Dialogues des morts/Dialogue 68

Texte établi par Émile FaguetNelson (p. 413-416).


LXVIII

HENRI III ET HENRI IV


Différence entre un roi qui se fait craindre et haïr par la cruauté et la finesse, et un roi qui se fait aimer par la sincérité et le désintéressement de son caractère.


Henri III. — Hé, mon pauvre cousin ! vous voilà tombé dans le même malheur que moi.

Henri IV. — Ma mort a été violente comme la vôtre : mais personne ne vous a regretté que vos mignons, à cause des biens immenses que vous répandiez sur eux avec profusion ; pour moi, toute la France m’a pleuré comme le père de toutes les familles. On me proposera, dans la suite des siècles, comme le modèle d’un bon et sage roi. Je commençais à mettre le royaume dans le calme, dans l’abondance et dans le bon ordre.

Henri III. — Quand je fus tué à Saint-Cloud, j’avais déjà abattu la Ligue ; Paris était prêt à se rendre : j’aurais bientôt rétabli mon autorité.

Henri IV. — Mais quel moyen de rétablir votre réputation si noircie ? Vous passiez pour un fourbe, un hypocrite, un impie, un homme efféminé et dissolu. Quand on a une fois perdu la réputation de probité et de bonne foi, on n’a jamais une autorité tranquille et assurée. Vous vous étiez défait des deux Guise à Blois ; mais vous ne pouviez jamais vous défaire de tous ceux qui avaient horreur de vos fourberies.

Henri III. — Hé ! ne savez-vous pas que l’art de dissimuler est l’art de régner ?

Henri IV. — Voilà les belles maximes que du Guast et quelques autres vous avaient inspirées. L’abbé d’Elbène et les autres Italiens vous avaient mis dans la tête la politique de Machiavel. La reine, votre mère, vous avait nourri dans ces sentiments. Mais elle eut bien sujet de s’en repentir ; elle eut ce qu’elle méritait : elle vous avait appris à être dénaturé, vous le fûtes contre elle.

Henri III. — Mais, quel moyen d’agir sincèrement et de se confier aux hommes ? Ils sont tous déguisés et corrompus.

Henri IV. — Vous le croyez, parce que vous n’avez jamais vu d’honnêtes gens, et vous ne croyez pas qu’il y en puisse avoir au monde. Mais vous n’en cherchiez pas : au contraire, vous les fuyiez, et ils vous fuyaient ; ils vous étaient suspects et incommodes. Il vous fallait des scélérats qui vous inventassent de nouveaux plaisirs, qui fussent capables des crimes les plus noirs, et devant lesquels rien ne vous fît souvenir ni de la religion, ni de la pudeur violée. Avec de telles mœurs, on n’a garde de trouver des gens de bien. Pour moi, j’en ai trouvé ; j’ai su m’en servir dans mon conseil, dans les négociations étrangères, dans plusieurs charges : par exemple, Sully, Jeannin, d’Ossat, etc.

Henri III. — À vous entendre parler, on vous prendrait pour un Caton ; votre jeunesse a été aussi déréglée que la mienne,

Henri IV. — Il est vrai, j’ai été inexcusable dans ma passion honteuse pour les femmes ; mais, dans mes désordres, je n’ai jamais été ni trompeur, ni méchant, ni impie ; je n’ai été que faible. Le malheur m’a beaucoup servi ; car j’étais naturellement paresseux et trop adonné aux plaisirs. Si je fusse né roi, je me serais peut-être déshonoré ; mais la mauvaise fortune à vaincre et mon royaume à conquérir m’ont mis dans la nécessité de m’élever au-dessus de moi-même.

Henri III. — Combien avez-vous perdu de belles occasions de vaincre vos ennemis, pendant que vous vous amusiez sur les bords de la Garonne à soupirer pour la comtesse de Guiche ! Vous étiez comme Hercule filant auprès d’Omphale.

Henri IV. — Je ne puis le désavouer ; mais Coutras, Ivry, Arques, Fontaine-Française, réparent un peu…

Henri III. — N’ai-je pas gagné les batailles de Jarnac et de Moncontour ?

Henri IV. — Oui ; mais le roi Henri III soutint mal les espérances qu’on avait conçues du duc d’Anjou. Henri IV, au contraire, a mieux valu que le roi de Navarre.

Henri III. — Vous croyez donc que je n’ai point ouï parler de la duchesse de Beaufort, de la marquise de Verneuil, de la… Mais je ne puis les compter toutes, tant il y en a eu.

Henri IV. — Je n’en désavoue aucune, et je passe condamnation. Mais je me suis fait aimer et craindre : j’ai détesté cette politique cruelle et trompeuse dont vous étiez si empoisonné, et qui a causé tous vos malheurs ; j’ai fait la guerre avec vigueur ; j’ai conclu au dehors une solide paix ; au dedans j’ai policé l’État, et je l’ai rendu florissant ; j’ai rangé les grands à leur devoir, et même les plus insolents favoris, tout cela sans tromper, sans assassiner, sans faire d’injustice, me fiant aux gens de bien, et mettant toute ma gloire à soulager les peuples.