Dialogues des morts (Le Bouyer de Fontenelle)/VI. Lucrèce, Barbe Plomberge

Salmon, libraire-éditeur (4p. 54-58).

DIALOGUE VI.

LUCRÈCE, BARBE PLOMBERGE.


BARBE PLOMBERGE.

Vous ne voulez pas me croire ; cependant il n’y a rien de plus vrai. L’empereur Charles V eut avec la princesse que je vous ai nommée, une intrigue à laquelle je servis de prétexte ; mais la chose alla plus loin. La princesse me pria de vouloir bien aussi être la mère d’un petit prince qui vint au jour, et j’y consentis pour lui faire plaisir. Vous voilà bien étonnée ? N’avez-vous pas ouï dire que quelque mérite qu’ait une personne, il faut qu’elle se mette encore au-dessus de ce mérite par le peu d’estime qu’elle en doit faire ; que les gens d’esprit, par exemple, doivent être en cette manière au-dessus de leur esprit même ? Pour moi, j’étais au-dessus de ma vertu ; j’en avais plus que je ne me souciais d’en avoir.

LUCRÈCE.

Bon ! Vous badinez ; on ne peut jamais en avoir trop.

BARBE PLOMBERGE.

Sérieusement, qui voudrait me renvoyer au monde, à condition que je serais une personne accomplie, je ne crois pas que j’acceptasse le parti : je sais qu’étant si parfaite, je donnerais du chagrin à trop de gens ; je demanderais toujours à avoir quelque défaut ou quelque faiblesse pour la consolation de ceux avec qui j’aurais à vivre.

LUCRÈCE.

C’est-à-dire, qu’en faveur des femmes qui n’avaient pas tant de vertu, vous aviez un peu adouci la vôtre ?

BARBE PLOMBERGE.

J’en avais adouci les apparences, de peur qu’elles ne me regardassent comme leur accusatrice auprès du public, si elles m’eussent crue beaucoup plus sévère qu’elles.

LUCRÈCE.

Elles vous étaient en vérité fort obligées, et surtout la princesse, qui était assez heureuse d’avoir trouvé une mère pour ses enfans. Et ne vous en donna-t-elle qu’un ?

BARBE PLOMBERGE.

Non.

LUCRÈCE.

Je m’en étonne ; elle devait profiter davantage de la commodité qu’elle avait, car vous ne vous embarrassiez point du tout de la réputation.

BARBE PLOMBERGE.

Je vais vous surprendre. Sachez que l’indifférence que j’ai eue pour la réputation m’a réussi. La vérité s’est fait connaître, malgré tous mes soins, et on a démêlé à la fin que le prince qui passait pour mon fils ne l’était point. On m’a rendu plus de justice que je n’en demandais ; et il me semble qu’on m’ait voulu récompenser par là de ce que je n’avais point fait parade de ma vertu, et de ce que j’avais généreusement dispensé le public de l’estime qu’il me devait.

LUCRÈCE.

Voilà une belle espèce de générosité ! Il ne faut point là-dessus faire de grâce au public.

BARBE PLOMBERGE.

Vous le croyez ? Il est bien bizarre ; il tâche quelquefois à se révolter contre ceux qui prétendent lui imposer, d’une manière trop impérieuse, la nécessité de les estimer. Vous devriez savoir cela mieux que personne. Il y a eu des gens qui ont été en quelque sorte blessés de votre trop d’ardeur pour la gloire ; ils ont fait ce qu’ils ont pu pour ne vous pas tenir autant de compte de votre mort qu’elle le méritait.

LUCRÈCE.

Et quel moyen ont-ils trouvé d’attaquer une action si héroïque ?

BARBE PLOMBERGE.

Que sais-je ? ils ont dit que vous vous étiez tuée un peu tard ; que votre mort en eut valu mille fois davantage, si vous n’eussiez pas attendu les derniers efforts de Tarquin ; mais qu’apparemment vous n’aviez pas voulu vous tuer à la légère, et sans bien savoir pourquoi. Enfin, il paraît qu’on ne vous a rendu justice qu’à regret, et à moi on me l’a rendue avec plaisir. Peut-être a-ce été parce que vous couriez trop après la gloire, et que moi je la laissai venir, sans souhaiter même qu’elle vînt.

LUCRÈCE.

Ajoutez que vous faisiez tout ce qui vous était possible pour l’empêcher de venir.

BARBE PLOMBERGE.

Mais n’est-ce rien que d’être modeste ? Je l’étais assez pour vouloir bien que ma vertu fut inconnue. Vous, au contraire, vous mîtes toute la vôtre en étalage et en pompe. Vous ne voulûtes même vous tuer que dans une assemblée de pareils. La vertu n’est-elle pas contente du témoignage qu’elle se rend à elle-même ? N’est-il pas d’une grande âme de mépriser cette chimère de gloire ?

LUCRÈCE.

Il s’en faut bien garder. Ce serait une sagesse trop dangereuse. Cette chimère là est ce qu’il y a de plus puissant au monde ; elle est l’âme de tout : on la préfère à tout ; et voyez comme elle peuple les Champs Élisées. La gloire nous amène ici plus de gens que la fièvre. Je suis du nombre de ceux qu’elle y a amenés ; j’en puis parler.

BARBE PLOMBERGE.

Vous êtes donc bien prise pour dupe, aussi bien qu’eux, vous qui êtes morte de cette maladie là ? Car du moment qu’on est ici bas, toute la gloire imaginable ne fait aucun bien.

LUCRÈCE.

C’est là un des secrets du lieu où nous sommes ; il ne faut pas que les vivans le sachent.

BARBE PLOMBERGE.

Quel mal y aurait-il qu’ils se défissent d’une idée qui les trompe ?

LUCRÈCE.

On ne ferait plus d’actions héroïques.

BARBE PLOMBERGE.

Pourquoi ? On les ferait par la vue de son devoir. C’est une vue bien plus noble ; elle n’est fondée que sur la raison.

LUCRÈCE.

Et c’est justement ce qui la rend trop faible. La gloire n’est fondée que sur l’imagination, et elle est bien plus forte. La raison elle-même n’approuverait pas que les hommes ne se conduisissent que par elle ; elle sait trop que le secours de l’imagination lui est nécessaire. Lorsque Curtius était sur le point de se sacrifier pour sa patrie, et de sauter tout armé et à cheval dans ce gouffre qui s’était ouvert au milieu de Rome ; si on lui eût dit : « Il est de votre devoir de vous jeter dans cet abîme ; mais soyez sûr que personne ne parlera jamais de votre action. » De bonne foi, je crains bien que Curtius n’eût fait retourner son cheval en arrière. Pour moi, je ne réponds point que je me fusse tuée, si je n’eusse envisagé que mon devoir. Pourquoi me tuer ? J’eusse cru que mon devoir n’était point blessé par la violence qu’on m’avait faite ; tout au plus j’eusse cru le satisfaire par des larmes : mais pour se faire un nom, il fallait se percer le sein, et je me le perçai.

BARBE PLOMBERGE.

Vous dirai-je ce que j’en pense ? J’aimerais autant qu’on ne fit point de grandes actions, que de les faire par un principe aussi faux que celui de la gloire.

LUCRÈCE.

Vous allez un peu trop vite. Au fond, tous les devoirs se trouvent remplis, quoiqu’on ne les remplisse pas par la vue du devoir ; toutes les grandes actions qui doivent être faites par les hommes se trouvent faites : enfin, l’ordre que la nature a voulu établir dans l’univers va toujours son train ; ce qu’il y a à dire, c’est que ce que la nature n’aurait pas obtenu de notre raison, elle l’obtient de notre folie.