Dialogues des morts/Dialogue 69

Texte établi par Émile FaguetNelson (p. 416-419).


LXIX

HENRI IV ET LE DUC DE MAYENNE


Les malheurs font les héros et les bons rois


Henri. — Mon cousin, j’ai oublié tout le passé, et je suis bien aise de vous voir.

Le duc. — Vous êtes trop bon, sire, d’oublier mes fautes ; il n’y a rien que je ne voulusse faire pour en effacer le souvenir.

Henri. — Promenons-nous dans cette allée entre ces deux canaux ; et, en nous promenant, nous parlerons d’affaires.

Le duc. — Je suivrai avec joie Votre Majesté.

Henri. — Eh bien ! mon cousin, je ne suis plus ce pauvre Béarnais qu’on voulait chasser du royaume ! Vous souvenez-vous du temps où nous étions à Arques, et que vous mandiez à Paris que vous m’aviez acculé au bord de la mer, et qu’il faudrait que je me précipitasse dedans pour pouvoir me sauver ?

Le duc. — Il est vrai ; mais il est vrai aussi que vous fûtes sur le point de céder à la mauvaise fortune, et que vous auriez pris le parti de vous retirer en Angleterre, si Biron ne vous eût représenté les suites d’un tel parti.

Henri. — Vous parlez franchement, mon cousin, et je ne le trouve point mauvais. Allez, ne craignez rien et dites tout ce que vous aurez sur le cœur.

Le duc. — Mais je n’en ai peut-être déjà que trop dit ; les rois ne veulent point qu’on nomme les choses par leurs noms. Ils sont accoutumés à la flatterie ; ils en font une partie de leur grandeur. L’honnête liberté avec laquelle on parle aux autres hommes les blesse ; ils ne veulent point qu’on ouvre la bouche que pour les louer et les admirer. Il ne faut pas les traiter en hommes ; il faut dire qu’ils sont toujours et partout des héros.

Henri. — Vous en parlez si savamment, qu’il paraît bien que vous en avez l’expérience. C’est ainsi que vous étiez flatté et encensé pendant que vous étiez le roi de Paris.

Le duc. — Il est vrai qu’on m’a amusé par beaucoup de vaines flatteries, qui m’ont donné de fausses espérances, et fait faire de grandes fautes.

Henri. — Pour moi, j’ai été instruit par mon malheur. De telles leçons sont rudes ; mais elles sont bonnes et il m’en restera toute ma vie d’écouter plus volontiers qu’un autre mes vérités. Dites-les-moi donc, mon cher cousin, si vous m’aimez.

Le duc. — Tous nos mécomptes sont venus de l’idée que nous avions conçue de vous dans votre jeunesse. Nous savions que les femmes vous amusaient partout ; que la comtesse de Guiche vous avait fait perdre tous les avantages de la bataille de Coutras ; que vous aviez été jaloux de votre cousin le prince de Condé, qui paraissait plus ferme, plus sérieux et plus appliqué que vous aux grandes affaires, et qui avait, avec un bon esprit, une grande vertu. Nous vous regardions comme un homme mou et efféminé, que la reine-mère avait trompé par mille intrigues d’amourettes, qui avait fait tout ce qu’on avait voulu dans le temps de la Saint-Barthélémy pour changer de religion, qui s’était encore soumis, après la conjuration de La Mole, à tout ce que la cour voulut. Enfin, nous espérions avoir bon marché de vous. Mais en vérité, sire, je n’en puis plus ; me voilà tout en sueur et hors d’haleine. Votre Majesté est aussi maigre et aussi légère que je suis gros et pesant ; je ne puis plus la suivre.

Henri. — Il est vrai, mon cousin, que j’ai pris plaisir à vous lasser ; mais c’est aussi le seul mal que je vous ferai de ma vie. Achevez ce que vous avez commencé.

Le duc. — Vous nous avez bien surpris, quand nous vous avons vu, à cheval nuit et jour, faire des actions d’une vigueur et d’une diligence incroyables, à Cahors, à Eause en Gascogne, à Arques en Normandie, à Ivry, devant Paris, à Arnay-le-Duc, et à Fontaine-Française. Vous avez su gagner la confiance des catholiques sans perdre les huguenots ; vous avez choisi des gens capables et dignes de votre confiance pour les affaires ; vous les avez consultés sans jalousie, et vous avez su profiter de leurs bons avis sans vous laisser gouverner ; vous nous avez prévenus partout ; vous êtes devenu un autre homme, ferme, vigilant, laborieux, tout à vos devoirs.

Henri. — Je vois bien que ces vérités si hardies que vous me deviez dire se tournent en louanges ; mais il faut revenir à ce que je vous ai dit d’abord, qui est que je dois tout ce que je suis à ma mauvaise fortune. Si je me fusse trouvé d’abord sur le trône, environné de pompe, de délices et de flatteries, je me serais endormi dans les plaisirs. Mon naturel penchait à la mollesse ; mais j’ai senti la contradiction des hommes, et le tort que mes défauts me pouvaient faire : il a fallu m’en corriger, m’assujettir, me contraindre, suivre de bons conseils, profiter de mes fautes, entrer dans toutes les affaires. Voilà ce qui redresse et forme les hommes.