Dialogues tristes/La Nuit d’avril


LA NUIT D’AVRIL


Une chambre. Et, dans cette chambre, M. Émile Blavet. Il fait noir. Tout à l’heure, M. Émile Blavet est revenu d’une première. Il s’est couché un peu las, en chantonnant des ritournelles, « Et tzim !… Et boum ! » Mais il n’a pu s’endormir. La lampe éteinte, sa figure connue et si parisienne, hors des draps, il songe. « Et zim !… Et boum ! » Il songe à des honneurs futurs. « Et pa pa pa ! Et rara ! va ! » Il se voit dans un temple fabuleux, descendant des escaliers de marbre et d’or, un flambeau à la main, et recevant des Altesses de passage, d’extravagants lords maires, dont la perruque batifole, entre des colonnades. « Et tchim ! pam pam ! Et tchin ! » Il se dit : « On veut donner, en ce moment, un costume à M. Carnot. Est-ce que moi aussi, j’aurai un costume ? Je voudrais un costume ! » Sa songerie s’égare parmi des costumes resplendissants et variés. « Quelque chose de noble, d’imposant, se dit-il encore, et ta ta ra ta ta ! » Mais il a beau appeler à lui des somptuosités sévères, chercher des plis grandioses, des drapements graves, il n’entrevoit, dans un bariolage de couleurs hurlantes et de formes parodistes, que les ricanants symboles des royautés et des olympes offenbachiques. D’abord il s’émeut : « De la tenue, voyons ! » Puis peu à peu… et tzim ! et boum !… il s’abandonne à la joie des souvenirs aimés, des sacrés vieux souvenirs aimés. Et, saluant au passage de son rêve, le défilé des panaches carnavalesques, des bouffonnes couronnes et des basques camarades qui s’agitent, dansent, plongent et tournoient, emportés dans un vent de chahut, il se trémousse, dans son lit, et chante : « Et boum ! Et boum ! Et boum la la !… Et pataratapoum ! Et pataratapoum ! Et tzim ! Et boum ! et boum, la la !… Et pataratapoum ! Et pataratapoum !… boum, boum ! » Mais M. Émile Blavet chasse bientôt ces fantômes joyeux : « Si Bourgeois, si mon vieux Bourgeois me voyait ! » Et il continue de songer.

M. Émile Blavet (intérieurement)

Directeur de l’Académie nationale de musique !… Au premier abord, cela me semble, à moi-même, prodigieux… que cette chose soit possible, voilà qui me stupéfie. Il est vrai que l’Opéra a été bien galvaudé par Gailhard, par mon vieux camarade Gailhard… Gailhard c’est un vieil ami, je ne veux pas en dire du mal… mais non, là, vrai, du moment que ce vieux Gailhard a pu être nommé là, cela laisse la porte ouverte à toutes les ambitions, les plus inattendues !… Émile Blavet directeur de l’Opéra !… Tout de même, j’avoue que c’est drôle, d’une drôlerie qui dépasse toutes les autres !… Cela me produit un effet bizarre, analogue et inverse à celui que j’éprouverais, si quelqu’un venait m’annoncer que l’archevêque de Paris est candidat à la direction des Folies-Bergère !… C’est ça, dans son genre !… Et cependant, j’ai des chances… D’abord, je suis de Toulouse, ensuite, je suis bon garçon… Et puis la musique m’est aussi totalement inconnue que le chaldéen, ou le télégut… Non seulement, elle m’est inconnue la musique, mais ce que je m’en moque !…Et tzim ! et boum !… Non, mais ce que je m’en moque !.. Oh ! la la !… Voilà des titres !… J’en ai d’autres… J’ai beau chercher, je ne possède pas un ennemi, tout le monde m’aime, et je tutoie tout le monde !… À peine ai-je vu quelqu’un, que je le tutoie, aussitôt !… Et je ne suis pas fier… Je tutoie aussi bien les domestiques que les maîtres… Je tutoierais le pape, si je le rencontrais, dans un couloir de théâtre… Et je lui taperais sur le ventre… et je l’appellerais : « mon vieux pape ! », ou « ma vieille Sainteté », et le pape rigolerait… Dans Paris, dans mon vieux Paris, qui donc est-ce que je ne tutoie pas ?… Même le vieux Wilder !… Ma foi, je crois que je le tutoie aussi, ce vieux Wilder… Est-ce que vraiment je le tutoie ?… (Il cherche à se souvenir)… Évidemment je dois le tutoyer… Et pourquoi ne le tutoierai-je pas ?… Ah ! ce vieux Wilder, est-il naïf ?… On voit bien qu’il n’est pas de Toulouse, lui !… Es-tu naïf, mon vieux Wilder (— mais si, je le tutoie —). Es-tu naïf !… Tu me fais de la peine… Comment, tu en es encore à t’imaginer que l’Académie nationale de musique est faite pour la musique… pour la grande musique ?… Non, tu sais, elle est bonne, celle-là… Elle est très bonne… Je la savoure… Et tzim ! Et boum !… Vieux camarade, va !… Vois-tu, mon petit, ma force à moi, c’est que je me fiche de ta musique, de ta grande musique, c’est que je me fiche de ton grand art !… Le grand art !… Ah ! non, j’en ai soupé du grand art !… Il me rase, le grand art !… Ton Beethoven, ton Berlioz, ton Wagner, (Il bâille), tiens, voilà ce qu’ils me font faire !… Tu m’affliges, mon vieux Wilder, avec tous tes raseurs ; un tas de vieux pontifes et de jeunes clercs, dont je me vante de ne pas même savoir les noms… Tu fais le malin. As-tu seulement connu Offenbach, notre vieux Jacques, notre pauvre Vieux Jacques ?… Non ?… Alors de quoi te mêles-tu ?… En voilà un qui les dégottait tes Wagner !… Et boum, et boum, et boum, la la !… Ah ! Offenbach !… Tiens, quand je pense à ce vieil ami, ça me rend tout triste… Et ta ta ta et ra ra ra ! C’était le beau temps !… On s’amusait alors !… C’était le temps où on avait de l’esprit !.. Le temps où les femmes savaient causer !… Caroline Letenier, Adèle Courtois !… Cette vieille Adèle !…Tu ne l’as pas connue, non plus, cette vieille Adèle !… Mais tu ne connais rien, toi… Elle demeurait rue Saint-Georges, et le soir, quand il y avait de la lumière à ses fenêtres, on montait, et on causait !… Et pa, et ra ! et ra ta pla ! Maintenant, il n’y a plus d’esprit, il n’y a plus de femmes, il n’y a plus rien… La France s’embête !… Et sais-tu pourquoi elle s’embête, la France !… Parce qu’elle est baudelairisée, flaubertisée, goncourtisée, wagnerisée… Elle est la proie des poètes, des philosophes et des savants, et des musiciens !… Si le pauvre Jacques revenait !… (Il s’attriste. Durant quelques minutes, ses souvenirs vont de Schneider à Christian, de Christian à Léonce, de Léonce à Berthelier… Il revoit les premières de la « Belle Hélène », de la « Grande Duchesse », de « Barbe-Bleue ». Et il compare le passé au présent. Tout cela a disparu. L’archet d’Offenbach est silencieux, le siècle morne. Haut.) La France est fichue. En France, il n’y a plus que moi de gai… que moi et Gandillot. Ah ! si Gandillot voulait en faire, des opéras !… Voyons, voyons, de l’énergie… ne nous laissons pas aller au découragement !… Émile Blavet pessimiste !… Et quel rêve ce serait, de réinstaller en France la gaîté française… Et boum, boum boum !… et de la réinstaller à l’Opéra !… Et ra, ra ra !… Quelle mission ! Quel apostolat j’entrevois !… Faire de l’Opéra les Variétés anciennes ; retrouver le vieux rire du Palais-Royal, le rire des Grassot, des Hyacinthe et des Thierret, sur les lèvres des ténors, des barytons et des prime donne !… Introduire des cabrioles, dans les légendes mystiques, coiffer le cygne de Lohengrin d’un casque de pompier ; peupler les Walhallas de toutes les mascarades des opérettes, et verser des bocks dans le Saint-Graal !… (Il songe… Et tandis qu’il songe, dans la nuit, une ombre apparaît, qui le regarde avec des yeux tristes… À l’ombre). Qui entre ?

L’ombre

Tu ne me connais pas ?…

M. Émile Blavet

Ma foi, non… ma vieille ombre… Tu sais, les ombres ça n’est pas mon fort !…

L’ombre

Je suis Beethoven !…

M. Émile Blavet

Beethoven… Ah ! tu es ce vieux Beethoven… tes symphonies vont bien ?… Dis donc… (L’ombre s’évanouit)… Dis donc !… où es-tu… eh ! là-bas !… (Une autre ombre surgit, triste, et disparaît)… Oh ! toi, je te connais, je t’ai vue aux vitrines des éditeurs de musique… Tu es Berlioz… Comment, déjà, tu es partie !… (Une troisième ombre passe lentement et se dissipe.) Wagner !… Ah ! ça ! Est-ce qu’ils vont tous venir me raser, ces vieux morts. Ce sont de vieux réclamistes !… Comme si je ne devais pas en avoir assez des vivants ! Dites donc, mes enfants… vous êtes dans la postérité… C’est un beau pays… restez-y… (Tout à coup, un bruit de cymbales et de grosse caisse, et Offenbach paraît, ricanant, à cheval sur un manche de contrebasse.)

Offenbach !

Et tzim et boum ! et pataratapoum ! Et pataratapoum ! Boum ! Boum !…

M. Émile Blavet (Il s’est levé d’un bond)

Et tzim et boum ! Et pataratapoum ! Et pataratapoum ! Boum ! Boum !

Offenbach !

Mon vieil ami !…

M. Émile Blavet

Ah ! mon vieux Jacques !… C’est toi !… Comment, c’est toi ?… Tu sais que j’ai des chances…

Offenbach !…

Je sais… Aussi, je t’apporte une partition… Lis ça…

M. Émile Blavet

Mais je ne sais pas lire la musique…

Offenbach

C’est juste… Eh bien écoute… Et tzim et boum !

M. Émile Blavet

Et pataratapoum !… (Il enfourche le manche de la contrebasse). Et pataratapoum !

Offenbach

Boum ! boum !… (Bruits de cymbales et de grosse caisse. M. Émile Blavet et Offenbach s’élèvent dans les airs, portés par le manche de la contrebasse. Apothéose).


L’Écho de Paris, 14 avril 1891.