Dialogues des morts (Le Bouyer de Fontenelle)/II. Callirhée, Pauline

Salmon, libraire-éditeur (4p. 9-13).

DIALOGUE II.

CALLIRHÉE, PAULINE.


PAULINE.

Pour moi, je tiens qu’une femme est en péril dès qu’elle est aimée avec ardeur. De quoi un amant passionné ne s’avise-t-il pas pour arriver à ses fins ? J’avais long-temps résisté à Mundus, qui était un jeune romain fort bien fait ; mais enfin, il remporta la victoire par un stratagême. J’étais fort dévote au dieu Anubis. Un jour une prêtresse de ce dieu me vint dire de sa part qu’il était amoureux de moi, et qu’il me demandait un rendez-vous dans son temple. Maîtresse d’Anubis ! figurez-vous quel honneur. Je ne manquai pas au rendez-vous ; j’y fus reçue avec beaucoup de marques de tendresse ; mais à vous dire la vérité, cet Anubis, c’était Mundus. Voyez si je pouvais m’en défendre. On dit bien que des femmes se sont rendues à des dieux déguisés en hommes, et quelquefois en bêtes ; à plus forte raison devra-t-on se rendre à des hommes déguisés en dieu.

CALLIRHÉE.

En vérité, les hommes sont bien remplis d’avarice. J’en parle par expérience, et il m’est arrivé presque la même aventure qu’à vous. J’étais une fille de la Troade, et sur le point de me marier ; j’allais, selon la coutume du pays, accompagnée d’un grand nombre de personnes, et fort parée, offrir ma virginité au fleuve Scamandre. Après que je lui eus fait mon compliment, voici Scamandre qui sort d’entre ses roseaux, et qui me prend au mot. Je me crus fort honorée, et peut-être n’y eut-il pas jusqu’à mon fiancé qui ne le crût aussi. Tout le monde se tint dans un silence respectueux. Mes compagnes enviaient secrètement ma félicité, et Scamandre se retira dans ses roseaux quand il voulut. Mais combien fus-je étonnée un jour que je rencontrai ce Scamandre qui se promenait dans une petite ville de la Troade, et que j’appris que c’était un capitaine athénien qui avait sa flotte sur cette côte-là !

PAULINE.

Quoi ! vous l’aviez donc pris pour le vrai Scamandre !

CALLIRHÉE.

Sans doute.

PAULINE.

Et était-ce la mode en votre pays que le fleuve acceptât les offres que les filles à marier venaient lui faire ?

CALLIRHÉE.

Non ; et peut-être s’il eût eu coutume de les accepter, on ne les lui eût pas faites. Il se contentait des honnêtetés qu’on avait pour lui, et n’en abusait pas.

PAULINE.

Vous deviez donc bien avoir le Scamandre pour suspect ?

CALLIRHÉE.

Pourquoi ? Une jeune fille ne pouvait-elle pas croire que toutes les autres n’avaient pas eu assez de beauté pour plaire au dieu, ou qu’elles ne lui avaient fait que de fausses offres, auxquelles il n’avait pas daigné répondre ? Les femmes se flattent si aisément ! Mais vous, qui ne voulez pas que j’aie été la dupe du Scamandre, vous l’avez bien été d’Anubis.

PAULINE.

Non, pas tout-à-fait. Je me doutais un peu qu’Anubis pouvait être un simple mortel.

CALLIRHÉE.

Et vous l’allâtes trouver ? cela n’est pas excusable.


PAULINE.

Que voulez-vous ? J’entendais dire à tous les sages, que si l’on n’aidait soi-même à se tromper, on ne goûterait guère de plaisirs.

CALLIRHÉE.

Bon, aider à se tromper ! Ils ne l’entendaient pas apparemment dans ce sens-là. Ils voulaient dire que les choses du monde les plus agréables sont dans le fond si minces, qu’elles ne toucheraient pas beaucoup, si l’on y faisait une réflexion un peu sérieuse. Les plaisirs ne sont pas faits pour être examinés à la rigueur, et on est tous les jours réduit à leur passer bien des choses sur lesquelles il ne serait pas à propos de se rendre difficile. C’est là ce que vos sages…

PAULINE.

C’est aussi ce que je veux dire. Si je me fusse rendue difficile avec Anubis, j’eusse bien trouvé que ce n’était pas un dieu ; mais je lui passai sa divinité, sans vouloir l’examiner trop curieusement. Et où est l’amant dont on souffrirait la tendresse, s’il fallait qu’il essuyât un examen de notre raison ?

CALLIRHÉE.

La mienne n’était pas si rigoureuse. Il se pouvait trouver tel amant qu’elle eût consenti que j’aimasse ; et enfin il est plus aisé de se croire aimée d’un homme sincère et fidèle que d’un dieu.

PAULINE.

De bonne foi, c’est presque la même chose. J’eusse été aussitôt persuadée de la fidélité et de la constance de Mundus que de sa divinité.

CALLIRHÉE.

Ah ! il n’y a rien de plus outré que ce que vous dites. Si l’on croit que des dieux aient aimé, du moins on ne peut pas croire que cela soit arrivé souvent ; mais on a vu souvent des amans fidèles qui n’ont point partagé leur cœur, et qui ont sacrifié tout à leurs maîtresses.

PAULINE.

Si vous prenez pour de vraies marques de fidélité les soins, les empressemens, des sacrifices, une préférence entière, j’avoue qu’il se trouvera assez d’amans fidèles ; mais ce n’est pas ainsi que je compte. J’ôte du nombre de ces amans tous ceux dont la passion n’a pu être assez longue pour avoir le loisir de s’éteindre d’elle-même, ou assez heureuse pour en avoir sujet. Il ne me reste que ceux qui ont tenu bon contre le temps et contre les faveurs, et ils sont à peu près en même quantité que les dieux qui ont aimé des mortels.

CALLIRHÉE.

Encore faut-il qu’il se trouve de la fidélité, même selon cette idée. Car, qu’on aille dire à une femme qu’on est un dieu épris de son mérite, elle n’en croira rien ; qu’on lui jure d’être fidèle, elle le croira. Pourquoi cette différence ? C’est qu’il y a des exemples de l’un, et qu’il n’y en a pas de l’autre.

PAULINE.

Pour les exemples, je tiens la chose égale ; mais ce qui fait qu’on ne donne pas dans l’erreur de prendre un homme pour un dieu, c’est que cette erreur la n’est pas soutenue par le cœur. On ne croit pas qu’un amant soit une divinité, parce qu’on ne le souhaite pas ; mais on souhaite qu’il soit fidèle, et on croit qu’il l’est.

CALLIRHÉE.

Vous vous moquez. Quoi ! toutes les femmes prendraient leurs amans pour des dieux, si elles souhaitaient qu’ils le fussent ?

PAULINE.

Je n’en doute presque pas. Si cette erreur était nécessaire pour l’amour, la nature aurait disposé notre cœur à nous l’inspirer. Le cœur est la source de toutes les erreurs dont nous avons besoin ; il ne nous refuse rien dans cette matière là.