Dialogues tristes/« L’Intruse » à Nanterre


« L’INTRUSE » À NANTERRE


(Le salon d’une petite villa des environs de Paris. Près d’une table où sont disposés un encrier, un porte-plume, du papier blanc, M. Francisque Sarcey, sommeille. Autour de la table se tiennent silencieux, M. Gandillot, M. Hector Pessard, M. Brisson. Sur la cheminée le buste lauré de M. Scribe. Une lampe éclaire faiblement la scène.)


M. Brisson (très bas)

Comme il dort longtemps, ce soir !

M. Hector Pessard

Oui, je trouve qu’il dort longtemps, ce soir.

M. Brisson

Il n’aura pas le temps d’écrire son feuilleton… Et que va-t-il arriver s’il n’écrit pas son feuilleton ! (Il se dirige, sur la pointe des pieds, vers la fenêtre). Il me semble que le ciel est effrayant, ce soir : il me semble que j’entends, dans les feuilles, des bruits singuliers, ce soir… (Il revient et s’arrête devant le buste de Scribe). Et le buste de M. Scribe est étrange, aussi, ce soir…

M. Hector Pessard

Ne trouvez-vous pas qu’il baisse ?

M. Brisson

Qu’est-ce que vous dites ?… De qui parlez-vous ?…

M. Hector Pessard (montrant M. Sarcey endormi)

De lui !… Ne trouvez-vous pas qu’il baisse ?

M. Gandillot

Mais non, ce n’est pas lui qui baisse… C’est la lampe qui baisse… (Il se lève pour remonter la lampe.)

M. Hector Pessard

Ne faites donc pas de bruit !… Ne faites donc pas d’esprit… Vous n’êtes pas à Déjazet, ici… Moi, je vous dis qu’il baisse… pourquoi n’est-il pas au théâtre, ce soir ?

M. Gandillot (il se rassied)

Il n’y a pas de premières, ce soir…

M. Hector Pessard (impérieux)

Pourquoi n’est-il pas au théâtre, ce soir ?

M. Brisson

Ne parlez pas si haut… Vous êtes étrange, aussi, ce soir… On vous dit qu’il n’y a pas de premières, ce soir…

M. Hector Pessard

Ce n’est pas une raison…

M. Brisson

Et vous !… Pourquoi n’êtes-vous pas au théâtre ?

M. Hector Pessard

Moi ?… Ça n’est pas la même chose… Vous savez bien que je ne suis jamais au théâtre, moi !…

M. Brisson

Vous feriez mieux d’y aller…

M. Hector Pessard

Mais vous savez bien que je ne comprends rien aux pièces que je vois…, vous savez bien que je ne comprends quelque chose qu’aux pièces que je n’ai ni vues, ni entendues…, qu’aux pièces dont j’ignore le titre, l’idée, le dialogue… On ne saura jamais tout ce que j’aurais pu dire, si je n’étais jamais allé au théâtre… Mais lui !… qu’est-ce qu’il va pouvoir écrire sur l’Intruse ?… Il ne l’a vue, il ne l’a entendue qu’une fois… Il aurait dû y retourner.

M. Brisson

Mais, on ne l’a jouée qu’une fois !

M. Hector Pessard

Ce n’est pas une raison… Il aurait dû y retourner… Il ne pourra rien en dire.

M. Brisson (amer)

Il me semble que, vous, non plus, vous n’en avez rien dit.

M. Hector Pessard

Moi, je l’ai vue !… Je ne puis plus en parler… C’est une question de probité littéraire, une question de conscience de critique !… Je ne puis plus en parler… (M. Sarcey se remue un peu ; le fauteuil craque). Hein !… Quoi !… Avez-vous entendu ?… Qu’est-ce qu’il y a ?

M. Gandillot

C’est le maître qui se réveille…

M. Brisson

Eh bien, ça n’est pas trop tôt… Il commençait vraiment à m’inquiéter pour son feuilleton… Je ne peux pas plus concevoir un dimanche, sans feuilleton de Sarcey, que je ne conçois un aveugle sans clarinette !… Hum ! Hum !

M. Sarcey (il tressaute, regarde autour de lui, effaré)

Où suis-je !… Qui est là ?… Est-ce qu’on n’a pas sonné pour le trois ?… Pourquoi me regarde-t-on ainsi ?…

M. Brisson

Mais vous êtes chez vous, mon cher beau-père… Et voici Pessard… Et voici Gandillot !…

M. Sarcey

Je ne vous vois pas bien, encore…

M. Pessard

Nous sommes là !…

M. Brisson

Et voici M. Scribe sur la cheminée !…

(M. Sarcey dirige ses regards sur la cheminée et reconnaît le buste de M. Scribe. Jeu de scène.)

M. Sarcey

Dieu ! C’est ma foi vrai !… Ah ! le mâtin !… Toujours le même !… Où étais-je donc tout à l’heure ?… Je ne me souviens pas bien… Est-ce que Lebargy ne jouait pas ?…

M. Brisson

Vous vous étiez endormi, mon cher beau-père.

M. Pessard

Vous avez beaucoup mangé, ce soir…

M. Sarcey

Cela me semble si drôle de ne pas être au théâtre, à cette heure ?… Ça me gêne, ça m’endort… Je n’aime pas être chez moi, le soir… Il me semble qu’il s’est passé quelque chose de très triste, ce soir !… Pourquoi avez-vous, tous, l’air triste, ce soir ?… Vous savez qu’il n’y a que les gens sans talent qui ont l’air triste !… Gandillot !

M. Gandillot

Mon cher maître !

M. Sarcey (il rit, il pouffe de rire)

Est-il impayable, ce gaillard-là !… Je me tords… Non, mais avez-vous entendu, comme il a dit : « Mon cher maître. » On n’est pas drôle comme ce garçon-là !… Gandillot !

M. Gandillot

Mon cher maître !

M. Sarcey (riant toujours)

C’est à payer sa place !… Je ne sais pas où il va trouver tout ce qu’il dit, cet animal-là ! … Ah ! le bougre ! Quelle imagination ! Quelle observation !… Quelle fantaisie dans la cocasserie !… Il me fera mourir de rire… Oh ! oh ! oh !… Voilà ce que j’appelle du talent, moi… Aussi, Gandillot viendrait m’annoncer que son père, sa mère, sa femme, ses enfants, sont morts empoisonnés par des champignons… eh bien ! il n’y a pas, je me tordrais… C’est triste… mais je me tordrais !… Voilà le talent !… (Le rire de M. Sarcey gagne M. Brisson, M. Pessard, M. Gandillot lui-même. Rire général durant quelques minutes).

M. Brisson (s’interrompant, soudain, de rire.)

Et le feuilleton, mon cher beau-père ?…

M. Sarcey (subitement sérieux)

Quel feuilleton ?

M. Brisson

Mais votre feuilleton !… y a-t-il donc d’autres feuilletons ?

M. Sarcey

Oh ! sacristi !…

M. Brisson

Vous allez encore être obligé de vous presser, et de dire un tas de bêtises, comme la dernière fois.

M. Sarcey (regardant l’encrier, le porte-plume, le papier blanc)

Du diable, par exemple, si je me souviens de quelque chose… Ma foi ! je vais encore y aller de mes douze colonnes sur Gandillot !…

M. Brisson

Mais vous avez l’Intruse, cette semaine.

M. Sarcey

L’Intruse ? qu’est-ce que c’est que ça ?… Ça n’est pas de Gandillot.

M. Brisson

L’Intruse ? Vous savez bien, cette pièce, au Vaudeville, dans la matinée.

M. Sarcey (cherchant à se souvenir)

Attendez donc !… Oui… je me rappelle… Il y a un corbeau dans cette pièce….

M. Brisson

Mais non !… vous confondez !… c’est dans une autre pièce qu’il y a un corbeau…

M. Sarcey

Il n’y a pas un corbeau, dans l’Intruse ?

M. Brisson

Non, il n’y a pas de corbeau dans l’Intruse !

M. Sarcey

Alors, ça n’est donc pas de Becque, l’Intruse ?

M. Brisson

Mais non !… l’Intruse n’est pas de Becque… Pourquoi voulez-vous qu’elle soit de Becque ?

M. Sarcey

Je n’y suis plus du tout, mon ami… Ah ! si… attends un peu… Je me souviens !… Il y a des Lapons dans cette pièce… des décors polaires, des ours blancs… Et c’est en vers !

M. Brisson

Vous confondez encore… Il n’y a rien de tel… Ça se passe dans une chambre, le soir… Des gens sont réunis autour d’une table et ils causent… À côté, dans une autre chambre, est une malade qui va mourir.

M. Sarcey

En voilà des inventions !… Est-ce gai, au moins ?

M. Brisson

Comment voulez-vous que ce soit gai, puisque je vous dis que la malade va mourir et que l’enfant de la malade, qui est lui-même malade, va mourir également !

M. Sarcey

Eh bien ! qu’est-ce que cela fait ?… On peut mourir et que ce soit gai… Gandillot, lui, ferait ça gai… Tout le monde se tordrait ?… C’est drôle ! Je ne me souviens pas du tout !… Dis-moi, Brisson, est-ce un peu cochon ?… Chante-t-on des couplets un peu… un peu cochons ?

M. Brisson

Mais non ! mais non !…

M. Sarcey

Comment ! ça n’est pas gai ? ça n’est pas cochon ? il n’y a pas le moindre couplet ? Et tu voudrais que je dise du bien de cette ordure-là ?… Ah ça ! mon gaillard, est-ce que tu deviendrais symboliste, toi aussi ? J’aurais, moi, Francisque Sarcey, un gendre symboliste !… Quelle pièce pour Gandillot !

M. Brisson

Je ne vous dis pas d’en dire du bien, moi !…

M. Sarcey (furieux)

De qui ?… de Gandillot ? Tu ne veux pas que je dise du bien de Gandillot ?

M. Brisson

Et qui vous parle de Gandillot ? Je vous parle de Maeterlinck.

M. Sarcey

Allons bon !… Qui ça Maeterlinck ?…

M. Brisson

L’auteur de l’Intruse !

M. Sarcey

Tu perds la tête !… Ne viens-tu pas de me dire que fauteur de l’Intruse, c’est Henri Becque ?

M. Brisson (découragé)

Tenez ! Vous feriez mieux d’aller vous coucher !…

M. Sarcey

Tout cela n’est pas très clair… laisse-moi tranquille. (Il s’approche de la table, retrousse ses manches, empoigne son porte-plume.) Allons-y !… (Il écrit avec rage… les feuillets s’entassent les uns sur les autres, et l’on entend de loin en loin, tandis que grince la plume sur le papier, ces mots, en bout de phrases tronquées)… « Molière… Gandillot !… Nous nous tordions… un rude gaillard… un fameux lapin… Gandillot ! Molière !… Nous nous tordions… »


L’Écho de Paris, 26 mai 1891.