Dialogues des morts/Dialogue 54

Texte établi par Émile FaguetNelson (p. 362-365).


LIV

LÉGER ET ÉBROÏN


La vie simple et solitaire n’a point de charmes pour un ambitieux


Ébroïn. — Ma consolation dans mes malheurs est de vous trouver dans cette solitude.

Léger. — Et moi je suis fâché de vous y voir ; car on y est sans fruit, quand on y est malgré soi.

Ébroïn. — Pourquoi désespérez-vous donc de ma conversion ? Peut-être que vos exemples et vos conseils me rendront meilleur que vous ne pensez. Vous qui êtes si charitable, vous devriez bien dans ce loisir prendre un peu soin de moi.

Léger. — On ne m’a mis ici qu’afin que je ne me mêle de rien : je suis assez chargé d’avoir à me corriger moi-même.

Ébroïn. — Quoi ! en entrant dans la solitude on renonce à la charité ?

Léger. — Point du tout ; je prierai Dieu pour vous.

Ébroïn. — Ho ! je le vois bien ; c’est que vous m’abandonnez comme un homme indigne de vos instructions. Mais vous en répondrez, et vous ne me faites pas justice. J’avoue que j’ai été fâché de venir ici ; mais maintenant je suis assez content d’y être. Voici le plus beau désert qu’on puisse voir. N’admirez-vous pas ces ruisseaux qui tombent des montagnes, ces rochers escarpés et en partie couverts de mousse, ces vieux arbres qui paraissent aussi anciens que la terre où ils sont plantés ? La nature a ici je ne sais quoi de brut et d’affreux qui plaît, et qui fait rêver agréablement.

Léger. — Toutes ces choses sont bien fades à qui a le goût de l’ambition, et qui n’est point désabusé des choses vaines. Il faut avoir le cœur innocent et paisible pour être sensible à ces beautés champêtres.

Ébroïn. — Mais j’étais las du monde et de ses embarras, quand on m’a mis ici.

Léger. — Il paraît que vous en étiez fort las, puisque vous en êtes sorti par force.

Ébroïn. — Je n’aurais pas eu le courage d’en sortir ; mais j’en étais pourtant dégoûté.

Léger. — Dégoûté comme un homme qui y retournerait encore avec joie, et qui ne cherche qu’une porte pour y rentrer. Je connais votre cœur ; vous avez beau dissimuler : avouez votre inquiétude ; soyez au moins de bonne foi.

Ébroïn. — Mais, saint prélat, si nous rentrions vous et moi dans les affaires, nous y ferions des biens infinis. Nous nous soutiendrions l’un l’autre pour protéger la vertu ; nous abattrions de concert tout ce qui s’opposerait à nous.

Léger. — Confiez-vous à vous-même tant qu’il vous plaira, sur vos expériences passées ; cherchez des prétextes pour flatter vos passions : pour moi, qui suis ici depuis plus de temps que vous, j’y ai eu le loisir d’apprendre à me défier de moi et du monde. Il m’a trompé une fois, ce monde ingrat : il ne me trompera plus. J’ai tâché de lui faire du bien ; il ne m’a jamais rendu que du mal. J’ai voulu aider une reine bien intentionnée, on l’a décréditée, et réduite à se retirer. On m’a rendu ma liberté en croyant me mettre en prison : trop heureux de n’avoir plus d’autre affaire que celle de mourir en paix dans ce désert !

Ébroïn. — Mais vous n’y songez pas ; si nous voulons nous réunir, nous pouvons encore être les maîtres absolus.

Léger. — Les maîtres de quoi ? de la mer, des vents et des flots ? Non, je ne me rembarque plus après avoir fait naufrage. Allez chercher la fortune ; tourmentez-vous, soyez malheureux dès cette vie, hasardez tout, périssez à la fleur de votre âge, damnez-vous pour troubler le monde et pour faire parler de vous ; vous le méritez bien, puisque vous ne pouvez demeurer en repos.

Ébroïn. — Mais quoi ! est-il bien vrai que vous ne désirez plus la fortune ? l’ambition est-elle bien éteinte dans les derniers replis de votre cœur ?

Léger. — Me croiriez-vous si je vous le disais ?

Ébroïn. — En vérité, j’en doute fort. J’aurais bien de la peine ; car enfin…

Léger. — Je ne vous le dirai donc pas ; il est inutile de vous parler non plus qu’aux sourds. Ni les peines infinies de la prospérité, ni les adversités affreuses qui l’ont suivie, n’ont pu vous corriger. Allez, retournez à la cour : gouvernez ; faites le malheur du monde, et trouvez-y le vôtre.