Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Famille (II. Historique)

Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 1 – de « Agnosticisme » à « Fin du monde »p. 950-957).

Section II. — La famille dans l’iiistoirb

Les limites nécessairement étroites de cette étude nous obligent à ne donner qu’un aperçu très sommaire de la famille dans le passé. Quoique très résumés encore, nos développements auront un peu plus d’ampleur quand nous l’envisagerons aux temps modernes.

§ I. La famille dans Tantiquité

A. Généralités. — A s’en tenir à la période historique où la 07e (sinon l’Etat, dont les peuples anciens n’ont pas eu la notion) est déjà constituée à côté et au-dessus du groupe familial, tous les peuples dont les institutions nous sont connues ont réglementé la famille pav une sorte de droit religieux distinct de la législation ordinaire et respecté par elle. Partout, sauf à Sparte où, dès leur 7* année, les enfants sont attribués à l’Etat, l’autorité du père est reconnue et consacrée, tout en variant comme durée et intensité d’énergie suivant les peuples. En Judée, à Athènes, en Egypte, la Cité intervient pour limiter les droits du père sur son fils qui, tenu à tout âge, sous des sanctions sévères, à des devoirs de respect et de déférence vis-à-vis de son auteur, peut être puni et corrigé, mais non mis à mort, fût-ce dès sa naissance, par celui-ci, et acquiert, sa formation étant achevée, une personnalité distincte avec des droits et un patrimoine indépendants. En Chine au contraire et, vraisemblablement, chez les peuplades italiotes et étrusques, ancêtres de la nation romaine, l’omnipotence du père est consacrée avec un caractère de rigidité et de perpétuité que seules les mœurs tempèrent sous l’influence religieuse. Le chef de famille, dont la personnalité absorbe celle de tous les autres membres, compose le groupe à son gré par des admissions et des expulsions arbitraires : la famille légitime ne se forme plus par les liens du sang, mais par le placement sous une même puissance, et son chef est, sa vie durant, maître des personnes et des biens, pontife et juge souverain avec droit de vie et de mort sur ses subordonnés. La Cité, simple fédération de familles, respecte et consacre cet état de choses.

Presque nulle part, la loi n’attribue de droits à la mère, dont en fait, cependant, en Egypte notamment, l’influence était considérable. C’est que le mariage, bien que perfectionné de plus en plus comme institution, ne mettait nullement la femme sur un pied d’égalité par rapport à son mari. Ce fut souvent l’asservissement rég-ulier et légal du sexe faible, tel le mariage oriental avec la polygamie et la répudiation toujours admises, et il y avait là déjà un progrès sur la promiscuité brutale ou la sei-vitude complète de la femme : le mari n’a pas absolument tous pouvoirs sur ses épouses et celles-ci sont quelque peu protégées au point de vue matériel, sinon moral. Ailleurs le mariage monogame est fondé, mais la situation de la femme demeure inférieure : enfermée dans la maison du mari comme dans une prison perpétuelle, elle ne dispose ni de ses biens ni de sa personne, car le mari, libre d’ailleurs d’avoir une concubine, peut toujours la céder à un parent afin d’assurer la perpétuité compromise de la famille. Ainsi, sauf en Judée et peut être en Egypte, l’adultère est encouragé, imposé même par les mœurs. Quant au divorce, il est partout admis, même, dans certaines limites au moins, par la loi mosaïque.

Les origines lointaines de la nation française se rencontrent d’une part dans le peuple romain et de

l’autre chez les Germains. Examinons donc les lois et coutumes de ces deux races relativement à la famille.

B. La famille à Rome. — Fondée si^r la religion, maintenue dans une rigide unité par une pensée politique, la famille romaine repose sans doute sur le mariage régulier, les justæ nuptiae, n^ais elle ne tient pas compte de la filiation naturelle : le lien du sang n’est ni nécessaire, ni suffisant, pour établir la parenté juridique. La parenté par les mâles, seule reconnue par la loi, se confond avec la soumission au maître de la maison, qui conq)ose la famille comme il l’entend, y admettant des étrangers par des procédés artificiels, l’adoption par exemple, en excluant ses enfants légitimes, soit, à leur naissance, soit même plus tard par l’émancipation. C’este paterfamiliasquiincame dans sa personnalité celles de tous les autres membres du groupe, et il est non cekii qui engendre, mais celui qui commande. La palria potestas le fait prêtre, administrateur et magistrat absolu dans cette agglomération d’individus. Comme prêtre chargé de maintenir le culte domestique dans son intégrité, il préside aux cérémonies consacrant les modifications qui se produisent dans la composition de la famille, il conclut et brise discrétionnairement les mariages de ceux qui lui sont soumis. Comme administrateur, tous les biens lui appartiennent en propre, et il a même sur ses enfants un droit de quasi possession, il peut les vendre ouïes donner en gage, louer leur travail à autrui ; le fils de famille, pleinement capable en droit public, est frappé d’incapacité complète dans le domaine du droit privé. Il est enfin magistrat domestique, et tout conflit entre personnes de la famille relève de lui seul, comme aussi, seul, il a le droit de punir tout acte répréhensible commis par l’une d’elles, de la frapper dans sa capacité juridique en la vendant comme esclave ou dans sa personne physique en la condamnant au besoin à mort. Le contrôle de la Cité est nul sur l’exercice de cette autorité, non seulement absolue, mais perpétuelle, si ce n’est dans l’ordre moral, sous forme de surveillance de la part du censeur dont le blâme officiel atteindra le père coupable soit de dureté, soit de faiblesse excessive, dans la direction desafamilia. En outre, la coutume exigeait la réunion d’un tribunal composé de parents et d’amis pour l’exercice par le pater du divorce ou du jus’t’itæ necisque.

A la puissance paternelle si fortement centralisée la mère n’a aucune part. La monogamie est, il est vrai, consacrée par la loi, et le divorce répugne aux mœurs ; le mariage est défini : « consortium omnis vitae, individuæ vitæ consuetudo, dis’ini et humani juris communicatio ». La matrone romaine, loin d’être l’objet d’une claustration injurieuse, est à son fojer entourée d’une grande considération si elle demeure à la hauteur de ses devoirs. Mais, en somme, le divorce, quoique rare en pratique, est légal, et le mari est libre d’avoir une concubine. De plus, à raison même de son sexe et d’après l’idée antique d’une infériorité intellectuelle par rapport à l’homme, la femme romaine est tenue pour incapable. Si elle se marie, elle ne cesse d’être sous la puissance de son pater onde ses propres agnals que pour tomber sous celle de son mari ou du^a^er de celui-ci, loco fîliæ ; si elle a avec ses enfants un lien de parenté civile, c’est à titre de sœur. A Rome, la famille ne se conçoit qu’issue des justæ nuptiæ et régie par la patria potestas à laquelle la femme ne participe jamais.

Telle est du moins la conception primitive qui, au cours des âges, subit de profondes modifications. Les mœurs devinrent détestables au contact de l’Orient vaincu. Le célibat égoïste sévit, comme une plaie sociale, dans toutes les classes, et d’autre part ladépra1885

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Aation inouïe des femmes insjnrait la terreur du mariage à ceux qui pouvaient y songer. En vain Auguste, au nom du patriotisme et pour la consei’vation des familles et de l’Etat, fait-il des lois pour encourager les unions et leur fécondité ; il punit et récompense, mais ne fait qu’aggraver le mal. Les mariages ne sont j)lus que des unions passagères, le divorce et l’adultère deviennent choses courantes. Dès lors la législation va forcément changer ; tandis que la famille était naguère régie à peu près exclusivement par les mœurs, toute autorité morale perdant son ellicacilé là où il n’y a plus de mœurs, la loi de la Cité va intervenir au sein des familles : le despotisme des Césars y trouvera d’ailleurs son compte par la suppression d’un sérieux élément de résistance à leur omnipotence. Sous l’influence de ces considérations diverses, la femme, qui ne veut plus supporter son ancienne servitude, devient pratiquement indépendante. La Cité limite à son égard les droits du père et du mari : le premier doit la doter et ne peut plus briser son mariage ; elle soustrait par degrés sa personne et ses biens aux pouvoirs du second. Désormais c’est le juge jniblic qui prononcera les peines contre la femme mariée, même adultère, et le mari devient administrateur seulement de la dot, restituable en cas de veuvage ou de divorce. Même au point de vue matériel, la distinction s’accuse de plus en plus entre les intérêts desépoux. Dufait des mœurs et delaloi, le lien conjugal se relâche, le mariage cesse d'être tenu pour une union respectable et durable. La femme est de plus en plus rattachée à ses enfants, au point de vue des droits successoraux notamment ; mais cet effet se produit de pareille façon, que lesdits enfants soient légitimes ou naturels. En tout cas, jamais elle ne sera associée à l’exercice de la patria potestas.

Cette puissance elle-même subit une transformation profonde. A mesure que, par le contact avec d’autres peuples et sous l’influence de la religion chrétienne, les idées de liberté et de dignité humaines se développent, la patria potestas apparaît comme une tyrannie insupportable aux mains d’hommes sans principes ni affections. En même temps, la Cité entend réglementer les rapports du pater avec ses subordonnés. La magistrature publique remplace la justice domestique pour la connaissance et la répression des délits, et elle protège la personne physique des enfants, que le père ne peut plus condamner à mort, ni même corriger corporellement, si ce n’est sous le contrôle du juge et par son ordre. Le mariage d’un descendant n’est plus laissé à l’absolue discrétion du père : si celui-ci refuse ou néglige de le marier, le magistrat l’y forcera, comme, s’il le déshérite, son testament sera cassé, s’il le maltraite, l’empereur l’obligera à l'émanciper. L’enfant n’est plus un instrument de crédit, il ne saurait être vendu ou mis en gage. — Une évolution analogue se produit quant aux biens. Tandis que la liberté de tester subit chez le paterfamilias des restrictions de forme et de fond en faveur des personnes soumises à sa puissance, la loi finit par constituer aux enfants, sous forme de pécules divers, une fortune personnelle dont ils disposent librement, même par testament. Enfin on en vient à reconnaître au juge, dans certainscas graves, le droit de frapper le père de déchéance absolue ou au moins de lui imposer 1 émancipation de son fils.

Par suite de ces changements profonds, la famille, enclos muré naguèrp où le pater régnait sans partage, est de plus en plus soumise aux lois de la Cité. Quelque chose subsiste néanmoins de la conception antique du groupe familial. Malgré certains teflipéraments dus aux empereurs chrétiens, jamais la mère n’a eu sa part légitime dans l'éducation des enfants. Quoique amoindrie, la puissance paternelle

subsiste, perpétuelle en principe, aux mains du chef sur toute sa descendance réelle ou fîctive, au détriment du père naturel quel que soit l'âge de celui-ci. Enfin, jusqu’au Bas-Empire, il n’y a pas de famille sans jus tæ nuptiae ; l’entrée en est ouverte par les empereurs chrétiens à l’enfant né du concubinat. qui pourra être légitimé et assimilé au fils légitime.

C. La famille en Germanie. — Les coutumes germaniques donnent à l'époux sur sa femme un pouvoir perpétuel et sans limites, comprenant le droit de vie et de mort. Mais, si la femme est toujours placée dans une quasi-tutelle, ce n’est pas à raison d’une infériorité intellectuelle que les Germains n’ont jamais admise, c’est à cause de son impuissance à porter les armes. Incapable plus de fait que de droit, l'épouse a une personnalité, un j^atrimoine, qui au besoin sera défendu contre le mari, sinon par elle-même, du moins par un parent ou le représentant qu’elle a choisi. La monogamie est la règle très générale et le devoir de fidélité commun aux deux époux. Si, du vivant du père, la mère n’exerce pas la puissance sur ses enfants, la veuve, à défaut de fils majeur, succède à une partie de cette autorité, et ses droits sont à peu près ceux d’une tutrice légale, sauf l’obligation pour elle de se faire assister dans les actes juridiques par le plus proche parent.

En Germanie comme dans la Rome primitive, le principe patriarcal est le fondement de la famille se gouvernant elle-même comme une sorte d’Etat indépendant. La puissance du chef ne le cède en rien à la patria potestas comme énergie et intensité, qu’elle porte sur la personne ou sur les biens. Il semble cependant qu’outre des restrictions traditionnelles et religieuses, son exercice subisse un contrôle plus étroit de la part du conseil des proches qui réunissait les fils et les pères, les parents maternels et les parents paternels. Mais, par ailleurs, il y a des différences profondes, he mitndiiim germain est fondé sur le lien du sang exclusivement. Il s’exerce indifféremment sur les enfants légitimes ou naturels. Surtout il n’est pas perpétuel et cesse quand le fils a pris une personnalité distincte, peut-être même par l’atteinte d’une majorité.

§ 2. La famille dans l’ancien droit français

A nous en tenir même à notre pays, il est impossible de suivre dans le détail le développement de l’institution familiale depuis le jour où, après s'être heurtés. Barbares et Romains coexistent et se fondent sur la terre française jusqu’au moment où le pouvoir royal sera affermi. Nous dirons seulement que la famillemonogame, avecle mariage chrétien indissoluble et l’autorité paternelle pour fondements, est l’origine même de l’Etat français. Serrée autour de son chef qui

« règne » (le mot est dans les textes), elle est, après

la tourmente des viii" et ix siècles, la seule force sociale demeurant organisée. Sur son modèle, avec un caractère plus patriarcal que souverain, toutes les autorités plus générales se constitueront par la suite, depuis celle du baron féodal sur son fief jusqu'à celle du roi, gardien des libertés et de la paix publique, qui, presque uniquement fondée sur le prestige moral, conservera jusqu'à latin, si l’on en croit Mkhcier dans son Tableau de Paris, « un front populaire ». La famille fortement organisée a fait la France : elle aimait la Maison de France en qui elle se reconnaissait et qui, comme elle, représentait la tradition, l’hérédité, le pouvoir tempéré et stable. Et la royauté lui rendait cet intérêt affectueux : jusqu’aux derniers jours on voit le roi intervenir comme arl)itre, comme protecteur de la dignité familiale, de l’honneur et de la tranquillité domestiques, 1887

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dans lesplus humbles milieux, dùt-il pour celas’occuper de mesquines querelles de ménage. Parmi les libertés collectives, si nombreuses sous l’ancien régime, la famille était l’une des plus fécondes et des plus respectées, comme centre des traditions, des croyances, des affections. « C’est la famille qu’on aimait, dit ïalleyranu, bien plus que les individus, que l’on ne connaissait pas encore. » Entre parents, la cohésion, la solidarité était telle que le déshonneur d’un seul rejaillit sur tous. L’état social tout entier reposait sur la constitution de la famille ; le Pouvoir civil, en général du moins, n’intervenait dans son fonctionnement qu’avec grande réserve, pour la maintenir surtout, exceptionnellement pour réprimer les trop graves abus.

L’ancienne famille française est fondée sur le mariage chrétien indissoluble. Sans doute les enfants nés hors mariage ne sont pas laissés sans protection, et leurs parents ont vis-à-vis d’eux des droits et des devoirs d’ailleurs strictement contrôles ; mais leur situation reste inférieure et ils ne peuvent prétendre ni au nom et aux prérogatives personnelles ni à la succession de levirs père et mère. Le niai-iage a dû être librement consenti par les deux époux, par la femme aussi bien que par le mari. Les mœurs assurent à l’épouse la même dignité qu’à l’époux, l’un et l’autreétant, nous dit Etienne PASQUiER, vis-à-vis des enfants les Araies images de Dieu sur la terre. Les mœurs encore, sinon toujours un texte exprès, associent la mère à son mari dans l’œuvre de l’éducation des enfants ; son aptitude personnelle à cette tâche, préconisée par la religion, est partout reconnue en pratique et, même en présence du père, elle exerce c( une certaine autorité civile raisonnable » (Merlix, Rép", vo Puissance paternelle). Les droits du père sur ses enfants sont maintenus considérables, mais l’influence chrétienne en a tempéré l’excessive rigueur : Nulle peine grave ne peut être définitivement jn’ononcée par lui sans appel au moins possible devant les tribunaux, et il n’est nulle part autorisé à metti’e à mort ou vendre un enfant. La puissance paternelle revêt ainsi un caractère plus humain et moderne, et son exercice est soumis au double contrôle de la mère et des tribunaux ; en outre, partout encore pratiquement, elle perd ses attributs les plus énergiques quand l’enfant a atteint un certain âge.

Les mœurs, en notre matière, atténuaient les divergences légales existant entre les pajs de droit écrit et les paj’S coutumiers. Ceux-ci par exemple, au xiiie siècle, avaient pleinement adopté la thèse chrétienne de la capacité complète de la femme, tenue seulement à la subordination au mari pendant le mariage dans l’intérêt d’une bonne administration jiour la communauté de biens créée de plein droit entre les époux par le mariage. La femme perdait son indépendance, plutôt que sa capacité, en se mariant : aussi la nullité de ses actes juridiques pouvait-elle être demandée par le sevil mari et non par elle. Si l’époux avait la direction exclusive du ménage, elle gardait la propriété de son patrimoine et avait droit à la moitié des biens meubles et acquêts de communauté. Le droit écrit, au contraire, s’inspirant du droit romain, n’établissait pas une communauté de biens et d’intérêts entre époux, et il considérait la puissance mai-itale comme une sorte de tutelle comportant une incapacité au moins partielle de la femme mariée, pleinement capable d’ailleurs si elle était fille ou veuve. Cette thèse, moins juste et rationnelle, s’est généralisée cependant vers le xvi’siècle : la femme mariée ne pourra agir en l’absence du mari qu’avec une autorisation de justice ; sinon, elle peut elle-même demander la nullité de ses propres actes. Son influence n’en reste pas moins très

grande au sein de la famille pour l’éducation des enfants.

Mêmes différences quanta l’autorité paternelle. Admise dans le midi à l’égard des seuls enfants légitimes, elle est perpétuelle en f)rincipe, sauf émancipation volontaire par le père de son fils ; elle confère en outre des pouvoirs considérables sur la personne et les biens de l’enfant : en 1663 par exemple, la Cour de Grenoble statue, comme tribunal d’appel, sur une condamnation à 22 ans de galères prononcée par un père de famille. La mère, il est vrai, légalement appelée à consentir au mariage de son fils, a pratiquement un rôle beaucoup plus étendu, et les parlements interviennent soit pour mitiger une condamnation paternelle, soit pour imposer l’émancipation d’un enfant ou même prononcer la déchéance de l’autorité paternelle. Dans les pays coutumiers, la règle légale est toute contraire. « Droit de puissance paternelle n’a lieu », disent Dumoulin et Loysel, ce qui signifie d’ailleurs que les droits du père, non concédés à perpétuité, disparaissent, au moins quant aux plus stricts, par l’effet delà majorité émancipatrice, tixée à 25 ans d’une façon générale au xv !  !  ! ’siècle. Mais le majeur n’échappait pas complètement à l’autorité paternelle : il devait à tout âge prendre le conseil de ses parents avant de se marier, et ceux-ci conservaient toujours un moyen de sanction fort efFicace, la faculté d’exhéréder leurs enfants dans un grand nombre de cas. De plus, le j)ouvoir royal donnait suite à toute demande d’internement formulée contre un membre d’une famille par son chef, jjour un motif sérieux : tel était le Arai caractère des lettres de cachet, procédé mis à la portée de tous, même des plus humbles, pour sauvegarder l’honneur familial compromis par un seul. Enfin, pour maintenir l’autorité du père dans de justes limites, les coutumes comptaient sur le pouvoir éventuel de réglementation et de surveillance reconnu aux parlements et surtout sur l’action permanente delà mère, ayant, même en présence du père, la jouissance, sinon l’exercice, de l’autorité domestique.

Bref, les différences entre le Nord et le Midi de la France existaient jikis dans les textes que dans les faits, et elles s’atténuent avec le temps. Pratiquement, au xviii siècle, la puissance paternelle est partout temporaire et limitée par l’intervention de la mère, des proches, du juge. Mais, partout aussi, le mariage et l’autorité paternelle, ces « deux assises sur lesquelles repose la famille », suivant le mot si juste de M. Glassox à l’Académie des sciences morales en 1897, étaient protégés par les lois et les mœurs traditionnelles, entourés d’un respect quasi religieux, honorés par tous, considérés comme inviolables. Les sentiments moraux qui, en dépit de certaines observations superficielles, dominaient encore, en 1789, dans la très grande majorité de la population française, maintenaient étroite la solidarité familiale, rendaient possibles et faciles l’exercice de tous les droits, l’exécution de tous les devoirs. Le pouvoir rojal s’inclinait devant l’institution familiale dont il reconnaissait l’origine divine, antérieure et supérieure à sa propre institution : la famille représentait à ses yeux le plus solide fondement de l’ordre social, une liberté traditionnelle, une autorité qu’il n’eût pu discuter et ébranler sans mettre la sienne en question.

§ 3. La famille aux temps modernes

A. Droit intermédiaire. — Le naturalisme révolutionnaire va au contraire s’attaquer à cet état de choses. Déjà les philosophes avaient préparé les voies en ridiculisant le mariage et la fidélité conjugale, enprècliant l’ii’réligion et le mépris des traditions, en niant

tout rapport nécessaire de dépendance dans la famille, l

« Les parents, dit VEncyciopédie, n’ont pas le droit

de donner des ordres à leurs enfants, bien moins encore d’employer les menaces et les châtiments. » Ce fut l'œuvre de la Révolution de faire passer ces théories dans la pratique. La tâche fut accomplie avec une ardeur et une témérité inouïes : sous prétexte de détruire des traditions qu’on déclarait féodales et tyranniques, on supprima, dans la famille, une force, une liberté collective, susceptible d’assurer l’indépendance des individus envers l’Etat qui devient omnipotent.

La Révolution commence par séculariser le mariage, considéré désormais comme un contrat pur et simple en dehors de tout caractère sacramentel ou religieux, elle déclare son indissolubilité contraire à la nature et à la raison. En attendant le décret du 1 1 brumaire an II, qui assimile quant aux droits l’enfant naturel à l’enfant légitime, celui du 20 septembre 1792 proclame pour tout Français la faculté du divorce, conséquence forcée de la liberté individuelle. Et l’on use largement de cette faculté : dans lesvingt-sept moisqui suivent la promulgation du texte, les tribunaux de Paris prononcèrent 6.994 divoi-ces et le nombre en va croissant jusqu'à excéder, au cours de l’an VI, celui des mariages. La communauté de vie à perpétuité n'étant plus assurée, la communauté d’intérêts n’a plus de raison d'être et la puissance maritale est supprimée comme un anachronisme. Quant â la puissance paternelle, elle est, à la demande de Mirabeau, déclarée suspecte par la Constituante, et Danton est applaudi quand il soutient que les enfants appartiennent à la République avant d'être à leurs parents. Les lois ont suivi, faisant table rase du passé, aggravant les effets de la majorité émancipatrice, et supprimant toute hiérarchie dans la famille comme instrument de tyrannie. Donc la majorité est fixée, même quant avi consentement à mariage, â l'âge de 21 ans. De plus, à côté du père exerçant son autorité à l'égard des enfants mineurs, un tribunal est institué qui contrôlera cet exercice et y participera : toute mesure de correction devra lui être préalablement soumise. Puis, après l'échec rapide de cette institution, c’est l’Etat qui se charge de contrôler, dans l'œuvre éducatrice, le père désormais considéré comme son agent subalterne : la Nation se chai-ge de la formation de la jeunesse par l’intermédiaire de délégués qu’elle choisit à son gré. Aucune distinction n’est plus faite entre les diverses catégories d’enfants qui tous, légitimes, naturels, ou adultérins, doivent avoir les mêmes droits, même au point de Aue héréditaire. L’autorité paternelle enfin est singulièrement réduite quant à ses prérogatives, en même temps qu’est supprimée toute faculté d’exhérédation et la quotité disponible très diminuée aux mains du chef de famille. Les résultats d’une telle législation ne se sont pas fait attendre. Si la patrie avait déclaré par avance adopter les enfants sans famille, devenus chaque jour plus nombreux, elle fut pour eux une véritable marâtre, et, dans cette branche d’assistance comme dans 1 toutes les autres, la Révolution a dilapidé le patrimoine des pauvres que l’ancienne France lui avait légué. Mais en même temps, par haine des traditions françaises, on avait brisé tous les ressorts de l’institution familiale. La corruption des mœurs s’ajoutant aux erreurs du législateur, la famille était menacée d’une ruine complète, tandisquc l’Etat avait fait preuve d’une impuissance complète à jouer le rôle de père de famille universel. Après d’aussi lamentables expériences, les rédacteurs du Code civil, s’inspirant d’un intérêt social évident, jugèrent iiidispensable de reconstituer le groupe familial : il fallait, pour cela, fortilier le lien du mariage et restituer à l’autorité

du père « le légitime empire qu’elle n’aurait jamais dû perdre ». Nul ne peut mettre en doute leurs intentions sur ce point, sauf à discuter au besoin les moyens qu’ils ont employés.

B. Code civil. — Le mariage est envisagé par le Code sous ses seuls rapports civils et politiques. L’union conjugale demeui-e laïcisée, sécularisée, et c’est le magistrat municipal qui l’opère. Il y a là une erreur initiale, un oubli aouIu de toute idée religieuse, d’où, avec le temps, découleront naturellement des conséquences néfastes. Le divorce reste en outre permis, jusqu’en 18 16 du moins, au détriment de la dignité et de la perpétuité de la famille. Mais en principe le mariage est indissoluble : restreint dans ses applications, le divorce est une solution exceptionnelle, longue et difficile à obtenir ; des garanties importantes sont d’ailleurs accordées alors à la famille : notamment, en cas d’adultère, l'époux coupable ne peut épouser son complice, et, s’il y a divorce par consentement mutuel, la moitié des biens des parents est acquise aux enfants nés du mariage (C. civ., art. 298, 305). — Puis, en faveur de la famille, dont l’importance au point de vue social était reconnue, le contraste est aussi accusé que possible entre les enfants légitimes et les autres. Ces derniers ont une part fort restreinte dans la succession de leurs auteurs, sans jamais être qualifiés héritiers ; encore cette vocation héréditaire réduite est-elle réservée aux seuls enfants reconnus, et il n’y a pas de reconnaissance possible à l'égard de ceux nés d’un commerce adultérin ou incestueux : leur présence ferait échec à la conception normale de la famille. Même pour les enfants naturels simples, la part héréditaire fixée par la loi est un maximum qui s’impose aux parents, et leur légitimation par un auteur aujourd’hui marié ne peut nuire à la famille légitime.

La puissance maritale et la puissance paternelle sont rétablies, celle-ci moins, semble-il, dans l’intérêt des individus que de l’unité sociale famille : par exemple, si les enfants nés hors mariage ne sont pas laissés sans protection ni guide, la loi affecte de préciser aussi peu que possible leurs rapports avec leurs auteurs, et l’art. 203 va, pai" sa place et par son texte, jupqij'à faire découler pour les parents le devoir d'éducation du fait du mariage et non de la procréation. En ce qui concerne l’autorité maritale, le Code consacre, en en exagérant encore les défauts, le système hybride de l’Ancien droit à son déclin, et considère la femme mariée comme une incapable à protéger. Du moins, si l'épouse ne peut disposer de son patrimoine sans autorisation du mari ou de justice et est exclue de l’administration des biens communs, le régime de droit commun entre époux est la communauté associant les fortunes et les intérêts, faisant de la femme la collaboratrice subordonnée du mari, sauf à la garantir contre les folies ou les prodigalités de celui-ci. L’autorité paternelle, limitée, quant à ses droits les plus stricts, à la diu-ée de la minorité des enfants, perd un attribut énergique dans la faculté d’exhérédation désormais supprimée, tandis que le père se voit parcimonieusement mesurer la quotité disponible dont il pourrait dépouiller un fils coupable ou assurer la transmission aux descendants d’un fils prodigue. Dans l’exercice du pouvoir domesticjue, l'épouse est exagérément dépouillée de tovis droits, sauf aux mœurs à corriger cette rigueur, tant que le mari est présent et capable ; toutefois, celui-ci est-il absent, interdit, privé de la jouissance ou de l’exercice de ses prérogatives, elle sera légaleiacnt substituée à lui, sauf quelques restrictions d’ailleurs injustifiées.

L'œuvre, certes, n'était pas parfaite, et des lacunes, des défauts s’y sont révélés, que la jurisprudence n’a 1891

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pas pu toujours combler. Puis, au cours du xix' siècle, l'état social a changé, et des conditions économi([ues nouvelles ont ébranlé les fondements de la famille. Tel fut l’effet notamment de l’avènement de la grande industrie, dispersant dans diverses usines les membres de la famille qui jusqu’alors travaillaient collectivement sous la direction du père. L'égalité démocratique a été, elle aussi, funeste, qui, en politique, fait des fils majeurs les égaux du père et, si celui-ci est mort, des titulaires de droits dont est priA'ée leur mère, devcnue chef de famille. L’individualisnæ politique et social poussé à outrance aboutit à l’hypertrophie de la personnalité et détruit dans les esprit ? le sentiment de solidarité collective. La facilité des déplacements a généralisé le goût du changement, de l’instabilité quant aux conditions sociales, au domicile, à la fortune ; ainsi se sont multipliés les déclassés, les déracinés, qui n’ont plus ni foyer domestique ni traditions. Le développement du luxe a avivé la fièvre de s’enrichir, a rendu plus âpre la poursuite des richesses par tous moyens pourvu qu’ils fussent rapides, en même temps que, de plus en plus, le mariage est devenu affaire de vanité ou d’argent. Enfin une campagne antireligieuse a été violemment menée en France, depuis trente ans surtout, qui en vient à tuer le sentiment du respect et du devoir, l’esprit de dévouement et de sacrifice, indispensables cependant à l’existence delà famille. Nous assistons àunerenaissancedu paganisme, oùtriomphe l'égoïsme individuel mettant au-dessus de tout l’intérêt individuel, la liberté pour chacun de faire passer avant son devoir ses plaisirs et même ses plus basses jouissances. Chose grave ettristementlogique, les désordres de la vie privée, généralisés dans la pratique, ont trouvé dans la littérature et chez de prétendus philosophes, des défenseurs, des avocats préconisant « l'épanouissement de toutes nos puissances », glorifiant les énergies naturelles, y compris les pires passions. Le lien conjugal, l’hérédité, la propriété individuelle, sont journellement battus en brèche. C’est que le naturalisme révolutionnaire, aujourd’hui triomphant, est l’ennemi-né du surnaturel et, père du despotisme du nombre, ne peut supporter la famille : il voit avec raison en elle une ga4"antie d’indépendance morale pour les citoyens vis-à-vis du Pouvoir. Loin de combattre d’aussi détestables tendances, l’Etat s’est fait leur complice, par passion d’omnipotence tyrannique, surtout par haine de la religion et des traditions françaises : contre la famille, depuis trente ans siu-tout, tous les pouvoirs sociaux, législateur, administration, magistrature, se sont étroitement ligués.

C. La réglementation actuelle de la famille. — Le législateur français, disons-nous, s’est mis à la remorque des romanciers pour légaliser leurs théories délétères. De fait, qu’il s’agisse des enfants naturels ou du divorce, les premières autorités citées à l’appui des projets de loi sont MM. Alexandre Dumas ou Margueritte. D’une façon générale, la campagne antireligieuse menée activement par l’autorité publique tend à détruire tout dévouement familial. Plus spécialement, la famille est atteinte dans son fondement par la destruction progressive du mariage, dans son prestige par l’assimilation de plus en plus complète des diverses catégories d’enfants, dans son unité et ses moyens d’action par l'énervement des puissances maritale et paternelle.

1° En ce qui concerne le mariage, la première atteinte législative se rencontre dans la loi du 27 juillet 1884, rétablissant le divorce, bientôt simpliiic dans sa procédure par celle du 18 avril 1886. Si ce début a paru à certains constituer un progrès pour la liberté mieux comprise, il était défendu avec une

habile prudence. L'échec à l’indissolubilité du mariage demeurait exceptionnel et très circonscrit, les causes de divorce étant limitativement prévues à l’exclusion de tout consentemen t mutuel ; quand la rupture avait l’adultère pour motif, le mariage était toujours prohibé entre les complices ; et la couversion de la séparation de corps en divorce, possible après un certain délai, restait facultative pour le juge. Le but poursuivi, prétendait-on. était d’accroître la moralité publique et la dignité du mariage : on ne verrait plus d'époux meurtriers par vengeance ou jalousie, ni de mariages subsistant de nom entre gens ayant contracté publiquement d’autres liens illégaux. Il s’agissait d’assurer un remède efficace aux inconAénients moraux et physiques résultant trop souvent du maintien d’unions mal assorties. Aussi bien, après le temps nécessaire pour la liquidation des anciennes querelles conjugales, le nombre des divorces diminuerait fatalement et suivrait la marche ascensionnelle très lente, constatée depuis 1887 pour les séparations de corps.

Les faits ont démenti cette dernière assertion : il y avait 1.52'^ séparations en 1 850 ; l’année 1 906 a compté 10.019 divorces et l’année 1906 lo.ô^S. La rapidité de cette progression est telle qu’elle effraie des esprits, même dégagés de toute croyance religieuse, qui, vingt ans auparavant, avaient applaudi à 1' « affranchissement de la personne humaine ». En même temps s’est aflirmé hautement un argument, à peine indiqué au premier jour, en faveur du divorce. Le mariage sécularisé, n’ayant plus que le consentement des époux pour fondement, ne saurait être perpétuel, car, eussent-ils eu l’intention de s’engager à toujours, les époux n’ont pu la réaliser : on ne peut engager ses services que pour un temps déterminé ni aliéner irrévocablement sa liberté individuelle, les principes consacrés jiar le droit public révolutionnaire s’y opposent. Comme les mœurs de plus en plus relâchées réclament des facilités nouvelles, peu importe que la possibilité du divorce ne diminue pas le nombre des crimes passionnels, on le légitime au nom des droits sacrés de la personne humaine, du droit de chacun au bonheur. Le lien sexuel, dira M. Novicoav, est '( contracté uniquement pour le bonheur des époux ». Son indissolubilité est pour l’espèce une cause de dégénérescence, un germe de vice, de misère et de mort, une entrave au libre développement individuel. Le diA’orce se généralise dans la pratique comme un remède nécessaire, il faut en rendre l’application légalement très facile.

Ce ne sont pas les représentants des pouvoirs publies qui y contrediront. A Paris, malgré l’augmentation de capacité accordée aux femmes séparées depuis 1898, l’administration transforme systématiquement pour les indigents toute demande de séparation de corps en procédure de divorce ; un procureur général regrette publiquement les obstacles que rencontre encore l'époux qui Acut divorcer, et son prédécesseur reprochait aux bureaux d’assistance judiciaire de ne pas se montrer assez lai’ges pour assurer la gratuité de pareilles instances. Les juges prononcent 86 ^/n des divorces demandés, et se montrent aussi faA-orables aux comédies et simulations destinées à masquer le dÏAorce par consentement mutuel que bienvcillants pour les époux coupables d’adultère. Au reste, « y a-t-il des époux coupables ? s'écriait récemment un sénateur. La personne humaine doit être libre ». Le législateur a suIaI le mouA-ement.

Une contradiction singulière doit être signalée ici. Nous montrions dans notre première partie quel appui secondaire mais sérieux constituait pour l’institution familiale l’existence d’un foyer stalîle et 1893

FAMILLE

1894

aimé. La famille saine se conçoit mal dans un logement malsain et banal. Or de grands et louables efforts sont faits, à l’heure actuelle, pour l’assainissement des habitations pauvres, pour la distribution de l’enseignement ménager aux femmes et le développement de la mutualité familiale, pour la création d’un bien de famille durable : les lois des 12 avril 1906 et 10 avril 1908 en font foi. Mais, outre que ces préoccupations cadrent mal avec les menaces actuellement formulées contre la propriété privée, elles visent le point de vue matériel de la question exclusivement, négligeant le côté moral ; or les habitations économiques servent autant aux faux ménages qu’aux familles régulières, et il en est de même des mutualités dont, trop souvent, les statuts assimilent les « compagnes », c’est-à-dire les concubines, aux épouses légitimes. Qu’importe un foyer à une famille irrémédiablement désunie, une maison agréable si la garde n’en est pas confiée toujoiu’s à la même femme ? D’autres textes légaux d’ailleurs, en matière d’assistance aux nouveau-nés par exemple ou d’indemnité pour accident de travail, favorisent nettement la femme non mariée par rapport à l’épouse-Tel projet d’impôt sur le revenu donnait une prime à l’union libre en groupant, pour les frapper suivant un tarif progressif, les revenus des divers membres de la famille légitime, cpiand le chef en a la jouissance et l’administration. Même les dispositions, pourtant très défendables par certains côtés, des lois des 20 juin 1896 et 21 juin 1907, simplifiant les formalités du mariage, portent une gra^e atteinte à la puissance paternelle et s’ajoutent à la perspective du divorce pour enlever à l’union conjugale un caractère de solennité et de sérieuse durée.

Mais des coups plus directs ont été frappés. Sous prétexte de régulariser une situation de fait qui ne doit plus paraître choquante, une loi du 15 décembre 1904 a déclaré toujours possible le mariage entre un époux condamné pour adultère et son complice. Une autre, du 13 juillet 1907, réduit le délai passé lequel, en cas de divorce, la femme peut se remarier. La conversion des séparations de corps en divorces, facultative après un délai minimum de trois ans, était prononcée 96 fois Sur 100 par les juges : cela parut insuffisant, et la loi du 6 juin 1908 la prescrit de plein droit après ce temps sur la demande formée par l’un des époux. Enfin une proposition de loi, très favorablement accueillie au Parlement, va permettre à nouveau, sauf quelques complications de procédure à observer, le divorce par consentement mutuel avec possibilité d’un mariage presque immédiat pour les divorcés. On prétend éviter ainsi tout scandale au plus grand profit de la famille et même des enfants. Mais ce ne sont là que des étapes. Déjà l’on propose sérieusement le divorce par la volonté d’un seul. pour toute cause paraissant atteindre profondément le lien conjugal, ou encore la rupture du mariage sans intervention judiciaire. Tout cela est logique et M. Dehkrme le remarque fort justement (La coopération des idées, i*"mai 190^, p. 386) : « Nous sommes dans l’impossibilité de remonter le courant qui nous entraîne. Ayant établi le divorce, nous sommes dans l’obligation de l’élargir. El, l’élargissant aujourd’hui jusqu’au divorce par consentement mutuel, nous devrons l’élargir demain jusqu’au divorce par la volonté d’un seul et après jusqu’à l’union libre. » Seulement les intérêts moraux et même simplement matériels des enfants sont sacrifiés et la famille est profondément atteinte dans son fondement essentiel. a° Elle ne l’est pas moins dans son prestige ])ar l’assimilation légale, toujours poursuivie, de tous les enfants, légitimes ou non. On ne saurait, dit-on, punir les illégitimes pour une faute, si faute il y a,

dont ils sont innocents. Dès lors, au lieu de forliCer la famille régulière dans l’intérêt social, d’en fermer l’accès à tous autres que la postérité légitime, on bouleverse les règles du Code civil. La situation des enfants naturels reconnus est singulièrement rapprochée de celle des enfants issus du mariage. Bien mieux, la légitimation des enfants adultérins et incestueux devient possible.

En dehors de toute légitimation, les enfants naturels simples sont traités comme s’ils étaient légitimes quant aux faveurs accordées aux familles nombreuses en matière militaire ou fiscale et quant aux autorisations requises pour le mariage. La loi du 2 juillet 1907 fait de même en ce qui concerne les droits des parents exerçant l’autorité paternelle ou la tutelle. Depuis la loi du 25 mars 1896, les mêmes enfants viennent à la succession de leurs pères et mères en qualité d’héritiers véritables et pour une part bien plus forte qu’autrefois : ils excluent tous les collatéraux non privilégiés et peuvent même être gratifiés d’une portion égale à celle des enfants légitimes. Ainsi le législateur assimile presque complètement les descendants légitimes et naturels vis-à-vis de leurs auteurs. Les mœurs se chargent de le suivre, voire même de le devancer, dans cette voie, et font entrer progressivement les enfants naturels dans la famille.

Jusqu’à ces dernières années du moins, les enfants adultérins et incestueux en demeuraient nettement exclus : leur existence seule constituait un scandale que le législateur voulait ignorer lui-même toutes les fois que cela était possible, elle ébranlait les fondements constitutifs de la famille. Cependant ces enfants sont le fruit innocent de la faute d’autrui et on s’est apitoyé sur leur sort. Dès lors, la loi du 7 novembre 1907 permet, sinon encore leur reconnaissance, du moins leur légitimation par mariage subséquent. C’est là pour les enfants adultérins spécialement, a-t-on dit, une conséquence forcée de la loi de 1 90^ qui autorise le mariage entre leurs auteurs : si ceuxci peuvent désormais fonder une famille, ils doivent être autorisés à régulariser la situation des enfants nés antérieurement. Vainement ol)jectera-t-on qu’admettre l’enfant adultérin au foyer domestique, c’est y introduire un élément de discorde certain, en même temps que la preuve permanente de la violation des engagements pris au jour du mariage, du plus graA’e manquement possible aux lois naturelles et positives en la matière. Le législateur n’a pas été ému par ces considérations et, s’il reste encore quelque infériorité de condition pour les enfants adultérins ou incestueux par rapport aux enfants naturels simples, les scrupules qui l’ont fait maintenir par le Sénat n’auront qu’un temps. Toute restriction en effet est illogitjue dans l’application, dès lors cpi’on a admis le principe, et, ai)rès l)ien d’autres, M. Guoussibu exi)rimait, le 18 janvier 1907, à la Chambre, une opinion qui tend à se généraliser : (> Je suis, disait-il, partisan de l’égalité absolue des droits pour tous les enfants, qu’ils soient légitimes, naturels, incestueux ou adultérins. » Autant vaudrait affirmer la volonté formelle de supprimer la famille, et du reste nombreux sont aujourd’hui ceux qui n’hésiteraient pas à la condamner, comme l’ont fait les grands ancêtres révolutionnaires.

3° Aussi bien, les ressorts les plus énergiques de l’institution familiale, l’autorité maritale et l’autorité paternelle, ont été volontairement brisés ou distendus, llien de plus logique encore pour qui adopte la thèse individualiste : en dehors de l’Etat, nul ne peut entraver de façon quelconque la liberté individuelle d’autrui.

En tant qu’institution civile, et malgré certaines l réminiscences fâcheuses du droit romain, l’autorité 1895

FAMILLE

1896

maritale, en droit français, supposait la femme associée de son mari dans le mariage. Elle ne niait pas l’égalité civile des deux sexes, mais découlait, comme une conséquence nécessaire, de la communauté d’intérêts entre époux, résultat elle-même et symbole de leur communauté de vie. Mais elle ne se conçoit plus guère si le mariage est un contrat comme un autre, normalement menacé toujours de dissolution : chaque contractant doit alors défendre ses propres intérêts. L’autorité maritale doit donc disparaître. A une loi facilitant et généralisant le divorce, correspond mieux une législation qui donnera à la femme mariée une capacité à peu près complète et une pleine initiative dans la gestion de ses intérêts ; du même coup, la communauté de biens devra, comme régime matrimonial de droit commun, faire place à la séparation. Sans doute le Gode civil n’avait pas franchement et exclusivement adopté l’idée chrétienne de simple subordination de l’épouse et il y aurait eu avantage à faire disparaître les textes s’inspirant de l’idée païenne d’incapacité à l’égard de la femme mariée. Mais tout autre est la tendance actuelle : on envisage les époux comme deux étrangers vivant, pour un temps restreint peut-être, côte à côte, et se désintéressant de la prospérité du ménage. Si donc on peut approuver les lois qui, depuis trente ans, ont élargi sensiblement les pouvoirs de la femme mariée en matière d’épargne, si l’on peut souhaiter une augmentation de ses droits dans la direction intérieure du ménage et l’administration desproduits de son travail personnel, la loi du 1 3 juillet 1907, relative à ce dernier point, multiplie, semble-t-il, les causes d’antagonisme et de désunion entre les époux, les procès qu’ils soutiendront l’un contre l’autre en justice ; certes l’unité de la famille en souffrira.

Quant à la puissance paternelle, les limitations qu’elle a reçues ne se comptent plus. On se rapproche de plus en plus de l’idéal rêvé par M. Laurent quand il disait, « De droits proprement dits, le père n’en a pas ; le vrai droit est à l’enfant, le père n’a que des devoirs » ; ou par ce sénateur français d’après lequel une loi sur la puissance paternelle est insulFisante tant qu’elle la laisse debout. On ne s’est donc pas contenté de restreindi-e législativement les droits du père, dans la classe ouvrière surtout, relativement aux enfants employés dans l’industrie, on les a limités d’une façon plus générale, quant à l’obligation de scolarité pour la jeunesse (lois 28 mars 1882 et 30 octobre 1886), aux versements à faire par ou pour les enfants aux caisses d’épargne ou de retraite pour la vieillesse (lois 9 avril 1881, 20 juillet 1886, 20 juillet 1895), au consentement des parents dont, en cas de mariage, peuvent se passer désormais les majeurs de 21 ans (lois 20 juin 1896, 21 juin 1907) et demain probablement les mineurs eux-mêmes. Chacune prise à part, ces dispositions se justihent ou du moins s’expliquent. Encourager l’épargne est chose excellente et l’on conçoit que des parents oublieux de leurs devoirs puissent être obligés à faire instruire leurs enfants ; on comprend aussi que le mariage ne soit pas rendu parfois presque impossible pai- un excès de formalités longues et coûteuses. Mais ce sont là des atteintes répétées à la puissance paternelle, qu’on n’a rien fait pour fortifier par ailleurs. Bien mieux, on tend de plus en plus à considérer le père comme le représentant et le mandataire de l’Etat, remplissant une fonction que celui-ci lui conŒ, à transformer son ancienne puissance en une fonction publique perpétuellement et étroitement contrôlée, autrement dit à la supprimer.

Cette suppression est au fond de la loi du 2^ juillet 1889, prévoyant delà façon la plus large, en dehors parfois de toute condamnation, la déchéance des’parents, tantôt obligatoire, tantôt facultative pour le juge. Cette déchéance est totale quant aux droits atteints, indivisible à l’égard des enfants présents ou à venir, applicable même à un célibataire et, par contre-coup, au conjoint du père coupable. Elle est perpétuelle, ou, du moins, la réhabilitation est fort diflicile à obtenir. Au besoin, d’ailleurs, on poussera les parents à se dépouiller eux-mêmes de leurs droits sous forme de délégation judiciaire. Et. dans toutes ces hypothèses, le père est remplacé par le service de l’assistance publique représentant l’Etat. C"est l’Etat encore qui prétend imposer aux parents l’obligation non seulement de faire instruire leurs enfants, mais de leur faire donner un enseignement conforme à ses préjugés et ses passions, au risque d’en faire des sans famille, sans religion et sans patrie, et qui accumule en ce moment les projets de loi pour interdire toute action en responsabilité contre les instituteurs coupables d’outrager dans leurs classes la morale, le catholicisme et la France. Bientôt, peut-être, la déchéance de la puissance paternelle sera, comme on l’a demandé, prononcée contre les pères donnant une éducation religieuse à leur famille. Dans l’oeuATe de l’éducation, comme en beaucoup d’autres matières, mais celle-là est d’importance toute spéciale, l’Etat veut être tout, dùt-il détruire tous les organismes naturels dans la société : le citoyen doit être à la merci dun despotisme collectif et anonjme.

Bref, le mariage transformé par le divorce en bail à terme, l’enfant accaparé par l’école athée obligatoii’e, l’unité familiale supprimée faute d’autorité et de soumission, un patrimoine que le fisc aura tôt fait de désagréger, la tyrannique ingérence de l’Etat installée partout, voilà où nous en sommes. Les mœurs ont contribué à cette décadence, mais le législateur et les pouvoirs publicsy ont une grande part de responsabilité. Les conséquences ne se font pas attendre et le mot prophétique de Bonald trouve sa triste et flagrante application : « Quand l’Etat détruit la famille, la famille se venge et ruine l’Etat. »

De fait, aujourd’hui, la société se heurte à d’angoissants problèmes, ceux de la protection de l’enfance, des retraites aux vieillards, des soins aux malades, par exemple. Ni les ressources puissantes et l’autorité formaliste de l’Etat, ni lingénieuse charité des particuliers ne les peuvent solutionner. On apporte d’insuffisants palliatifs, appropriés à une époque troublée, des secours, à demi efficaces pour des besoins exceptionnels, qui deviennent très dangereux pour tous si on les tient pour des institutions régulières, permanentes et générales. Les problèmes seraient au contraire tout natiu-ellement résolus, ils se poseraient même à peine en face d’une famille puissamment organisée, où l’enfant, soigné et élevé par ses parents, assurerait à son tour, quand il deviendrait adulte, la vieillesse de ceux-ci contre le besoin. Mai s il y a plus. Du moment que notre droit public prend pour fondement essentiel le principe de la liberté individuelle, et que par ailleurs la loi divine ne doit plus s’imposer aux particuliers, ce n’est plus sevilement la liberté du divorce qu’on réclamera, mais aussi la liberté de la maternité, voire le droit à l’avortement. Des trois caractères du mariage, deuxont disparu : la fidélité et l’indissolubilité ; le troisième, la fécondité, doit avoir. le même sort. On ne doit mettre au monde que les enfants qu’on peut nourrir. Ayons peu d’enfants, voilà une thèse soutenue par une propagande éhontée et malheureusement très largement mise en pratique sans presque plus soulever de réprobation. En dépit du nombre croissant des mariages, la natalité française s’arrête, il n’y a plus d’enfants : de 987.944 en 1883, le chiffre des naissances est tombé, en igo5, à 807.299 et, en 1907 à 7 7^ 000, inférieur de 9.920 uni1897

FEMMES (AME DES)

1898

tés à celui des décès. C’est la fin de la famille, la fin de la patrie. Et c’est justice, car jamais on ne viole impunément les lois divines.

Une nation n’est pas un produit de fabrique humaine, et vainement on tenterait de substituer une organisation arbitraire à celle que régissent des principes et des lois d’ordre supérieur à l’humanité. Or le progrès du monde naît au foyer et la société a un besoin absolu de la famille. L’Etat s’offre à remplacer celle-ci, mais ses services sont ruineux pour tous et, pour un tel rôle, il n’a ni vocation ni compétence. Il faut donc, si l’on veut releverla France, fortifier la famille là où elle n’est qu’ébranlée, la reconstituer si elle est détruite. Pareille œuvre ne saurait se faire sans l’aide delà religion. C’est l’éducation d’un peuple à refaire ; or, en matière d’éducation, qu’il s’agisse de nations ou d’enfants, il faut toujours en revenir à Dieu.

Henry Taudière.