Dialogues des morts (Le Bouyer de Fontenelle)/V. Straton, Raphaël d’Urbin

Salmon, libraire-éditeur (4p. 48-54).

DIALOGUE V.

STRATON, RAPHAËL D’URBIN.

STRATON.

Je ne m’attendais pas que le conseil que je donnai à mon esclave dût produire des effets si heureux. Il me valut là-haut la vie et la royauté tout ensemble ; et ici, il m’attire l’admiration de tous les sages.

RAPHAËL D’URBIN.

Et quel est ce conseil ?

STRATON.

J’étais à Tyr. Tous les esclaves de cette ville se révoltèrent, et égorgèrent leurs maîtres ; mais un esclave que j’avais, eut assez d’humanité pour épargner ma vie, et pour me dérober à la fureur de tous les autres. Ils convinrent de choisir pour roi celui d’entre eux, qui, à un certain jour, apercevrait le premier le lever du soleil. Ils s’assemblèrent dans une campagne. Toute cette multitude avait les yeux attachés sur la partie orientale du ciel, d’où le soleil devait sortir : mon esclave seul, que j’avais instruit de ce qu’il avait à faire, regardait vers l’occident. Vous ne doutez pas que les autres ne le traitassent de fou. Cependant, en leur tournant le dos, il vit les premiers rayons du soleil qui paraissaient sur le haut d’une tour fort élevée, et ses compagnons en étaient encore à chercher vers l’orient le corps même du soleil. On admira la subtilité d’esprit qu’il avait eue ; mais il avoua qu’il me la devait, et que je vivais encore, et aussitôt je fus élu roi comme un homme divin.

RAPHAËL D’URBIN.

Je vois bien que le conseil que vous donnâtes à votre esclave vous fut fort utile ; mais je ne vois pas ce qu’il avait d’admirable.

STRATON.

Ah ! tous les philosophes qui sont ici vous répondront pour moi, que j’appris à mon esclave ce que tous les sages doivent pratiquer ; que pour trouver la vérité, il faut tourner le dos à la multitude, et que les opinions communes sont la règle des opinions saines, pourvu qu’on les prenne à contre-sens.

RAPHAËL D’URBIN.

Ces philosophes là parlent bien en philosophes. C’est leur métier de médire des opinions communes et des préjugés ; cependant il n’y a rien de plus commode, ni de plus utile.

STRATON.

À la manière dont vous en parlez, on devine bien que vous ne vous êtes pas mal trouvé de les suivre.

RAPHAËL D’URBIN.

Je vous assure que si je me déclare pour les préjugés, c’est sans intérêt ; car, au contraire, ils me donnèrent dans le monde un assez grand ridicule. On travaillait à Rome dans les ruines pour en retirer des statues, et comme j’étais bon sculpteur et bon peintre, on m’avait choisi pour juger si elles étaient antiques. Michel-Ange, qui était mon concurrent, fit secrètement une statue de Bacchus parfaitement belle. Il lui rompit un doigt après l’avoir faite, et l’enfouit dans un lieu où il savait qu’on devait creuser. Dès qu’on l’eut trouvée, je déclarai qu’elle était antique. Michel-Ange soutint que c’était une figure moderne. Je me fondais principalement sur la beauté de la statue, qui, dans les principes de l’art, méritait de venir d’une main grecque ; et à force d’être contredit, je poussai le Bacchus jusqu’au temps de Polyclète ou de Phidias. À la fin, Michel-Ange montra le doigt rompu, ce qui était un raisonnement sans réplique. On se moqua de ma préoccupation ; mais sans cette préoccupation, qu’eussé-je fait ? J’étais juge, et cette qualité veut qu’on décide.

STRATON.

Vous eussiez décidé selon la raison.

RAPHAËL D’URBIN.

Et la raison décide-t-elle ? Je n’eusse jamais su, en la consultant, si la statue était antique ou non ; j’eusse seulement su qu’elle était très belle : mais le préjugé vient au secours, qui me dit qu’une belle statue doit être antique : voilà une décision et je juge.

STRATON.

Il se pourrait bien faire que la raison ne fournirait pas des principes incontestables sur des matières aussi peu importantes que celles-là ; mais sur tout ce qui regarde la conduite des hommes, elle a des décisions très sûres ; le malheur est qu’on ne la consulte pas.

RAPHAËL D’URBIN.

Consultons là sur quelque point, pour voir ce qu’elle établira. Demandons-lui s’il faut qu’on pleure ou qu’on rie à la mort de ses amis et de ses parens. D’un côté, vous dira-t-elle, ils sont perdus pour vous ; pleurez. D’un autre côté, ils sont délivrés des misères de la vie ; riez. Voilà des réponses de la raison ; mais la coutume du pays nous détermine. Nous pleurons, si elle nous l’ordonne : et nous pleurons si bien, que nous ne concevons pas qu’on puisse rire sur ce sujet-là ; ou nous en rions, et nous en rions si bien, que nous ne concevons pas qu’on puisse pleurer.

STRATON.

La raison n’est pas toujours si irrésolue. Elle laisse à faire au préjugé ce qui ne mérite pas qu’elle le fasse elle-même ; mais sur combien de choses très considérables a-t-elle des idées nettes, d’où elle tire des conséquences qui ne le sont pas moins ?

RAPHAËL D’URBIN.

Je suis fort trompé si elles ne sont en petit nombre, ces idées nettes.

STRATON.

Il n’importe ; on ne doit ajouter qu’à elles une foi entière.


RAPHAËL D’URBIN.

Cela ne se peut, parce que la raison nous propose un trop petit nombre de maximes certaines, et que notre esprit est fait pour en croire davantage. Ainsi, le surplus de son inclination à croire va au profit des préjugés, et les fausses opinions achèvent de la remplir.

STRATON.

Et quel besoin de se jeter dans l’erreur ? Ne peut-on pas dans les choses douteuses suspendre son jugement ? La raison s’arrête, quand elle ne sait quel chemin prendre.

RAPHAËL D’URBIN.

Vous dites vrai ; elle n’a point alors d’autres secrets, pour ne point s’écarter, que de ne pas faire un seul pas ; mais cette situation est un état violent pour l’esprit humain ; il est en mouvement, il faut qu’il aille. Tout le monde ne sait pas douter : on a besoin de lumières pour y parvenir, et de force pour s’en tenir là. D’ailleurs, le doute est sans action, et il faut de l’action parmi les hommes.

STRATON.

Aussi doit-on conserver les préjugés de la coutume pour agir comme un autre homme ; mais on doit se défaire des préjugés de l’esprit, pour penser en homme sage.

RAPHAËL D’URBIN.

Il vaut mieux les conserver tous. Vous ignorez apparemment les deux réponses de ce vieillard Samnite, à qui ceux de sa nation envoyèrent demander ce qu’ils avaient à faire, quand ils eurent enfermé dans le pas des Fourches Caudines toute l’armée des Romains, leurs ennemis mortels, et qu’ils furent en pouvoir d’ordonner souverainement de leur destinée. Le vieillard répondit que l’on passât au fil de l’épée tous les Romains. Son avis parut trop dur et trop cruel, et les Samnites renvoyèrent vers lui pour lui en représenter les inconvéniens. Il répondit que l’on donnât la vie à tous les Romains sans condition. On ne suivit ni l’un ni l’autre conseil, et on s’en trouva mal. Il en va de même des préjugés ; il faut les conserver tous, ou les exterminer tous absolument. Autrement, ceux dont vous vous êtes défait vous font entrer en défiance de toutes les opinions qui vous restent. Le malheur d’être trompé sur bien des choses, n’est pas récompensé par le plaisir de l’être sans le savoir ; et vous n’avez ni les lumières de la vérité, ni l’agrément de l’erreur.

STRATON.

S’il n’y a pas de moyen d’éviter l’alternative que vous proposez, on ne doit pas balancer à prendre son parti. Il faut se défaire de tous ses préjugés.

RAPHAËL D’URBIN.

Mais la raison chassera de notre esprit toutes ces anciennes opinions, et n’en mettra pas d’autres en la place. Elle y causera une espèce de vide. Et qui peut le soutenir ? Non, non, avec aussi peu de raison qu’en ont tous les hommes, il leur faut autant de préjugés qu’ils ont accoutumé d’en avoir. Les préjugés sont le supplément de la raison. Tout ce qui manque d’un côté on le trouve de l’autre.