Dialogues des morts/Dialogue 35

Texte établi par Émile FaguetNelson (p. 287-291).


XXXV

F. CAMILLUS ET FABIUS MAXIMUS


La générosité et la bonne foi sont plus utiles dans la politique que la finesse et les détours


Fabius. — C’est aux trois juges à nous régler pour le rang, puisque vous ne voulez pas me céder ; ils décideront, et je les crois assez justes pour préférer les grandes actions de la guerre punique, où la république était déjà puissante et admirée de toutes les nations éloignées, aux petites guerres de Rome naissante, pendant lesquelles on combattait toujours aux portes de la ville.

Camillus. — Ils n’auront pas grand’peine à décider entre un Romain qui a été cinq fois dictateur, quoiqu’il n’ait jamais été consul, qui a triomphé quatre fois, qui a mérité le titre de second fondateur de Rome, et un autre citoyen qui n’a fait que temporiser par finesse et fuir devant Annibal.

Fabius. — J’ai plus mérité que vous le titre de second fondateur ; car Annibal et toute la puissance des Carthaginois, dont j’ai délivré Rome, étaient un mal plus redoutable que l’incursion d’une foule de barbares que vous avez dissipée. Vous serez bien embarrassé quand il faudra comparer la prise de Véies, qui était un village, avec celle de la superbe et belliqueuse Tarente, cette seconde Lacédémone, dont elle était une colonie.

Camillus. — Le siège de Véies était plus important aux Romains que celui de Tarente. Il n’en faut pas juger par la grandeur de la ville, mais par les maux qu’elle causait à Rome. Véies était alors, à proportion, plus forte pour Rome naissante, que Tarente ne le fut dans la suite pour Rome qui avait augmenté sa puissance par tant de prospérités.

Fabius. — Mais cette petite ville de Véies, vous demeurâtes dix ans à la prendre ; ce siège dura autant que celui de Troie : aussi entrâtes-vous dans Rome, après cette conquête, sur un chariot triomphal traîné par quatre chevaux blancs. Il vous fallut même des vœux pour parvenir à ce grand succès ; vous promîtes aux dieux la dixième partie du butin. Sur cette parole, ils vous firent prendre la ville ; mais dès qu’elle fut prise, vous oubliâtes vos bienfaiteurs, et vous donnâtes le pillage aux soldats, quoique les dieux méritassent la préférence.

Camillus. — Ces fautes-là se font sans mauvaise volonté, dans le transport que cause une victoire remportée. Mais les dames romaines payèrent mon vœu ; car elles donnèrent tout l’or de leurs joyaux pour faire une coupe d’or du poids de huit talents, qu’on offrit au temple de Delphes : aussi le sénat ordonna qu’on ferait l’éloge public de chacune de ces généreuses femmes après sa mort.

Fabius. — Je consens à leur éloge et point au vôtre. C’est vous qui avez violé votre vœu ; c’est elles qui l’ont accompli.

Camillus. — On ne peut point me reprocher d’avoir jamais manqué volontairement à la bonne foi : j’en ai donné une belle marque.

Fabius. — Je vois déjà venir de loin notre maître d’école tant de fois rebattu.

Camillus. — Ne pensez pas vous en moquer ; ce maître d’école me fait grand honneur. Les Falériens avaient, à la mode des Grecs, un homme instruit des lettres pour élever leurs enfants en commun, afin que la société, l’émulation et les maximes du bien public les rendissent encore plus les enfants de la république que de leurs parents ; ce traître me vint livrer toute la jeunesse des Falériens. Il ne tenait qu’à moi de subjuguer ce peuple, ayant de si précieux otages ; mais j’eus horreur du traître et de la trahison. Je ne fis pas comme ceux qui ne sont qu’à demi gens de bien et qui aiment la trahison, quoiqu’ils détestent le traître ; je commandai aux licteurs de déchirer les habits du maître d’école ; je lui fis lier les mains derrière le dos, et je chargeai les enfants mêmes de le ramener en le fouettant jusque dans leur ville. Est-ce aimer la bonne foi ? qu’en croyez-vous, Fabius, parlez ?

Fabius. — Je crois que cette action est belle, et elle vous relève plus que la prise de Véies.

Camillus. — Mais savez-vous la suite ? Elle marque bien ce que fait la vertu, et combien la générosité est plus utile pour la politique même que la finesse.

Fabius. — N’est-ce pas que les Falériens, touchés de votre bonne foi, vous envoyèrent des ambassadeurs pour se mettre, eux et leur ville, à votre discrétion, disant qu’ils ne pouvaient rien faire de meilleur pour leur patrie que de la soumettre à un homme si juste et si ennemi du crime ?

Camillus. — Il est vrai ; mais je renvoyai leurs ambassadeurs à Rome, afin que le sénat et le peuple décidassent.

Fabius. — Vous craigniez l’envie et la jalousie de vos concitoyens.

Camillus. — N’avais-je pas raison ? Plus on pratique la vertu au-dessus des autres, plus on doit craindre d’irriter leur jalousie ; d’ailleurs je devais cette déférence à la république. Mais enfin on ne voulut point décider, on me renvoya les ambassadeurs ; et je finis l’affaire comme je l’avais commencée, par un procédé généreux. Je laissai les Falériens en liberté se gouverner eux-mêmes selon leurs lois ; je fis avec eux une paix juste et honorable pour leur ville.

Fabius. — J’ai ouï dire que les soldats de votre armée furent bien irrités de cette paix ; car ils espéraient un grand pillage.

Camillus. — Ne devais-je pas préférer la gloire de Rome et mon honneur à l’avarice des soldats ?

Fabius. — J’en conviens. Mais revenons à notre question. Vous ne savez peut-être pas que j’ai donné des marques de probité plus fortes que l’affaire de votre maître d’école ?

Camillus. — Non, je ne le sais point, et je ne saurais me le persuader.

Fabius. — J’avais réglé avec Annibal qu’on échangerait dans les deux armées les prisonniers, et que ceux qui ne pourraient être échangés seraient rachetés deux cent cinquante drachmes pour chaque homme. L’échange achevé, on trouva qu’il y avait encore, au delà du nombre des Carthaginois, deux cent cinquante Romains qu’il fallait racheter. Le sénat désapprouve mon traité et refuse le payement : j’envoie mon fils à Rome pour vendre mon bien, et je paye à mes dépens toutes ces rançons que le sénat ne voulait point payer. Vous n’étiez généreux qu’aux dépens de la république ; mais moi je l’ai été sur mon propre compte : vous ne l’avez été que de concert avec le sénat ; je l’ai été contre le sénat même.

Camillus. — Il n’est pas difficile à un homme de cœur de sacrifier un peu d’argent pour se procurer tant de gloire. Pour moi, j’ai montré ma générosité en sauvant ma patrie ingrate : sans moi, les Gaulois ne vous auraient pas même laissé une ville de Rome à défendre. Allons trouver Minos, afin qu’il finisse notre contestation et règle nos rangs.