmes y occupaient, sans doute, la première place. Les formules Ahha (Pater), Maran allia (Dominiis noster t’enit) n’auraient-elles pas leur origine dans le d<m des langues (/îom., viir, 15 ; Gal., iv, 6 ; I Cor., xvi, 22) ?

On peut se <lemander si le don des langues, communiqué une fois à des (idèles, leur devenait permanent, et si, en possession de ce don, il leur était loisible de parler à chaque instant en telle langue qu’ils

désiraient. La sainte Ecriture ne fournit aucun élément de solution certaine à cette double question. A notre avis pourtant, l’expression prout S/)" i/ » s suiicliis dahat eloqtii illis indique que la formule en langue étrangère était directement suggérée par l’Esprit-Saint, etque, parconséquent, niletexte de la formule, ni la langue dans laquelle elle était énoncée, ne dépendaient du libre choix des lidèles. On peut supposer, toutefois, que le don des langues conférait une certaine habitude de prier ou de louer Dieu en langues étrangères.

Faut-il croire que les apôtres se sont servis du don des langues pour prêcher l’Evangile aux peuplesbarbares ! L’Ecriture ne le dit pas. Mais on ne peut guère en douter, car c’est de cette manière que le don des langues devenait particulièrement utile à l’œuvre de l’Esprit-Saint, qui est la propagation et la sanctification de l’Eglise. L’histoire nous apprend que le don des langues l’ut accordé, sous cette forme, à plusieurs saints missionnaires catholiques, notamment à saint Vincent Ferrier et à saint François-Xavier. Or il n’est pas croyalile que les apôtres fussent moins favorisés sous ce rapport, lorsqu’ils allèrent annoncer l’Evangile à toutes les nations delà terre. Telle est, du reste, l’opinion communément reçue chez les saints Pères et chez les docteurs catholiques. Elle a jeté chez les fidèles de si profondes racines, que plusieurs ne conçoivent pas autrement le don des langues qu’en vue de la prédication de l’Evangile aux nations étrangères. Xtms avons vu que cette notion est inexacte ; elle est, du moins, trop restreinte. La notion complète nous paraît être celle-ci : le don de s’énoncer en langues étrangères sur les choses divines, soit dans un état extatique mettant l’àme en communication avec Dieu seul (ce qui se rencontrait indistinctement chez les fidèles croyants et enseignants), soit dans l’état de pleine conscience, dans l’acte même de l’enseignement évangéliqiie (ce qui ne fut accordé qu’aux apôtres, envoyés immédiatement par le Saint-Esprit).

Objections. — Parmi ceux qui assistèrent à la scène du Cénacle au jour de la Pentecôte, il y en eut qui s’écrièrent en entendant les voix émues des disciples et en voj’ant les saints transports dont ils étaient animés : « Ces gens-là sont pleins de vin nouveau ! » {Act., II, 13.) Saint Paul écrit aux Corinthiens :

« Si toute l’Eglise se réunit en un même lieu, et que

tous parlent en langues, et que des gens non initiés (l’JiciTfzc) ou des infidèles entrent dans l’assemblée, ne diront-ils pas que vous êtes des insensés ? » (I Cor., XIX, 28.) Tel est à peu près le jugement que porte sur le don des langues l’incrédulité moderne. Qu’on lise, par exemple, les insanités qu’écrit à ce sujet Renan, dans son ouvrage Les Apôtres (p. 6472). a-t-il vraiment, dans la manifestation et l’usage de ce don, quelque chose d’extravagant, qui conline à la folie ? Ce n’était certainement pas la pensée de saint Paul, puisque, dans cette même exhortation aux Corinthiens, il leur souhaite à tous de posséder ce don (5) ; il rend grâces à Dieu de ce que lui-même en est investi dans une plus large mesure qu’eux tous (-ayrow Û//SV jiH/yi, 18) ; il défend que l’on empêche ce don de se produire dans les assemblées (89). Ce que l’apôtre blâme, c’est l’abus d’une chose excellenteen elle-même. Il corrige d’abord l’estime exagérée que les Corinthiens avaient de ce don : ils devaient lui jn’èfércr celui ile prophétie, comme bien plus apte à édifier les fidèles ; il ne veut pas que l’on fasse ostentation d’une faveur accordée surtout pour mettre l’âme en rapport plus intime avec Dieu. Ce qui, selon saint Paul, devait avoir pour un non-initié l’apparence de la folie, ce n’était pas l’usage même du don des langues, mais la confusion, la cacophonie 1817

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produite par les voix de plusieurs, récitant avec empliase ou chantant sans ensemble des prières extatiques inintelligibles. Voilà pourquoi l’apôtre trace aux Corinthiens ces règles pleines de sagesse : < (Juand vous êtes réunis et que tel d’entre vous a un cantique à chanter (sous l’action de l’Esprit : ^aint), tel une doctrine à exposer, tel une révclaliou à communiquer, tel autre une langue à l’aire entendre, tel entin une interprétation à proposer, (]ue tout se fasse pour l'édilication. S’il y en a qui parlent en langues, qu’il n’y en ait pas plus de deux, ou tout au plus trois, qui se fassent entendre, et qu’ils parlent l’un après l’autre, et qu’un seul donne l’interprétation. S’il n’y a point d’interprète, que celui qui voudrait parler en langues se taise dans l'église ; qu’il se parle à lui-même et à Dieu… Pour conclure, mes frères, tâchez d’obtenir le don de [>rophétie, et n’empêchez pas les langues de se faire entendre. Mais que tout se fasse dans la bienséance et avec ordre ». (26-28 ; 89, ^0.) Là où ces règles étaient observées — et les préposés des Eglises devaient veiller à ce qu’elles fussent observées partout — l’usage du don des langues n’impliquait plus rien d’extravagant. La récitation d’une prière, sous l'émotion de l’extase, n'était pas plus insensée que ne le serait la parole vibrante d’un prédicateur éloquent, pénétré de son sujet ; les accents d’une hymne chantée sous l’action de l’Esprit, soit sur une mélodie connvie, soit sur un air improvisé même ne devait pas différer beaucoup du chant modulé et dialogué de nos prières liturgiques. Le don des langues ainsi pratiqué neprésentait donc rien d’incompatible avec la gravité exigée dans le lieu saint.

Mais au moins, dit on, il n’est pas raisonnable et, par conséquent, pas digne de Dieu, que l’Esprit suggère à des hommes doués d’intelligence des formules de prières et de cantiques, dont personne necomj )rend le sens, ni les assistants ni même celui qui parle. Cette objection est plus spécieuse que solide. Faisons d’abord observer que « celui qui parle en langues ne parle pas aux hommes, mais à Dieu » (I Cor., XIX, 2). Or il n’y pas d’idiome inintelligible à la science intinie de Dieu. De plus, lorsque le fidèle prie ainsi sous l’action divine, ce n’est pas tant lui qui prie, que l’Esprit-Saint qui habite en son âme et qui agit en se servant des facultés de cette âme comme d’instruments vivants. Cette action divine, un des mystères les plus sublimes de notre foi, est formellement enseignée par saint Paul, dans son épître auxKomains(vni, 26 et 2-) : « L’Esprit, dit-il, vient en aide à notre faiblesse. Car nous ne savons pas ce que nous devons, comme il convient, demander dans nos prières ; mais l’Esprit lui-même prie pour nous par des gémissements ineffables ; et celui qui sonde les cœurs sait quels sont les désirs de l’Esprit, qui demande pour les saints ce qui est selon Dieu. » On peut donc dire que la formule récitée « en langue » est comprise et par celui à qui elle est adressée et par Olui quia la part principale dans la récitation même. D’ailleurs saint Paul ajoute que " celui qui parle en langue s'édilie lui-même » d). Et, en effet, l'âme saisie par l’Esprit-Saint pour prier de cette manière se sent en communication avec Dieu, elle jouit de l’oraison d’union ; or l’expérience constate que rien ne contribue aussi ellicæement que cette oraison d’union avec Dieu pour faire avancer une âme dans les voies de la sainteté. Nos adversaires no croient pas à la réalité objective de cette action du Saint-Esprit ; mais ils ne peuvent nier, et ils ne nient pas, en effet, que la persuasion subjective de cette influence divine ne produise sur les âmes les effets les plus salutaires, en leur inspirant la pratique des plus suljlimes vertus. Cela devrait

suCDre à l’incrédulité pour épargner ses sarcasmes aux prières qui se faisaient en langues incomprises dans l'Église apostolique, aussi bien qu'à celles qui se font encore maintenant en langue latine dans les temples catholiques et dans les cloîtres des vierges consacrées à Dieu. — Pour ce qui est des fidèles présents aux assemblées où se produisait le don des langues, les recommandations de saint Paulfaisaient disparaître l’inconvénient résultant pour eux de l’usage d’un idiome incompris. Car ce qui se produisait au dehors, sous l’action du don des langues, devait toujours être interprété ; lorsque personne n'était là pour donner l’interprétation, la « langue » était condamnée au silence. — Enfin celui-là même à qui l’Esprit-Saint inspirait une prière dans une langue inconnue, possédait d’ordinaire, en mêmetemps, le don de l’interprétation ; et ainsi s'évanouissait pour lui aussi l’inconvénient que Ion prétend signaler dans le don des langues. Nous pouvons tirer cette conclusion de la manière de parler de l’apôtre :

« Ainsi, mes frères, dit-il, puisque vous avez tant

d’ardeur pour ces faveurs spirituelles, désirez de les avoir en abondance pour l'édification de l'Église. C’est pourquoi, que celui qui parle une langue demande à Dieu qu’il puisseinterpréterce j « '(7éHonce… Que ferai-je donc ? Je prierai par l’Esprit, par le don des langues qui est en moi ; mais je prierai aussi par mon intelligence, encomprenant le sens de ma prière ; je chanterai une hymne par l’Esprit, mais je la chanterai aussi par mon intelligence.) ! (I Cor., xix, 12-15.)

Après ce que nous venons de dire, il reste encore deux questions à résoudre : 1° pourquoi le Saint-Esprit s’est plu à faire prier ainsi les premiers fidèles dans un état plus ou moins extatique, en des langues qui leur étaient naturellement inconnues ; 2° pourquoi ce don a disparu dans l'Église dès les temps apostoliques, tandis que les autres dons, tels que la prophétie, la science surnaturelle, le don des miracles, etc., ont, dans un certain degré, persévéré jusqu'à nos jours.

1° — Nous pouvons répondre d’abord, avec saint Paul (22) : « Les langues sont un signe, non pour les fidèles, mais pour les infidèles. » Le prodige des langues, lorsqu’il apparut pour la première fois, secoua, en effet, puissamment les Juifs encore incrédules, que le bruit du vent impétueux avait attirés vers le Cénacle : Ils en étaient tous hors d’euxmêmes, '£ ; 17T5 : /Tj, et pleins d’admiration » (Act., 11, -). Plus lard, il dut en être de même chaque fois que des infidèles, entrant dans une réunion de chrétiens bien réglée, y étaient témoins de cette merveille. Ce prodige était pour eux facile à constater, aussi bien quant au fait, que quant à sa cause nécessairement surnaturelle. L’infidèle, saisissant ainsi sur le vif l’action de Dieu, se trouvait attiré vers une société qui avait si manifestement Dieu avec elle. Et qu’on ne dise pas que ce signe était incertain et fallacieux, puisque des phénomènes extatiques analogues se produisaient alors et se produisent encore maintenant dans des sectes hérétiques et dans des réunions mêmes de libres penseurs. Car il n’y a pas de parité ; il sufllt de répondre : Ex fructibus eorum roi ; noscetis eos. Vous les connaîtrez à leurs fruits ! Le démon, étant le « singe de Dieu », tâche de contrefaire les œuvres divines ; mais la fraude perce toujours par quelque endroit ; elle se montre surtout dans le-S effets vains ou vicieux qui résultent de ces phénomènes. Les infidèles, frappés par le signe des langues, avaient, pour en contrôler l’origine, l’exemple de toutes les vertus que leur donnaient les chrétiens.

2° — Ce signe, entre tous les autres, était particulièrement apte à conduire les infidèles vers l'Église : 1819

LAPLACE ATHÉE

1820

il marquait, en effet, d’une manière saisissante, le caractère universel de la théocratie nouvelle substituée désormais à la Sjnagogue, réservée jusque-là à une seule nation. Les merveilles de Dieu énoncées en diverses langues, n’était-ce pas le signal de l’accomplissement de cet oracle : « Depuis le lever du soleil jusqu’à son coucher, mon nom est grand parmi les nations, et en tout lieu on sacriUe et on offre à mon nom une hostie pure » (Mal., i, i i) ?

Peu d’années après, l’Évangile était prêché aux nations ; le caractère d’universalité de l’i^glise du Christ brillait, de fait, à tous les yeux. C’était le temps où le signe des langues avait atteint son but. Il pouvait disparaître graduellement. Il en existait encore des traces, au moins au second siècle. Témoin ce texte de saint Irénék (Uær., V, vi) : « Nous avons entendu des frères dans l’Eglise, possédant les dons ( ; ^asiVyzTOf) de prophétie et parlant par l’Esprit toutes sortes de langues. » Le don de prophétie, « signe, non pour les inlidèles, mais pour les fidèles », devait continuer à édifier ceux-ci. Le don des langues ne fut plus montré aux inlidèles que rarement, et sous la forme seulement qui se manifesta dans les apôtres prêcliant l’Evangile aux nations.

A co.NSULTiïR : Les principaux commentaires des Actes des Apôtres et des Epities de saint Paul, Prat, Théologie de saint Paul, t. I, p. i^5-184.

J. GonLUY.