Dialogues des morts/Dialogue 73

Texte établi par Émile FaguetNelson (p. 432-436).


LXXIII

LE CARDINAL DE RICHELIEU ET LE CHANCELIER OXENSTIERN


Différence entre un ministre qui agit par vanité et par hauteur, et celui qui agit pour l’amour de la patrie.


Richelieu. — Depuis ma mort, on n’a point vu, dans l’Europe, de ministre qui m’ait ressemblé.

Oxenstiern. — Non, aucun n’a eu tant d’autorité.

Richelieu. — Ce n’est pas ce que je dis : je parle du génie pour le gouvernement ; et je puis sans vanité dire de moi, comme je le dirais d’un autre qui serait en ma place, que je n’ai rien laissé qui ait pu m’égaler.

Oxenstiern. — Quand vous parlez ainsi, songez-vous que je n’étais ni marchand ni laboureur, et que je me suis mêlé de politique autant que personne ?

Richelieu. — Vous ! il est vrai que vous avez donné quelques conseils à votre roi ; mais il n’a rien entrepris que sur les traités qu’il a faits avec la France, c’est-à-dire avec moi.

Oxenstiern. — Il est vrai ; mais c’est moi qui l’ai engagé à faire ces traités.

Richelieu. — J’ai été instruit des faits par le P. Joseph ; puis j’ai pris mes mesures sur les choses que Charnacé avait vues de près.

Oxenstiern. — Votre P. Joseph était un moine visionnaire. Pour Charnacé, il était bon négociateur ; mais sans moi on n’eût jamais rien fait. Le grand Gustave, qui manquait de tout, eut dans les commencements, il est vrai, besoin de l’argent de la France : mais, dans la suite il battit les Bavarois et les Impériaux ; il releva le parti protestant dans toute l’Allemagne. S’il eût vécu après la victoire de Lutzen, il aurait bien embarrassé la France même, alarmée de ses progrès, et aurait été la principale puissance de l’Europe. Vous vous repentiez déjà, mais trop tard, de l’avoir aidé ; on vous soupçonna même d’être coupable de sa mort.

Richelieu. — J’en étais aussi innocent que vous.

Oxenstiern. — Je le veux croire ; mais il est bien fâcheux pour vous que personne ne mourût à propos pour vos intérêts, qu’aussitôt on ne crût que vous étiez auteur de sa mort. Ce soupçon ne vient que de l’idée que vous aviez donnée de vous par le fond de votre conduite, dans laquelle vous avez sacrifié sans scrupule la vie des hommes à votre propre grandeur.

Richelieu. — Cette politique est nécessaire en certains cas.

Oxenstiern. — C’est de quoi les honnêtes gens douteront toujours.

Richelieu. — C’est de quoi vous n’avez jamais douté non plus que moi. Mais enfin qu’avez-vous tant fait dans l’Europe, vous qui vous vantez jusqu’à comparer votre ministère au mien ? Vous avez été le conseiller d’un petit roi barbare, d’un Goth, chef de bandits, et aux gages du roi de France, dont j’étais le ministre.

Oxenstiern. — Mon roi n’avait point une couronne égale à celle de votre maître ; mais c’est ce qui fait la gloire de Gustave et la mienne. Nous sommes sortis d’un pays sauvage et stérile, sans troupes, sans artillerie, sans argent ; nous avons discipliné nos soldats, formé des officiers, vaincu les armées triomphantes des Impériaux, changé la face de l’Europe, et laissé des généraux qui ont appris la guerre après nous à tout ce qu’il y a eu de grands hommes.

Richelieu. — Il y a quelque chose de vrai à tout ce que vous dites : mais, à vous entendre, on croirait que vous étiez aussi grand capitaine que Gustave.

Oxenstiern. — Je ne l’étais pas autant que lui ; mais j’entendais la guerre, et je l’ai fait assez voir après la mort de mon maître.

Richelieu. — N’aviez-vous pas Tortenson, Bannier, et le duc de Weimar, sur qui tout roulait ?

Oxenstiern. — Je n’étais pas seulement occupé des négociations pour maintenir la ligue, j’entrais encore dans tous les conseils de guerre, et ces grands hommes vous diront que j’ai eu la principale part à toutes les plus belles campagnes.

Richelieu. — Apparemment vous étiez du conseil quand on perdit la bataille de Nordlingue, qui abattit la ligue.

Oxenstiern. — J’étais dans les conseils ; mais c’est au duc de Weimar à vous répondre sur cette bataille qu’il perdit. Quand elle fut perdue, je soutins le parti découragé. L’armée suédoise demeura étrangère dans un pays où elle subsistait par mes ressources. C’est moi qui ai fait par mes soins un petit État conquis, que le duc de Weimar aurait conservé s’il eût vécu, et que vous avez usurpé indignement après sa mort. Vous m’avez vu en France chercher du secours pour ma nation, sans me mettre en peine de votre hauteur, qui aurait nui aux intérêts de votre maître, si je n’eusse été plus modéré et plus zélé pour ma patrie que vous pour la vôtre. Vous vous êtes rendu odieux à votre nation ; j’ai fait les délices et la gloire de la mienne. Je suis retourné dans les rochers sauvages d’où j’étais sorti, j’y suis mort en paix ; et toute l’Europe est pleine de mon nom aussi bien que du vôtre. Je n’ai eu ni vos dignités, ni vos richesses, ni votre autorité, ni vos poètes, ni vos orateurs pour me flatter. Je n’ai pour moi que la bonne opinion des Suédois et celle de tous les habiles gens qui lisent les histoires et les négociations. J’ai agi suivant ma religion contre les Impériaux catholiques, qui, depuis la bataille de Prague, tyrannisaient toute l’Allemagne ; vous avez, en mauvais prêtre, relevé par nous les protestants et abattu les catholiques en Allemagne. Il est aisé de juger entre vous et moi.

Richelieu. — Je ne pouvais éviter cet inconvénient sans laisser l’Europe entière dans les fers de la maison d’Autriche, qui visait à la monarchie universelle. Mais enfin je ne puis m’empêcher de rire de voir un chancelier qui se donne pour un grand capitaine.

Oxenstiern. — Je ne me donne pas pour un grand capitaine, mais pour un homme qui a servi utilement les généraux dans les conseils de guerre. Je vous laisse la gloire d’avoir paru à cheval avec des armes et un habit de cavalier au Pas de Suse. On dit même que vous vous êtes fait peindre à Richelieu à cheval avec un buffle, une écharpe, des plumes et un bâton de commandement.

Richelieu. — Je ne puis plus souffrir votre insolence.