Dialogues des morts/Dialogue 27

Texte établi par Émile FaguetNelson (p. 257-258).


XXVII

ALEXANDRE ET DIOGÈNE


Combien la flatterie est pernicieuse aux princes


Diogène. — Ne vois-je pas Alexandre parmi les morts ?

Alexandre. — Tu ne te trompes pas, Diogène.

Diogène. — Eh, comment ! les dieux meurent-ils ?

Alexandre. — Non pas les dieux, mais les hommes mortels par leur nature.

Diogène. — Mais crois-tu n’être qu’un simple homme ?

Alexandre. — Hé ! pourrais-je avoir un autre sentiment de moi-même ?

Diogène. — Tu es bien modeste après ta mort. Rien n’aurait manqué à ta gloire, Alexandre, si tu l’avais été autant pendant ta vie.

Alexandre. — En quoi donc me suis-je si fort oublié ?

Diogène. — Tu le demandes, toi qui, non content d’être le fils d’un grand roi qui s’était rendu maître de la Grèce entière, prétendais venir de Jupiter ? On te faisait la cour, en te disant qu’un serpent s’était approché d’Olympias. Tu aimais mieux avoir ce monstre pour père, parce que cela flattait davantage ta vanité, que d’être descendu de plusieurs rois de Macédoine, parce que tu ne trouvais rien dans cette naissance au-dessus de l’humanité. Ne souffrais-tu pas les basses et honteuses flatteries de la prêtresse de Jupiter-Ammon ? Elle répondit que tu blasphémais en supposant que ton père pouvait avoir des meurtriers ; tu sus profiter de ses salutaires avis, et tu évitas avec un grand soin de tomber dans la suite dans de pareilles impiétés. Ô homme trop faible pour supporter les talents que tu avais reçus du ciel !

Alexandre. — Crois-tu, Diogène, que j’aie été assez insensé pour ajouter foi à toutes ces fables ?

Diogène. — Pourquoi donc les autorisais-tu ?

Alexandre. — C’est qu’elles m’autorisaient moi-même. Je les méprisais et je m’en servais parce qu’elles me donnaient un pouvoir absolu sur les hommes. Ceux qui auraient peu considéré le fils de Philippe tremblaient devant le fils de Jupiter. Les peuples ont besoin d’être trompés : la vérité est faible auprès d’eux ; le mensonge est tout puissant sur leur esprit. La seule réponse de la prêtresse, dont tu parles avec dérision, a plus avancé mes conquêtes que mon courage et toutes les ressources de mon esprit. Il faut connaître les hommes, se proportionner à eux, et les mener par les voies par lesquelles ils sont capables de marcher.

Diogène. — Les hommes du caractère que tu dépeins sont dignes de mépris, comme l’erreur à laquelle ils sont livrés ; et, pour être estimé de ces hommes vils, tu as eu recours au mensonge, qui t’a rendu plus indigne qu’eux.