Dialogues des morts/Dialogue 74

Texte établi par Émile FaguetNelson (p. 436-444).


LXXIV

LES CARDINAUX DE RICHELIEU ET MAZARIN


Caractères de ces deux ministres. Différences entre la vraie et la fausse politique.


Richelieu. — Hé ! vous voilà, seigneur Jules ! On dit que vous avez gouverné la France après moi. Comment avez-vous fait ? Avez-vous achevé de réunir toute l’Europe contre la maison d’Autriche ? Avez-vous renversé le parti huguenot, que j’avais affaibli ? Enfin avez-vous achevé d’abaisser les grands ?

Mazarin. — Vous aviez commencé tout cela ; mais j’ai eu bien d’autres choses à démêler ; il m’a fallu soutenir une régence orageuse.

Richelieu. — Un roi inappliqué et jaloux du ministre même qui le sert donne bien plus d’embarras dans le cabinet que la faiblesse et la confusion d’une régence. Vous aviez une reine assez ferme et sous laquelle on pouvait plus facilement mener les affaires que sous un roi épineux qui était toujours aigri contre moi par quelque favori naissant. Un tel prince ne gouverne ni ne laisse gouverner. Il faut le servir malgré lui, et on ne le fait qu’en s’exposant chaque jour à périr. Ma vie a été malheureuse par celui de qui je tenais toute mon autorité. Vous savez que de tous les rois qui traversèrent le siège de La Rochelle le roi mon maître fut celui qui me donna le plus de peine. Je n’ai pas laissé de donner le coup mortel au parti huguenot, qui avait tant de places de sûreté et tant de chefs redoutables. J’ai porté la guerre jusque dans le sein de la maison d’Autriche. On n’oubliera jamais la révolte de la Catalogne ; le secret impénétrable avec lequel le Portugal s’est préparé à secouer le joug injuste des Espagnols ; la Hollande soutenue par notre alliance dans une longue guerre contre la même puissance ; tous nos alliés du Nord, de l’Empire et de l’Italie, attachés à moi personnellement, comme à un homme incapable de leur manquer ; enfin, au dedans de l’État, les grands rangés à leur devoir. Je les avais trouvés intraitables, se faisant honneur de cabaler sans cesse contre tous ceux à qui le roi confiait son autorité, et ne croyant devoir obéir au roi même qu’autant qu’il les y engageait en flattant leur ambition et en leur donnant dans leurs gouvernements un pouvoir sans bornes.

Mazarin. — Pour moi, j’étais un étranger ; tout était contre moi ; je n’avais de ressource que dans mon industrie. J’ai commencé par m’insinuer dans l’esprit de la reine ; j’ai su écarter les gens qui avaient sa confiance ; je me suis défendu contre les cabales des courtisans, contre le parlement déchaîné, contre la Fronde, parti animé par un cardinal audacieux et jaloux de ma fortune ; enfin contre un prince qui se couvrait tous les ans de nouveaux lauriers, et qui n’employait la réputation de ses victoires qu’à me perdre avec plus d’autorité : j’ai dissipé tant d’ennemis. Deux fois chassé du royaume, j’y suis rentré deux fois triomphant. Pendant mon absence même, c’était moi qui gouvernais l’État. J’ai poussé jusqu’à Rome le cardinal de Retz ; j’ai réduit le prince de Condé à se sauver en Flandre ; enfin j’ai conclu une paix glorieuse, et j’ai laissé en mourant un jeune roi en état de donner la loi à toute l’Europe. Tout cela s’est fait par mon génie fertile en expédients, par la souplesse de mes négociations et par l’art que j’avais de tenir toujours les hommes dans quelque nouvelle espérance. Remarquez que je n’ai pas répandu une seule goutte de sang.

Richelieu. — Vous n’aviez garde d’en répandre ; vous étiez trop faible et trop timide.

Mazarin. — Timide ? eh ! n’ai-je pas fait mettre les trois princes à Vincennes ? Monsieur le Prince eut tout le temps de s’ennuyer dans sa prison.

Richelieu. — Je parie que vous n’osiez ni le retenir en prison ni le délivrer, et que votre embarras fut la vraie cause de la longueur de sa prison. Mais venons au fait. Pour moi, j’ai répandu du sang ; il l’a fallu pour abaisser l’orgueil des grands, toujours prêts à se soulever. Il n’est pas étonnant qu’un homme qui a laissé tous les courtisans et tous les officiers d’armée reprendre leur ancienne hauteur, n’ait fait mourir personne dans un gouvernement si faible.

Mazarin. — Un gouvernement n’est point faible quand il mène les affaires au but par souplesse, sans cruauté. Il vaut mieux être renard que lion ou tigre.

Richelieu. — Ce n’est point cruauté que de punir des coupables dont le mauvais exemple en produirait d’autres. L’impunité attirant sans cesse des guerres civiles, elle eût anéanti l’autorité du roi, eût ruiné l’État et eût coûté le sang de je ne sais combien de milliers d’hommes ; au lieu que j’ai rétabli la paix et l’autorité en sacrifiant un petit nombre de têtes coupables ; d’ailleurs, je n’ai jamais eu d’autres ennemis que ceux de l’État.

Mazarin. — Mais vous pensiez être l’État en personne. Vous supposiez qu’on ne pouvait être bon Français sans être à vos gages.

Richelieu. — Avez-vous épargné le premier prince du sang, quand vous l’avez cru contraire à vos intérêts ? Pour être bien à la cour, ne fallait-il pas être mazarin ? Je n’ai jamais poussé plus loin que vous les soupçons et la défiance. Nous servions tous deux l’État ; en le servant, nous voulions l’un et l’autre tout gouverner. Vous tâchiez de vaincre vos ennemis par la ruse et par un lâche artifice ; pour moi, j’ai abattu les miens à force ouverte, et j’ai cru de bonne foi qu’ils ne cherchaient à me perdre que pour jeter encore une fois la France dans les calamités et dans la confusion d’où je venais de la tirer avec tant de peine. Mais enfin j’ai tenu ma parole, j’ai été ami et ennemi de bonne foi ; j’ai soutenu l’autorité de mon maître avec courage et dignité. Il n’a tenu qu’à ceux que j’ai poussés à bout d’être comblés de grâces ; j’ai fait toutes sortes d’avances vers eux ; j’ai aimé, j’ai cherché le mérite dès que je l’ai reconnu : je voulais seulement qu’ils ne traversassent pas mon gouvernement, que je croyais nécessaire au salut de la France. S’ils eussent voulu servir le roi selon leurs talents, sur mes ordres, ils eussent été mes amis.

Mazarin. — Dites plutôt qu’ils eussent été vos valets ; des valets bien payés, à la vérité ; mais il fallait s’accommoder d’un maître jaloux, impérieux, implacable sur tout ce qui blessait sa jalousie,

Richelieu. — Eh bien ! quand j’aurais été trop jaloux et trop impérieux, c’est un grand défaut, il est vrai ; mais combien avais-je de qualités qui marquent un génie étendu et une âme élevée ! Pour vous, seigneur Jules, vous n’avez montré que de la finesse et de l’avarice. Vous avez bien fait pis aux Français que de répandre leur sang : vous avez corrompu le fond de leurs mœurs ; vous avez rendu la probité gauloise et ridicule. Je n’avais que réprimé l’insolence des grands ; vous avez abattu leur courage, dégradé la noblesse, confondu toutes les conditions, rendu toutes les grâces vénales. Vous craigniez le mérite ; on ne s’insinuait auprès de vous qu’en vous montrant un caractère d’esprit bas, souple et capable de mauvaises intrigues. Vous n’avez même jamais eu la vraie connaissance des hommes ; vous ne pouviez rien croire que le mal, et tout le reste n’était pour vous qu’une belle fable : il ne vous fallait que des esprits fourbes, qui trompassent ceux avec qui vous aviez besoin de négocier, ou des trafiquants qui vous fissent argent de tout. Aussi votre nom demeure avili et odieux ; au contraire, on m’assure que le mien croît tous les jours en gloire dans la nation française.

Mazarin. — Vous aviez les inclinations plus nobles que moi, un peu plus de hauteur et de fierté ; mais vous aviez je ne sais quoi de vain et de faux. Pour moi, j’ai évité cette grandeur de travers, comme une vanité ridicule : toujours des poètes, des orateurs, des comédiens ! Vous étiez vous-même orateur, poète, rival de Corneille ; vous faisiez des livres de dévotion sans être dévot : vous vouliez être de tous les métiers, faire le galant, exceller en tout genre. Vous avaliez l’encens de tous les auteurs. Y a-t-il en Sorbonne une porte, ou un panneau de vitres, où vous n’ayez fait mettre vos armes ?

Richelieu. — Votre satire est assez piquante ; mais elle n’est pas sans fondement. Je vois bien que la bonne gloire devrait faire fuir certains honneurs que la grossière vanité cherche, et qu’on se déshonore à force de vouloir trop être honoré. Mais enfin j’aimais les lettrés ; j’ai excité l’émulation pour les rétablir. Pour vous, vous n’avez jamais eu aucune attention ni à l’Église, ni aux lettres, ni aux arts, ni à la vertu. Faut-il s’étonner qu’une conduite si odieuse ait soulevé tous les grands de l’État et tous les honnêtes gens contre un étranger ?

Mazarin. — Vous ne parlez que de votre magnanimité chimérique ; mais, pour bien gouverner un État, il n’est question ni de générosité, ni de bonne foi, ni de bonté de cœur ; il est question d’un esprit fécond en expédients, qui soit impénétrable dans ses desseins, qui ne donne rien à ses passions, mais tout à l’intérêt, qui ne s’épuise jamais en ressources pour vaincre les difficultés.

Richelieu. — La vraie habileté consiste à n’avoir jamais besoin de tromper, et à réussir toujours par des moyens honnêtes. Ce n’est que par faiblesse et faute de connaître le droit chemin, qu’on prend des sentiers détournés et qu’on a recours à la ruse. La vraie habileté consiste à ne s’occuper point de tant d’expédients, mais à choisir d’abord, par une vue nette et précise, celui, qui est le meilleur en le comparant aux autres. Cette fertilité d’expédients vient moins d’étendue et de force de génie, que de défaut de force et de justesse pour savoir choisir. La vraie habileté consiste à comprendre qu’à la longue la plus grande de toutes les ressources dans les affaires est la réputation universelle de probité. Vous êtes toujours en danger quand vous ne pouvez mettre dans vos intérêts que des dupes ou des fripons : mais quand on compte sur votre probité, les bons et les méchants même se fient à vous ; vos ennemis vous craignent bien, et vos amis vous aiment de même. Pour vous, avec tous vos personnages de Protée, vous n’avez su vous faire ni aimer, ni estimer, ni craindre. J’avoue que vous étiez un grand comédien, mais non pas un grand homme.

Mazarin. — Vous parlez de moi comme si j’avais été un homme sans cœur ; j’ai montré en Espagne, pendant que j’y portais les armes, que je ne craignais point la mort. On l’a encore vu dans les périls où j’ai été exposé pendant les guerres civiles de France. Pour vous, on sait que vous aviez peur de votre ombre, et que vous pensiez toujours voir sous votre lit quelque assassin prêt à vous poignarder. Mais il faut croire que vous n’aviez ces terreurs paniques que dans certaines heures.

Richelieu. — Tournez-moi en ridicule tant qu’il vous plaira : pour moi, je vous ferai toujours justice sur vos bonnes qualités. Vous ne manquiez pas de valeur à la guerre ; mais vous manquiez de courage, de fermeté et de grandeur d’âme dans les affaires. Vous n’étiez souple que par faiblesse, et faute d’avoir dans l’esprit des principes fixes. Vous n’osiez résister en face ; c’est ce qui vous faisait promettre trop facilement, et éluder ensuite toutes vos paroles par cent défaites captieuses. Ces défaites étaient pourtant grossières et inutiles ; elles ne vous mettaient à couvert qu’à cause que vous aviez l’autorité, et un honnête homme aurait mieux aimé que vous lui eussiez dit nettement : « J’ai eu tort de vous promettre, et je me vois dans l’impuissance d’exécuter ce que je vous ai promis », que d’ajouter au manquement de parole des pantalonnades pour vous jouer des malheureux. C’est peu que d’être brave dans un combat, si on est faible dans une conversation. Beaucoup de princes, capables de mourir avec gloire, se sont déshonorés comme les derniers des hommes par leur mollesse dans les affaires journalières.

Mazarin. — Il est bien aisé de parler ainsi ; mais quand on a tant de gens à contenter, on les amuse comme on peut. On n’a pas assez de grâces pour en donner à tous ; chacun d’eux est bien loin de se faire justice. N’ayant pas autre chose à leur donner, il faut bien au moins leur laisser de vaines espérances.

Richelieu. — Je conviens qu’il faut laisser espérer beaucoup de gens. Ce n’est pas les tromper ; car chacun en son rang peut trouver sa récompense, et s’avancer même en certaines occasions au delà de ce qu’on aurait cru. Pour les espérances disproportionnées et ridicules, s’ils les prennent, tant pis pour eux. Ce n’est pas vous qui les trompez ; ils se trompent eux-mêmes, et ne peuvent s’en prendre qu’à leur propre folie. Mais leur donner dans la chambre des paroles dont vous riez dans le cabinet, c’est ce qui est indigne d’un honnête homme, et pernicieux à la réputation des affaires. Pour moi, j’ai soutenu et agrandi l’autorité du roi sans recourir à de si misérables moyens. Le fait est convaincant ; et vous disputez contre un homme qui est un exemple décisif contre vos maximes.