Dialogues des morts (Le Bouyer de Fontenelle)/I. Hérostrate, Démétrius de Phalère

Salmon, libraire-éditeur (4p. 5-9).

DIALOGUE PREMIER.

HÉROSTRATE, DÉMÉTRIUS DE PHALÈRE.


HÉROSTRATE.

Trois cent soixante statues élevées dans Athènes à votre honneur ! c’est beaucoup.

DÉMÉTRIUS.

Je m’étais saisi du gouvernement ; et après cela, il était aisé d’obtenir du peuple des statues.

HÉROSTRATE.

Vous étiez bien content de vous être ainsi multiplié vous-même trois cent soixante fois, et de ne rencontrer que vous dans toute une ville ?

DÉMÉTRIUS.

Je l’avoue ; mais, hélas ! cette joie ne fut pas d’assez longue durée. La face des affaires changea. Du jour au lendemain, il ne resta pas une seule de mes statues : on les abattit, on les brisa.

HÉROSTRATE.

Voilà un terrible revers ! et qui fut celui qui fit cette belle expédition ?

DÉMÉTRIUS.

Ce fut Démétrius Poliorcète, fils d’Antigonus.

HÉROSTRATE.

Démétrius Poliorcète ! J’aurais bien voulu être en sa place. Il y avait beaucoup de plaisir à abattre un si grand nombre de statues laites pour un même homme.

DÉMÉTRIUS.

Un pareil souhait n’est digne que de celui qui a brûlé le temple d’Éphèse. Vous conservez encore votre ancien caractère.

HÉROSTRATE.

On m’a bien reproché cet embrasement du temple d’Éphèse ; toute la Grèce en a fait beaucoup de bruit : mais en vérité cela est pitoyable ; on ne juge guère sainement des choses.

DÉMÉTRIUS.

Je suis d’avis que vous vous plaigniez de l’injustice qu’on vous a faite de détester une si belle action, et de la loi par laquelle les Éphésiens défendirent que l’on prononçât jamais le nom d’Hérostrate.

HÉROSTRATE.

Je n’ai pas du moins sujet de me plaindre de l’effet de cette loi ; car les Éphésiens furent de bonnes gens, qui ne s’aperçurent pas que défendre de prononcer un nom, c’était l’immortaliser. Mais leur loi même, sur quoi était-elle fondée ? J’avais une envie démesurée de faire parler de moi, et je brûlai leur temple. Ne devaient-ils pas se tenir bien heureux que mon ambition ne leur coûtât pas davantage ? On ne les en pouvait quitter à meilleur marché. Un autre aurait peut-être ruiné toute la ville et tout leur état.

DÉMÉTRIUS.

On dirait, à vous entendre, que vous étiez en droit de ne rien épargner pour faire parler de vous, et que l’on doit compter pour des grâces tous les maux que vous n’avez pas faits.

HÉROSTRATE.

Il est facile de vous prouver le droit que j’avais de brûler le temple d’Éphèse. Pourquoi l’avait-on bâti avec tant d’art et de magnificence ? Le dessein de l’architecte n’était-il pas de faire vivre son nom ?

DÉMÉTRIUS.

Apparemment.

HÉROSTRATE.

Hé bien, ce fut pour faire vivre aussi mon nom, que je brûlai ce temple.

DÉMÉTRIUS.

Le beau raisonnement ! Vous est-il permis de ruiner pour votre gloire les ouvrages d’un autre ?

HÉROSTRATE.

Oui ; la vanité qui avait élevé ce temple par les mains d’un autre, l’a pu ruiner par les miennes : elle a un droit légitime sur tous les ouvrages des hommes ; elle les a faits, et elle les peut détruire. Les plus grands états mêmes n’ont pas sujet de se plaindre qu’elle les renverse, quand elle y trouve son compte ; ils ne pourraient pas prouver une origine indépendante d’elle. Un roi qui, pour honorer les funérailles d’un cheval, ferait raser la ville de Bucéphalie, lui ferait-il une injustice ? Je ne le crois pas : car on ne s’avisa de bâtir cette ville que pour assurer la mémoire de Bucéphale, et par conséquent, elle est affectée à l’honneur des chevaux.

DÉMÉTRIUS.

Selon vous, rien ne serait en sûreté. Je ne sais si les hommes mêmes y seraient.

HÉROSTRATE.

La vanité se joue de leurs vies, ainsi que de tout le reste. Un père laisse le plus d’enfans qu’il peut, afin de perpétuer son nom. Un conquérant, afin de perpétuer le sien, extermine le plus d’hommes qu’il lui est possible.

DÉMÉTRIUS.

Je ne m’étonne pas que vous employez toutes sortes de raisons pour soutenir le parti des destructeurs : mais enfin, si c’est un moyen d’établir sa gloire, que d’abattre les monumens de la gloire d’autrui, du moins il n’y a pas de moyen moins noble que celui-là.

HÉROSTRATE.

Je ne sais s’il est moins noble que les autres ; mais je sais qu’il est nécessaire qu’il se trouve des gens qui le prennent.

DÉMÉTRIUS.

Nécessaire !

HÉROSTRATE.

Assurément. La terre ressemble à de grandes tablettes où chacun veut écrire son nom. Quand ces tablettes sont pleines, il faut bien effacer les noms qui y sont déjà écrits, pour y en mettre de nouveaux. Que serait-ce, si tous les monumeus des anciens subsistaient ? les modernes n’auraient pas où placer les leurs. Pouviez-vous espérer que trois cent soixante statues fussent long-temps sur pied ? Ne voyez-vous pas bien que votre gloire tenait trop de place ?

DÉMÉTRIUS.

Ce fut une plaisante vengeance que celle que Démétrius Poliorcète exerça sur mes statues. Puisqu’elles étaient une fois élevées dans toute la ville d’Athènes, ne valait-il pas autant les y laisser ?

HÉROSTRATE.

Oui ; mais avant qu’elles fussent élevées, ne valait-il pas autant ne les point élever ? Ce sont les passions qui font et qui défont tout. Si la raison dominait sur la terre, il ne s’y passerait rien. On dit que les pilotes craignent au dernier point ces mers pacifiques ou l’on ne peut naviguer, et qu’ils veulent du vent, au hasard d’avoir des tempêtes. Les passions sont chez les hommes des vents qui sont nécessaires pour mettre tout en mouvement, quoiqu’ils causent souvent des orages.