Dialogues des morts/Dialogue 26

Texte établi par Émile FaguetNelson (p. 254-256).


XXVI

ALEXANDRE ET CLITUS


Funeste délicatesse des grands, qui ne peuvent souffrir d’être avertis de leurs défauts, même par leurs plus fidèles serviteurs.


Clitus. — Bonjour, grand roi. Depuis quand es-tu descendu sur ces rives sombres ?

Alexandre. — Ah ! Clitus, retire-toi ; je ne puis supporter ta vue ; elle me reproche ma faute.

Clitus. — Pluton veut que je demeure devant tes yeux, pour te punir de m’avoir tué injustement. J’en suis fâché, car je t’aime encore, malgré le mal que tu m’as fait ; mais je ne puis plus te quitter.

Alexandre. — Ô la cruelle compagnie ! Voir toujours un homme qui rappelle le souvenir de ce qu’on a eu tant de honte d’avoir fait !

Clitus. — Je regarde bien mon meurtrier ; pourquoi ne saurais-tu pas regarder un homme que tu as fait mourir ? Je vois bien que les grands sont plus délicats que les autres hommes ; ils ne veulent voir que des gens contents d’eux, qui les flattent, et qui fassent semblant de les admirer. Mais il n’est plus temps d’être délicat sur les bords du Styx. Il fallait quitter cette délicatesse en quittant la grandeur royale. Tu n’as plus rien à donner ici, et tu ne trouveras plus de flatteurs.

Alexandre. — Ah ! quel malheur ! sur la terre j’étais un dieu, ici je ne suis qu’une ombre, et on m’y reproche sans pitié mes fautes.

Clitus. — Pourquoi les faisais-tu ?

Alexandre. — Quand je te tuai, j’avais trop bu.

Clitus. — Voilà une belle excuse pour un héros et pour un dieu ! Celui qui devait être assez raisonnable pour gouverner la terre entière perdait, par l’ivresse, toute sa raison, et se rendait semblable à une bête féroce. Mais, avoue de bonne foi la vérité, tu étais encore plus enivré par la mauvaise gloire et par la colère que par le vin ; tu ne pouvais souffrir que je condamnasse ta vanité qui te faisait recevoir les honneurs divins, et publier les services qu’on t’avait rendus. Réponds-moi ; je ne crains plus que tu me tues.

Alexandre. — Ô dieux cruels, que ne puis-je me venger de vous ! Mais, hélas ! je ne puis pas même me venger de cette ombre de Clitus, qui vient m’insulter brutalement.

Clitus. — Te voilà aussi colère et aussi fougueux que tu l’étais parmi les vivants. Mais personne ne te craint ici ; pour moi, tu me fais pitié.

Alexandre. — Quoi ! le grand Alexandre fait pitié à un homme vil tel que Clitus ! Que ne puis-je ou le tuer ou me tuer moi-même !

Clitus. — Tu ne peux plus ni l’un ni l’autre ; les ombres ne meurent point : te voilà immortel, mais autrement que tu ne l’avais prétendu. Il faut te résoudre à n’être qu’une ombre comme moi, et comme le dernier des hommes. Tu ne trouveras plus ici de provinces à ravager, ni de rois à fouler aux pieds, ni de palais à brûler dans ton ivresse, ni de fables ridicules à conter, pour te vanter d’être le fils de Jupiter.

Alexandre. — Tu me traites comme un misérable.

Clitus. — Non, je te reconnais pour un grand conquérant, d’un naturel sublime, mais gâté par de trop grands succès. Te dire la vérité par affection, est-ce t’offenser ? Si la vérité t’offense, retourne sur la terre chercher tes flatteurs.

Alexandre. — À quoi donc me servira toute ma gloire, si Clitus même ne m’épargne pas ?

Clitus. — C’est ton emportement qui a terni ta gloire parmi les vivants. Veux-tu la conserver pure dans les enfers, il faut être modeste avec des ombres qui n’ont rien à perdre ni à gagner avec toi.

Alexandre. — Mais tu disais que tu m’aimais.

Clitus. — Oui, j’aime ta personne sans aimer tes défauts.

Alexandre. — Si tu m’aimes, épargne-moi.

Clitus. — Parce que je t’aime, je ne t’épargnerai point. Quand tu parus si chaste à la vue de la femme et de la fille de Darius, quand tu montras tant de générosité pour ce prince vaincu, tu méritas de grandes louanges ; je te les donne. Ensuite la gloire te fit tourner la tête. Je te quitte, adieu.