Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Energie

Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 1 – de « Agnosticisme » à « Fin du monde »p. 685-692).

ÉNERGIE. —
I. Notion première. — II. Conservation de l’Energie. — III. Définition de l’Energie par sir W. Thomson. — IV. Transformations de l’Energie. Principe de Carnot. — V. Objections à la loi de dégradation de l’Energie. — VI. Application de la science de l’Energie à l être vivant. — VII. La portée des principes de la science de l’Energie. — VIII. Les lois de l’Energie et les hypothèses mécanistes. — IX. L’énergétique.

I. Notion première. —

Le mot énergie a été introduit dans la science au début du xix’siècle, repris et exactement défini vers le milieu de ce même xix" siècle. La notion d’énergie, qui joue un rôle considérable dans la physique proprement dite, a envahi des domaines voisins, est devenue une notion essentielle en chimie et en physiologie. On peut dire que les deux grandes lois qui régissent le monde phjsique tout entier sont les lois qui proclament la conservation et règlent les transformations de l’énergie. Ces lois qui s’imposent par leur double caractère de généralité et d’indépendance à l’égard de toute hypothèse mécaniste, ne sauraient laisser indifférent le philosophe qui s’occupe du monde matériel ; elles ont été parfois mal comprises, et le terme d’énergie lui-même a donné lieu souvent à un véritable contresens. Le public cultivé, qui parle de la conservation de l’énergie, entend la loi qu’il énonce dans un sens tout difierent du sens où l’entend le physicien. Ce principe étant invoqué, — à propos et hors de propos, — dans la discussion d’un grand nombre de jjroblèmes métaphysiques, il importe avant tout de rappeler le sens exact du mot énergie et des grandes lois où l’énergie intervient.

La définition scientifique originelle, la seule correcte, du mot énergie, est celle qu’à donnée lord Kelvin, alors Sir W. Thomsox, en iSôi. Elle implique la connaissance du premier principe de la science de la chaleur, celui de l'équivalence de la chaleur et du travail. Aussi, pour que cette définition puisse être bien comprise, n’est-il pas inutile, de rappeler brièvement par quel processus historique s’est élaborée cette notion inmportante, à laquelle le mot est venu enfin donner corps.

Le chimiste allemand Ostwalo, — représentant le plus éminent de la doctrine appelée « Energétique », que l’on tâchera d’apprécier plus loin, — a consacré à « Vlùtergie » un petit livre ricliede renseignements lnstoriqucs. Il croit trouA er « la première source visil )le de la notion d’énergie » dans le ])rincipe énoncé par Ahistote sur l’équilibre du leier.

II. Conservation de l’énergie. —

i. Le levier à bras égaux, comme un fléau de balance, n’est entraîné àpenclier ni d’un côté ni de l’autre si l’on suspeiul aux cxtrémilésdesdeuxbrasdeux poidségaux : il est alors en équilibre (acquus, libra). Le levier à liras d’inégale longueur est en éipiiiibresi les jioids suspendus sont inversement jiroporlionnels aux longueius des bras. (Exemple : la lialancc dite romaine.) « Arislole, dit

Ostwald, pour tirer de là un principe plus général, " imagine le levier en mouvement ; il remarque alors que, pour des raisons géométriques, les vitesses avec lesquelles les deux poids se meuvent, c’est-à-dire les chemins parcourus dans des temps égaux, sont inversement proportionnels à ces poids », par conséquent les produits de chaque jioids par le chemin parcouru par le point d’attache sont égaux. Les travaux sont égau.i-.

Le travail, en effet, qui est la vraie mesure de la dépense mécanique faite, du résultat effectif d’un effort, est le produit d’une force par le déplacement qu’elle impose au point où elle est appliquée ; c’est par exemple le produit d’un poids par la hauteur à laquelle on le soulève. Soulever un poids d’un kilo à deux mètres de haut représente le même travail que soulever un poids de deux kilos à un mètre. Le levier à bras inégaux est précisément l’une des machines simples qui permettent de résoudre ce problème : accomplir un même travail sous une autre forme, comme par exemple soulever de 1 millimètre un poids de i.ooo kilos, moyennant un effort de i kilo sur un point d’une barre rigide qu’on déplace de i mètre.

La remarque d’Aristote sur le levier serait, pour Oslwald, la première indication de la conservation du travail dans une transformation de travail. Comme on devait le dire plus tard au moyen âge, dans une pareille transformation « on gagne en force, ce qu’on perd en vitesse » ; mais on recueille exactement, ni plus ni moins, autant de travail qu’on en dépense. Le treuil, à l’aide duquel on puise avec un seau de l’eau dans un puits, conduit au même résultat.

2. Avec Lkibxiz, qui utilise les découvertes de Galilke, l’on francliit une nouvelle étape sur la voie qui conduit à la conservation de l Energie. Quand un corps matériel est en mouvement, il peut, en venant choquer des corps au repos, leur communiquer une partie de son mouvement et produire un travail mécanique ; le travail que le corps lancé est susceptible d’acconqilir est mesuré par la moitié du produit de sa masse par le carré de sa vitesse, et, pour parler le langage de Leibniz, par la moitié de sa force vive

— c’est ce qu’on a nommé depuis, avec Rankine, énergie actuelle, ou plutôt avec TnoMsox et Tait, énergie cinétique,

D’autre part, le travail mis en réserve dans un corps matériel, la possibilité de travail que le corps tient de la position qu’on lui a donnée, peut être appelée et a été appelée par Rankine, énergie potentielle. Un poids de i kilo qu’on a hissé à 2 mètres de haut et qu’on peut en faire tomber, au moment voulu, par le déclanchement d’un ressort, représente une réserve avec la(pielle on pourra, soit monter, jiar le moyen d’une poulie, un poids égal d’un kilo à 2 mètres, soit monter avec un treuil ou une machine simi)le quelconque un ])oids de 2 kilos à un mèlrc : il tient de sa position une énergie potentielle de 2 kilogrammètres.

Or si le corps vient à tomber sans être retenu par rien, sans être assujetti à monter un autre poids, — s’il tombe, suivant rexi)ression consacrée, en chute libre, — il acquiert une vitesse qui Aa grandissant à mesure qu’il tombe : son énergie de réserve diminue à chaque instant, mais son énergie de mouvement augmente d’autant. Qu’on fasse à chaque moment le calcul de chacun des termes : on reconnaît que la sonnne des deux demeure constante : la somme de l’énergie potentielle et de l’énergie cinétique d’un corps isolé, demeure invariable. Si l’on convient d’apl )eler énergie mécanique totale la somme des deux grandeurs auxcpiellcs on a donné les noms d’énergie cinétiquevid’énergie potentielle, — on dira que Vénergie mécanique totale d’un corps isolé se conserve. 1355

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La constance de cette somme des énergies potentielle et cinétique est subordonnée à deux conditions : la première est que le corps considéré ne travaille pas. S’il accomplit un certain travail, s’il agit, dans son mouvement, de manière à soulever un autre poids, son énergie mécanique totale est diminuée de tout le travail extérieur effectué. Au contraire, une impulsion qu’on lui communique de l’extérieiu* a pour résultat d’augmenter son énergie totale.

Il en résulte que si le corps considéré est un organe de machine qui fonctionne d’une manière régulièi-e. et si, par conséquent, au bout de chaque tour il reprend la même position, en la traversant a^ec la même vitesse de marche, il reprend la même énergie potentielle et la même énergie cinétique, c’està-dire la même énergie totale. Le corps ne peut donc, d’un tour à l’autre, avoir fourni à l’extérieur du travailmécanique, àmoins que ce travail mécanique, on ne le lui ait soi-même fourni. C’est là une des formes les plus simples du principe de l’impossibilité du ni oiH' entent perpétuel. Il est impossible, avec une machine quelconque à organes purement mécaniques, d’obtenir plus de travail qu’on n’en a dépensé pour la faire marcher. Le cas particulier le plus élémentaii’e est précisément le cas du levier en équilibre, où le travail dépensé poTir mouvoir un des bras est égal au travail accompli par le mouvement de l’antre.

3. Une autre restriction doit être niise au principe de la constance de l'énergie mécanique totale d’un corps isolé : c’est qu’il ne subisse, dans son mouvement, ni frottement ni choc. Ces phénomènes ralentissent ou arrêtent les mouvements, et amènent ainsi une perte d'énergie de mouvement, qui n’est pas compensée par un gain d'énergie potentielle. Mais en ce cas, se produit un phénomène physique nouveau, que ne prenait pas en considération la mécanique pure : il y a un dégagement de chaleur. Si le phénomène a pour siège une machine tournant régulièrement, quandun toxir ou plusieurs tourscomplets ont été faits, le nombre de calories ou d’unités de chaleur apparues est exactement propoi-tionnel au nombre d’unités d'énergie mécanique disparues. Il y a dégagement d’une calorie (une grande calorie, chaleur nécessaire pour échauffer de i degré centigrade le litre d’eau) pour la destruction de 425 kilogrammètres. C’est là l'énoncé même du premier principe de la science de la chaleur : le principe de réquivalence de la chaleur et du travail.

Si l’on convient d'évaluer la chaleur en unités d'énergie, à raison de 425 kilogrammètres pour i calorie, et d’appeler énergie calorifique la' chaleur ainsi mise en jeu, enregardant la chaleur comme une autre forme de l'énergie, nous n’aurons qu'à généraliser le précédent énoncé, en disant fque là oii disparait de l'énergie mécanique, apparaît une quantité équivalente d'énergie calorifique, et que, les organes d’une machine revenus à l'état initial après un nombre quelconque de tours complets, la somme de l'énergie mécanique totale et de l'énergie calorifique n’a pas varié ; « l'énergie » est demeurée invariable.

Si un corps est en contact avec d’autres, s’il les met en mouvement et par conséquent levu- fournit de l'énergie mécanique, et d’autre part leur cède de la chaleur, on dira que son énergie totale diminue du fait de cette double circonstance, et l’on définira sa diminution d'énergie par la somme du travail accompli à l’extérieur et de la chaleur cédée (celle-ci évaluée en unités d'énergie).

III. Définition de l'énergie par Sir W. Thomson.

— C’est là la définition de Vénergie d’un corps, par Sir "NV. Thomson. Il ne définit pas la quantité absolue d'énergie que contient un corps, — et qui ne peut

jamais nous être complètement connue, — mais seulement la variation d'énergie qui afcompagne, pour un corps, une modification donnée. On usera comme état de comparaison d’un certain état, connu à l’avance, et l’on définira comme énergiedu corps dans un état donné « l'équivalent mécanique des effets que le corps pourrait produire en passant de l'état où il se trouAC, à l'état initial, ou la valeur mécanique de l’action totale qui serait reqiiise pour amener le corps de l'état initial à l'état donné «.

Qu’on imagine deux corps isolés du reste du monde ; ils pourront échanger entre eux, mais seulement entre eux, travail et chaleur. Il résulte manifestement de la déiinition précédente de la variation d'énergie, rapprochée du principe de l'équivalence, que la diminution d'énergie de l’un des corps est égale à l’augmentation d'énergie de l’autre. Donc la somme algébrique des variations d'énergie dans un système de deux corps isolés, — ou. d’une façon générale, la Aariation d'énergie dans un système matériel isolé, — est nulle. Telle est la forme générale et bien connue du principe de la conservation de l'énergie.

On a défini jusqu’ici, d’abord les deux formes usuelles de l'énergie mécanique : énergie cinétique et énergie potentielle, et ensuite l'énergie calorifique. Toutes les fois qu’une transformation d’une autre espèce, réaction chimicpie, changement de l'état électrique, est susceptible de s’accomplir en produisant du travail mécanique ou de la chaleur, on dira que cette transformation met en jeu une quantité déterminée d'énergie. Le charl)on, en présence de l’oxygène de l’air, représente une réserve d'énergie, qu’on peut en tirer en allumant le chai-bon : la combustion se poursuit spontanément et dégage 8.000 calories par kilo de charbon ; on dira, par définition, que I kilo de charbon en présence d’oxygène renferme nnequantité d'énergie cliiniiqueéqniysilenie à 8.000 calories, ou à 8.000 X 420 kilogrammètres. On définira de même Vénergie électrique, Vénergie élastique d’un ressort tendu., etc. Et l’on dira que tous les phénomènes qui se passent dans un système matériel isolé ne sont que des transformations d'énergie. Quand on charge une batterie d’accumulateurs, on dépense de l'énergie mécanique pour faire tourner la djnamo qui produit le courant électrique ; cette dépense d'énergie mécanique correspond à une production d'énergie électrique, qui, elle-même, se transforme en énergie chimique dans les plaques de plomb des accumulateurs. A la décharge, c’est cette énergie chimique, précédemment mise en réserve, qui, à son tour, se dépense : elle donne de l'énergie électrique, dont on peut tirer, soit de l'énergie mécanique si l’on emploie le courant à mouvoir un moteur (ti’amway, ascenseur), soit de l'énergie calorifique si l’on emploie le courant à rougir les filaments de lampes qui servent à l'éclairage. Ce n’est pas le lieu d’indiquer comment on mesure les doses des diverses espèces d'énergie. Si le système qui renferme ces diverses espèces d'énergie est isolé, on sait seulement que les transformations dont il est le siège n’altèrent pas la somme de ces énergies : son énergie totale est invariable. De là l’extension à « l'énergie » de la formule donnée par Lavoisier pour la matière, dont la quantité totale ne A’arie pas dans les combinaisons chimiques :

« Rien ne se crée, rien ne se perd. » 

IV. Transformations de l'énergie. Principe de Carnot. — Dans quel sens se font les transformations de l'énergie ? — Longtemps on n’a pas attaché d’intérêt à cette question, heureux d’avoir reconnu l’existence de « quelque chose » de jiermanent dans un système isolé, et sans se demander si ce « quelque chose » est la propriété qui fait vraiment l’intérêt et 1357

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la valeur du système matériel. Sadi Carxot dabord, dans ses Réflexions sur la puissance motrice du feu (i 82O’P"is Clausius et lord Kelvix (Sir W. Thomson) ont élaboré la loi qui marque les conditions restrictives auxquelles l’énergie caloriliquepout être transformée en énergie mécanique, tandis que l’énergie mécanique iieut être toujours et intégralement transformée en énergie calorifique. C’est cette loi qui constitue le principe de Carnot, et qui, généralisée, apprend dans quel sens se font toutes les transformations de l’énergie, et a été nommée loi de la dissipation ou de la dégradation de l énergie.

Tandis qu’il suffit de choquer une pierre contre une autre pour produire de la chaleur en dépensant du mouvement, ni l’antiquité ni le moyen âge n’ont su résoudre le i)roblème inverse : mettre en mouvement une machine à élever des fardeaux ou une pompe, moyennant une dépense de combustible.

Il faut arriver jusqu’à Denis Papin pour trouver, dans la machine à vapeur, une véritable machine à feu, fonctionnant rég-ulièrement. S’il y a équivalence entre la chaleur et le travail, entre une grande calorie et un travail de ^25 kilogrammètres, il n’est nullement équivalent d’avoir à sa disposition 426 kilogrammètres ou d’avoir à sa disposition une calorie. Un projectile en mouvement, un wagon lancé sur une voie, possèdent de l’énergie mécanique : en recevant le projectile dans une cuve pleine d’eau, en arrêtant le Aagon avec un frein, on absorbe sous forme de chaleiu* l’intégralité de l’énergie mécanique qu’ils avaient reçue. D’une source de chaleur qui fournit une calorie on ne peut jamais, au contraire, tirer qu’une fraction, toujours assez faible, du travail mécanique équivalent : nos machines à vapeur ne transforment jamais en travail plus de 20 à 15 pour 100 de la chaleur que dépense la chaudière. Le reste (les 80 pour 100 ou 85 pour 100) ne se perd pas, mais demeure inutilisé. La grande part de la chaleur de la chaudière passe dans le condenseur ; elle s’en A’a dans l’atmosphère avec la vapeur et la fumée, comme c’est le cas dans la locomotive : c’est de l’énergie gaspillée. Si ce gaspillage peut être quelque peu réduit par les perfectionnements de construction, il ne saurait être, en aucun cas, évité. Cette restriction, apportée à la libre transformation de la chaleur en travail, ne doit pas être attribuée à des imperfections de nos machines : elle tient à la nature même des choses.

Ainsi la chaleur est, comme le travail mécaniqvie, de l’énergie ; mais c’est de l’énergie de qualité inférieure. L’exemple des machines hydrauliques, qui ne fonctionnent que grâce à une dinérence de niveau, avait amené Carnot à poser en lui que dans toute machine thermique il r a chute de température ; il n’y a pas transformation de chaleur en tra^’ail sans l’emploi de deux sources à des températures différentes. Une source de chaleur qui est à une température plus élevée qu’une autre versera de la chaleur de qualité supérieure ; mais, pour élevée que puisse être la température de la source, la chaleur qu’elle verse ne laissera pas d’être de l’énergie de qualité inférieure à l’énergie mécaniqiuî. On peut dire tjue les modifications qui sont naturelles sont celles qui, sans altérer jamais la quantité d’énergie, la changent en une énergie de qualité inférieure. La chute de la chaleur, fqui tombe d’un corps ]>lus chauvi sur un cori)s plus froid, est un exemple de transformation naturelle ; et de môme la transformation de travail mécanique en chaleur. Les transformations inverses, Iransforuiation de chaleur eu travail ou transport de chaleur d’un corps froid sur un corps chaud, sont des transformations artiliciellcs. L’expiMlcnci-nous apprend que ces transformations artificielles ne

se réalisent jamais d’elles-mêmes ; elles ne peuvent s’accomplir que moyennant la réalisation simultanée d’une transformation naturelle au moins équivalente. Telle est la forme sous lac^uelle Clausius a énoncé le principe de Carnot.

Si les transformations artificielles exigent toujours une transformation naturelle corrélative, la réciproque n’est pas vraie. Une transformation naturelle n’a pas besoin d’être compensée. Toute seule et d elleluême, la chaleur tombe des corps chauds aux corps froids ; toute seule et d’elle-iuême, l’énergie mécanique tombe à l’état inférieur d’énergie calorifique. Un système de corps matériels, abandonné à lui-même, présentera toujours, au bout du compte, un excès de transformations naturelles non compensées. Pour employer un langage moins scientifique, ce système tend vers un état final où tout mouvement visible disparaît pour faire place à une chaleur qui se répartit uniformément, assurant en tous les points une rigoureuse égalité de température ; repos, égalité de température, telles sont les conditions finales que réalisent progressivement les transformations spontanées. Si c’est là l’état final réservé à un monde matériel limité, il est clair que ce sera pour lui, à plus ou moins longue échéance, la mort pure et simple : sans mouvement, sans inégalités de température, nul rayonnement, nulle vie possible. Dans ce monde éteint et mort, il y aurait pourtant la même somme d’énergie totale qu’aux premiers jours de son existence. Seulement cette énergie serait passée tout entière à l’état d’énergie inutilisable.

On ne saurait, sans se heurter à des difficultés métaphysiques, affirmer que ce résultat s’applique tel quel à l’univers entier.

Il y a des personnes quoi C|u’il en soit, qui se sont interdit d’avance le droit de faire leurs réserves sui" l’extension du princii)e de Carnot à l’ensemble de l’univers. Ce sont les personnes qui n’ont aucun scrupule à énoncer, pour l’univers, le principe de la conservation de la matière ou celui de la conservation de l’énergie. Dans la mesure où il est vrai de dire que l’énergie se conserve, il est vrai de dire aussi que cette énergie se dégrade, et que l’énergie utilisable se perd. Et de même que les phénomènes dont notre petite planète ou notre système solaire est le théâtre suftisent à nous donner un exemple et une illustration du principe de la conservation de l’énergie, de même, et plus nettement encore, ils nous permettent de prendre sur le fait, dans un cas particulier, la dégradation de l’énergie.

La plus grande partie de la chaleur versée par le soleil à notre planète sert tout simplement à la réchaull’er et à la préserver, pour quelque temps du moins, du refroidissement que subirait, livrée à elle-même, la terre abandonnée au rayonnement nocturne. La chute de cette chaleur, tombant de la température du soleil à la lempératvire de la terre, est une transformation naturelle, qui rend possible la transformation d’une part de la chaleur solaire en énergie mécanique : les grands courants atmosphériques et marins ont leur première raison d’être dans réchauffement des régions tropicales par rapport aux régions tempérées ou polaires ; ils sont eux-mêmes la cause de l’afllux constant d’eau sur les chaînes de nuintagnes : en retombant à la mer, cette eau nous donne, sous forme de courants rapides ou de cascades susceptibles de mouvoir nos turbines et nos roues hydrauliqvies, la plus inq)ortante source naturelle d’énergie mécanique. La radiation solaire, en tombant sur les plantes vertes, leur permet de décomposer l’acide carbonique de l’air, pour en rejeter l’oxygène et en extraire le charbon : elle crée ainsi dans les végétaux une réserve d’énergie chimique qu’une allu

mette suffît à transformer en énergie caloriûque ; les gisements de charbon qui alimentent nos machines à vapeur proviennent eux-mêmes de végétaux fossiles ; et l’énergie qu’ils représentent et qui, chaque jour, s’épuise, est tout entière, elle aussi, empruntée à l’énergie des rayons solaires.

Les quelques transformations artificielles que nous observons dans ce passage de l’énergie de radiation à l’état d’énergie mécanique, ou d’énergie chimique, ou de toute autre forme élcvée de l’énergie, ne vont jamais sans une transformation naturelle incomparablement plus importante ; puisqu’il y a chute de chaleur tombant du soleil sur la terre, chaleur que la terre, à son tour, rayonnera vers les espaces célestes durant la nuit. Et, dans l’ensemble, l’énergie reçue journellement par la terre sous forme de chaleur venant d’un corps à température élevée éprouAC une énorme dégradation. Le rôle des êtres vivants : végétaux, dont la chlorophylle réduit l’acide carbonique,

— animaux, qui transforment en mouvement une partie de l’énergie provenant des combustions intérieures à leur organisme, — êtres raisonnables, qui, consciemment, utilisent les énergies natvirelles comme les chutes d’eau, — peut être de ralentir dans une certaine mesure cette dégradation d’énergie qu’ils ne sauraient arrêter.

Pour nous résumer, la terre n’est pas un système isolé : elle reçoit de l’énergie, et elle en cède. Au bout de l’année, il y a à peu près équilibre entre ce qu’elle a reçu et ce qu’elle a perdu. De l’énergie venue du soleil, on peut dire qu’elle ne garde i-ien ; elle la rend au fur et à mesure, mais elle la rend dégradée.

V. Objections à la loi d3 la dégradation de l’énergie. — La doctrine de la dégradation de l’énergie ne s’est pas imposée sans avoir soulevé des objections. En indiquer dès maintenant quelques-unes, sera le meilleur moyen de préciser le sens et la portée de la doctrine elle-même. On s’est demandé s’il ne peut pas y avoir reconcentration de cette énorme quantité d’énergie rayonnée en tous les sens. Les rayons envoyés par le soleil et par les étoiles, comme Sirius, ne peuvent-ils, dans les profondeurs de l’espace, se réunir quelque part, comme au foyer d’un miroir ardent, et reformer là un nouveau centre de radiation ? — Rankine a développé avec complaisance cette hypothèse de la reconcentration de l’énergie. Il regardait comme nécessairement limité l’espace immense que remplit l’éther lumineux ; sur les limites de cet espace, il imaginait cpie les rayons jirovenant de toutes les étoiles du ciel se réfléchissaient, et, revenant sur leurs pas, allaient former de nouveaux points à température très élevée ; un soleil éteint vient-il à passer en un de ces points, il peut y être porté à l’incandescence, et recouvrer la chaleur, la lumière et la vie.

Cette hypothèse, qui d’ailleurs met en cause beaucoup moins la loi même de la dégradation de l’énergie que son extension à l’ensemble de l’univers matériel, ne supporte pas l’examen, car il n’est pas possible qu’un foyer lumineux, qui est l’image d’un point, soit plus chaud que l’objet lui-même : jamais un soleil éteint ne pourra être ranimé ainsi, si ce n’est par un autre soleil plus chaud. On ne peut donc concevoir, dans cette voie, m terme à la dégradation de l’énergie.

Peut être dira-t-on encore, nous sommes, pour l’instant, à une période de l’histoire du monde où il y a dégradation de l’énergie. Qui peut dire qu’il en sera toujours ainsi ? Si le monde, parti du chaos, c’est-à-dire de l’absence d’équilibre, tend vers un état d’équilibre général et uniA-ersel, marqué par la transformation de toutes les autres espèces d’énergie en énergie calo rifique uniformément répartie, n’est-il pas loisible de supposer qu’une fois l’équilibre atteint, le monde retournera vers le chaos ? Ne pouvons-nous imaginer que le monde « une fois transformé en un tout homogène et sans mouvement, se trouverait dans un état de complète instabilité » ?

« C’est alors que l’efl’ort de tension qui limite l’activité

universelle jouera unrôle actif, en venant défaire l’œuvre accomplie par la vitesse initiale, et que commencera une lente évolution en sens contraire, qui ramènera l’univers…, par uneaugmentation graduelle des énergies utilisables, vers l’étal de chaos d’où il était sorti…

« L’éternité serait donc l’infini d’une série d’oscillations

grandioses entre le chaos et l’équilibre, entre le mouvement et la chaleur, l’infini d’un rythme à longue période… »

Ainsi s’exprime l’un des savants qui ont le mieux compris Carnot, M. G. Mouret. On retrouve une conception analogue chez Boltzmann et chez Herbert Spencer. Evidemment, il n’est pas logiquement contradictoire de construire uu monde où la chaleur se trouve être de l’énergie de qualité supérieure, et l’énergie mécanique de l’énergie de qualité inférieure. Rien pourtant ne nous permet de prédire que le monde, transformé en un tout homogène et à température uniforme, serait « dans un étal de complète instabilité ». Il y a plus : tout ce que nous savons permet plutôt de prédire le contraire.

Trempons dans l’eau bouillante l’extrémité d’une cuiller d’argent, puis retirons-la et laissons-la sur une table. L’extrémité chaude se refroidit, et l’extrémité froide s’échauffe, jusqu’à ce que la cuiller entière soit toute à la même température. Quand cet état d’équilibre est atteint, il n’est pas dépassé en sens inverse. La comparaison avec une pierre qui tombe et qui rebondit serait ici complètement en défaut ; et de même la comparaison avec un pendule oscillant autour de la verticale. Une fois la chaleur retombée du côté chaud au côté froid, elle n’a aucune tendance à rebondir, ni pour échauffer de nouveau la partie précédemment chaude, ni pour se porter en excès, par une sorte de vitesse acquise, sur la partie précédemment froide. La chaleur n’a aucune espèce d’élasticité. Une fois l’équilibre atteint, aucune différenciation nouvelle ne se produit. La cuiller, supposée seule, reste en équilibre thermique stable.

Il est difficile de voir comment cet équilibre thermique serait troublé par le fait que, au lieu de la cuiller toute seule, tous les corps qui l’entourent, et tous ceux que contient l’univers, seraient arrivés, eux aussi, au même état de repos et à la même uniformité de température.

Aussi bien, ce que M. Mouret reconnaît, c’est que le monde actuel marche du déséquilibre initial, c]ui était le chaos, vers l’équilibre final qui serait la mort. Cela d’ailleurs, si beaucoup de gens l’ignorent, personne, parmi les gens qui savent un peu de physique, ne le conteste.

L’ignorance de la loi des transformations de l’énergie, et la confusion sur le mot énergie.

Ce grand fait a pu être nié par les vulgarisateurs ignorants ; il n’est contesté par aucun physicien. On a discuté sur la portée à lui attribuer, non sur le fait lui-même : seulement le fait est souvent passé sous silence. Rankine, en 1867, se plaignait que le second principe de la science de l’énergie restât ignoré, alors que le premier, — celui de la conservation de l’énergie, — est vulgarisé à profusion, mais compris à faux. Ostwald répétait, en 1909, que les résultats auxquels a conduit le principe de Carnot « sont loin d’avoir pénétré aussi profondément et aussi complètement la conscience des hommes cultivés que l’a

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fait la loi de la conservation de Ténergie ». La difTérence ne tient pas, comme semble le dire Oslwald, à l’origine pins récente de ce second principe. Elle tient, pour beaucoup, au mot énergie lai-mcme. Thomson a défini ce mot d’une façon qui ne prête à aucune ambiguïté, mais le mot, qui n’était pas neuf, prêtait à un sens tout différent, et qui est celui dans lequel l’emploient encore aujourd’hui, à tort, beaucoup de personnes. Le public emploie le mot énergie dans le sens de pouvoir d’action sur le monde, de possibilité de produire des phénomènes, de capacité de produire du tra’ail. C’est cette notion fondamentale qui, par une confusion fâcheuse, a longtemps été appelée d’une façon absolue, « la force ». Mayer, en iS^a, parlait de la force. Helmholtz proclamait, en 1847, ’< la conservation de la force ». C’est cette notion que, plus correctement, Sadi Carnot appelle « puissance motrice », Maxwell « énergie utilisable », et plus tard Helmholtz, en 1879, « énergie libre » ; elle est très différente de ce que lord Kelvin a défini 1’l’énergie ». — Les deux notions se confondent, si l’on reste dans le domaine de la mécanique pure.’( Energie » et’( puissance motrice » sont dans ce cas une seule et même chose. Mais dès qu’interviennent des j)liénomènes thermiques, ces deux grandeurs se différencient ; et dans un système fermé, tous les phénomènes qui s’accomplissent ont pour effet de diminuer la puissance d’action intérieure, la capacité de travail, et, en définitive, l’utilité et la valeur du système matériel, sans diminuer i)our cela « l’énergie », telle que l’a définie lord Kelvin. Et le public ne prend intérêt à cette loi de la conservation de l’énergie dans un système fermé, que parce qu’il croit à la conservation de la « puissance motrice » ou de la

« capacité de travail » du système, conservation qui

n’est pas vraie. L’emploi de la formule « Rien ne se perd » a contribué largement à maintenir la confusion ; c’est une formule qui devrait être bannie des ouvrages de vulgarisation et d’enseignement. La première observation à présenter au sujet de l’idée d’énergie est donc que, dans la pratique courante, le mol énergie est l’objet d’un véritable contresens. Circonstance éminemment fâcheuse, que les physiciens et les professeurs s’attachent à faire disparaître, mais qu’on ne peut suj)primer d’un seul coup. Et bien souvent la réfutation des idées fausses qui se sont greffées sur le « Rien ne se perd » devrait être précédée d’une réfutation préalable du contresens commis sur le mot énergie.

VI. Application de la science de l’énergie à l’être vivant. — Pour les gens qui eulciulciit correctement le mot énergie, plusieurs questions se posent qui peuvent intéresser la philosophie.

Les principes de la conservation et de la dégradation de l’énergie sont-ils applicables aux êtres vivants et à l’homme en particulier ? Les j)hj’siologistes ne le mettent ])lus guère en doute, et l’on peut dire que la réponse affirmative, conforme à toute la direction de la science contemporaine, est en accord avec toutes les expériences, sans qu’il faille se dissimuler toutefois que la démonstration expérimentale est loin d’être d’une parfaite rigueur.

Pour la conservation, le résultat n’est pas contesté ; dejjuis Robert Maveh, cpii fut i)récisénjent conduit à l’énoncé du prinei|)e de l’écpiivalence j)ar ses observations sur les animaux. L’animal tire de l’alimentation toute l’énergie qui lui est nécessaire pour nuiintenir sa température malgré le refroidissement (puproviupie le milieu extérieur, et jjour effectuer du lraail musculaire.

Les aliments sont ])rùlés par l’oxygène respiré ; l’énergie chimique, mise en jeu dans cette combustion.

est ainsi la source et de l’énergie mécanique animale et de l’énergie calorifique. Pour la même activité respiratoire, l’animal s’échauffe moins s’il travaille, car une part moindre de l’énergie de combustion des aliments est mise alors sous forme calorifique. Si l’animal s’échauffe en général en travaillant, c’est que l’activité respiratoire est alors beaucoup augmentée ; mais il faut aussi, pour que le régime puisse durer, que l’alimentation soit augmentée en conséquence. En enfermant un animal, — ou un homme, — dans une cage où il fait un travail mécanique (treuil de carrier, motocycle actionnant une dynamo), et cela plusieurs jours, et en le soumettant à un régime, on a pu voir l’équivalence entre l’énergie qu’il produit en travail et en chaleur, et l’énergie dépensée pour l’alimentation. On a pu même comparer de la sorte les pouvoirs d’alimentation de diverses nourritures (sucres, corps gras, alcool).

L’application du principe de Carnot a longtemps été plus discutée. L’énergie chimique, mise en jeu dans la combustion des aliments par l’air respiré, fournit à la fois la chaleur animale et le travail accompli par l’animal. Mais elle fournit une proportion de travail plus forte que si l’on avait, au préalable, converti entièrement cette énergie chimique en énei’gie calorifique. De là la formule qui, il y a une quinzaine d’années, se lisait encoi’e dans certains ouvi-ages de chimie physiologique : le principe de Carnot ne s’applique pas à l’être animé.

Un exemple fera ressortir l’inexactitude d’un tel énoncé. Une pile Aoltaïque ordinaire produit un courant suscej)tible d’échauffer des fils et de mouvoir des moteurs. Avec des précautions convenables, on peut réduire à peu de chose le dégagement de chaleur et transformer en ti"avail mécanique, à l’aide d’un moteur électrique, la presque totalité de l’énergie chimique de la pile. Si l’on avait, au préalable, laissé s’accomplir la réaction chimicjue qui a lieu dans la pile (attaque du zinc par l’acide sulfurique dans l’élément Volta), l’énergie chimique se serait transformée en chaleur : et mise ainsi sous cette forme d’énergie de qualité inférieure, elle n’eiit jamais .fourni autant de travail cjue dans le cas où l’énergie chimique se transforme en énergie mécanique par l’intermédiaire de l’énergie électrique. — On aurait tort d’énoncer ce fait en disant que la pile, associée à un moteur électrique, ne satisfait pas au principe de Carnot.

De même dans le cas de l’être vivant, si le rendement en travail mécanique est plus fort qu’il ne serait si la combustion des aliments servait sinqilement à chauffer une chaudière, c’est que la transformation de l’énergie chimique en énergie mécanique se fait par l’intermédiaire de quelque forme supérieure de l’énergie, qui serait comparable à l’énergie éiectri(iue. On a parfois enqjloyé, pour désigner cette forme inconnue de l’énergie, le mot d’énergie physiologique : il ne faut voir là que l’expression de ce fait, que l’énergie chimique mise en jeu dans la resi)iration peut se transformer iiartiellement en son é([iiivalent d’énergie mécanique fournie par l’animal, .s(///.s rtfo/r besoin d’être mise au préalable sous la forme d’énergie calorifique. On n’a donc pas besoin (l"invo(iuer pour l’animal une dérogation au i)rinciite de Carnot. L’animal ne rend jamais i) ! us d’énergie supérieure qu’on ne lui en a fourni ; il en rend même beaucoup moins. Mais à l’égard de l’énergie cliimi(pie il agit autrement qu’une machine purement thernii(pie, où l’énergie de combustion du charbon est. avant tout, transformée en chaleur. L’animal agit à l’égard de cette énergie chimique d’une façon (pii rajjpelle la pile électrique associée au moteur.

Pour le végétal, des considérations analogues 1363

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montreraient qu’on n’est pas oblige d’invoquer une dérogation au second principe pour rendre compte de la récupération d’énergie chimique libre que produit la décomposition de l’acide carbonique et la fixation de charbon par la matière verte des feuilles soumise à la lumière solaire.

En résumé, toutes les fois que l’on a expérimenté sur un système fermé comprenant des êtres vivants, on a trouvé que le premier principe (conservation) étaitapplical)le à de pareils systèmes, la précision de l’expérience dans ces cas ditliciles étant forcément moindre cpie dans celui des expériences purement physiques. Par ailleurs lapplication du principe de la conservation à l’être vivant a conduit a des conséquences intéressantes, jusqu’ici toujours vérifiées. — En ce qui concerne le second principe (dégradation), l’être vivant ne fournit pas le moyen de le « tourner ». Il peut ralentir la dégradation de l’énergie : il ne paraît, en aucun cas, pomoir réaliser une régénération d’énergie de cjualité supérieure (mécanique ou chimique ) aux dépensd’énergiedégradée, sans dégradation compensatrice.

Au j)oint de vue des transformations de l’énergie, on peut caractériser l’action de l’iiomme sur la nature, qui peut être bienfaisante ou malfaisante. Cette action ne peut s’exercer que dans les limites imposées par les deux lois de la science de l’énergie. L’homme ne peut ni créer de l’énergie de rien. — ce qui serait contraire au premier principe, et réaliserait le mouvement perpétuel, au sens ancien du mot, au sens donné à cette expression jusqu’au XIX* siècle, — ni transformer de l’énergie de qualité inférieure en énergie de qualité supérieure, ce que l’on ferait si l’on pouvait prendre de la chaleur d’un milieu à température uniforme pour en tirer du travail mécanique : atlirmer que l’on n’y peut parvenir, c’est allirmer l’impossibilité du mouvement perpétuel de seconde espèce, au sens que donnent à ce mot Clausius et Thomson, c’est proclamer en_ définitive le second principe de la science de l’énergie. Mais l’homme, impuissant à créer l’énergie et même à en empêcher la dégradation, peut, suivant ce qu’il fait, ralentir ou accélérer cette dégradation de l’énergie dans la nature. Car il peut faire en sorte que les transformations spontanées de l’énergie soient accompagnées de transformations de sens inverse qui les compensent en partie ; par exemple, il peut capter l’énergie mécanique des torrents, au lieu de la laisser se dégrader, et la forcer à mouvoir des turbines qui produisent de l’énergie électrique et permettent ainsi le transport de l’énergie mécanique à distance. Il peut, au contraire, favoriser lui-même la dégradation spontanée, et abattre jusqu’aux barrières naturelles qui la ralentissent : c’est ce qu’on fait en brûlant sans compter du bois et du charbon, en s’altaquant à la réserve d’énergie chimique libre accumulée dans l’intérieur de notre planète, ou encore en détruisant les forêts dont le feuillage décomposait l’acide carbonique de l’atmosphère et fixait le chai-bon — compensation insuflisante mais réelle à la dégradation d’énergie qui accompagne la chute des rayons solaires sur notre terre froide. Cette dernière action est malfaisante, la première est bienfaisante. L’industrie pourrait être définie : l’effort humain contre la dégradation naturelle de l’énergie. Si l’industrie favorise la dégradation, elle n’est plus civilisatrice ; elle devient dé^-astatrice {Raubwi’rtschaft, disent les Allemands). Sans prétendre déduire de prémisses expérimentales des règles morales qui en dépassent la ])ortéc, on ne peut s’empêcher de noter l’accord de ces idées avec la doctrine qui impose à l’homme des devoirs vis-à-vis des choses et de la nature, et qui lui dénie le droit

de faire de sa propriété un usage qui soit de « l’abus ».

VII. La portée des principes de la science de l’énergie. — Il ne faut pas oublier que les deux grandes lois de la science de l’énergie n’ont été établies, — et même n’ont une signification, — que dans le cas de systèmes matériels limités. Elles ont été parfois appliquées à l’ensemble de l’univers matériel ; de là la première formule, la plus connue : « L’énergie de l’univers demeure constante » — et une seconde formule, dans l’énoncé de laquelle Clausius faisait intervenir l’entropie, mais d’où il est préférable d’éliminer cette notion ditlicile, en disant simplement avec lord Kelvin qu’il y a « dans l’univers une tendance à la dissipation — ou à la dégradation — de l’énergie ». — Sil’onadmettait que l’univers physique est actuellement infini, il serait difficile d’attribuer à ces formules un sens précis, surtout, il faut le dire, à la première formule, relative à « l’énergie de l’univers », et aussi à celui des énoncés de la seconde formule qui fait intervenir « l’entropie de l’univers » ; même alors, il semble au contraire que la seconde formule, énoncée à la manière de Thomson, garderait la signification d’une indication générale sur le sens des phénomènes. On peut dire, dans tous les cas, que le premier des devix principes nous apprend que, dans un système matériel livré à lui-même, quelque chose demeure ; et le second des deux principes nous apprend que, dans le même système, quelque chose s’use et se détruit. L’erreur commune consiste à négliger la dernière considération et à prendre la grandeur qui se conserve pour la grandeur qui nous intéresse, pour la « capacité de travail » du système matériel, alors que lénergie, correctement définie, est tout autre chose.

L’oubli de la seconde idée, et la considération exclusive de l’idée de conservation, a été le fait de philosophes de tendances très différentes. L’idée de la d (’gradation a choqué certains esprits pour qui le spiritualisme impliqué l’idée d’un Dieu, non seulement créateur, mais conservateur, dans le sens étroit du mot. Elle choque, plus encore, ceux qui, au contraire, dans la prétendue « permanence de la force », veulent Aoir la preuve que le monde physique a en lui-même sa raison d’être et la garantie de son éternité : aussi est-il arrivé à quelques-uns des représentants du matérialisme, ou du monisme, de nier purement et simplement le second principe de la science de la chaleur (Hæckel). C’est là manifestement une attitude anti-scientifique.

D’autres se sont bornés à essayer de restreindre la portée du principe de la dégradation de l’énergie. On a cru un moment trouver dans les phénomènes, récemment découverts, de radioactivité, le moyen d’échapper aux prises de la loi. L’atome radioactif se dissocie, se « dématérialise », et se résout en particules dont certaines semblent être de l’électricité pure, sans aucun support matériel. Nous assistons » d’avitre part, à la régénération de certains atomes aux dépens de corpuscules libérés d’atomes différents ; j)ar un processus analogue à celui dont les nébvileuses se condensent en étoiles. N’y a-t-il pas dans le spectacle de ces phénomènes inverses la preuve que la « dissolution » des astres, et de la matière en général, peut être suivie et précédée d’un stade d’agglutination des atomes et des molécules, et que l’univers peut ainsi osciller sans fin entre deux états, l’un d’extrême concentration, l’autre d’extrême dissolution ? — Cette conception n’est que le rajeunissement d’une idée plus ou moins consciemment développée par un certain nombre de penseurs (par exemple. Spencer).

Il faut noter toutefois que les phénomènes, connus 1365

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jusqu’ici, de radioactivité semblent ])ien être accompagnés, tout comme les plicnomènes physiques ordinaires, d’une dégradation d’énergie. Dans la concentration de la matière cosmique en un astre distinct, il y a transformation d’énergie potentielle d’attraction en chaleur, puisque, d’après Helmholtz et Thomsox. c’est là l’origine de la chaleur solaire. Dans la désintégration du radium qui se divise en particules, il y a également production de chaleur aux dépens de l’énorme énergie intérieure qiie recelait l’atome radioactif. Il y a donc, dans les deux cas, dégradation d’énergie ; et cette circonstance très générale semble bien être le caractère commun aux deiix phénomènes d’allure inverse. Lorsque, dans la nature, il semble se produire un cycle qui ramène le monde à son point de départ, il y a toujours, entre l’origine et la liii, une différence, qui se traduit par une destruction d’énergie supérieure, par une perte non compensée de la capacité de produire du travail. Néanmoins il est certain que le principe de Carnot n’a été démontré que pour des ensembles comprenant de véritables corps matériels, non pour des atonies individuellement examinés, et non plus, à plus forte raison, pour des fragments d’atomes tels que ceux que la physique contemporaine est conduite à étudier. Par conséquent, il n’est pas impossible que les phénomènes encore mal connus accompagnant la formation de la matière même des astres, — phénomènes sur lesquels les recherches récentes d’astronomie physique commencent à peine à nous fournir quelques données, — puissent être des phénomènes où se restaure de l’énergie utilisable, où de l’énergie de qualité supérieiire se recrée aux dépens d’énergie inférieure. La loyauté nous oblige ici à confesser notre complète ignorance.

VIII. Les lois de l’énergie et les hypothèses mécanistes. — L’objection la plus grave qu’on puisse adresser à la seconde loi de la science de l’énergie, considérée comme loi absolue, est la dilîiculté de la concilier a^ec l’hypothèse mécaniste, qui voit dans la chaleur un mode de mouvement des molécules et des atomes. Autant l’idée de la conservation de l’énergie s’harmonise avec le mécanisme, iOT lequel l’équivalence de la chaleur et du travail n’est qu’un cas particulier de l’équivalence entre les diverses formes de l’énergie mécanique, autant il semble dillicile d’expliquer, dans la même hypothèse mécaniste, la dissymétrie révélée par l’expérience entre les deux types opposés de transformation : transformation d’un mouvement visible en vin ensemlilc de numvements moléculaires, ou d’un ensemble de mouvements moléculaires en un mouvement visible. Et telle est l’opposition apparente entre les deux idées, que plusieurs savants n’ont pas hésité à proclamer le mécanisme incompatible avec le principe de Carnot.

En réalité, s’il est dillicile d’en donner dans le détail une théorie correcte et complète, il n’est pas très difficile de comprendre qu’un mouvement de corps qui se choquent sans ordre, un mouvement d’agitation, sans coordination (ungeordiiet, disent les auteurs allemands), puisse être plus malaisé à transformer en mouvement dans une direction définie, que ne l’est la transformation inverse. Mais si la chaleur consiste bien en un mouvement d’agitation d’autant plus intense que la température est jilus haute, il ne semble plus théoriquement impossible d’arriver à ordonner ce mouvement : Maxwki-l a réussi à rendre concrète cette idée i)ar la fiction du démon distributeur, être aux sens et aux organes extrêmement subtils, qui saurait suivre dans leur marche les molécules individuelles d’un gaz, et, par un jeu de vannes à ouvrir et à fermer au moment

voulu, réussirait, sans aucune dépense d’énergie, à grouper d’un des deux côtés d’un vase à deux conipartiiiients les molécules animées d’une plus grande vitesse, laissant dans l’autre les molécules moins rapides, — ce qui réaliserait la séparation d’une masse gazeuse à température uniforme en deux masses, l’une plus chaude, l’autre plus froide. Et ce résultat, contraire au principe de Carnot tel qu’il résulte des énoncés de Clausius et de Thomson, serait obtenu sans aucune dégradation compensatrice. Il aurait sulli de discernement et de doigté pour remettre de l’ordre dans un groupement où le désordre est spontané. Le principe de Carnot, vrai en gros, n’en continuerait pas moins à régler la marche des phénomènes naturels, mais il serait, dans cette conception, une simple vérité de statistique, non une loi gouvernant les derniers éléments des choses.

La question de savoir si des circonstances ne pourraient pas se présenter qui favoriseraient la restauration spontanée de l’énergie de qualité supérieure, change ainsi d’aspect : cette restauration deviendrait, suivant le mot de Gibbs, non plus une impossibilité, mais une improbabilité. Boltzmann a essayé d’évaluer le degré de probabilité d’une telle organisation spontanée dans une masse gazeuse, et l’a trouvé si prodigieusement petit qu’il équivaut pratiquement à une impossibilité. Il n’en est pas moins vrai que, de ce côté, la porte reste ouverte à l’espoir de prendre un jour en défaut la loi de dégradation de l’énergie.

Cet espoir est fondé, il est vrai, sur la doctrine mécaniste, mais il faut dire que cette doctrine, dans ses grandes lignes, doit être considérée comme définitivement établie. Si la forme un peu étroite qii’a donnée Descartes au mécanisme physique, a provoqué des critiques justifiées, quelques-uns des postulats de ce qu’on peut appeler l’atomisme ne sont plus discutés : division de la matière en un nombre très grand, mais fini et susceptible de détermination, d’atomes distincts, , d’ailleurs divisil)les eux-mêmes en corpuscules doués d’autres propriétés ; état d’agitation constante de toutes les particules, molécules, atomes ou corpuscules, et agitation croissante avec la température. D’autre part l’idée de réduire tous les phénomènes physiques, — sinon au mouvement, comme on l’a longtemiis dit à la suite de Descartes, — du moins à un type unique de phénomènes, que ce soit à des phénomènes mécaniques, ou, comme on le pense plutôt aujourd’hui, à des phénomènes électriques, est de nouveau en faveur, elle a fait preuve d’une extraordinaire fécondité dans les récents domaines ouverts à la physique.

IX. L’énergétique. — L’idée fondamentale de ramener les phénomènes physiquesau mouvement local, pour jirendre lexpression de l’Ecole et de Descartes, a jiourtant été et est encore contestée. Elle l’est précisément au nom de la science de l’énergie.

Le mot énergétique a été introduit en phj’sique au milieu du xix* siècle par Rankine. Il a servi à l’origine à caractériser simplement une exposition des princijics de la science de la chaleur, de la thermodynamique, qui fût indépendante des hypothèses mécanistes, et contrairement à la méthode d’exposition ([uis’intitnlail théorie mécanique de la chaleur. Cette méthode objective est non seulement légitime, mais préférable à l’autre. Elle est plus générale, et ne suborloiinc pas les démonstrations à des conjectures parfois douteuses. L’introduction du point de vue énergétique a permis de transformer la chimie théorique et de créer la physico-chimie. Et c’est dans ce domaine surtout que l’énergétique a été autrement féconde que ne l’avait été le mécanisme.

Mais l’énergétique est devenue, dans les dernières 136]

ENFANCE (CRIMINALITE DE L’1368

années, tout autre chose, et, entre les mains d’OsxAVALi), souvent d’accord dans ses conclusions avec Duhem, elle est devenue le mot de ralliement des adversaires de tout mécanisme. Ostwald iiroclame la réalité de l’énerjïie, « qu’on doit regarder comme un objet », et conteste à la notion de matière l’importance que nos habitudes d’esprit lui ont attribuée : la matière n’est pour lui que le support de l’énergie de mouvement. Ses articles et ses ouvrages, comme les beaux ouvrages sur la logique des sciences de M. Duliem, abondent en aperçus nouveaux et intéressants. Mais ils tombent, selon nous, dans l’excès, en niant la fécondité de l’atomisme, et en proclamant la faillite du mécanisme (l’ehenvindung des wissenschaftliclien Materialismiis, disait Ostwald dans un discours retentissant à Liibeck, en 1895). Il est, sans doute, légitime d’attacher, soit dans l’enseignement, soit dans la recherche, une imi^ortance prépondérante aux concepts synthétiques, comme celui d’énergie, qui établissent des relations certaines entre les parties de la science les plus éloignées, tout en respectant leur autonomie. Mais l’idée cartésienne, sous sa forme très générale de réduction à l unité des phénomènes physiques, reste un idéal dont la science, en délinitive, se rapproche et qui peut être encore pour ses progrès ultérieurs, comme pour ses progrès passés, un principe directeur d’une extraordinaire puissance. A condition de se débarrasser des formules étroites du cartésianisme intransigeant, cette idée générale reste utile, et trouve une justification dans les découvertes de la fin du xix’siècle et du début du xx (explication électromagnétique de la lumière, étude sur l’ionisation des gaz). La légitimité de la méthode d’exposition éners ; étique et du point de vue énergétique ne doit pas faire accepter sans réserve toutes les critiques de certains savants « énergétistes » contre l’inutilité ou l’illégitimité des théories explicatives.

Bibliographie. — Sur l’énergie, on pourrait consulter des ouvrages innombrables. On trouvera des citations étendues des fondateurs de la science de l’énergie, et des renseignements historiques, dans les livres suivants : Balfour-Stewart, J.a conservation de l’énergie ; Paris, Germer-Baillière, 18-0. — B. Brunhes, La dégradation de l’énergie : Paris, Flammarion, 1908. — AV. Ostwald, L’énergie (traduction Philippi) ; Félix Alcan, 19 10.

B. Bruxhes.