Dialogues des morts/Dialogue 36

Texte établi par Émile FaguetNelson (p. 291-293).


XXXVI

FABIUS MAXIMUS ET ANNIBAL


Un général d’armée doit sacrifier sa réputation au salut public


Annibal. — Je vous ai fait passer de mauvais jours et de mauvaises nuits ; avouez-le de bonne foi.

Fabius. — Il est vrai ; mais j’ai eu ma revanche.

Annibal. — Pas trop ; vous ne faisiez que reculer devant moi, que chercher des campements inaccessibles sur des montagnes ; vous étiez toujours dans les nues. C’était mal relever la réputation des Romains que de montrer tant d’épouvante.

Fabius. — Il faut aller au plus pressé. Après tant de batailles perdues, j’eusse achevé la perte de la république de hasarder de nouveaux combats. Il fallait relever le courage de nos troupes, les accoutumer à vos armes, à vos éléphants, à vos ruses, à votre ordre de bataille ; vous laisser amollir dans les plaisirs de Capoue, et attendre que vous usassiez peu à peu vos forces.

Annibal. — Mais cependant vous vous déshonoriez par votre timidité. Belle ressource pour la patrie, après tant de malheurs, qu’un capitaine qui n’ose rien tenter, qui a peur de son ombre comme un lièvre, qui ne trouve point de rochers assez escarpés pour y faire grimper ses troupes toujours tremblantes ! C’était entretenir la lâcheté dans votre camp, et augmenter l’audace dans le mien.

Fabius. — Il valait mieux se déshonorer par cette lâcheté, que faire massacrer toute la fleur des Romains, comme Térentius Varro le fit à Cannes. Ce qui aboutit à sauver la patrie et à rendre les victoires des ennemis inutiles ne peut déshonorer un capitaine ; on voit qu’il a préféré le salut public à sa propre réputation, qui lui est plus chère que sa vie, et ce sacrifice de sa réputation doit lui en attirer une grande : encore même n’est-il pas question de sa réputation ; il ne s’agit que des discours téméraires de certains critiques qui n’ont pas des vues assez étendues pour prévoir de loin combien cette manière lente de faire la guerre sera enfin avantageuse. Il faut laisser parler les gens qui ne regardent que ce qui est présent et que ce qui brille. Quand vous aurez, par votre patience, obtenu un bon succès, les gens mêmes qui vous ont le plus condamné seront le plus empressés à vous applaudir. Ils ne jugent que par les succès : ne songez qu’à réussir ; si vous y parvenez, ils vous accableront de louanges.

Annibal. — Mais que vouliez-vous que pensassent vos alliés ?

Fabius. — Je les laissais penser tout ce qui leur plaisait, pourvu que je sauvasse Rome, comptant que je serais bien justifié sur toutes leurs critiques, après que j’aurais prévalu sur vous.

Annibal. — Sur moi ! vous n’avez jamais eu cette gloire. Une seule fois j’ai décampé devant vous, et en cela j’ai montré que je savais me jouer de toute votre science dans l’art militaire ; car avec des feux attachés aux cornes d’un grand nombre de bœufs, je vous donnai le change, et je décampai la nuit, pendant que vous vous imaginiez que j’étais auprès de votre camp.

Fabius. — Ces ruses-là peuvent surprendre tout le monde ; mais elles n’ont rien décidé entre nous. Enfin vous ne pouvez désavouer que je vous ai affaibli, que j’ai repris des places, que j’ai relevé de leurs chutes les troupes romaines ; et, si le jeune Scipion ne m’en eût dérobé la gloire, je vous aurais chassé de l’Italie. Si Scipion en est venu à bout, c’est qu’il y avait encore une Rome sauvée par la lenteur de Fabius. Cessez donc de vous moquer d’un homme qui, en reculant un peu devant vous, est cause que vous avez abandonné toute l’Italie, et fait périr Carthage. Il n’est pas question d’éblouir par des commencements avantageux ; l’essentiel est de bien finir.