Dialogues des morts/Dialogue 55

Texte établi par Émile FaguetNelson (p. 365-369).


LV

LE PRINCE DE GALLES ET RICHARD SON FILS


Caractère d’un prince faible


Le prince. — Hélas ! mon cher fils, je te revois avec douleur : j’espérais pour toi une vie plus longue et un règne plus heureux. Qui est-ce qui a rendu ta mort si prompte ? N’as-tu point fait la même faute que moi, en ruinant ta santé par un excès de travail dans la guerre contre les Français ?

Richard. — Non, mon père, ma santé n’a point manqué : d’autres malheurs ont fini ma vie.

Le prince. — Quoi donc ? quelque traître a-t-il trempé ses mains dans ton sang ? Si cela est, l’Angleterre, qui ne m’a pas oublié, vengera ta mort.

Richard. — Hélas ! mon père, toute l’Angleterre a été de concert pour me déshonorer, pour me dégrader, pour me faire périr.

Le prince. — Ô ciel ! qui l’aurait pu croire ? à qui se fier désormais ? Mais qu’as-tu donc fait, mon fils ? N’as-tu point de tort ? Dis la vérité à ton père.

Richard. — À mon père ? ils disent que vous ne l’êtes pas, et que je suis fils d’un chanoine de Bordeaux.

Le prince. — C’est de quoi personne ne peut répondre ; mais je ne saurais le croire. Ce n’est pas la conduite de ta mère qui leur donne cette pensée ; mais n’est-ce point la tienne qui leur fait tenir ce discours ?

Richard. — Ils disent que je prie Dieu comme un chanoine, que je ne sais ni conserver l’autorité sur les peuples, ni exercer la justice, ni faire la guerre.

Le prince. — Ô mon enfant ! tout cela est-il vrai ? Il aurait mieux valu pour toi passer ta vie moine à Westminster, que d’être sur le trône avec tant de mépris.

Richard. — J’ai eu de bonnes intentions, j’ai donné de bons exemples ; j’ai eu même quelquefois assez de vigueur. Par exemple, je fis enlever et exécuter le duc de Glocester mon oncle, qui ralliait tous les mécontents contre moi, et qui m’aurait détrôné si je ne l’eusse prévenu.

Le prince. — Ce coup était hardi et peut-être nécessaire ; car je connaissais bien mon frère, qui était dissimulé, artificieux, entreprenant, ennemi de l’autorité légitime, propre à rallier une cabale dangereuse. Mais, mon fils, ne lui avais-tu donné aucune prise sur toi ? D’ailleurs, ce coup était-il assez mesuré ? l’as-tu bien soutenu ?

Richard. — Le duc de Glocester m’accusait d’être trop uni avec les Français, anciens ennemis de notre nation : mon mariage avec la fille de Charles VI, roi de France, servit au duc à éloigner de moi les cœurs des Anglais.

Le prince. — Quoi ! mon fils, tu t’es rendu suspect aux tiens par une alliance avec les ennemis irréconciliables de l’Angleterre ! Et que t’ont-ils donné pour ce mariage ? as-tu joint le Poitou et la Touraine à la Guyenne, pour unir tous nos États de France jusqu’à la Normandie ?

Richard. — Nullement ; mais j’ai cru qu’il était bon d’avoir hors de l’Angleterre un appui contre les Anglais factieux.

Le prince. — Ô malheur de l’État ! ô déshonneur de la maison royale ! tu vas mendier le secours de tes ennemis, qui auront toujours un intérêt capital de rabaisser ta puissance ! Tu veux affermir ton règne en prenant des intérêts contraires à la grandeur de ta propre nation ! Tu ne te contentes pas d’être aimé de tes sujets comme leur père ; tu veux être craint comme un ennemi qui s’entend avec les étrangers pour les opprimer ! Hélas ! que sont devenus ces beaux jours où je mis en fuite le roi de France dans les plaines de Créci, inondées du sang de trente mille Français, et où je pris un autre roi de cette nation aux portes de Poitiers ? Oh que les temps sont changés ! Non, je ne m’étonne plus qu’on t’ait pris pour le fils d’un chanoine. Mais qui est-ce qui t’a détrôné ?

Richard. — Le comte d’Erby.

Le prince. — Comment ? a-t-il assemblé une armée ? a-t-il gagné une bataille ?

Richard. — Rien de tout cela. Il était en France à cause d’une querelle avec le grand maréchal, pour laquelle je l’avais chassé : l’archevêque de Cantorbéry y passa secrètement, pour l’inviter à entrer dans une conspiration. Il passa par la Bretagne, arriva à Londres pendant que je n’y étais pas, trouva le peuple prêt à se soulever. La plupart des mutins prirent les armes ; leurs troupes montèrent jusqu’à soixante mille hommes ; tout m’abandonna. Le comte vint me trouver dans un château où je me renfermai ; il eut l’audace d’y entrer presque seul : je pouvais alors le faire périr.

Le prince. — Pourquoi ne le fis-tu pas, malheureux ?

Richard. — Les peuples, que je voyais en armes dans toute la campagne, m’auraient massacré.

Le prince. — Hé ! ne valait-il pas mieux mourir en homme de courage ?

Richard. — Il y eut d’ailleurs un présage qui me découragea.

Le prince. — Qu’était-ce ?

Richard. — Ma chienne, qui n’avait jamais voulu caresser que moi seul, me quitta d’abord pour aller en ma présence caresser le comte : je vis bien ce que cela signifiait, et je le dis au comte même.

Le prince. — Voilà une belle naïveté ! Un chien a donc décidé de ton autorité, de ton honneur, de ta vie, et du sort de toute l’Angleterre ! Alors que fis-tu ?

Richard. — Je priai le comte de me mettre en sûreté contre la fureur de ce peuple.

Le prince. — Hélas ! il ne te manquait plus que de demander lâchement la vie à l’usurpateur. Te la donna-t-il au moins ?

Richard. — Oui, d’abord. Il me renferma dans la Tour, où j’aurais vécu encore assez doucement : mais mes amis me firent plus de mal que mes ennemis ; ils voulurent se rallier pour me tirer de captivité et pour renverser l’usurpateur. Alors il se défit de moi malgré lui, car il n’avait pas envie de se rendre coupable de ma mort.

Le prince. — Voilà un malheur complet. Mon fils est faible et inégal ; sa vertu mal soutenue le rend méprisable ; il s’allie avec ses ennemis et soulève ses sujets ; il ne prévoit point l’orage ; il se décourage dès qu’il éclate ; il perd les occasions de punir l’usurpateur ; il demande lâchement la vie, et il ne l’obtient pas. Ô ciel, vous vous jouez de la gloire des princes et de la prospérité des États ! Voilà le petit-fils d’Édouard qui a vaincu Philippe et ravagé son royaume ! Voilà mon fils, de moi qui ai pris Jean, et fait trembler la France et l’Espagne.