Collection : Scripta Manent N°43
Lieu d’édition : Paris
Année d’édition : 1929 (impression)
LE DÎNER
DU COMTE DE BOULAINVILLIERS
I. — AVANT DÎNER
’ABBÉ COUET. — Quoi ! monsieur le comte,
vous croyez la philosophie aussi utile au
genre humain que la religion apostolique,
catholique et romaine ?
LE COMTE DE BOULAINVILLIERS. — La philosophie
étend son empire sur tout l’univers, et votre
Église ne domine que sur une partie de l’Europe ;
encore y a-t-elle bien des ennemis. Mais vous devez
m’avouer que la philosophie est plus salutaire mille
fois que votre religion, telle qu’elle est pratiquée
depuis longtemps.
L’ABBÉ. — Vous m’étonnez. Qu’entendez-vous
donc par philosophie ?
LE COMTE. — J’entends l’amour éclairé de la sagesse,
soutenu par l’amour de l’Être éternel, rémunérateur
de la vertu et vengeur du crime.
L’ABBÉ. — Eh bien ! n’est-ce pas là ce que notre
religion annonce ?
LE COMTE. — Si c’est là ce que vous annoncez,
nous sommes d’accord ; je suis bon catholique et
vous êtes bon philosophe ; n’allons donc pas plus
loin ni l’un ni l’autre. Ne déshonorons notre philosophie
religieuse et sainte, ni par des sophismes et
des absurdités qui outragent la raison, ni par la
cupidité effrénée des honneurs et des richesses qui
corrompent toutes les vertus. N’écoutons que les
vérités et la modération de la philosophie ; alors
cette philosophie adoptera la religion pour sa fille.
L’ABBÉ. — Avec votre permission, ce discours sent
un peu le fagot.
LE COMTE. — Tant que vous ne cesserez de nous
conter des fagots, et de vous servir de fagots allumés
au lieu de raisons, vous n’aurez pour partisans que
des hypocrites et des imbéciles. L’opinion d’un seul
sage l’emporte sans doute sur les prestiges des fripons,
et sur l’asservissement de mille idiots. Vous
m’avez demandé ce que j’entends par philosophie ;
je vous demande à mon tour ce que vous entendez
par religion.
L’ABBÉ. — Il me faudrait bien du temps pour vous
expliquer tous nos dogmes.
LE COMTE. — C’est déjà une grande présomption
contre vous. Il vous faut de gros livres ; et à moi il
ne faut que quatre mots : Sers Dieu, sois juste.
L’ABBÉ. — Jamais notre religion n’a dit le contraire.
LE COMTE. — Je voudrais ne point trouver dans
vos livres des idées contraires. Ces paroles cruelles :
« Contrains-les d’entrer, » dont on abuse avec tant
de barbarie ; et celles-ci : « Je suis venu apporter
le glaive et non la paix ; » et celles-là encore : « Que
celui qui n’écoute pas l’Église soit regardé comme
un païen, ou comme un receveur des deniers publics ; »
et cent maximes pareilles, effraient le sens
commun et l’humanité.
Y a-t-il rien de plus dur et de plus odieux que cet autre discours : « Je leur parle en parabole, afin qu’en voyant ils ne voient point, et qu’en écoutant ils n’entendent point ? » Est-ce ainsi que s’expliquent la sagesse et la bonté éternelle ?
Le Dieu de tout l’univers, qui se fait homme pour éclairer et pour favoriser tous les hommes, a-t-il pu dire : « Je n’ai été envoyé qu’au troupeau d’Israël, » c’est-à-dire à un petit pays de trente lieues tout au plus ?
Est-il possible que ce Dieu, à qui l’on fait payer la capitation, ait dit que ses disciples ne devaient rien payer ; que les rois « ne reçoivent des impôts que des étrangers, et que les enfants en sont exempts ? »
L’ABBÉ. — Ces discours qui scandalisent sont expliqués
par des passages tout différents.
LE COMTE. — Juste ciel ! qu’est-ce qu’un Dieu qui
a besoin de commentaire, et à qui l’on fait dire perpétuellement
le pour et le contre ? qu’est-ce qu’un législateur
qui n’a rien écrit ? qu’est-ce que quatre
livres divins dont la date est inconnue, et dont les
auteurs, si peu avérés, se contredisent à chaque page ?
L’ABBÉ. — Tout cela se concilie, vous dis-je. Mais
vous m’avouerez du moins que vous êtes très content
du discours sur la montagne.
LE COMTE. — Oui ; on prétend que Jésus a dit
qu’on brûlera ceux qui appellent leur frère Raca,
comme vos théologiens font tous les jours. Il dit
qu’il est venu pour accomplir la loi de Moïse, que
vous avez en horreur. Il demande avec quoi on salera
si le sel s’évanouit. Il dit que bienheureux sont les
pauvres d’esprit, parce que le royaume des cieux
est à eux. Je sais encore qu’on lui fait dire qu’il faut
que le blé pourrisse et meure en terre pour germer ;
que le royaume des cieux est un grain de moutarde ;
que c’est de l’argent mis à usure ; qu’il ne faut pas
donner à dîner à ses parents quand ils sont riches. Peut-être ces expressions avaient-elles un sens respectable
dans la langue où l’on dit qu’elles furent
prononcées ; j’adopte tout ce qui peut inspirer la
vertu : mais ayez la bonté de me dire ce que vous
pensez d’un autre passage que voici :
« C’est Dieu qui m’a formé ; Dieu est partout et dans moi : Oserais-je le souiller par des actions criminelles et basses, par des paroles impures, par d’infâmes désirs ?
« Puissé-je, à mes derniers moments, dire à Dieu : Ô mon maître ! ô mon père ! tu as voulu que je souffrisse, j’ai souffert avec résignation ; tu as voulu que je fusse pauvre, j’ai embrassé la pauvreté ; tu m’as mis dans la bassesse, et je n’ai point voulu la grandeur ; tu veux que je meure, je t’adore en mourant. Je sors de ce magnifique spectacle en te rendant grâce de m’y avoir admis pour me faire contempler l’ordre admirable avec lequel tu régis l’univers. »
L’ABBÉ. — Cela est admirable ; dans quel père de
l’Église avez-vous trouvé ce morceau divin ? est-ce
dans saint Cyprien, dans saint Grégoire de Nazianze,
ou dans saint Cyrille ?
LE COMTE. — Non ; ce sont les paroles d’un esclave
païen, nommé Épictète ; et l’empereur Marc-Aurèle
n’a jamais pensé autrement que cet esclave.
L’ABBÉ. — Je me souviens, en effet, d’avoir lu,
dans ma jeunesse, des préceptes de morale dans des auteurs païens, qui me firent une grande impression ;
je vous avouerai même que les lois de Zaleucus, de
Charondas, les conseils de Confucius, les commandements
moraux de Zoroastre, les maximes de Pythagore,
me parurent dictées par la sagesse pour le
bonheur du genre humain : il me semblait que Dieu
avait daigné honorer ces grands hommes d’une lumière
plus pure que celle des hommes ordinaires,
comme il donna plus d’harmonie à Virgile, plus
d’éloquence à Cicéron, et plus de sagacité à Archimède,
qu’à leurs contemporains. J’étais frappé de
ces grandes leçons de vertu que l’antiquité nous a
laissées. Mais enfin tous ces gens-là ne connaissaient
pas la théologie ; ils ne savaient pas quelle est la
différence entre un chérubin et un séraphin, entre
la grâce efficace à laquelle on ne peut résister et la
grâce suffisante qui ne suffit pas ; ils ignoraient que
Dieu était mort, et qu’ayant été crucifié pour tous,
il n’avait pourtant été crucifié que pour quelques-uns.
Ah ! monsieur le comte, si les Scipion, les Cicéron,
les Caton, les Épictète, les Antonin, avaient su
que « le Père a engendré le Fils, et qu’il ne l’a pas
fait ; que l’Esprit n’a été ni engendré ni fait, mais
qu’il procède par spiration tantôt du Père et tantôt
du Fils ; que le Fils a tout ce qui appartient au Père,
mais qu’il n’a pas la paternité ; » si, dis-je, les anciens,
nos maîtres en tout, avaient pu connaître cent vérités
de cette clarté et de cette force ; enfin, s’ils
avaient été théologiens, quels avantages n’auraient-ils
pas procurés aux hommes ! La consubstantialité surtout, monsieur le comte, la transsubstantiation,
sont de si belles choses ! Plût au ciel que Scipion,
Cicéron et Marc-Aurèle, eussent approfondi ces vérités !
ils auraient pu être grands-vicaires de monseigneur
l’archevêque, ou syndics de la Sorbonne.
LE COMTE. — Çà, dites-moi en conscience, entre
nous et devant Dieu, si vous pensez que les âmes
de ces grands hommes soient à la broche, éternellement
rôties par les diables en attendant qu’elles
aient trouvé leur corps qui sera éternellement rôti
avec elles ; et cela pour n’avoir pu être syndics de
Sorbonne, et grands-vicaires de monseigneur l’archevêque ?
L’ABBÉ. — Vous m’embarrassez beaucoup ; car
« hors de l’Église point de salut ».
Nul ne doit plaire au ciel que nous et nos amis.
« Quiconque n’écoute pas l’Église, qu’il soit comme
un païen ou comme un fermier général. » Scipion et
Marc-Aurèle n’ont point écouté l’Église ; ils n’ont
point reçu le concile de Trente ; leurs âmes spirituelles
seront rôties à jamais ; et quand leurs corps,
dispersés dans les quatre éléments, seront retrouvés,
ils seront rôtis à jamais aussi avec leurs âmes. Rien
n’est plus clair, comme rien n’est plus juste : cela
est positif.
D’un autre côté, il est bien dur de brûler éternellement Socrate, Aristide, Pythagore, Épictète, les Antonins, tous ceux dont la vie a été pure et exemplaire, et d’accorder la béatitude éternelle à l’âme et au corps de François Ravaillac, qui mourut en bon chrétien, bien confessé, et muni d’une grâce efficace ou suffisante. Je suis un peu embarrassé dans cette affaire ; car enfin je suis juge de tous les hommes ; leur bonheur ou leur malheur dépend de moi, et j’aurais quelque répugnance à sauver Ravaillac et à damner Scipion.
Il y a une chose qui me console, c’est que nous autres théologiens nous pouvons tirer des enfers qui nous voulons ; nous lisons dans les Actes de sainte Thècle, grande théologienne, disciple de saint Paul, laquelle se déguisa en homme pour le suivre, qu’elle délivra de l’enfer son amie Faconille, qui avait eu le malheur de mourir païenne.
Le grand saint Jean Damascène rapporte que le grand Macaire, le même qui obtint de Dieu la mort d’Arius par ses ardentes prières, interrogea un jour dans un cimetière le crâne d’un païen sur son salut : le crâne lui répondit que les prières des théologiens soulageaient infiniment les damnés.
Enfin nous savons de science certaine que le grand saint Grégoire, pape, tira de l’enfer l’âme de l’empereur Trajan : ce sont là de beaux exemples de la miséricorde de Dieu.
LE COMTE. — Vous êtes un goguenard ; tirez donc
de l’enfer, par vos saintes prières, Henri IV, qui mourut sans sacrement comme un païen, et mettez-le
dans le ciel avec Ravaillac le bien confessé ; mais
mon embarras est de savoir comment ils vivront
ensemble et quelle mine ils se feront.
LA COMTESSE DE BOULAINVILIERS. — Le
dîner se refroidit ; voilà M. Fréret qui arrive, mettons-nous
à table, vous tirerez après de l’enfer qui
vous voudrez.
II. — PENDANT LE DÎNER
L’ABBÉ. — Ah ! madame, vous mangez gras un vendredi sans avoir la permission expresse de monseigneur l’archevêque ou la mienne ! ne savez-vous pas que c’est pécher contre l’Église ? Il n’était pas permis chez les Juifs de manger du lièvre, parce qu’alors il ruminait, et qu’il n’avait pas le pied fendu ; c’était un crime horrible de manger de l’ixion et du griffon.
LA COMTESSE. — Vous plaisantez toujours, monsieur
l’abbé ; dites-moi de grâce ce que c’est qu’un
ixion.
L’ABBÉ. — Je n’en sais rien, madame ; mais je
sais que quiconque mange le vendredi une aile de
poulet sans la permission de son évêque, au lieu de
se gorger de saumon et d’esturgeon, pèche mortellement ;
que son âme sera brûlée en attendant son
corps, et que, quand son corps la viendra retrouver, ils seront tous deux brûlés éternellement, sans pouvoir
être consumés, comme je disais tout à l’heure.
LA COMTESSE. — Rien n’est assurément plus
judicieux ni plus équitable ; il y a plaisir à vivre
dans une religion si sage. Voudriez-vous une aile de
ce perdreau ?
LE COMTE. — Prenez, croyez-moi ; Jésus-Christ
a dit : Mangez ce qu’on vous présentera. Mangez,
mangez ; que la honte ne vous fasse dommage.
L’ABBÉ. — Ah ! devant les domestiques, un vendredi,
qui est le lendemain du jeudi ! Ils l’iraient
dire par toute la ville.
LE COMTE. — Ainsi vous avez plus de respect
pour mes laquais que pour Jésus-Christ ?
L’ABBÉ. — Il est bien vrai que notre Sauveur n’a
jamais connu les distinctions des jours gras et des
jours maigres ; mais nous avons changé toute sa
doctrine pour le mieux ; il nous a donné tout pouvoir
sur la terre et dans le ciel. Savez-vous bien que, dans
plus d’une province, il n’y a pas un siècle que l’on
condamnait les gens qui mangeaient gras en carême
à être pendus ? et je vous en citerai des exemples.
LA COMTESSE. — Mon Dieu, que cela est édifiant !
et qu’on voit bien que votre religion est divine !
L’ABBÉ. — Si divine que, dans le pays même où
l’on faisait pendre ceux qui avaient mangé d’une
omelette au lard, on faisait brûler ceux qui avaient
ôté le lard d’un poulet piqué, et que l’Église en use
encore ainsi quelquefois : tant elle sait se proportionner
aux différentes faiblesses des hommes ! — À
boire.
LE COMTE. — À propos, monsieur le grand-vicaire,
votre Église permet-elle qu’on épouse les deux
sœurs ?
L’ABBÉ. — Toutes les deux à la fois, non ; mais l’un
après l’autre, selon le besoin, les circonstances,
l’argent donné en cour de Rome, et la protection :
remarquez bien que tout change toujours et que
tout dépend de notre sainte Église. La sainte Église
juive, notre mère, que nous détestons, et que nous
citons toujours, trouve très bon que le patriarche
Jacob épouse les deux sœurs à la fois : elle défend
dans le Lévitique de se marier à la veuve de son frère ;
elle l’ordonne expressément dans le Deutéronome ;
et la coutume de Jérusalem permettait qu’on épousât
sa propre sœur, car vous savez que quand Amnon,
fils du chaste roi David, viola sa sœur Thamar, cette
sœur pudique et avisée lui dit ces paroles : « Mon
frère, ne me faites pas de sottises, mais demandez-moi
en mariage à notre père, il ne vous refusera
pas. »
Mais, pour revenir à notre divine loi sur l’agrément d’épouser les deux sœurs ou la femme de son frère, la chose varie selon les temps, comme je vous l’ai dit. Notre pape Clément VII n’osa pas déclarer invalide le mariage du roi d’Angleterre, Henri VIII, avec la femme du prince Arthur, son frère, de peur que Charles-Quint ne le fît mettre en prison une seconde fois, et ne le fît déclarer bâtard comme il l’était ; mais tenez pour certain qu’en fait de mariage, comme dans tout le reste, le pape et monseigneur l’archevêque sont les maîtres de tout quand ils sont les plus forts. — À boire.
LA COMTESSE. — Eh bien ! monsieur Fréret, vous
ne répondez rien à ces beaux discours, vous ne dites
rien !
M. FRÉRET. — Je me tais, madame, parce que
j’aurais trop à dire.
L’ABBÉ. — Et que pourriez-vous dire, monsieur,
qui pût ébranler l’autorité, obscurcir la splendeur,
infirmer la vérité de notre mère sainte Église catholique,
apostolique, et romaine ? — À boire.
M. FRÉRET. — Parbleu ! je dirais que vous êtes
des juifs et des idolâtres, qui vous moquez de nous,
et qui emboursez notre argent.
L’ABBÉ. — Des juifs et des idolâtres ! comme vous
y allez !
M. FRÉRET. — Oui, des juifs et des idolâtres,
puisque vous m’y forcez. Votre Dieu n’est-il pas
né Juif ? n’a-t-il pas été circoncis comme juif ? n’a-t-il
pas accompli toutes les cérémonies juives ? ne
lui faites-vous pas dire plusieurs fois qu’il faut obéir
à la loi de Moïse ? n’a-t-il pas sacrifié dans le temple ?
votre baptême n’était-il pas une coutume juive prise
chez les Orientaux ? n’appelez-vous pas encore du
mot juif pâques la principale de vos fêtes ? ne chantez-vous
pas depuis plus de dix-sept cents ans, dans
une musique diabolique, des chansons juives que
vous attribuez à un roitelet juif, brigand, adultère,
et homicide, homme selon le cœur de Dieu ? Ne
prêtez-vous pas sur gages à Rome dans vos juiveries,
que vous appelez monts-de-piété ? et ne vendez-vous
pas impitoyablement les gages des pauvres quand
ils n’ont pas payé au terme ?
LE COMTE. — Il a raison ; il n’y a qu’une seule
chose qui vous manque de la loi juive, c’est un bon
jubilé, un vrai jubilé, par lequel les seigneurs rentreraient
dans les terres qu’ils vous ont données
comme des sots, dans le temps que vous leur persuadiez
qu’Élie et l’antéchrist allaient venir, que
le monde allait finir, et qu’il fallait donner tout son
bien à l’Église « pour le remède de son âme, et pour
n’être point rangé parmi les boucs ». Ce jubilé vaudrait
mieux que celui auquel vous ne nous donnez
que des indulgences plénières ; j’y gagnerais, pour
ma part, plus de cent mille livres de rentes.
L’ABBÉ. — Je le veux bien, pourvu que sur ces cent
mille livres vous me fassiez une grosse pension. Mais
pourquoi M. Fréret nous appelle-t-il idolâtres ?
M. FRÉRET. — Pourquoi, monsieur ! Demandez-le
à Saint-Christophe, qui est la première chose que
vous rencontrez dans votre cathédrale, et qui est
en même temps le plus vilain monument de barbarie
que vous ayez ; demandez-le à sainte Claire qu’on
invoque pour le mal des yeux, et à qui vous avez
bâti des temples ; à saint Genou qui guérit de la
goutte ; à saint Janvier dont le sang se liquéfie si
solennellement à Naples quand on l’approche de
sa tête ; à saint Antoine qui asperge d’eau bénite
les chevaux dans Rome.
Oseriez-vous nier votre idolâtrie, vous qui adorez du culte de dulie dans mille églises le lait de la Vierge, le prépuce et le nombril de son fils, les épines dont vous dites qu’on lui fit une couronne, le bois pourri sur lequel vous prétendez que l’être éternel est mort ? vous enfin qui adorez d’un culte de latrie un morceau de pâte que vous enfermez dans une boîte, de peur des souris ? Vos catholiques romains ont poussé leur catholique extravagance jusqu’à dire qu’ils changent ce morceau de pâte en Dieu par la vertu de quelques mots latins, et que toutes les miettes de cette pâte deviennent autant de dieux créateurs de l’univers. Un gueux qu’on aura fait prêtre, un moine sortant des bras d’une prostituée, vient pour douze sous, revêtu d’un habit de comédien, me marmotter en une langue étrangère ce que vous appelez une messe, fendre l’air en quatre avec trois doigts, se courber, se redresser, tourner à droite et à gauche, par devant et par derrière, et faire autant de dieux qu’il lui plaît, les boire et les manger, et les rendre ensuite à son pot de chambre ! Et vous n’avouerez pas que c’est la plus monstrueuse et la plus ridicule idolâtrie qui ait jamais déshonoré la nature humaine ? Ne faut-il pas être changé en bête pour imaginer qu’on change du pain blanc et du vin rouge en Dieu ? Idolâtres nouveaux, ne vous comparez pas aux anciens qui adoraient le Zeus, le Démiourgos, le maître des dieux et des hommes, et qui rendaient hommage à des dieux secondaires ; sachez que Cérès, Pomone et Flore valent mieux que votre Ursule et ses onze mille vierges ; et que ce n’est pas aux prêtres de Marie-Magdeleine à se moquer des prêtres de Minerve.
LA COMTESSE. — Monsieur l’abbé, vous avez dans
M. Fréret un rude adversaire. Pourquoi avez-vous
voulu qu’il parlât ? c’est votre faute.
L’ABBÉ. — Oh ! madame, je suis aguerri ; je ne
m’effraie pas pour si peu de chose ; il y a longtemps
que j’ai entendu faire tous ces raisonnements contre
notre mère sainte Église.
LA COMTESSE. — Par ma foi, vous ressemblez à
certaine duchesse qu’un mécontent appelait catin ; elle lui répondit : Il y a trente ans qu’on me le dit,
et je voudrais qu’on me le dît trente ans encore.
L’ABBÉ. — Madame, madame, un bon mot ne
prouve rien.
LE COMTE. — Cela est vrai ; mais un bon mot
n’empêche pas qu’on ne puisse avoir raison.
L’ABBÉ. — Et quelle raison pourrait-on opposer à
l’authenticité des prophéties, aux miracles de Moïse,
aux miracles de Jésus, aux martyrs ?
LE COMTE. — Ah ! je ne vous conseille pas de
parler de prophéties, depuis que les petits garçons
et les petites filles savent ce que mangea le prophète
Ézéchiel à son déjeuner, et qu’il ne serait pas honnête
de nommer à dîner ; depuis qu’ils savent les
aventures d’Oolla et d’Ooliba, dont il est difficile
de parler devant les dames ; depuis qu’ils savent
que le Dieu des Juifs ordonna au prophète Osée de
prendre une catin, et de faire des fils de catin. Hélas !
trouverez-vous autre chose dans ces misérables que
du galimatias et des obscénités ?
Que vos pauvres théologiens cessent désormais de disputer contre les juifs sur le sens des passages de leurs prophètes, sur quelques lignes hébraïques d’un Amos, d’un Joël, d’un Habacuc, d’un Jérémiah ; sur quelques mots concernant Éliah, transporté aux régions célestes orientales dans un chariot de feu, lequel Éliah, par parenthèse, n’a jamais existé.
Qu’ils rougissent surtout des prophéties insérées dans leurs Évangiles. Est-il possible qu’il y ait encore des hommes assez imbéciles et assez lâches pour n’être pas saisis d’indignation quand Jésus prédit dans Luc : « Il y aura des signes dans la lune et dans les étoiles ; des bruits de la mer et des flots ; des hommes séchant de crainte attendront ce qui doit arriver à l’univers entier. Les vertus des cieux seront ébranlées, et alors ils verront le fils de l’homme venant dans une nuée avec grande puissance et grande majesté. En vérité je vous dis que la génération présente ne passera point que tout cela ne s’accomplisse. »
Il est impossible assurément de voir une prédiction plus marquée, plus circonstanciée, et plus fausse. Il faudrait être fou pour oser dire qu’elle fut accomplie, et que le fils de l’homme vint dans une nuée avec une grande puissance et une grande majesté. D’où vient que Paul, dans son Épître aux Thessaloniciens (Ire, ch. iv, v. 16), confirme cette prédiction ridicule par une autre encore plus impertinente ? « Nous qui vivons et qui vous parlons, nous serons emportés dans les nuées pour aller au-devant du Seigneur au milieu de l’air, etc. »
Pour peu qu’on soit instruit, on sait que le dogme de la fin du monde et de l’établissement d’un monde nouveau était une chimère reçue alors chez presque tous les peuples. Vous trouverez cette opinion dans Lucrèce, au livre IV. Vous la trouvez dans le premier livre des Métamorphoses d’Ovide. Héraclite, longtemps auparavant, avait dit que ce monde-ci serait consumé par le feu. Les stoïciens avaient adopté cette rêverie. Les demi-juifs demi-chrétiens, qui fabriquèrent les Évangiles, ne manquèrent pas d’adopter un dogme si reçu, et de s’en prévaloir. Mais, comme le monde subsista encore longtemps, et que Jésus ne vint point dans les nuées avec une grande puissance et une grande majesté au premier siècle de l’Église, ils dirent que ce serait pour le second siècle ; ils le promirent ensuite pour le troisième ; et de siècle en siècle cette extravagance s’est renouvelée. Les théologiens ont fait comme un charlatan que j’ai vu au bout du pont Neuf sur le quai de l’École ; il montrait au peuple, vers le soir, un coq et quelques bouteilles de baume : « Messieurs, disait-il, je vais couper la tête à mon coq, et je le ressusciterai le moment d’après en votre présence ; mais il faut auparavant que vous achetiez mes bouteilles. » Il se trouvait toujours des gens assez simples pour en acheter. « Je vais donc couper la tête à mon coq, continuait le charlatan ; mais comme il est tard, et que cette opération est digne du grand jour, ce sera pour demain. »
Deux membres de l’Académie des sciences eurent la curiosité et la constance de revenir pour voir comment le charlatan se tirerait d’affaire ; la farce dura huit jours de suite ; mais la farce de l’attente de la fin du monde, dans le christianisme, a duré huit siècles entiers. Après cela, monsieur, citez-nous les prophéties juives ou chrétiennes.
M. FRÉRET. — Je ne vous conseille pas de parler
des miracles de Moïse devant des gens qui ont de la
barbe au menton. Si tous ces prodiges inconcevables
avaient été opérés, les Égyptiens en auraient
parlé dans leurs histoires. La mémoire de tant de
faits prodigieux qui étonnent la nature se serait
conservée chez toutes les nations. Les Grecs, qui
ont été instruits de toutes les fables de l’Égypte et
de la Syrie, auraient fait retentir le bruit de ces
actions surnaturelles aux deux bouts du monde.
Mais aucun historien, ni grec, ni syrien, ni égyptien,
n’en a dit un seul mot. Flavius Josèphe, si bon patriote,
si entêté de son judaïsme, ce Josèphe qui a
recueilli tant de témoignages en faveur de l’antiquité
de sa nation, n’en a pu trouver aucun qui
attestât les dix plaies d’Égypte, et le passage à
pied sec au milieu de la mer, etc.
Vous savez que l’auteur du Pentateuque est encore incertain : quel homme sensé pourra jamais croire, sur la foi de je ne sais quel Juif, soit Esdras, soit un autre, de si épouvantables merveilles inconnues à tout le reste de la terre ? Quand même tous vos prophètes juifs auraient cité mille fois ces événements étranges, il serait impossible de les croire : mais il n’y a pas un seul de ces prophètes qui cite les paroles du Pentateuque sur cet amas de miracles, pas un seul qui entre dans le moindre détail de ces aventures ; expliquez ce silence comme vous pourrez.
Songez qu’il faut des motifs bien graves pour opérer ainsi le renversement de la nature. Quel motif, quelle raison aurait pu avoir le Dieu des Juifs ? Était-ce de favoriser son petit peuple ? de lui donner une terre fertile ? Que ne lui donnait-il l’Égypte au lieu de faire des miracles, dont la plupart, dites-vous, furent égalés par les sorciers de Pharaon ? Pourquoi faire égorger par l’ange exterminateur tous les aînés d’Égypte, et faire mourir tous les animaux, afin que les Israélites, au nombre de six cent trente mille combattants, s’enfuissent comme de lâches voleurs ? Pourquoi leur ouvrir le sein de la mer Rouge, afin qu’ils allassent mourir de faim dans un désert ? Vous sentez l’énormité de ces absurdes bêtises ; vous avez trop de sens pour les admettre, et pour croire sérieusement à la religion chrétienne fondée sur l’imposture juive. Vous sentez le ridicule de la réponse triviale qu’il ne faut pas interroger Dieu, qu’il ne faut pas sonder l’abîme de la Providence. Non, il ne faut pas demander à Dieu pourquoi il a créé des poux et des araignées, parce qu’étant sûrs que les poux et les araignées existent, nous ne pouvons savoir pourquoi ils existent ; mais nous ne sommes pas si sûrs que Moïse ait changé sa verge en serpent et ait couvert l’Égypte de poux, quoique les poux fussent familiers à son peuple : nous n’interrogeons point Dieu ; nous interrogeons des fous qui osent faire parler Dieu, et lui prêter l’excès de leurs extravagances.
LA COMTESSE. — Ma foi, mon cher abbé, je ne
vous conseille pas non plus de parler des miracles
de Jésus. Le créateur de l’univers se serait-il fait
Juif pour changer l’eau en vin à des noces où tout
le monde était déjà ivre ? aurait-il été emporté par
le diable sur une montagne d’où l’on voit tous les
royaumes de la terre ? aurait-il envoyé le diable,
dans le corps de deux mille cochons dans un pays
où il n’y avait point de cochons ? aurait-il séché un
figuier pour n’avoir pas porté de figues, « quand ce
n’était pas le temps des figues » ? Croyez-moi, ces
miracles sont tout aussi ridicules que ceux de Moïse.
Convenez hautement de ce que vous pensez au fond
du cœur.
L’ABBÉ. — Madame, un peu de condescendance
pour ma robe, s’il vous plaît ; laissez-moi faire mon
métier ; je suis un peu battu peut-être sur les prophéties
et sur les miracles ; mais pour les martyrs,
il est certain qu’il y en a eu ; et Pascal, le patriarche
de Port-Royal des Champs, a dit : « Je crois volontiers
les histoires dont les témoins se font égorger. »
M. FRÉRET. — Ah ! monsieur, que de mauvaise
foi et d’ignorance dans Pascal ! on croirait, à l’entendre,
qu’il a vu les interrogatoires des apôtres, et
qu’il a été témoin de leur supplice. Mais où a-t-il vu
qu’ils aient été suppliciés ? Qui lui a dit que Simon
Barjone, surnommé Pierre, a été crucifié à Rome, la tête en bas ? qui lui a dit que ce Barjone, un misérable
pécheur de Galilée, ait jamais été à Rome, et
y ait parlé latin ? Hélas ! s’il eût été condamné à
Rome, si les chrétiens l’avaient su, la première église
qu’ils auraient bâtie depuis à l’honneur des saints
aurait été Saint-Pierre de Rome, et non pas Saint-Jean
de Latran ; les papes n’y eussent pas manqué ;
leur ambition y eût trouvé un beau prétexte. À
quoi est-on réduit, quand, pour prouver que ce
Pierre Barjone a demeuré à Rome, on est obligé de
dire qu’une lettre qu’on lui attribue datée de Babylone
était en effet écrite de Rome même ? sur quoi
un auteur célèbre a très bien dit que, moyennant une
telle explication, une lettre datée de Pétersbourg
devait avoir été écrite à Constantinople.
Vous n’ignorez pas quels sont les imposteurs qui ont parlé de ce voyage de Pierre. C’est un Abdias, qui le premier écrivit que Pierre était venu du lac de Génézareth droit à Rome chez l’empereur, pour faire assaut de miracles contre Simon le Magicien ; c’est lui qui fait le conte d’un parent de l’empereur, ressuscité à moitié par Simon, et entièrement par l’autre Simon Barjone ; c’est lui qui met aux prises les deux Simon, dont l’un vole dans les airs et se casse les deux jambes par les prières de l’autre ; c’est lui qui fait l’histoire fameuse des deux dogues envoyés par Simon pour manger Pierre. Tout cela est répété par un Marcel, par un Hégésippe. Voilà les fondements de la religion chrétienne. Vous n’y voyez qu’un tissu des plus plates impostures faites par la plus vile canaille, laquelle seule embrassa le christianisme pendant cent années.
C’est une suite non interrompue de faussaires. Ils forgent des lettres de Jésus-Christ, ils forgent des lettres de Pilate, des lettres de Sénèque, des constitutions apostoliques, des vers des sibylles en acrostiches, des Évangiles au nombre de plus de quarante, des actes de Barnabé, des liturgies de Pierre, de Jacques, de Matthieu et de Marc, etc., etc., etc. Vous le savez, monsieur, vous les avez lues, sans doute, ces archives infâmes du mensonge, que vous appelez fraudes pieuses ; et vous n’aurez pas l’honnêteté de convenir, au moins devant vos amis, que le trône du pape n’a été établi que sur d’abominables chimères, pour le malheur du genre humain ?
L’ABBÉ. — Mais comment la religion chrétienne
aurait-elle pu s’élever si haut, si elle n’avait eu pour
base que le fanatisme et le mensonge ?
LE COMTE. — Et comment le mahométisme s’est-il
élevé encore plus haut ? Du moins ses mensonges
ont été plus nobles, et son fanatisme plus généreux.
Du moins Mahomet a écrit et combattu ; et Jésus
n’a su ni écrire ni se défendre. Mahomet avait le
courage d’Alexandre avec l’esprit de Numa ; et votre
Jésus a sué sang et eau dès qu’il a été condamné par
ses juges. Le mahométisme n’a jamais changé, et
vous autres vous avez changé vingt fois toute votre
religion. Il y a plus de différence entre ce qu’elle est aujourd’hui et ce qu’elle était dans vos premiers
temps, qu’entre vos usages et ceux du roi Dagobert.
Misérables chrétiens ! non, vous n’adorez pas votre
Jésus, vous lui insultez en substituant vos nouvelles
lois aux siennes. Vous vous moquez plus de lui avec
vos mystères, vos agnus, vos reliques, vos indulgences,
vos bénéfices simples, et votre papauté, que
vous ne vous en moquez tous les ans, le cinq janvier,
par vos noëls dissolus, dans lesquels vous couvrez
de ridicule la vierge Marie, l’ange qui la salue,
le pigeon qui l’engrosse, le charpentier qui en est jaloux,
et le poupon que les trois rois viennent complimenter
entre un bœuf et un âne, digne compagnie
d’une telle famille.
L’ABBÉ. — C’est pourtant ce ridicule que saint
Augustin a trouvé divin ; il disait : « Je le crois,
parce que cela est absurde ; je le crois, parce que
cela est impossible. »
M. FRÉRET. — Eh ! que nous importent les rêveries
d’un Africain, tantôt manichéen, tantôt chrétien,
tantôt débauché, tantôt dévot, tantôt tolérant,
tantôt persécuteur ? Que nous fait son galimatias
théologique ? Voudriez-vous que je respectasse cet
insensé rhéteur, quand il dit, dans son sermon xxii,
que l’ange fit un enfant à Marie par l’oreille ? imprœgnavit
per aurem.
LA COMTESSE. — En effet je vois l’absurde ; mais je ne vois pas le divin. Je trouve très simple que le
christianisme se soit formé dans la populace, comme
les sectes des anabaptistes et des quakers se sont
établies, comme les prophètes du Vivarais et des
Cévennes se sont formés, comme la faction des convulsionnaires
prend déjà des forces. L’enthousiasme
commence, la fourberie achève. Il en est de la religion
comme du jeu :
On commence par être dupe,
On finit par être fripon.
M. FRÉRET. — Il n’est que trop vrai, madame. Ce
qui résulte de plus probable du chaos des histoires
de Jésus, écrites contre lui par les Juifs, et en sa
faveur par les chrétiens, c’est qu’il était un Juif de
bonne foi, qui voulait se faire valoir auprès du peuple,
comme les fondateurs des récabites, des esséniens,
des saducéens, des pharisiens, des judaïtes, des hérodiens,
des joanistes, des thérapeutes, et de tant d’autres
petites factions élevées dans la Syrie, qui était
la patrie du fanatisme. Il est probable qu’il mit quelques
femmes dans son parti, ainsi que tous ceux qui
voulurent être chefs de secte ; qu’il lui échappa plusieurs
discours indiscrets contre les magistrats, et
qu’il fut puni cruellement du dernier supplice. Mais
qu’il ait été condamné, ou sous le règne d’Hérode
le Grand, comme le prétendent les talmudistes, ou
sous Hérode le Tétrarque, comme le disent quelques
Évangiles, cela est fort indifférent. Il est avéré que ses disciples furent très obscurs jusqu’à ce qu’ils
eussent rencontré quelques platoniciens dans Alexandrie
qui étayèrent les rêveries des galiléens par
les rêveries de Platon. Les peuples d’alors étaient
infatués de démons, de mauvais génies, d’obsessions,
de possessions, de magie, comme le sont aujourd’hui
les sauvages. Presque toutes les maladies étaient des
possessions d’esprits malins. Les Juifs, de temps
immémorial, s’étaient vantés de chasser les diables
avec la racine barath, mise sous le nez des malades,
et quelques paroles attribuées à Salomon. Le jeune
Tobie chassait les diables avec la fumée d’un poisson
sur le gril. Voilà l’origine des miracles dont les galiléens
se vantèrent.
Les gentils étaient assez fanatiques pour convenir que les galiléens pouvaient faire ces beaux prodiges ; car les gentils croyaient en faire eux-mêmes. Ils croyaient à la magie comme les disciples de Jésus. Si quelques malades guérissaient par les forces de la nature, ils ne manquaient pas d’assurer qu’ils avaient été délivrés d’un mal de tête par la force des enchantements. Ils disaient aux chrétiens : Vous avez de beaux secrets, et nous aussi ; vous guérissez avec des paroles, et nous aussi ; vous n’avez sur nous aucun avantage.
Mais quand les galiléens, ayant gagné une nombreuse populace, commencèrent à prêcher contre la religion de l’État ; quand, après avoir demandé la tolérance, ils osèrent être intolérants ; quand ils voulurent élever leur nouveau fanatisme sur les ruines du fanatisme ancien, alors les prêtres et les magistrats romains les eurent en horreur ; alors on réprima leur audace. Que firent-ils ? ils supposèrent, comme nous l’avons vu, mille ouvrages en leur faveur ; de dupes ils devinrent fripons, ils devinrent faussaires ; ils se défendirent par les plus indignes fraudes, ne pouvant employer d’autres armes, jusqu’au temps où Constantin, devenu empereur avec leur argent, mit leur religion sur le trône. Alors les fripons furent sanguinaires. J’ose vous assurer que depuis le concile de Nicée jusqu’à la sédition des Cévennes, il ne s’est pas écoulé une seule année où le christianisme n’ait versé le sang.
L’ABBÉ. — Ah ! monsieur, c’est beaucoup dire.
M. FRÉRET. — Non ; ce n’est pas assez dire. Relisez
seulement l’Histoire ecclésiastique ; voyez les
donatistes et leurs adversaires s’assommant à coups
de bâton ; les athanasiens et ariens remplissant l’empire
romain de carnage pour une diphtongue. Voyez
ces barbares chrétiens se plaindre amèrement que
le sage empereur Julien les empêche de s’égorger et
de se détruire. Regardez cette suite épouvantable de
massacres ; tant de citoyens mourant dans les supplices,
tant de princes assassinés, les bûchers allumés
dans vos conciles, douze millions d’innocents,
habitants d’un nouvel hémisphère, tués comme des
bêtes fauves dans un parc, sous prétexte qu’ils ne
voulaient pas être chrétiens ; et, dans notre ancien hémisphère, les chrétiens immolés sans cesse les uns
par les autres, vieillards, enfants, mères, femmes,
filles, expirant en foule dans les croisades des Albigeois,
dans les guerres des hussites, dans celles des
luthériens, des calvinistes, des anabaptistes, à la
Saint-Barthélémy, aux massacres d’Irlande, à ceux
du Piémont, à ceux des Cévennes ; tandis qu’un
évêque de Rome, mollement couché sur un lit de
repos, se fait baiser les pieds, et que cinquante châtrés
lui font entendre leurs fredons pour le désennuyer.
Dieu m’est témoin que ce portrait est fidèle,
et vous n’oseriez me contredire.
L’ABBÉ. — J’avoue qu’il y a quelque chose de
vrai ; mais, comme disait l’évêque de Noyon, ce ne
sont pas là des matières de table ; ce sont des tables
des matières. Les dîners seraient trop tristes si la
conversation roulait longtemps sur les horreurs du
genre humain. L’histoire de l’Église trouble la digestion.
LE COMTE. — Les faits l’ont troublée davantage.
L’ABBÉ. — Ce n’est pas la faute de la religion chrétienne,
c’est celle des abus.
LE COMTE. — Cela serait bon s’il n’y avait eu que
peu d’abus. Mais si les prêtres ont voulu vivre à nos
dépens depuis que Paul, ou celui qui a pris son nom,
a écrit : « Ne suis-je pas en droit de me faire nourrir et vêtir par vous, moi, ma femme, ou ma sœur ? » si
l’Église a voulu toujours envahir ; si elle a employé
toujours toutes les armes possibles pour nous ôter
nos biens et nos vies, depuis la prétendue aventure
d’Ananie et de Saphire, qui avaient, dit-on, apporté
aux pieds de Simon Barjone le prix de leurs héritages,
et qui avaient gardé quelques drachmes pour leur
subsistance ; s’il est évident que l’histoire de l’Église
est une suite continuelle de querelles, d’impostures,
de vexations, de fourberies, de rapines et de meurtres ;
alors il est démontré que l’abus est dans la
chose même, comme il est démontré qu’un loup a
toujours été carnassier, et que ce n’est point par
quelques abus passagers qu’il a sucé le sang de nos
moutons.
L’ABBÉ. — Vous en pourriez dire autant de toutes
les religions.
LE COMTE. — Point du tout ; je vous défie de me
montrer une seule guerre excitée pour le dogme
dans une seule secte de l’antiquité. Je vous défie de
me montrer chez les Romains un seul homme persécuté
pour ses opinions, depuis Romulus jusqu’au
temps où les chrétiens vinrent tout bouleverser.
Cette absurde barbarie n’était réservée qu’à nous.
Vous sentez, en rougissant, la vérité qui vous presse,
et vous n’avez rien à répondre.
L’ABBÉ. — Aussi je ne réponds rien. Je conviens que les disputes théologiques sont absurdes et funestes.
M. FRÉRET. — Convenez donc aussi qu’il faut
couper par la racine un arbre qui a toujours porté
des poisons.
L’ABBÉ. — C’est ce que je ne vous accorderai point ;
car cet arbre a aussi quelquefois porté de bons fruits.
Si une république a toujours été dans les dissensions,
je ne veux pas pour cela qu’on détruise la république.
On peut réformer ses lois.
LE COMTE. — Il n’en est pas d’un État comme
d’une religion. Venise a réformé ses lois, et a été
florissante ; mais quand on a voulu réformer le catholicisme,
l’Europe a nagé dans le sang ; et, en dernier
lieu, quand le célèbre Locke, voulant ménager
à la fois les impostures de cette religion et les droits
de l’humanité, a écrit son livre du Christianisme
raisonnable, il n’a pas eu quatre disciples : preuve
assez forte que le christianisme et la raison ne peuvent
subsister ensemble. Il ne reste qu’un seul remède
dans l’état où sont les choses, encore n’est-il
qu’un palliatif, c’est de rendre la religion absolument
dépendante du souverain et des magistrats.
M. FRÉRET. — Oui, pourvu que le souverain et
les magistrats soient éclairés, pourvu qu’ils sachent
tolérer également toute religion, regarder tous les
hommes comme leurs frères, n’avoir aucun égard à ce qu’ils pensent, et en avoir beaucoup à ce qu’ils
font ; les laisser libres dans leur commerce avec Dieu,
et ne les enchaîner qu’aux lois dans tout ce qu’ils
doivent aux hommes. Car il faudrait traiter comme
des bêtes féroces des magistrats qui soutiendraient
leur religion par des bourreaux.
L’ABBÉ. — Et si, toutes les religions étant autorisées,
elles se battent toutes les unes contre les autres ?
si le catholique, le protestant, le grec, le turc,
le juif, se prennent par les oreilles en sortant de la
messe, du prêche, de la mosquée et de la synagogue ?
M. FRÉRET. — Alors, il faut qu’un régiment de
dragons les dissipe.
LE COMTE. — J’aimerais mieux encore leur donner
des leçons de modération que de leur envoyer
des régiments ; je voudrais commencer par instruire
les hommes avant de les punir.
L’ABBÉ. — Instruire les hommes ! que dites-vous,
monsieur le comte ? les en croyez-vous dignes ?
LE COMTE. — J’entends ! vous pensez toujours
qu’il ne faut que les tromper : vous n’êtes qu’à moitié
guéri ; votre ancien mal vous reprend toujours.
LA COMTESSE. — À propos, j’ai oublié de vous
demander votre avis sur une chose que je lus hier dans l’histoire de ces bons mahométans qui m’a beaucoup
frappée. Assan, fils d’Ali, étant au bain, un
de ses esclaves lui jeta par mégarde une chaudière
d’eau bouillante sur le corps. Les domestiques d’Assan
voulurent empaler le coupable. Assan, au lieu
de le faire empaler, lui fit donner vingt pièces d’or.
« Il y a, dit-il, un degré de gloire dans le paradis
pour ceux qui paient les services, un plus grand pour
ceux qui pardonnent le mal, et un plus grand encore
pour ceux qui récompensent le mal involontaire. »
Comment trouvez-vous cette action et ce discours ?
LE COMTE. — Je reconnais là mes bons musulmans
du premier siècle.
L’ABBÉ. — Et moi, mes bons chrétiens.
M. FRÉRET. — Et moi, je suis fâché qu’Assan
l’échaudé, fils d’Ali, ait donné vingt pièces d’or pour
avoir de la gloire en paradis. Je n’aime point les
belles actions intéressées. J’aurais voulu qu’Assan
eût été assez vertueux et assez humain pour consoler
le désespoir de l’esclave, sans songer à être
placé dans le paradis au troisième degré.
LA COMTESSE. — Allons prendre du café. J’imagine
que, si à tous les dîners de Paris, de Vienne,
de Madrid, de Lisbonne, de Rome et de Moscou, on
avait des conversations aussi instructives, le monde
n’en irait que mieux.
III. — APRÈS DÎNER
L’ABBÉ. — Voilà d’excellent café, madame ; c’est du moka tout pur.
LA COMTESSE. — Oui, il vient du pays des musulmans ;
n’est-ce pas grand dommage ?
L’ABBÉ. — Raillerie à part, madame, il faut une
religion aux hommes.
LE COMTE. — Oui, sans doute ; et Dieu leur en a
donné une divine, éternelle, gravée dans tous les
cœurs ; c’est celle que, selon vous, pratiquaient
Énoch, les Noachides et Abraham ; c’est celle que
les lettrés chinois ont conservée depuis plus de quatre
mille ans, l’adoration d’un Dieu, l’amour de la justice,
et l’horreur du crime.
LA COMTESSE. — Est-il possible qu’on ait abandonné
une religion si pure et si sainte pour les sectes abominables qui ont inondé la terre ?
M. FRÉRET. — En fait de religion, madame, on
a eu une conduite directement contraire à celle
qu’on a eue en fait de vêtement, de logement et
de nourriture. Nous avons commencé par des cavernes,
des huttes, des habits de peaux de bêtes et
du gland ; nous avons eu ensuite du pain, des mets
salutaires, des habits de laine et de soie filées, des
maisons propres et commodes : mais, dans ce qui
concerne la religion, nous sommes revenus au gland,
aux peaux de bêtes et aux cavernes.
L’ABBÉ. — Il serait bien difficile de vous en tirer.
Vous voyez que la religion chrétienne, par exemple,
est partout incorporée à l’État, et que, depuis le
pape jusqu’au dernier capucin, chacun fonde son
trône ou sa cuisine sur elle. Je vous ai déjà dit que
les hommes ne sont pas assez raisonnables pour se
contenter d’une religion pure et digne de Dieu.
LA COMTESSE. — Vous n’y pensez pas ; vous
avouez vous-même qu’ils s’en sont tenus à cette
religion du temps de votre Énoch, de votre Noé, et
de votre Abraham. Pourquoi ne serait-on pas aussi
raisonnable aujourd’hui qu’on l’était alors ?
L’ABBÉ. — Il faut bien que je le dise : c’est qu’alors
il n’y avait ni chanoine à grosse prébende, ni
abbé de Corbie avec un million, ni pape avec seize ou dix-huit millions. Il faudrait peut-être, pour
rendre à la société humaine tous ces biens, des guerres
aussi sanglantes qu’il en a fallu pour les lui arracher.
LE COMTE. — Quoique j’aie été militaire, je ne
veux point faire la guerre aux prêtres et aux moines ;
je ne veux point établir la vérité par le meurtre,
comme ils ont établi l’erreur ; mais je voudrais au
moins que cette vérité éclairât un peu les hommes,
qu’ils fussent plus doux et plus heureux, que les
peuples cessassent d’être superstitieux, et que les
chefs de l’Église tremblassent d’être persécuteurs.
L’ABBÉ. — Il est bien malaisé (puisqu’il faut enfin
m’expliquer) d’ôter à des insensés des chaînes qu’ils
révèrent. Vous vous feriez peut-être lapider par
le peuple de Paris, si, dans un temps de pluie, vous
empêchiez qu’on ne promenât la prétendue carcasse
de sainte Geneviève par les rues pour avoir du beau
temps.
M. FRÉRET. — Je ne crois point ce que vous dites ;
la raison a déjà fait tant de progrès, que depuis plus
de dix ans on n’a fait promener cette prétendue carcasse
et celle de Marcel dans Paris. Je pense qu’il
est très aisé de déraciner par degrés toutes les superstitions
qui nous ont abrutis. On ne croit plus
aux sorciers, on n’exorcise plus les diables ; et quoiqu’il
soit dit que votre Jésus ait envoyé ses apôtres précisément pour chasser les diables, aucun prêtre
parmi vous n’est assez fou ni assez sot pour se vanter
de les chasser ; les reliques de saint François sont
devenues ridicules, et celles de saint Ignace, peut-être,
seront un jour traînées dans la boue avec les
jésuites eux-mêmes. On laisse, à la vérité, au pape
le duché de Ferrare qu’il a usurpé, les domaines que
César Borgia ravit par le fer et par le poison, et qui
sont retournés à l’Église de Rome, pour laquelle il
ne travaillait pas ; on laisse Rome même aux papes,
parce qu’on ne veut pas que l’empereur s’en empare ;
on lui veut bien payer encore des annates, quoique
ce soit un ridicule honteux et une simonie évidente ;
on ne veut pas faire d’éclat pour un subside si modique.
Les hommes, subjugués par la coutume, ne
rompent pas tout d’un coup un mauvais marché
fait depuis près de trois siècles. Mais que les papes
aient l’insolence d’envoyer, comme autrefois, des
légats a latere pour imposer des décimes sur les peuples,
pour excommunier les rois, pour mettre leurs
États en interdit, pour donner leurs couronnes à
d’autres, vous verrez comme on recevra un légat
a latere : je ne désespérerais pas que le parlement
d’Aix ou de Paris ne le fît pendre.
LE COMTE. — Vous voyez combien de préjugés
honteux nous avons secoués. Jetez les yeux à présent
sur la partie la plus opulente de la Suisse, sur
les sept Provinces Unies, aussi puissantes que l’Espagne,
sur la Grande-Bretagne, dont les forces maritimes tiendraient seules, avec avantage, contre les
forces réunies de toutes les autres nations : regardez
tout le nord de l’Allemagne, et la Scandinavie, ces
pépinières intarissables de guerriers, tous ces peuples
nous ont passés de bien loin dans les progrès de
la raison. Le sang de chaque tête de l’hydre qu’ils
ont abattue a fertilisé leurs campagnes ; l’abolition
des moines a peuplé et enrichi leurs états : on peut
certainement faire en France ce qu’on fait ailleurs ;
la France en sera plus opulente et plus peuplée.
L’ABBÉ. — Eh bien ! quand vous auriez secoué en
France la vermine des moines, quand on ne verrait
plus de ridicules reliques, quand nous ne paierions
plus à l’évêque de Rome un tribut honteux, quand
même on mépriserait assez la consubstantialité et
la procession du Saint-Esprit par le Père et le Fils,
et la transsubstantiation, pour n’en plus parler ;
quand ces mystères resteraient ensevelis dans la
Somme de saint Thomas, et quand les contemptibles
théologiens seraient réduits à se taire, vous resteriez
encore chrétiens ; vous voudriez en vain aller plus
loin, c’est ce que vous n’obtiendriez jamais. Une
religion de philosophes n’est pas faite pour les hommes.
M. FRÉRET. — Est quodam prodire tenus, si non
datur ultra. (Liv. I, ép. i, vers 32.)
Je vous dirai avec Horace : Votre médecin ne vous donnera jamais la vue du lynx, mais souffrez qu’il vous ôte une taie de vos yeux. Nous gémissons sous le poids de cent livres de chaînes, permettez qu’on nous délivre des trois quarts. Le mot de chrétien a prévalu, il restera ; mais peu à peu on adorera Dieu sans mélange, sans lui donner ni une mère, ni un fils, ni un père putatif, sans lui dire qu’il est mort par un supplice infâme, sans croire qu’on fasse des dieux avec de la farine, enfin sans cet amas de superstitions qui mettent des peuples policés si au-dessous des sauvages. L’adoration pure de l’Être suprême commence à être aujourd’hui la religion de tous les honnêtes gens ; et bientôt elle descendra dans une partie saine du peuple même.
L’ABBÉ. — Ne craignez-vous point que l’incrédulité
(dont je vois les immenses progrès) ne soit funeste
au peuple en descendant jusqu’à lui, et ne le
conduise au crime ? Les hommes sont assujettis à
de cruelles passions et à d’horribles malheurs ; il
leur faut un frein qui les retienne, et une erreur qui
les console.
M. FRÉRET. — Le culte raisonnable d’un Dieu
juste, qui punit et qui récompense, ferait sans doute
le bonheur de la société ; mais quand cette connaissance
salutaire d’un Dieu juste est défigurée par
des mensonges absurdes et par des superstitions
dangereuses, alors le remède se tourne en poison,
et ce qui devrait effrayer le crime l’encourage. Un
méchant qui ne raisonne qu’à demi (et il y en a beaucoup de cette espèce) ose nier souvent le Dieu
dont on lui a fait une peinture révoltante.
Un autre méchant, qui a de grandes passions dans une âme faible, est souvent invité à l’iniquité par la sûreté du pardon que les prêtres lui offrent. « De quelque multitude énorme de crimes que vous soyez souillé, confessez-vous à moi, et tout vous sera pardonné par les mérites d’un homme qui fut pendu en Judée il y a plusieurs siècles. Plongez-vous, après cela, dans de nouveaux crimes sept fois soixante et sept fois, et tout vous sera pardonné encore. » N’est-ce pas là véritablement induire en tentation ? n’est-ce pas aplanir toutes les voies de l’iniquité ? La Brinvilliers ne se confessait-elle pas à chaque empoisonnement qu’elle commettait ? Louis XI autrefois n’en usait-il pas de même ?
Les anciens avaient, comme nous, leur confession et leurs expiations ; mais on n’était pas expié pour un second crime. On ne pardonnait point deux parricides. Nous avons tout pris des Grecs et des Romains, et nous avons tout gâté.
Leur enfer était impertinent, je l’avoue ; mais nos diables sont plus sots que leurs furies. Ces furies n’étaient pas elles-mêmes damnées ; on les regardait comme les exécutrices, et non comme les victimes des vengeances divines. Être à la fois bourreaux et patients, brûlants et brûlés, comme le sont nos diables, c’est une contradiction absurde, digne de nous, et d’autant plus absurde que la chute des anges, ce fondement du christianisme, ne se trouve ni dans la Genèse, ni dans l’Évangile. C’est une ancienne fable des brachmanes.
Enfin, monsieur, tout le monde rit aujourd’hui de votre enfer, parce qu’il est ridicule ; mais personne ne rirait d’un Dieu rémunérateur et vengeur, dont on espérerait le prix de la vertu, dont on craindrait le châtiment du crime, en ignorant l’espèce des châtiments et des récompenses, mais en étant persuadé qu’il y en aura, parce que Dieu est juste.
LE COMTE. — Il me semble que M. Fréret a fait
assez entendre comment la religion peut être un frein
salutaire. Je veux essayer de vous prouver qu’une
religion pure est infiniment plus consolante que la
vôtre.
Il y a des douceurs, dites-vous, dans les illusions des âmes dévotes, je le crois ; il y en a aussi aux Petites-Maisons. Mais quels tourments quand ces âmes viennent à s’éclairer ! dans quel doute et dans quel désespoir certaines religieuses passent leurs tristes jours ; vous en avez été témoin, vous me l’avez dit vous-même : les cloîtres sont le séjour du repentir ; mais, chez les hommes surtout, un cloître est le repaire de la discorde et de l’envie. Les moines sont des forçats volontaires qui se battent en ramant ensemble ; j’en excepte un très petit nombre qui sont ou véritablement pénitents ou utiles ; mais, en vérité, Dieu a-t-il mis l’homme et la femme sur la terre pour qu’ils traînassent leur vie dans des cachots, séparés les uns des autres à jamais ? Est-ce là le but de la nature ? Tout le monde crie contre les moines ; et moi je les plains. La plupart, au sortir de l’enfance, ont fait pour jamais le sacrifice de leur liberté ; et sur cent il y en a quatre-vingts au moins qui sèchent dans l’amertume. Où sont donc ces grandes consolations que votre religion donne aux hommes ? Un riche bénéficier est consolé, sans doute, mais c’est par son argent, et non par sa foi. S’il jouit de quelque bonheur, il ne le goûte qu’en violant les règles de son état. Il n’est heureux que comme homme du monde, et non pas comme homme d’église. Un père de famille, sage, résigné à Dieu, attaché à sa patrie, environné d’enfants et d’amis, reçoit de Dieu des bénédictions mille fois plus sensibles.
De plus, tout ce que vous pourriez dire en faveur des mérites de vos moines, je le dirais à bien plus forte raison des derviches, des marabouts, des fakirs, des bonzes. Ils font des pénitences cent fois plus rigoureuses ; ils se sont voués à des austérités plus effrayantes ; et ces chaînes de fer sous lesquelles ils sont courbés, ces bras toujours étendus dans la même situation, ces macérations épouvantables, ne sont rien encore en comparaison des jeunes femmes de l’Inde qui se brûlent sur le bûcher de leurs maris, dans le fol espoir de renaître ensemble.
Ne vantez donc plus ni les peines ni les consolations que la religion chrétienne fait éprouver. Convenez hautement qu’elle n’approche en rien du culte raisonnable qu’une famille honnête rend à l’Être suprême sans superstition. Laissez là les cachots des couvents ; laissez là vos mystères contradictoires et inutiles, l’objet de la risée universelle ; prêchez Dieu et la morale, et je vous réponds qu’il y aura plus de vertu et plus de félicité sur la terre.
LA COMTESSE. — Je suis fort de cette opinion.
M. FRÉRET. — Et moi aussi, sans doute.
L’ABBÉ. — Eh bien ! puisqu’il faut vous dire mon
secret, j’en suis aussi.
Alors le président de Maisons, l’abbé de Saint-Pierre, M. Dufay, M. Dumarsais, arrivèrent ; et M. l’abbé de Saint-Pierre lut, selon sa coutume, ses Pensées du matin, sur chacune desquelles on pourrait faire un bon ouvrage.
La plupart des princes, des ministres, des hommes constitués en dignité, n’ont pas le temps de lire ; ils méprisent les livres, et ils sont gouvernés par un gros livre qui est le tombeau du sens commun.
S’ils avaient su lire, ils auraient épargné au monde tous les maux que la superstition et l’ignorance ont causés. Si Louis XIV avait su lire, il n’aurait pas révoqué l’édit de Nantes.
Les papes et leurs suppôts ont tellement cru que leur pouvoir n’est fondé que sur l’ignorance, qu’ils ont toujours défendu la lecture du seul livre qui annonce leur religion ; ils ont dit : Voilà votre loi, et nous vous défendons de la lire ; vous n’en saurez que ce que nous daignerons vous apprendre. Cette extravagante tyrannie n’est pas compréhensible ; elle existe pourtant, et toute Bible en langue qu’on parle est défendue à Rome ; elle n’est permise que dans une langue qu’on ne parle plus.
Toutes les usurpations papales ont pour prétexte un misérable jeu de mots, une équivoque des rues, une pointe qu’on fait dire à Dieu, et pour laquelle on donnerait le fouet à un écolier : « Tu es Pierre, et sur cette pierre je fonderai mon assemblée. »
Si on savait lire, on verrait en évidence que la religion n’a fait que du mal au gouvernement ; elle en a fait encore beaucoup en France, par les persécutions contre les protestants ; par les divisions sur je ne sais quelle bulle, plus méprisable qu’une chanson du Pont-Neuf ; par le célibat ridicule des prêtres ; par la fainéantise des moines ; par les mauvais marchés faits avec l’évêque de Rome, etc.
L’Espagne et le Portugal, beaucoup plus abrutis que la France, éprouvent presque tous ces maux, et ont l’inquisition par-dessus, laquelle, supposé un enfer, serait ce que l’enfer aurait produit de plus exécrable.
En Allemagne, il y a des querelles interminables entre les trois sectes admises par le traité de Westphalie : les habitants des pays immédiatement soumis aux prêtres allemands sont des brutes qui ont à peine à manger.
En Italie, cette religion qui a détruit l’empire romain n’a laissé que de la misère et de la musique, des eunuques, des arlequins et des prêtres. On accable de trésors une petite statue noire appelée la Madone de Lorette ; et les terres ne sont pas cultivées.
La théologie est dans la religion ce que les poisons sont parmi les aliments.
Ayez des temples où Dieu soit adoré, ses bienfaits chantés, sa justice annoncée, la vertu recommandée : tout le reste n’est qu’esprit de parti, faction, imposture, orgueil, avarice, et doit être proscrit à jamais.
Rien n’est plus utile au public qu’un curé qui tient registre des naissances, qui procure des assistances aux pauvres, console les malades, ensevelit les morts, met la paix dans les familles, et qui n’est qu’un maître de morale. Pour le mettre en état d’être utile, il faut qu’il soit au-dessus du besoin, et qu’il ne lui soit point possible de déshonorer son ministère en plaidant contre son seigneur et contre ses paroissiens, comme font tant de curés de campagne ; qu’ils soient gagés par la province, selon l’étendue de leur paroisse, et qu’ils n’aient d’autres soins que celui de remplir leurs devoirs.
Rien n’est plus inutile qu’un cardinal. Qu’est-ce qu’une dignité étrangère, conférée par un prêtre étranger ? dignité sans fonction, et qui presque toujours vaut cent mille écus de rente, tandis qu’un curé de campagne n’a ni de quoi assister les pauvres, ni de quoi se secourir lui-même.
Le meilleur gouvernement est, sans contredit, celui qui n’admet que le nombre de prêtres nécessaire ; car le superflu n’est qu’un fardeau dangereux. Le meilleur gouvernement est celui où les prêtres sont mariés, car ils en sont meilleurs citoyens ; ils donnent des enfants à l’État, et les élèvent avec honnêteté : c’est celui où les prêtres n’osent prêcher que la morale ; car, s’ils prêchent la controverse, c’est sonner le tocsin de la discorde.
Les honnêtes gens lisent l’histoire des guerres de religion avec horreur ; ils rient des disputes théologiques comme de la farce italienne. Ayons donc une religion qui ne fasse ni frémir ni rire.
Y a-t-il eu des théologiens de bonne foi ? Oui, comme il y a eu des gens qui se sont crus sorciers.
M. Deslandes, de l’Académie des sciences de Berlin, qui vient de nous donner l’Histoire de la philosophie, dit, au tome III, page 299 : « La faculté de théologie me paraît le corps le plus méprisable du royaume ; » il deviendrait un des plus respectables s’il se bornait à enseigner Dieu et la morale. Ce serait le seul moyen d’expier ses décisions criminelles contre Henri III et le grand Henri IV.
Les miracles que des gueux font au faubourg Saint-Médard peuvent aller loin, si M. le cardinal de Fleury n’y met ordre. Il faut exhorter à la paix, et défendre sévèrement les miracles.
La bulle monstrueuse Unigenitus peut encore troubler le royaume. Toute bulle est un attentat à la dignité de la couronne et à la liberté de la nation.
La canaille créa la superstition ; les honnêtes gens la détruisent.
On cherche à perfectionner les lois et les arts ; peut-on oublier la religion ?
Qui commencera à l’épurer ? Ce sont les hommes qui pensent. Les autres suivront.
N’est-il pas honteux que les fanatiques aient du zèle, et que les sages n’en aient pas ? Il faut être prudent, mais non pas timide.
RELATION
DU BANNISSEMENT DES JÉSUITES
DE LA CHINE
A Chine, autrefois entièrement ignorée, longtemps
ensuite défigurée à nos yeux, et enfin
mieux connue de nous que plusieurs provinces
d’Europe, est l’empire le plus peuplé, le plus florissant
et le plus antique de l’univers : on sait que,
par le dernier dénombrement fait sous l’empereur
Kang-hi, dans les seules quinze provinces de la
Chine proprement dite, on trouva soixante millions
d’hommes capables d’aller à la guerre, en ne comptant
ni les soldats vétérans, ni les vieillards au-dessus
de soixante ans, ni les jeunes gens au-dessous
de vingt, ni les mandarins, ni les lettrés, encore
moins les femmes : à ce compte, il paraît difficile
qu’il y ait moins de cent cinquante millions d’âmes,
ou soi-disant telles, à la Chine.
Les revenus ordinaires de l’empereur sont deux cents millions d’onces d’argent fin, ce qui revient à douze cent cinquante millions de la monnaie de France, ou cent vingt-cinq millions de ducats d’or.
Les forces de l’État consistent, nous dit-on, dans une milice d’environ huit cent mille soldats. L’empereur a cinq cent soixante et dix mille chevaux, soit pour monter les gens de guerre, soit pour les voyages de la cour, soit pour les courriers publics.
On nous assure encore que cette vaste étendue de pays n’est point gouvernée despotiquement, mais par six tribunaux principaux qui servent de frein à tous les tribunaux inférieurs.
La religion y est simple, et c’est une preuve incontestable de son antiquité. Il y a plus de quatre mille ans que les empereurs de la Chine sont les premiers pontifes de l’empire ; ils adorent un Dieu unique, ils lui offrent les prémices d’un champ qu’ils ont labouré de leurs mains. L’empereur Kang-hi écrivit et fit graver dans le frontispice de son temple ces propres mots : « Le Chang-ti est sans commencement et sans fin ; il a tout produit ; il gouverne tout ; il est infiniment bon et infiniment juste. »
Yong-tching, fils et successeur de Kang-hi, fit publier dans tout l’empire un édit qui commence par ces mots : « Il y a entre le Tien et l’homme une correspondance sûre, infaillible, pour les récompenses et les châtiments. »
Cette religion de l’empereur, de tous les colaos, de tous les lettrés, est d’autant plus belle qu’elle n’est souillée par aucune superstition.
Toute la sagesse du gouvernement n’a pu empêcher que les bonzes ne se soient introduits dans l’empire, de même que toute l’attention du maître-d’hôtel ne peut empêcher que les rats ne se glissent dans les caves et dans les greniers.
L’esprit de tolérance, qui faisait le caractère de toutes les nations asiatiques, laissa les bonzes séduire le peuple ; mais, en s’emparant de la canaille, on les empêcha de la gouverner. On les a traités comme on traite les charlatans : on les laisse débiter leur orviétan dans les places publiques ; mais s’ils ameutent le peuple, ils sont pendus. Les bonzes ont été tolérés et réprimés.
L’empereur Kang-hi avait accueilli avec une bonté singulière les bonzes jésuites ; ceux-ci, à la faveur de quelques sphères armillaires, des baromètres, des thermomètres, des lunettes, qu’ils avaient apportés d’Europe, obtinrent de Kang-hi la tolérance publique de la religion chrétienne.
On doit observer que cet empereur fut obligé de consulter les tribunaux, de les solliciter lui-même, et de dresser de sa main la requête des bonzes jésuites pour leur obtenir la permission d’exercer leur religion : ce qui prouve évidemment que l’empereur n’est point despotique, comme tant d’auteurs mal instruits l’ont prétendu, et que les lois sont plus fortes que lui.
Les querelles élevées entre les missionnaires rendirent bientôt la nouvelle secte odieuse. Les Chinois, qui sont gens sensés, furent étonnés et indignés que des bonzes d’Europe osassent établir dans leur empire des opinions dont eux-mêmes n’étaient pas d’accord ; les tribunaux présentèrent à l’empereur des mémoires contre tous ces bonzes d’Europe et surtout contre les jésuites, ainsi que nous avons vu depuis peu les parlements de France requérir et ensuite ordonner l’abolition de cette société.
Ce procès n’était pas encore jugé à la Chine, lorsque l’empereur Kang-hi mourut le 20 décembre 1722. Un de ses fils, nommé Yong-tching, lui succéda ; c’était un des meilleurs princes que Dieu ait jamais accordés aux hommes. Il avait toute la bonté de son père, avec plus de fermeté et plus de justesse dans l’esprit. Dès qu’il fut sur le trône, il reçut de toutes les villes de l’empire des requêtes contre les jésuites. On l’avertissait que ces bonzes, sous prétexte de religion, faisaient un commerce immense, qu’ils prêchaient une doctrine intolérante ; qu’ils avaient été l’unique cause d’une guerre civile au Japon, dans laquelle il était péri plus de quatre cent mille âmes ; qu’ils étaient les soldats et les espions d’un prêtre d’Occident, réputé souverain de tous les royaumes de la terre ; que ce prêtre avait divisé le royaume de la Chine en évêchés ; qu’il avait rendu des sentences à Rome contre les anciens rites de la nation, et qu’enfin, si l’on ne réprimait pas au plus tôt ces entreprises inouïes, une révolution était à craindre.
L’empereur Yong-tching, avant de se décider, voulut s’instruire par lui-même de l’étrange religion de ces bonzes ; il sut qu’il y en avait un, nommé le frère Rigolet, qui avait converti quelques enfants des crocheteurs et des lavandières du palais ; il ordonna qu’on le fît paraître devant lui.
Ce frère Rigolet n’était pas un homme de cour comme les frères Parennin et Verbiest. Il avait toute la simplicité et l’enthousiasme d’un persuadé. Il y a de ces gens-là dans toutes les sociétés religieuses ; ils sont nécessaires à leur ordre. On demandait un jour à Oliva, général des jésuites, comme il se pouvait faire qu’il y eût tant de sots dans une société qui passait pour éclairée ; il répondit : Il nous faut des saints. Ainsi donc saint Rigolet comparut devant l’empereur de la Chine.
Il était tout glorieux, et ne doutait pas qu’il n’eût l’honneur de baptiser l’empereur dans deux jours au plus tard. Après qu’il eût fait les génuflexions ordinaires, et frappé neuf fois la terre de son front, l’empereur lui fit apporter du thé et des biscuits, et lui dit : Frère Rigolet, dites-moi en conscience ce que c’est que cette religion que vous prêchez aux lavandières et aux crocheteurs de mon palais.
FRÈRE RIGOLET. — Auguste souverain des
quinze provinces anciennes de la Chine et des quarante-deux
provinces tartares, ma religion est la
seule véritable, comme me l’a dit mon préfet, le
frère Bouvet, qui le tenait de sa nourrice. Les Chinois,
les Japonais, les Coréens, les Tartares, les
Indiens, les Persans, les Turcs, les Arabes, les Africains
et les Américains, seront tous damnés. On ne
peut plaire à Dieu que dans une partie de l’Europe, et ma secte s’appelle la religion catholique, ce qui
veut dire universelle.
L’EMPEREUR. — Fort bien, frère Rigolet. Votre
secte est confinée dans un petit coin de l’Europe,
et vous l’appelez universelle ! apparemment que
vous espérez de l’étendre dans tout l’univers.
FRÈRE RIGOLET. — Sire, votre majesté a mis
le doigt dessus ; c’est comme nous l’entendons. Dès
que nous sommes envoyés dans un pays par le révérend
frère général, au nom du pape qui est vice-dieu
en terre, nous catéchisons les esprits qui ne sont point
encore pervertis par l’usage dangereux de penser.
Les enfants du bas peuple étant les plus dignes de
notre doctrine, nous commençons par eux ; ensuite
nous allons aux femmes, bientôt elles nous donnent
leurs maris ; et dès que nous avons un nombre suffisant
de prosélytes, nous devenons assez puissants
pour forcer le souverain à gagner la vie éternelle
en se faisant sujet du pape.
L’EMPEREUR. — On ne peut mieux, frère Rigolet ;
les souverains vous sont fort obligés. Montrez-moi
un peu sur cette carte géographique où demeure
votre pape.
FRÈRE RIGOLET. — Sacrée majesté impériale, il
demeure au bout du monde dans ce petit angle que
vous voyez, et c’est de là qu’il damne ou qu’il sauve à son gré tous les rois de la terre : il est vice-dieu,
vice-Chang-ti, vice-Tien ; il doit gouverner la terre
au nom de Dieu, et notre frère général doit gouverner
sous lui.
L’EMPEREUR. — Mes compliments au vice-dieu
et au frère général. Mais votre Dieu, quel est-il ?
dites-moi un peu de ses nouvelles.
FRÈRE RIGOLET. — Notre Dieu naquit dans
une écurie, il y a quelque dix-sept cent vingt-trois
ans, entre un bœuf et un âne ; et trois rois, qui
étaient apparemment de votre pays, conduits par
une étoile nouvelle, vinrent au plus vite l’adorer
dans sa mangeoire.
L’EMPEREUR. — Vraiment, frère Rigolet, si
j’avais été là, je n’aurais pas manqué de faire le
quatrième.
FRÈRE RIGOLET. — Je le crois bien, sire ; mais
si vous êtes curieux de faire un petit voyage, il ne
tiendra qu’à vous de voir sa mère. Elle demeure
ici dans ce petit coin que vous voyez sur le bord de
la mer Adriatique, dans la même maison où elle
accoucha de Dieu. Cette maison, à la vérité, n’était
pas d’abord dans cet endroit-là. Voici, sur la carte, le
lieu qu’elle occupait dans un petit village juif ; mais,
au bout de treize cents ans, les esprits célestes la
transportèrent où vous la voyez. La mère de Dieu n’y est pas, à la vérité, en chair et en os, mais en bois.
C’est une statue que quelques-uns de nos frères
pensent avoir été faite par le Dieu son fils, qui était
un très bon charpentier.
L’EMPEREUR. — Un Dieu charpentier ! un Dieu
né d’une femme ! tout ce que vous me dites est admirable.
FRÈRE RIGOLET. — Oh ! sire, elle n’était point
femme, elle était fille. Il est vrai qu’elle était mariée,
et qu’elle avait eu deux autres enfants, nommés
Jacques, comme le disent de vieux Évangiles ; mais
elle n’en était pas moins pucelle.
L’EMPEREUR. — Quoi ! elle était pucelle, et elle
avait des enfants !
FRÈRE RIGOLET. — Vraiment oui. C’est là le
bon de l’affaire : ce fut Dieu qui fit un enfant à cette
fille.
L’EMPEREUR. — Je ne vous entends point. Vous
me disiez tout à l’heure qu’elle était mère de Dieu.
Dieu coucha donc avec sa mère pour naître ensuite
d’elle ?
FRÈRE RIGOLET. — Vous y êtes, sacrée majesté ;
la grâce opère déjà. Vous y êtes, dis-je ; Dieu se changea
en pigeon pour faire un enfant à la femme d’un charpentier, et cet enfant fut Dieu lui-même.
L’EMPEREUR. — Mais voilà donc deux dieux de
compte fait, un charpentier et un pigeon.
FRÈRE RIGOLET. — Sans doute, sire ; mais il
y en a encore un troisième qui est le père de ces
deux-là, et que nous peignons toujours avec une
barbe majestueuse ; c’est ce dieu-là qui ordonna au
pigeon de faire un enfant à la charpentière, dont naquit
le dieu charpentier ; mais, au fond, ces trois
dieux n’en font qu’un. Le père a engendré le fils
avant qu’il fût au monde, le fils a été ensuite engendré
par le pigeon, et le pigeon procède du père et du
fils. Or, vous voyez bien que le pigeon qui procède,
le charpentier qui est né du pigeon, et le père qui
a engendré le fils du pigeon, ne peuvent être qu’un
seul Dieu, et qu’un homme qui ne croirait pas cette
histoire doit être brûlé dans ce monde-ci et dans
l’autre.
L’EMPEREUR. — Cela est clair comme le jour.
Un dieu né dans une étable, il y a dix-sept cent vingt-
trois ans, entre un bœuf et un âne ; un autre dieu
dans un colombier ; un troisième dieu, de qui viennent
les deux autres, et qui n’est pas plus ancien
qu’eux, malgré sa barbe blanche ; une mère pucelle ;
il n’est rien de plus simple et de plus sage. Eh ! dis-moi
un peu, frère Rigolet, si ton dieu est né, il est
sans doute mort ?
FRÈRE RIGOLET. — S’il est mort, sacrée majesté,
je vous en réponds, et cela pour nous faire plaisir.
Il déguisa si bien sa divinité qu’il se laissa fouetter
et pendre malgré ses miracles ; mais aussi il ressuscita
deux jours après sans que personne le vît, et s’en
retourna au ciel, après avoir solennellement promis
« qu’il reviendrait incessamment dans une nuée,
avec une grande puissance et une grande majesté, »
comme le dit, dans son vingt et unième chapitre,
Luc, le plus savant historien qui ait jamais été. Le
malheur est qu’il ne revint point.
L’EMPEREUR. — Viens, frère Rigolet, que je
t’embrasse ; va, tu ne feras jamais de révolution
dans mon empire. Ta religion est charmante ; tu
épanouiras la rate de tous mes sujets ; mais il faut
que tu me dises tout. Voilà ton dieu né, fessé, pendu
et enterré. Avant lui, n’en avais-tu pas un autre ?
FRÈRE RIGOLET. — Oui, vraiment, il y en avait
un dans le même petit pays, qui s’appelait le Seigneur,
tout court. Celui-là ne se laissait pas pendre
comme l’autre ; c’était un Dieu à qui il ne fallait pas
se jouer : il s’avisa de prendre sous sa protection
une horde de voleurs et de meurtriers, en faveur
de laquelle il égorgea, un beau matin, tous les bestiaux
et tous les fils aînés des familles d’Égypte.
Après quoi il ordonna expressément à son cher
peuple de voler tout ce qu’ils trouveraient sous leurs
mains, et de s’enfuir sans combattre, attendu qu’il était le Dieu des armées. Il leur ouvrit ensuite le
fond de la mer, suspendit les eaux à droite et à gauche
pour les faire passer à pied sec, faute de bateaux.
Il les conduisit ensuite dans un désert où ils moururent
tous ; mais il eut grand soin de la seconde
génération. C’est pour elle qu’il faisait tomber les
murs des villes au son d’un cornet à bouquin, et par
le ministère d’une cabaretière. C’est pour ses chers
Juifs qu’il arrêtait le soleil et la lune en plein midi,
afin de leur donner le temps d’égorger leurs ennemis
plus à leur aise. Il aimait tant ce cher peuple qu’il
le rendit esclave des autres peuples, qu’il l’est même
encore aujourd’hui. Mais, voyez-vous, tout cela n’est
qu’un type, une ombre, une figure, une prophétie,
qui annonçait les aventures de notre Seigneur Jésus,
Dieu juif, fils de Dieu le père, fils de Marie, fils de
Dieu pigeon qui procède de lui, et de plus ayant un
père putatif.
Admirez, sacrée majesté, la profondeur de notre divine religion. Notre Dieu pendu, étant juif, a été prédit par tous les prophètes juifs.
Votre sacrée majesté doit savoir que, chez ce peuple divin, il y avait des hommes divins qui connaissaient l’avenir mieux que vous ne savez ce qui se passe dans Pékin. Ces gens-là n’avaient qu’à jouer de la harpe, et aussitôt tous les futurs contingents se présentaient à leur yeux. Un prophète, nommé Isaïe, coucha, par l’ordre du Seigneur, avec une femme : il en eut un fils, et ce fils était notre Seigneur Jésus-Christ ; car il s’appelait Maher Sahal-has-bas, partagez vite les dépouilles. Un autre prophète, nommé Ézéchiel, se couchait sur le côté gauche trois cent quatre-vingt-dix jours, et quarante sur le côté droit, et cela signifiait Jésus-Christ. Si votre sacrée majesté me permet de le dire, cet Ézéchiel mangeait de la merde sur son pain, comme il le dit dans son chapitre iv, et cela signifiait Jésus-Christ.
Un autre prophète, nommé Osée, couchait, par ordre de Dieu, avec une fille de joie, nommée Gomer, fille de Debelaïm ; il en avait trois enfants ; et cela signifiait non seulement Jésus-Christ, mais encore ses deux frères aînés Jacques-le-Majeur et Jacques-le-Mineur, selon l’interprétation des plus savants Pères de notre sainte Église.
Un autre prophète, nommé Jonas, est avalé par un chien marin, et demeure trois jours et trois nuits dans son ventre ; c’est visiblement encore Jésus-Christ, qui fut enterré trois jours et trois nuits, en retranchant une nuit et deux jours pour faire le compte juste. Les deux sœurs Oolla et Ooliba ouvrent leurs cuisses à tout venant, font bâtir un b…, et donnent la préférence à ceux qui ont le membre d’un âne ou d’un cheval, selon les propres expressions de la sainte Écriture ; cela signifie l’Église de Jésus-Christ.
C’est ainsi que tout a été prédit dans les livres des Juifs. Votre sacrée majesté a été prédite. J’ai été prédit, moi qui vous parle ; car il est écrit : Je les appellerai des extrémités de l’Orient ; et c’est frère Rigolet qui vient vous appeler pour vous donner à Jésus-Christ mon sauveur.
L’EMPEREUR. — Dans quel temps ces belles prédictions
ont-elles été écrites ?
FRÈRE RIGOLET. — Je ne le sais pas bien précisément ;
mais je sais que les prophéties prouvent les
miracles de Jésus mon sauveur, et ces miracles de
Jésus prouvent à leur tour les prophéties. C’est un
argument auquel on n’a jamais répondu, et c’est
ce qui établira sans doute notre secte dans toute la
terre, si nous avons beaucoup de dévotes, de soldats
et d’argent comptant.
L’EMPEREUR. — Je le crois, et on m’en a déjà
averti : on va loin avec de l’argent et des prophéties :
mais tu ne m’as point encore parlé des miracles de
ton Dieu ; tu m’as dit seulement qu’il fut fessé et
pendu.
FRÈRE RIGOLET. — Eh ! sire, n’est-ce pas là
déjà un très grand miracle ? mais il en a fait bien
d’autres. Premièrement, le diable l’emporta sur une
petite montagne, d’où l’on découvrait tous les
royaumes de la terre, et lui dit : « Je te donnerai tous
ces royaumes, si tu veux m’adorer ; » mais Dieu se
moqua du diable. Ensuite on pria notre Seigneur
Jésus à une noce de village, et les garçons de la noce
étant ivres et manquant de vin, notre Seigneur Jésus-Christ changea l’eau en vin sur-le-champ, après
avoir dit des injures à sa mère. Quelque temps après,
s’étant trouvé dans Gadara, ou Gésara, au bord du
petit lac de Génézareth, il rencontra des diables dans
le corps de deux possédés ; il les chassa au plus vite,
et les envoya dans un troupeau de deux mille cochons,
qui allèrent en grognant se jeter dans le lac,
et s’y noyer : et ce qui constate encore la grandeur
et la vérité de ce miracle, c’est qu’il n’y avait point
de cochons dans ce pays-là.
L’EMPEREUR. — Je suis fâché, frère Rigolet, que
ton dieu ait fait un tel tour. Le maître des cochons
ne dut pas trouver cela bon. Sais-tu bien que deux
mille cochons gras valent de l’argent ? Voilà un
homme ruiné sans ressource. Je ne m’étonne plus
qu’on ait pendu ton dieu. Le possesseur des cochons
dut présenter requête contre lui, et je t’assure que
si, dans mon pays, un pareil dieu venait faire un
pareil miracle, il ne le porterait pas loin. Tu me donnes
une grande envie de voir les livres qu’écrivit le
Seigneur Jésus, et comment il s’y prit pour justifier
des miracles d’une si étrange espèce.
FRÈRE RIGOLET. — Sacrée majesté, il n’a jamais
fait de livres ; il ne savait ni lire ni écrire.
L’EMPEREUR. — Ah ! ah ! voici qui est digne de
tout le reste. Un législateur qui n’a jamais écrit
aucune loi !
FRÈRE RIGOLET. — Fi donc ! sire, quand un Dieu
vient se faire pendre, il ne s’amuse pas à de pareilles
bagatelles : il fait écrire ses secrétaires. Il y en eut
une quarantaine qui prirent la peine, cent ans après,
de mettre par écrit toutes ces vérités. Il est vrai qu’ils
se contredisent tous ; mais c’est en cela même que
la vérité consiste ; et dans ces quarante histoires,
nous en avons à la fin choisi quatre, qui sont précisément
celles qui se contredisent le plus, afin que
la vérité paraisse avec plus d’évidence.
Tous ses disciples firent encore plus de miracles que lui ; nous en faisons encore tous les jours. Nous avons parmi nous le dieu saint François Xavier, qui ressuscita neuf morts de compte fait dans l’Inde : personne à la vérité n’a vu ces résurrections ; mais nous les avons célébrées d’un bout du monde à l’autre, et nous avons été crus. Croyez-moi, sire, faites-vous jésuite ; et je vous suis caution que nous ferons imprimer la liste de vos miracles avant qu’il soit deux ans ; nous ferons un saint de vous, on fêtera votre fête à Rome, et on vous appellera saint Yong-tching après votre mort.
L’EMPEREUR. — Je ne suis pas pressé, frère Rigolet ;
cela pourra venir avec le temps. Tout ce que je
demande, c’est que je ne sois pas pendu comme ton
Dieu l’a été ; car il me semble que c’est acheter la
divinité un peu cher.
FRÈRE RIGOLET. — Ah ! sire, c’est que vous n’avez pas encore la foi ; mais quand vous aurez été
baptisé, vous serez enchanté d’être pendu pour l’amour
de Jésus-Christ notre sauveur. Quel plaisir vous
auriez de le voir à la messe, de lui parler, de le manger !
L’EMPEREUR. — Comment, mort de ma vie !
vous mangez votre dieu, vous autres ?
FRÈRE RIGOLET. — Oui, sire, je le fais et je le
mange ; j’en ai préparé ce matin quatre douzaines ;
et je vais vous les chercher tout à l’heure, si votre
sacrée majesté l’ordonne.
L’EMPEREUR. — Tu me feras grand plaisir, mon
ami. Va-t-en vite chercher tes dieux. Je vais en
attendant faire ordonner à mes cuisiniers de se
tenir prêts pour les faire cuire ; tu leur diras à quelle
sauce il faut les mettre : je m’imagine qu’un plat de
dieux est une chose excellente, et que je n’aurais
jamais fait meilleure chère.
FRÈRE RIGOLET. — Sacrée majesté, j’obéis à
vos ordres suprêmes, et je reviens dans le moment.
Dieu soit béni ! voilà un empereur dont je vais faire
un chrétien, sur ma parole.
Pendant que frère Rigolet allait chercher son déjeuner, l’empereur resta avec son secrétaire d’État Ouang-Tsé : tous deux étaient saisis de la plus grande surprise et de la plus vive indignation.
Les autres jésuites, dit l’empereur, comme Parennin, Verbiest, Péreira, Bouvet, et les autres, ne m’avaient jamais avoué aucune de ces abominables extravagances. Je vois trop bien que ces missionnaires sont des fripons qui ont à leur suite des imbéciles. Les fripons ont réussi auprès de mon père en faisant devant lui des expériences de physique qui l’amusaient, et les imbéciles réussissent auprès de la populace : ils sont persuadés, et ils persuadent ; cela peut devenir très pernicieux. Je vois que les tribunaux ont eu grande raison de présenter des requêtes contre ces perturbateurs du repos public. Dites-moi, je vous prie, vous qui avez étudié l’histoire de l’Europe, comment il s’est pu faire qu’une religion si absurde, si blasphématoire, se soit introduite chez tant de petites nations ?
LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT. — Hélas ! sire, tout
comme la secte du dieu Fo s’est introduite dans votre
empire, par des charlatans qui ont séduit la populace.
Votre majesté ne pourrait croire quels effets
prodigieux ont faits les charlatans d’Europe dans
leur pays. Ce misérable qui vient de vous parler
vous a lui-même avoué que ses pareils, après avoir
enseigné à la canaille des dogmes qui sont faits pour
elle, la soulèvent ensuite contre le gouvernement :
ils ont détruit un grand empire qu’on appelait l’empire
romain, qui s’étendait d’Europe en Asie, et le
sang a coulé pendant plus de quatorze siècles par
les divisions de ces sycophantes, qui ont voulu se rendre les maîtres de l’esprit des hommes ; ils firent
d’abord accroire aux princes qu’ils ne pouvaient
régner sans les prêtres, et bientôt ils s’élevèrent
contre les princes. J’ai lu qu’ils détrônèrent un empereur
nommé Débonnaire, un Henri IV, un Frédéric,
plus de trente rois, et qu’ils en assassinèrent
plus de vingt.
Si la sagesse du gouvernement chinois a contenu jusqu’ici les bonzes qui déshonorent vos provinces, elle ne pourra jamais prévenir les maux que feraient les bonzes d’Europe. Ces gens-là ont un esprit cent fois plus ardent, un plus violent enthousiasme, et une fureur plus raisonnée dans leur démence, que ne l’est le fanatisme de tous les bonzes du Japon, de Siam, et de tous ceux qu’on tolère à la Chine.
Les sots prêchent parmi eux, et les fripons intriguent ; ils subjuguent les hommes par les femmes, et les femmes par la confession. Maîtres des secrets de toutes les familles, dont ils rendent compte à leurs supérieurs, ils sont bientôt les maîtres d’un État, sans même paraître l’être encore, d’autant plus sûrs de parvenir à leurs fins qu’ils semblent n’en avoir aucune. Ils vont à la puissance par l’humilité, à la richesse par la pauvreté, et à la cruauté par la douceur.
Vous vous souvenez, sire, de la fable des dragons qui se métamorphosaient en moutons pour dévorer plus sûrement les hommes : voilà leur caractère ; il n’y a jamais eu sur le terre de monstres plus dangereux ; et Dieu n’a jamais eu d’ennemis plus funestes.
L’EMPEREUR. — Taisez-vous ; voici frère Rigolet
qui arrive avec son déjeuner. Il est bon de s’en divertir
un peu.
Frère Rigolet arrivait, en effet, tenant à la main une grande boîte de fer-blanc, qui ressemblait à une boîte de tabac.
Voyons, lui dit l’empereur, ton Dieu qui est dans ta boîte.
Frère Rigolet en tira aussitôt une douzaine de petits morceaux de pâte ronds et plats comme du papier.
Ma foi, notre ami, lui dit l’empereur, si nous n’avons que cela à notre déjeuner, nous ferons très maigre chère : un dieu, à mon sens, devrait être un peu plus dodu ; que veux-tu que je fasse de ces petits morceaux de colle ?
— Sire, dit Rigolet, que votre majesté fasse seulement apporter une chopine de vin rouge ; et vous verrez beau jeu.
L’empereur lui demanda pourquoi il préférait le vin rouge au vin blanc, qui est meilleur à déjeuner. Rigolet lui répondit qu’il allait changer le vin en sang et qu’il était bien plus aisé de faire du sang avec du vin rouge qu’avec du vin paillet. Sa majesté trouva cette raison excellente, et ordonna qu’on fît venir une bouteille de vin rouge. En attendant, il s’amusa à considérer les dieux que frère Rigolet avait apportés dans la poche de sa culotte. Il fut tout étonné de trouver sur ces morceaux de pâte la figure empreinte d’un patibulaire et d’un pauvre diable qui y était attaché.
Eh ! sire, lui dit Rigolet, ne vous souvenez-vous pas que je vous ai dit que notre dieu avait été pendu ? Nous gravons toujours sa potence sur ces petits pains que nous changeons en dieux. Nous mettons partout des potences dans nos temples, dans nos maisons, dans nos carrefours, dans nos grands chemins ; nous chantons : Bonjour, notre unique espérance. Nous avalons Dieu avec sa potence.
— C’est fort bien, dit l’empereur : tout ce que je vous souhaite, c’est de ne pas finir comme lui.
Cependant on apporta la bouteille de vin rouge : frère Rigolet la posa sur la table avec sa boîte de fer-blanc ; et tirant de sa poche un livre tout gras, il le plaça à sa main droite ; puis se tournant vers l’empereur, il lui dit :
Sire, j’ai l’honneur d’être portier, lecteur, conjureur, acolyte, sous-diacre, diacre et prêtre. Notre saint père le pape, le grand Innocent III, dans son premier livre des Mystères de la messe, a décidé que notre Dieu avait été portier, quand il chassa à coups de fouet de bons marchands qui avaient la permission de vendre des tourterelles à ceux qui venaient sacrifier dans le temple. Il fut lecteur, quand, selon saint Luc, il prit le livre dans la synagogue, quoiqu’il ne sût ni lire ni écrire ; il fut conjureur, quand il envoya des diables dans des cochons ; il fut acolyte, parce que le prophète juif Jérémie avait dit : Je suis la lumière du monde, et que les acolytes portent des chandelles ; il fut sous-diacre, quand il changea l’eau en vin, parce que les sous-diacres servent à table ; il fut diacre, quand il nourrit quatre mille hommes, sans compter les femmes et les petits enfants, avec sept petits pains et quelques goujons, dans le pays de Magédan, connu de toute la terre, selon saint Mathieu ; ou bien quand il nourrit cinq mille hommes, avec cinq pains et deux goujons, près de Betzaïda, comme le dit saint Luc : enfin il fut prêtre selon l’ordre de Melchisédech, quand il dit à ses disciples qu’il allait leur donner son corps à manger. Étant donc prêtre comme lui, je vais changer ces pains en dieux : chaque miette de ce pain sera un dieu en corps et en âme ; vous croirez voir du pain, manger du pain, et vous mangerez Dieu.
Enfin, quoique le sang de ce Dieu soit dans le corps que j’aurai créé avec des paroles, je changerai votre vin rouge dans le sang de ce dieu même ; pour surabondance de droit, je le boirai ; il ne tiendra qu’à votre majesté d’en faire autant. Je n’ai qu’à vous jeter de l’eau au visage ; je vous ferai ensuite portier, lecteur, conjureur, acolyte, sous-diacre, diacre et prêtre : vous ferez avec moi une chère divine.
Aussitôt voilà le frère Rigolet qui se met à prononcer des paroles en latin, avale deux douzaines d’hosties, boit chopine, et dit grâces très dévotement.
— Mais, mon cher ami, lui dit l’empereur, tu as mangé et bu ton dieu : que deviendra-t-il quand tu auras besoin d’un pot de chambre ?
— Sire, dit frère Rigolet, il deviendra ce qu’il pourra, c’est son affaire. Quelques-uns de nos docteurs disent qu’on le rend à la garde-robe ; d’autres qu’il s’échappe par insensible transpiration ; quelques-uns prétendent qu’il s’en retourne au ciel ; pour moi, j’ai fait mon devoir de prêtre, cela me suffit ; et pourvu qu’après ce déjeuner on me donne un bon dîner avec quelque argent pour ma peine, je suis content.
— Or çà, dit l’empereur à frère Rigolet, ce n’est pas tout, je sais qu’il y a aussi dans mon empire d’autres missionnaires qui ne sont pas jésuites, et qu’on appelle dominicains, cordeliers, capucins ; dis-moi en conscience s’ils mangent Dieu comme toi.
— Ils le mangent, sire, dit le bonhomme ; mais c’est pour leur condamnation. Ce sont tous des coquins et nos plus grands ennemis ; ils veulent nous couper l’herbe sous le pied. Ils nous accusent sans cesse auprès de notre saint père le pape. Votre majesté ferait fort bien de les chasser tous, et de ne conserver que les jésuites : ce serait un vrai moyen de gagner la vie éternelle, quand même vous ne seriez pas chrétien.
L’empereur lui jura qu’il n’y manquerait pas. Il fit donner quelques écus à frère Rigolet, qui courut sur-le-champ annoncer cette bonne nouvelle à ses confrères.
Le lendemain, l’empereur tint sa parole : il fit assembler tous les missionnaires, soit ceux qu’on appelle séculiers, soit ceux qu’on nomme, très irrégulièrement, réguliers ou prêtres de la propagande, ou vicaires apostoliques, évêques in partibus, prêtres des missions étrangères, capucins, cordeliers, dominicains, hiéronymites et jésuites. Il leur parla en ces termes, en présence de trois cents colaos :
— La tolérance m’a toujours paru le premier lien des hommes, et le premier devoir des souverains. S’il était dans le monde une religion qui pût s’arroger un droit exclusif, ce serait assurément la nôtre. Vous avouez tous que nous rendions à l’être suprême un culte pur et sans mélange avant qu’aucun des pays d’où vous venez fût seulement connu de ses voisins, avant qu’aucune de vos contrées occidentales eût seulement l’usage de l’écriture. Vous n’existiez pas quand nous formions déjà un puissant empire. Notre antique religion, toujours inaltérable dans nos tribunaux, s’étant corrompue chez le peuple, nous avons souffert les bonzes de Fo, les talapoins de Siam, les lamas de Tartarie, les sectaires Loakium ; et, regardant tous les hommes comme nos frères, nous ne les avons jamais punis de s’être égarés. L’erreur n’est point un crime. Dieu n’est point offensé qu’on l’adore d’une manière ridicule : un père ne chasse point ceux de ses enfants qui le saluent en faisant mal la révérence ; pourvu qu’il en soit aimé et respecté, il est satisfait. Les tribunaux de mon empire ne vous reprochent point vos absurdités ; ils vous plaignent d’être infatués du plus détestable ramas de fables que la folie humaine ait jamais accumulées ; ils plaignent encore plus le malheureux usage que vous faites du peu de raison qui vous reste pour justifier ces fables.
Mais ce qu’ils ne vous pardonnent pas, c’est de venir du bout du monde pour nous ôter la paix. Vous êtes les instruments aveugles de l’ambition d’un petit lama italien, qui, après avoir détrôné quelques régules, ses voisins, voudrait disposer des plus vastes empires de nos régions orientales.
Nous ne savons que trop les maux horribles que vous avez causés au Japon. Douze religions y florissaient avec le commerce, sous les auspices d’un gouvernement sage et modéré ; une concorde fraternelle régnait entre ces douze sectes : vous parûtes, et la discorde bouleversa le Japon ; le sang coula de tous côtés ; vous en fîtes autant à Siam et aux Manilles ; je dois préserver mon empire d’un fléau si dangereux, Je suis tolérant, et je vous chasse tous, parce que vous êtes intolérants. Je vous chasse, parce qu’étant divisés entre vous, et vous détestant les uns les autres, vous êtes prêts d’infecter mon peuple du poison qui vous dévore. Je ne vous plongerai point dans les cachots, comme vous y faites languir en Europe ceux qui ne sont pas de votre opinion. Je suis encore plus éloigné de vous faire condamner au supplice, comme vous y envoyez en Europe ceux que vous nommez les hérétiques. Nous ne soutenons point ici notre religion par des bourreaux ; nous ne disputons point avec de tels arguments. Partez, portez ailleurs vos folies atroces, et puissiez-vous devenir sages ! Les voitures qui vous doivent conduire à Macao sont prêtes. Je vous donne des habits et de l’argent : des soldats veilleront en route à votre sûreté. Je ne veux pas que le peuple vous insulte ; allez, soyez dans votre Europe un témoignage de ma justice et de ma clémence.
Ils partirent ; le christianisme fut entièrement aboli à la Chine, ainsi qu’en Perse, en Tartarie, au Japon, dans l’Inde, dans la Turquie, dans toute l’Afrique : c’est grand dommage ; mais voilà ce que c’est que d’être infaillibles.
ENTRETIENS CHINOIS
Entre un Mandarin et un Jésuite.
N Chinois nommé Xain, ayant voyagé en Europe
dans sa jeunesse, retourna à la Chine
à l’âge de trente ans, et, devenu mandarin,
rencontra dans Pékin un ami qui était entré dans
l’ordre des Jésuites ; ils eurent ensemble les conférences
suivantes :
LE MANDARIN. — Vous êtes donc bien mal édifié
de nos bonzes ?
LE JÉSUITE. — Je vous avoue que je suis indigné
de voir quel joug honteux ces séducteurs imposent
sur votre populace superstitieuse. Quoi ! vendre la
béatitude pour des chiffons bénits ! persuader aux
hommes que des pagodes ont parlé ! qu’elles ont fait des miracles ! se mêler de prédire l’avenir ! quelle
charlatanerie insupportable !
LE MANDARIN. — Je suis bien aise que l’imposture
et la superstition vous déplaisent.
LE JÉSUITE. — Il faut que vos bonzes soient de
grands fripons.
LE MANDARIN. — Pardonnez ; j’en disais autant
en voyant en Europe certaines cérémonies, certains
prodiges que les uns appellent des fraudes pieuses,
les autres des scandales. Chaque pays a ses bonzes.
Mais j’ai reconnu qu’il y en a autant de trompés
que de trompeurs. Le grand nombre est de ceux
que l’enthousiasme aveugle dans leur jeunesse,
et qui ne recouvrent jamais la vue ; il y en a
d’autres qui ont conservé un œil, et qui voient
tout de travers. Ceux-là sont des charlatans
imbéciles.
LE JÉSUITE. — Vous devez faire une grande différence
entre nous et vos bonzes ; ils bâtissent sur
l’erreur et nous sur la vérité ; et si quelquefois nous
l’avons embellie par des fables, n’est-il pas permis
de tromper les hommes pour leur bien ?
LE MANDARIN. — Je crois qu’il n’est permis de
tromper en aucun cas, et qu’il n’en peut résulter
que beaucoup de mal.
LE JÉSUITE. — Quoi ! ne jamais tromper ! Mais
dans votre gouvernement, dans votre doctrine des
lettrés, dans vos cérémonies et vos rites, n’entre-t-il
rien qui fascine les yeux du peuple pour le rendre
plus soumis et plus heureux ? Vos lettrés se passeraient-ils
d’erreurs utiles ?
LE MANDARIN. — Depuis près de cinq mille ans
que nous avons des annales fidèles de notre empire,
nous n’avons pas un seul exemple parmi les lettrés
des saintes fourberies dont vous parlez ; c’est de
tout temps, il est vrai, le partage des bonzes et du
peuple ; mais nous n’avons ni la même langue, ni la
même écriture, ni la même religion que le peuple.
Nous avons adoré dans tous les siècles un seul Dieu,
créateur de l’univers, juge des hommes, rémunérateur
de la vertu, et vengeur du crime dans cette
vie et dans la vie à venir.
Ces dogmes purs nous ont paru dictés par la raison universelle. Notre empereur présente au Souverain de tous les êtres les premiers fruits de la terre ; nous l’accompagnons dans ces cérémonies simples et augustes : nous joignons nos prières aux siennes. Notre sacerdoce est la magistrature ; notre religion est la justice ; nos dogmes sont l’adoration, la reconnaissance et le repentir : il n’y a rien là dont on puisse abuser ; point de métaphysique obscure qui divise les esprits, point de sujet de querelles ; nul prétexte d’opposer l’autel au trône ; nulle superstition qui indigne les sages : aucun mystère qui entraîne les faibles dans l’incrédulité, et qui, en les irritant contre des choses incompréhensibles, leur puisse faire rejeter l’idée d’un Dieu que tout le monde doit comprendre.
LE JÉSUITE. — Comment donc, avec une doctrine
que vous dites si pure, pouvez-vous souffrir
parmi vous des bonzes qui ont une doctrine si
ridicule ?
LE MANDARIN. — Eh ! comment aurions-nous
pu déraciner une ivraie qui couvre le champ d’un
vaste empire aussi peuplé que votre Europe ? Je
voudrais qu’on pût ramener tous les hommes à
notre culte simple et sublime ; ce ne peut être que
l’ouvrage des temps et des sages. Les hommes seraient
plus justes et plus heureux. Je suis certain,
par une longue expérience, que les passions, qui
font commettre de si grands crimes, s’autorisent presque
toutes des erreurs que les hommes ont mêlées
à la religion.
LE JÉSUITE. — Comment ! vous croyez que les
passions raisonnent, et qu’elles ne commettent des
crimes que parce qu’elles raisonnent mal ?
LE MANDARIN. — Cela n’arrive que trop souvent.
LE JÉSUITE. — Et quel rapport nos crimes ont-ils
donc avec les erreurs superstitieuses ?
LE MANDARIN. — Vous le savez mieux que moi.
Ou bien ces erreurs révoltent un esprit assez juste
pour les sentir, et non assez sage pour chercher la
vérité ailleurs, ou bien ces erreurs entrent dans un
esprit faible qui les reçoit avidement. Dans le premier
cas, elles conduisent souvent à l’athéisme ; on
dit : Mon bonze m’a trompé ; donc il n’y a point de
religion, donc il n’y a point de Dieu, donc je dois être
injuste si je puis l’être impunément. Dans le second
cas, ces erreurs entraînent au plus affreux fanatisme ;
on dit : Mon bonze m’a prêché que tous ceux
qui n’ont point donné de robe neuve à la pagode
sont les ennemis de Dieu ; qu’on peut, en sûreté de
conscience, égorger tous ceux qui disent que cette
pagode n’a qu’une tête, tandis que mon bonze jure
qu’elle en a sept. Ainsi je peux assassiner, dans l’occasion,
mes amis, mes parents, mon roi, pour faire
mon salut.
LE JÉSUITE. — Il me semble que vous vouliez
parler de nos moines sous le nom de bonzes. Vous
auriez grand tort ; ne seriez-vous pas un peu malin ?
LE MANDARIN. — Je suis juste, je suis vrai, je
suis humain. Je n’ai acception de personne ; je vous
dis que les particuliers et les hommes publics commettent
souvent sans remords les plus abominables
injustices, parce que la religion qu’on leur prêche,
et qu’on altère, leur semble absurde. Je vous dis
qu’un raïa de l’Inde, qui ne connaît que sa presqu’île, se moque de ses théologiens qui lui crient
que son Dieu Vitsnou s’est métamorphosé neuf fois
pour venir converser avec les hommes, et que, malgré
le petit nombre de ses incarnations, il est fort
supérieur au dieu Sammonocodom, qui s’est incarné
chez les Siamois jusqu’à cinq cent cinquante fois.
Notre raïa, qui entend à droite et à gauche cent rêveries
de cette espèce, n’a pas de peine à sentir
combien une telle religion est impertinente ; mais
son esprit, séduit par son cœur pervers, en conclut
témérairement qu’il n’y a aucune religion : alors il
s’abandonne à toutes les fureurs de son ambition
aveugle ; il insulte ses voisins, il les dépouille ; les
campagnes sont ravagées, les villes mises en cendres,
les peuples égorgés. Les prédicateurs ne lui avaient
jamais parlé contre le crime de la guerre ; au contraire,
ils avaient fait, en chaire, le panégyrique des
destructeurs nommés conquérants ; et ils avaient
même arrosé ses drapeaux en cérémonie de l’eau
lustrale du Gange. Le vol, le brigandage, tous les
excès des plus monstrueuses débauches, toutes les
barbaries des assassinats, sont commis alors sans
scrupule ; la famine et la contagion achèvent de
désoler cette terre abreuvée de sang. Et, cependant,
les prédicateurs du voisinage prêchent tranquillement
la controverse devant de bonnes vieilles femmes
qui, au sortir du sermon, entoureraient leur
prochain de fagots allumés, si leur prochain soutenait
que Sammonocodom s’est incarné cinq cent quarante-neuf
fois, et non pas cinq cent cinquante.
J’ose dire que si ce raïa avait été infiniment persuadé de l’existence d’un Dieu infini, présent partout, infiniment juste, et qui doit, par conséquent, venger l’innocence opprimée, et punir un scélérat né pour le malheur du genre humain ; si ses courtisans avaient les mêmes principes, si tous les ministres de la religion avaient fait tonner dans son oreille ces importantes vérités, au lieu de parler des métamorphoses de Vitsnou, alors ce raïa aurait hésité à se rendre si coupable.
Il en est de même dans toutes les conditions ; j’en ai vu plus d’un triste exemple dans les pays étrangers et dans ma patrie.
LE JÉSUITE. — Ce que vous dites n’est que trop
vrai, il faut en convenir, et j’en augure un bon succès
pour l’objet de ma mission. Mais avant d’avoir
l’honneur de vous en parler, dites-moi, je vous en
prie, si vous pensez qu’il soit possible d’obtenir des
hommes qu’ils se bornent à un culte simple, raisonnable
et pur envers l’Être suprême ? Ne faut-il pas
aux peuples quelque chose de plus ? n’ont-ils pas
besoin, je ne dis pas, des fourberies de vos bonzes,
mais de quelques illusions respectables ? n’est-il
pas avantageux pour eux qu’ils soient pieusement
trompés, je ne dis pas par vos bonzes, mais
par des gens sages ? Une prédiction heureusement
appliquée, un miracle adroitement opéré,
n’ont-ils pas quelquefois produit beaucoup de
bien ?
LE MANDARIN. — Vous me paraissez faire tant
de cas de la fourberie, que peut-être je vous la pardonnerais,
si elle pouvait en effet être utile au genre
humain. Mais je crois fermement qu’il n’y a aucun
cas où le mensonge puisse servir la vérité.
LE JÉSUITE. — Cela est bien dur. Cependant je
vous jure que nous avons fait parler en Italie et en
Espagne plus d’une image de la Vierge avec un très
grand succès ; les apparitions des saints, les possessions
du malin, ont fait chez nous bien des conversions.
Ce n’est pas comme chez vos bonzes.
LE MANDARIN. — Chez vous, comme chez eux,
la superstition n’a jamais fait que du mal. J’ai lu
beaucoup de vos histoires : je vois qu’on a toujours
commis les plus grands attentats dans l’espérance
d’une expiation aisée. La plupart de vos Européens
ont ressemblé à un certain roi d’une petite province
de votre Occident, qui portait, dit-on, je ne sais
quelle petite pagode à son bonnet, et qui lui demandait
toujours permission de faire assassiner ou empoisonner
ceux qui lui déplaisaient. Votre premier
empereur chrétien se souilla de parricides, comptant
qu’il serait un jour purifié avec de l’eau. En vérité,
le genre humain est bien à plaindre ; les passions
portent les hommes aux crimes ; s’il n’y a point
d’expiation, ils tombent dans le désespoir et dans
la fureur ; s’il y en a, ils commettent le crime impunément.
LE JÉSUITE. — Hé bien ! ne vaudrait-il pas mieux
proposer des remèdes à ces malades frénétiques, que
de les laisser sans secours ?
LE MANDARIN. — Oui, et le meilleur remède est
de réparer par une vie pure les injustices qu’on peut
avoir commises. Adieu. Voici le temps où je dois soulager
quelques-uns de mes frères qui souffrent. J’ai
fait des fautes comme un autre ; je ne veux pas les
expier autrement ; je vous conseille d’en faire de
même.
LE JÉSUITE. — Je vous supplie avec humilité de
me procurer une place de mandarin, comme plusieurs
de nos Pères en ont eu, et d’y faire joindre la
permission de nous bâtir une maison et une église,
et de prêcher en chinois : vous savez que je parle la
langue.
LE MANDARIN. — Mon crédit ne va pas jusque-là ;
les juifs, les mahométans qui sont dans notre
empire, et qui connaissent un seul Dieu, comme nous,
ont demandé la même permission, et nous n’avons
pu la leur accorder : il faut suivre les lois.
LE JÉSUITE. — Point du tout ; il vaut mieux
obéir à Dieu qu’aux hommes.
LE MANDARIN. — Oui, si les hommes commandent
des choses évidemment criminelles, par exemple, d’égorger
votre père et votre mère, d’empoisonner vos
amis ; mais il me semble qu’il n’est pas injuste de
refuser à un étranger la permission d’apporter le
trouble dans nos États, et de balbutier dans notre
langue, qu’il prononce toujours fort mal, des choses
que ni lui ni nous ne pouvons entendre.
LE JÉSUITE. — J’avoue que je ne prononce pas
tout à fait aussi bien que vous ; je fais gloire quelquefois
de ne pas entendre un mot de ce que j’annonce :
pour le trouble et la discorde, c’est vraiment
tout le contraire, c’est la paix que j’apporte.
LE MANDARIN. — Vous souvenez-vous de la
fameuse requête présentée à nos neuf tribunaux
suprêmes, au premier mois de l’année que vous appelez
1717 ? En voici les propres mots qui vous
regardent, et que vous avez conservés vous-mêmes :
« Ils vinrent d’Europe à Manille sous la dynastie
des Ming. Ceux de Manille faisaient le commerce
avec les Japonais. Ces Européens se servirent de
leur religion pour gagner le cœur des Japonais ; ils
en séduisirent un grand nombre. Ils attaquèrent
ensuite le royaume en dedans et en dehors, et il ne
s’en fallut presque rien qu’ils s’en rendissent tout
à fait les maîtres. Ils répandent dans nos provinces
de grandes sommes d’argent ; ils rassemblent, à
certains jours, des gens de la lie du peuple mêlés avec les femmes : je ne sais pas quel est leur dessein,
mais je sais qu’ils ont apporté leur religion à Manille,
et que Manille a été envahie, et qu’ils ont voulu
subjuguer le Japon, etc. »
LE JÉSUITE. — Ah ! pour Manille et pour le Japon,
passe ; mais pour la Chine, vous savez que c’est
tout autre chose ; vous connaissez la grande vénération,
le profond respect, le tendre attachement, la
sincère reconnaissance que…
LE MANDARIN. — Mon Dieu, oui, nous connaissons
tout cela ; mais souvenez-vous, encore une fois,
des paroles que le dernier empereur Yong-tching,
d’éternelle mémoire, adressa à vos bonzes noirs ;
les voici :
« Que diriez-vous si j’envoyais une troupe de bonzes et de lamas dans votre pays ? comment les recevriez-vous ? Si vous avez su tromper mon père, n’espérez pas me tromper de même. Vous voulez que tous les Chinois embrassent vos lois ; votre culte n’en tolère pas d’autres, je le sais. En ce cas, que deviendrons-nous ? les sujets de vos princes ? Les disciples que vous faites ne connaissent que vous ; dans un temps de troubles, ils n’écouteraient d’autre voix que la vôtre. Je sais bien qu’à présent il n’y a rien à craindre ; mais quand les vaisseaux viendront par milliers, il pourrait y avoir du désordre. »
LE JÉSUITE. — Il est vrai que nous avons transmis à notre Europe ce triste discours de l’empereur
Yong-tching. Nous sommes d’ailleurs obligés d’avouer
que c’était un prince très sage et très vertueux,
qui a signalé son règne par des traits de
bienfaisance au-dessus de tout ce que nos princes
ont jamais fait de grand et de bon. Mais, après tout,
les vertus des infidèles sont des crimes ; c’est une
des maximes incontestables de notre petit pays.
Mais qu’est-il arrivé à ce grand empereur ? il est
mort sans sacrements, il est damné à tout jamais.
J’aime la paix, je vous l’apporte ; mais plût au ciel,
pour le bien de vos âmes, que tout votre empire fût
bouleversé, que tout nageât dans le sang, et que vous
expirassiez tous jusqu’au dernier, confessés par des
jésuites ! Car enfin, qu’est-ce qu’un royaume de
sept cents lieues de long sur sept cents lieues de
large réduit en cendres ? c’est une bagatelle. C’est
l’affaire de quelques jours, de quelques mois, de
quelques années tout au plus, et il s’agit de la gloire
éternelle que je vous souhaite.
LE MANDARIN. — Grand merci de votre bonne
volonté. Mais, en vérité, vous devriez être contents
d’avoir fait massacrer plus de cent mille citoyens
au Japon. Mettez des bornes à votre zèle. Je crois
vos intentions bonnes ; mais quand vous aurez armé,
dans notre empire, les mains des enfants contre les
pères, des disciples contre les maîtres, et des peuples
contre les rois, il sera certain que vous aurez commis
un très grand mal ; et il n’est pas absolument démontré que vous et moi soyons éternellement récompensés
pour avoir détruit la plus ancienne nation
qui soit sur la terre.
LE JÉSUITE. — Que votre nation soit la plus
ancienne ou non, ce n’est pas ce dont il s’agit. Nous
savons que, depuis près de cinq mille ans, votre
empire est sagement gouverné ; mais vous avez
trop de raison pour ne pas sentir qu’il faudrait, sans
balancer, anéantir cet empire, s’il n’y avait que ce
moyen de faire triompher la vérité. Çà, répondez-moi :
je suppose qu’il n’y a d’autres ressources pour votre
salut que de mettre le feu aux quatre coins de la
Chine ; n’êtes-vous pas obligé en conscience de tout
brûler ?
LE MANDARIN. — Non, je vous jure ; je ne brûlerais
pas une grange.
LE JÉSUITE. — Vous avez, à la Chine, d’étranges
principes.
LE MANDARIN. — Je trouve les vôtres terriblement
incendiaires. J’ai bien ouï dire qu’en votre
année 1604 quelques gens charitables voulurent, en
effet, consumer en un moment par le feu toute la
famille royale et tous les mandarins d’une île nommée
l’Angleterre, uniquement pour faire triompher une
de vos sectes sur les ruines des autres sectes. Vous
avez employé tantôt le fer, tantôt le feu à ces saintes intentions ; et c’est donc là cette paix que vos confrères
viennent prêcher à des peuples qui vivent en
paix ?
LE JÉSUITE. — Ce que je vous en dis n’est qu’une
supposition théologique ; car je vous répète que
j’apporte la paix, l’union, la bienfaisance, et toutes
les vertus : j’ajoute seulement que ma doctrine est
si belle qu’il faudrait l’acheter aux dépens de la vie
de tous les hommes.
LE MANDARIN. — C’est vendre cher ses coquilles.
Mais comment votre doctrine est-elle si belle, puisque
vous me disiez hier qu’il fallait tromper ?
LE JÉSUITE. — Rien ne s’accorde plus aisément.
Nous annonçons des vérités ; ces vérités ne sont pas
à la portée de tout le monde, et nous rencontrons
des ennemis, des jansénistes, qui nous poursuivent
jusqu’à la Chine. Que faire alors ? il faut bien soutenir
une vérité utile par quelques mensonges qui
le sont aussi ; on ne peut se passer de miracles :
cela tranche toutes les difficultés. Je vous avoue
entre nous que nous n’en faisons point, mais nous
disons que nous en avons fait ; et si l’on nous croit,
nous gagnons des âmes. Qu’importe la route, pourvu
qu’on arrive au but ? Il est bien sûr que notre petit
Portugais Xavier ne pouvait être à la fois, en même
temps, dans deux vaisseaux ; cependant nous l’avons
dit ; et plus la chose est impossible et extravagante, plus elle a paru admirable. Nous lui avons fait aussi
ressusciter quatre garçons et cinq filles : cela était
important ; un homme qui ne ressuscite personne
n’a guère que des succès médiocres. Laissez-nous
au moins guérir de la colique quelques servantes de
votre maison ; nous ne demandons que la permission
d’un petit miracle : ne fait-on rien pour son ami ?
LE MANDARIN. — Je vous aime, je vous servirais
volontiers, mais je ne peux mentir pour personne.
LE JÉSUITE. — Vous êtes bien dur, mais j’espère
enfin vous convertir.
LE JÉSUITE. — Oui, je veux bien convenir d’abord
que vos lois et votre morale sont divines. Chez
nous on n’a que de la politesse pour son père et sa
mère ; chez vous on les honore et on leur obéit toujours.
Nos lois se bornent à punir les crimes ; les
vôtres décernent des récompenses aux vertus. Nos
édits, pour l’ordinaire, ne parlent que d’impôts, et
les vôtres sont souvent des traités de morale. Vous
recommandez la justice, la fidélité, la charité, l’amour
du bien public, l’amitié. Mais tout cela devient
criminel et abominable si vous ne pensez pas comme
nous ; et c’est ce que je m’engage à vous prouver.
LE MANDARIN. — Il vous sera difficile de remplir
cet engagement.
LE JÉSUITE. — Rien n’est plus aisé. Toutes les
vertus sont des vices quand on n’a pas la foi : or
vous n’avez pas la foi ; donc, malgré vos vertus que
j’honore, vous êtes tous des coquins, théologiquement
parlant.
LE MANDARIN. — Honnêtement parlant, votre
P. Lecomte, votre P. Ricci, et plusieurs autres,
n’ont-ils pas dit, n’ont-ils pas imprimé en Europe
que nous étions, il y a quatre mille ans, le peuple le
plus juste de la terre, et que nous adorions le vrai
Dieu dans le plus ancien temple de l’univers ? Vous
n’existiez pas alors ; nous n’avons jamais changé.
Comment pouvons-nous avoir eu raison il y a quatre
mille ans, et avoir tort à présent ?
LE JÉSUITE. — Je vais vous le dire : notre doctrine
est incontestablement la meilleure : or, les
Chinois ne reconnaissent pas notre doctrine ; donc
ils ont évidemment tort.
LE MANDARIN. — On ne peut mieux raisonner ;
mais nous avons à Kanton des Anglais, des Hollandais,
des Danois qui pensent tout différemment de
vous, qui vous ont chassés de leur pays, parce qu’ils
trouvaient votre doctrine abominable, et qui disent
que vous êtes des corrupteurs : vous-mêmes vous avez eu ici des disputes scandaleuses avec des gens
de votre propre secte ; vous vous anathématisiez
les uns les autres : ne sentez-vous pas l’énorme ridicule
d’une troupe d’Européens qui venaient nous
enseigner un système dans lequel ils n’étaient pas
d’accord entre eux ? Ne voyez-vous pas que vous
êtes les enfants perdus de puissances qui voudraient
s’étendre dans tout l’univers ? Quel fanatisme,
quelle fureur vous fait passer les mers pour venir
aux extrémités de l’Orient nous étourdir par vos
disputes, et fatiguer nos tribunaux de vos querelles !
Vous nous apportez votre pain et votre vin, et vous
dites qu’il n’est permis qu’à vous de boire du vin ;
assurément cela n’est pas honnête et civil. Vous
nous dites que nous serons damnés si nous ne mangeons
de votre pain ; et puis, quand quelques-uns
de nous ont eu la politesse d’en manger, vous leur
dites que ce n’est pas du pain, que ce sont des membres
d’un corps humain et du sang, et qu’ils seront
damnés s’ils croient avoir mangé du pain que vous
leur avez offert. Les lettrés chinois ont-ils pu penser
autre chose de vous, sinon que vous étiez des fous
qui aviez rompu vos chaînes, et qui couriez par
le monde comme des échappés ? Du moins les Européens
d’Angleterre, de Hollande, de Danemark
et de Suède ne nous disent pas que du pain n’est
pas du pain, et que du vin n’est pas du vin ; ne
soyez pas surpris s’ils ont paru à la Chine et
dans l’Inde plus raisonnables que vous. Cependant
nous ne leur permettons pas de prêcher à Pékin : et vous voulez qu’on vous le permette !
LE JÉSUITE. — Ne parlons point de ce mystère.
Il est vrai que, dans notre Europe, le réformé, le
protestant, le moliniste, le janséniste, l’anabaptiste,
le méthodiste, le morave, le mennonite, l’anglican,
le quaker, le piétiste, le coccéien, le voétien, le socinien,
l’unitaire rigide, le millénaire, veulent chacun
tirer à eux la vérité, qu’ils la mettent en pièces,
et qu’on a bien de la peine à en rassembler les morceaux.
Mais enfin nous nous accordons sur le fond
des choses.
LE MANDARIN. — Si vous preniez la peine d’examiner
les opinions de chaque disputeur, vous verriez
qu’ils ne sont de même avis sur aucun point. Vous
savez combien nous fûmes scandalisés quand notre
prince Olou-tsé, que vous avez séduit, nous dit que
vous aviez deux lois, que ce qui avait été autrefois
vrai et bon était devenu faux et mauvais. Tous nos
tribunaux furent indignés ; ils le seraient bien davantage
s’ils apprenaient que, depuis dix-sept siècles,
vous êtes occupés à expliquer, à retrancher et à ôter,
à concilier, à rajuster, à forger : nous, au contraire,
depuis cinquante siècles, nous n’avons pas varié un
seul moment.
LE JÉSUITE. — C’est parce que vous n’avez jamais
été éclairés. Vous n’avez jamais écouté que votre
simple raison : elle vous a dit qu’il y a un Dieu, et qu’il faut être juste ; il n’y a pas moyen de disputer
sur cela : mais il fallait écouter quelque chose au-dessus
de votre raison ; il fallait lire tous les livres du
peuple juif, que malheureusement vous ne connaissiez
pas, et il fallait les croire ; et ensuite il fallait
ne les plus croire et lire tous nos livres grecs et latins.
Alors vous auriez eu, comme nous, mille belles querelles
toutes les années ; chaque querelle aurait
occasionné une décision admirable, un jugement
nouveau : voilà ce qui vous a manqué, et c’est ce
que je veux apprendre aux Chinois, mais toujours
pour le bien de la paix.
LE MANDARIN. — Hé bien ! quand les Chinois,
pour le bien de la paix, sauront toutes les opinions
qui déchirent votre petit coin de terre au bout de
l’Occident, en seront-ils plus justes ? honoreront-ils
leurs parents davantage ? seront-ils plus fidèles à
l’empereur ? l’empire sera-t-il mieux gouverné,
les terres mieux cultivées ?
LE JÉSUITE. — Non assurément ; mais les Chinois
seront sauvés comme moi ; ils n’ont qu’à croire
ce que je ne comprends pas.
LE MANDARIN. — Pourquoi voulez-vous qu’ils
le comprennent ?
LE JÉSUITE. — Ils ne le comprendront pas non
plus.
LE MANDARIN. — Pourquoi voulez-vous donc
le leur apprendre ?
LE JÉSUITE. — C’est qu’il est nécessaire aujourd’hui
à tous les hommes de le savoir.
LE MANDARIN. — S’il est nécessaire à tous
les hommes de le savoir, pourquoi les Chinois l’ont-ils
toujours ignoré ? pourquoi l’avez-vous ignoré vous-mêmes
si longtemps ? pourquoi n’en a-t-on jamais
rien su dans toute la Grande-Tartarie, dans l’Inde
et au Japon ? Ce qui est nécessaire à tous les hommes
ne leur est-il pas donné à tous ? n’ont-ils pas tous
les mêmes sens, le même instinct d’amour-propre,
le même instinct de bienveillance, le même instinct
qui les fait vivre en société ? Comment se pourrait-il
faire que l’Être suprême, qui nous a donné tout ce
qui nous est convenable, nous eût refusé la seule chose
essentielle ? N’est-ce pas une impiété de le croire ?
LE JÉSUITE. — C’est qu’il n’a fait ce présent
qu’à ses favoris.
LE MANDARIN. — Vous êtes donc son favori ?
LE JÉSUITE. — Je m’en flatte.
LE MANDARIN. — Pour moi, je suis simplement
son adorateur. Je vous renvoie à tous les peuples
et à toutes les sectes de votre Europe, qui croient que vous êtes des réprouvés ; et, tant que vous
vous persécuterez les uns les autres, il ne sera pas
prudent de vous écouter.
LE JESUITE. — Ah ! si jamais je retourne à
Rome, que je me vengerai de tous ces impies qui
empêchent nos progrès à la Chine !
LE MANDARIN. — Faites mieux, pardonnez-leur.
Vivons doucement tous ensemble, tant que vous
serez ici ; secourons-nous mutuellement ; adorons
tous l’Être suprême du fond de notre cœur. Quoique
vous ayez plus de barbe que nous, le nez plus long,
les yeux moins fendus, les joues plus rouges, les pieds
plus gros, les oreilles plus petites, et l’esprit plus
inquiet, cependant nous sommes tous frères.
LE JÉSUITE. — Tous frères ! et que deviendra
mon titre de Père ?
LE MANDARIN. — Vous convenez tous qu’il faut
aimer Dieu ?
LE JÉSUITE. — Pas tout à fait, mais je le permets.
LE MANDARIN. — Qu’il faut être modéré, sobre,
compatissant, équitable, bon maître, bon père de
famille, bon citoyen ?
LE JÉSUITE. — Oui.
LE MANDARIN. — Hé bien ! ne vous tourmentez
plus tant ; je vous assure que vous êtes de ma religion.
LE JÉSUITE. — Ah ! vous vous rendez à la fin.
Je savais bien que je vous convertirais.
Quand le mandarin et le jésuite eurent été d’accord, le mandarin donna au moine cette profession de foi :
1o La religion consiste dans la soumission à Dieu et dans la pratique des vertus.
2o Cette vérité incontestable est reconnue de toutes les nations et de tous les temps : il n’y a de vrai que ce qui force tous les hommes à un consentement unanime : les vaines opinions qui se contredisent sont fausses.
3o Tout peuple qui se vante d’avoir une religion particulière pour lui seul offense la Divinité et le genre humain ; il ose supposer que Dieu abandonne tous les autres peuples pour n’éclairer que lui.
4o Les superstitions particulières n’ont été inventées que par des hommes ambitieux qui ont voulu dominer sur les esprits, qui ont fourni un prétexte à la nation qu’ils ont séduite d’envahir les biens des autres nations.
5o Il est constaté par l’histoire que ces différentes sectes, qui se proscrivent réciproquement avec tant de fureur, ont été la source de mille guerres civiles ; et il est évident que si les hommes se regardaient tous comme des frères, également soumis à leur père commun, il y aurait eu moins de sang versé sur la terre, moins de saccagement, moins de rapines, et moins de crimes de toute espèce.
6o Des lamas et des bonzes qui prétendent que la mère du dieu Fo accoucha de ce dieu par le côté droit, après avoir avalé un enfant, disent une sottise ; s’ils ordonnent de la croire, ce sont des charlatans tyranniques ; s’ils persécutent ceux qui ne la croient pas, ils sont des monstres.
7o Les brames, qui ont des opinions un peu moins absurdes, et non moins fausses, auraient également tort de commander de les croire, quand même elles pourraient avoir quelque lueur de vraisemblance ; car l’Être suprême ne peut juger les hommes sur les opinions d’un brame, mais sur leurs vertus et sur leurs iniquités. Une opinion, quelle qu’elle soit, n’a nul rapport avec la manière dont on a vécu ; il ne s’agit pas de faire croire telle ou telle métamorphose, tel ou tel prodige, mais d’être homme de bien. Quand vous êtes accusé devant un tribunal, on ne vous demande pas si vous croyez que le premier mandarin a encore son père et sa mère, s’il est marié, s’il est veuf, s’il est riche ou pauvre, grand ou petit ; on vous interroge sur vos actions.
8o « Si tu n’es pas instruit de certains faits, si tu ne crois pas certaines obscurités, si tu ne sais par cœur certaines formules, si tu n’as pas mangé en certains temps certains aliments qu’on ne trouve point dans la moitié du globe, tu seras éternellement malheureux. » Voilà ce que les hommes ont pu inventer de plus absurde et de plus horrible. « Si tu es juste, tu seras récompensé ; si tu es injuste, tu seras puni. » Voilà ce qui est raisonnable.
9o Certains brames, qui croient que les enfants morts avant que d’avoir été baignés dans le Gange sont condamnés à des supplices éternels, sont les plus insensés de tous les hommes et les plus durs. Ceux qui font vœu de pauvreté pour s’enrichir ne sont pas les moins fourbes ; ceux qui cabalent dans les familles et dans l’État ne sont pas les moins méchants.
10o Plus les hommes sont faibles, enthousiastes, fanatiques, plus le gouvernement doit être modéré et sage.
11o Si vous donnez à un charlatan le privilège exclusif de faire des almanachs, il fera un calendrier de superstitions pour tous les jours de l’année ; il intimidera les peuples et les magistrats par les conjonctions et les influences des astres. Si vous laissez vingt charlatans faire des almanachs, ils prédiront des événements différents ; ils se discréditeront tous les uns les autres : un temps viendra où tout le peuple aura découvert la friponnerie de tous les astrologues.
12o Alors il n’y aura plus d’almanachs que ceux des véritables astronomes qui calculent juste les mouvements des globes, qui n’attribuent d’influence à aucun, et qui ne prédisent ni la bonne ni la mauvaise fortune. Le peuple insensiblement ne croira que ces sages ; il adorera d’un culte plus pur le créateur et le guide de tous les globes, et notre petit globe en sera plus heureux.
13o Il est impossible que l’esprit de paix, l’amour du prochain, le bon ordre, en un mot la vertu, subsiste au milieu des disputes interminables ; il n’y a jamais eu la moindre dispute entre les lettrés, qui se bornent à reconnaître un Dieu, à l’aimer, à le servir sans mélange de superstitions, et à servir leur prochain.
14o C’est là le premier devoir ; le second est d’éclairer les superstitieux ; le troisième est de les tolérer en les plaignant, si on ne peut les éclairer.
15o Il peut y avoir plusieurs cérémonies ; mais il n’y a qu’une seule morale. Ce qui vient de Dieu est universel et immuable ; ce qui vient des hommes est local, inconstant, périssable.
16o Un imbécile dit : « Je dois penser comme mon bonze ; car tout mon village est de son avis. » Sors de ton village, pauvre homme, et tu en verras cent mille autres qui ont chacun leur bonze, et qui pensent tous différemment.
17o Voyage d’un bout de la terre à l’autre, tu verras que partout deux et deux font quatre, que Dieu est adoré partout ; mais tu verras qu’ici on ne peut mourir sans huile, et que là, en mourant, il faut tenir à la main la queue d’une vache. Laisse là leur huile et leur queue, et sers le Maître de l’Univers.
18o Voici un des grands maux que la superstition a fait naître. Un homme a violé sa sœur et tué son frère ; mais il fréquente une certaine pagode, il récite certaines formules dans une langue étrangère, il porte une certaine image sur sa poitrine ; mille vieilles s’écrient : Le bon homme ! le saint homme !
Un juste avoue franchement qu’on peut adorer Dieu sans faire ce pèlerinage, sans réciter cette formule ; mille vieilles s’écrient : Au monstre ! au scélérat !
19o Voici le comble de l’abomination ; voici ce qui fait sécher d’horreur et gémir d’être homme. Un chef des pagodes, assassin, empoisonneur public, a peuplé l’Inde de ses bâtards, et a vécu tranquille et respecté ; il a donné des lois aux princes. Un juste a dit : Gardez-vous d’imiter ce chef des pagodes ; gardez-vous de croire les métamorphoses qu’il enseigne ; et ce juste a été brûlé à petit feu sur la place publique.
20o Ô vous ! fanatiques actifs, qui depuis longtemps troublez la terre par vos querelles raisonnées ; et vous, fanatiques passifs, qui, sans raisonner, avez été mordus de ces enragés et qui êtes malades de la même rage, tâchez de guérir si vous pouvez ; essayez de cette recette que voici : Adorez Dieu sans vouloir le comprendre ; aimez-le sans vous plaindre des maux qui sont mêlés sur la terre avec les biens ; regardez comme vos frères le Japonais, le Siamois, l’Indien, l’Africain, le Persan, le Turc, le Russe, et même les habitants du petit pays de l’occident méridional de l’Europe qui tient si peu de place sur la carte.
UN CHRÉTIEN ET UN JUIF
DEVANT UN SÉNATEUR
En présence de Marc-Aurèle
N jour, un juif de bon sens et un chrétien comparurent
devant un sénateur éclairé, en présence
du sage Marc-Aurèle, qui voulait s’instruire
de leurs dogmes. Le sénateur les interrogea
l’un après l’autre.
LE SÉNATEUR au chrétien. — Pourquoi troublez-vous
la paix de l’empire ? pourquoi ne vous contentez-vous
pas, comme les Syriens, les Égyptiens et
les Juifs, de pratiquer tranquillement vos rites ?
pourquoi voulez-vous que votre secte anéantisse
toutes les autres ?
LE CHRÉTIEN. — C’est qu’elle est la seule véritable.
Nous adorons un Dieu juif, né dans un village
de Judée, sous l’empereur Auguste, l’an de Rome 752
ou 756 ; son père et sa mère furent inscrits, selon le
divin saint Luc, dans ce village, lorsque l’empereur fit faire le dénombrement de tout l’univers, Cyrenius
étant alors gouverneur de Syrie.
LE SÉNATEUR. — Votre Luc vous a trompés.
Cyrenius ne fut gouverneur de Syrie que dix ans
après l’époque dont vous parlez : c’était Quintilius
Varus qui était alors proconsul de Syrie ; nos annales
en font foi. Jamais Auguste n’eut le dessein extravagant
de faire un dénombrement de l’univers :
jamais même il n’y eut sous son règne un recensement
entier des citoyens romains. Quand même
on en aurait fait un, il n’aurait pas eu lieu en Judée,
qui était gouvernée par Hérode, tributaire de l’empire,
et non par des officiers de César. Le père et la
mère de votre Dieu étaient, dites-vous, des habitants
d’un village juif ; ils n’étaient donc pas citoyens romains :
ils ne pouvaient être compris dans le cens.
LE CHRÉTIEN. — Notre Dieu n’avait point de
père juif. Sa mère était vierge. Ce fut Dieu même qui
l’engrossa par l’opération d’un esprit, qui était Dieu
aussi, sans que la mère cessât d’être pucelle. Et cela
est si vrai, que trois rois ou trois philosophes vinrent
d’Orient pour l’adorer dans l’étable où il naquit,
conduits par une étoile nouvelle qui voyagea avec
eux.
LE SÉNATEUR. — Vous voyez bien, mon pauvre
homme, qu’on s’est moqué de vous. S’il avait paru
alors une étoile nouvelle, nous l’aurions vue ; toute la terre en aurait parlé ; tous les astronomes auraient
calculé ce phénomène.
LE CHRÉTIEN. — Cela est pourtant dans son
livres sacrés.
LE SÉNATEUR. — Montrez-moi vos livres.
LE CHRÉTIEN. — Nous ne les montrons point
aux profanes, aux impies ; vous êtes un profane et
un impie, puisque vous n’êtes point de notre secte.
Nous avons très peu de livres. Ils restent entre les
mains de nos maîtres. Il faut être initié pour les lire.
Je les ai lus, et si sa majesté impériale le permet, je
vais vous en rendre compte en sa présence : elle
verra que notre secte est la raison même.
LE SÉNATEUR. — Parlez, l’empereur vous l’ordonne,
et je veux bien oublier qu’en digne chrétien
que vous êtes vous m’avez appelé impie.
LE CHRETIEN. — Oh ! seigneur, impie n’est pas
une injure ; cela peut signifier un homme de bien
qui a le malheur de n’être pas de notre avis. Mais,
pour obéir à l’empereur, je vais dire tout ce que je
sais.
Premièrement, notre Dieu naquit d’une femme pucelle, qui descendait de quatre prostituées : Bethsabée, qui se prostitua à David ; Thamar, qui se prostitua à Juda le Patriarche ; Ruth, qui se prostitua au vieux Booz ; et la fille de joie Rahab qui se prostituait à tout le monde : le tout pour faire voir que les voies de Dieu ne sont pas celles des hommes.
Secondement, vous devez savoir que notre Dieu mourut par le dernier supplice, puisque c’est vous qui l’avez fait mettre en croix comme un esclave et un voleur ; car les Juifs n’avaient pas alors le droit du glaive ; c’était Pontius Pilatus qui gouvernait Jérusalem au nom de l’empereur Tibère : vous n’ignorez pas que ce Dieu ayant été pendu publiquement ressuscita secrètement ; mais ce que vous ne savez peut-être pas, c’est que sa naissance, sa vie, sa mort, avaient été prédites par tous les prophètes juifs : par exemple, nous voyons clair comme le jour lorsqu’un Isaïe dit, sept ou quatorze cents ans avant la naissance de notre Dieu : « Une fille ou femme va faire un enfant qui mangera du beurre et du miel, et il s’appellera Emmanuel », cela veut dire que Jésus sera Dieu.
Il est dit, dans une de nos histoires, que Juda serait comme un jeune lion qui s’étendrait sur sa proie, et que la vierge ne sortirait point des cuisses de Juda jusqu’à ce que Shilo parût. Tout l’univers avouera que chacune de ces paroles prouve que Jésus est Dieu. Ces autres paroles remarquables, il lie son ânon à la vigne, démontrent par surabondance de droit que Jésus est Dieu.
Il est vrai qu’il ne fut pas Dieu tout d’un coup, mais seulement fils de Dieu. Sa dignité a été bientôt augmentée, quand nous avons fait connaissance avec quelques platoniciens dans Alexandrie. Ils nous ont appris ce que c’était que le Verbe dont nous n’avions jamais entendu parler, et que Dieu faisait tout par son verbe, par son logos ; alors Jésus est devenu le logos de Dieu ; et comme l’homme et la parole sont la même chose, il est clair que Jésus étant verbe est Dieu manifestement.
Si vous nous demandez pourquoi Dieu est venu se faire supplicier en Judée, il est avéré que c’est pour ôter le péché de la terre : car, depuis son exécution, personne n’a commis la plus petite faute parmi ses élus. Or ses élus, du nombre desquels je suis, composent tout le monde ; le reste est un ramas de réprouvés qui doit être compté pour rien. Le monde n’a été créé que pour les élus ; notre religion remonte à l’origine du monde, car elle est fondée sur la juive qu’elle détruit, laquelle juive est fondée sur celle d’un Chaldéen, nommé Abraham ; la religion d’Abraham a renchéri sur celle de Noé, que vous ne connaissez pas, et celle de Noé est une réforme de celle d’Adam et d’Ève, que les Romains connaissent encore moins. Ainsi, Dieu a changé cinq fois sa religion universelle, sans que personne en sût rien, excepté autrefois les Juifs, et excepté nous aujourd’hui qui sommes substitués aux Juifs. Cette filiation aussi ancienne que la terre, le péché du premier homme racheté par le sang du Dieu hébreu, l’incarnation de ce Dieu prédite par tous les prophètes, sa mort figurée par tous les événements de l’histoire juive, ses miracles faits à la vue du monde entier, dans un coin de la Galilée ; sa vie écrite hors de Jérusalem, cinquante ans après qu’il eut été supplicié à Jérusalem ; le logos de Platon que nous avons identifié avec Jésus ; enfin les enfers dont nous menaçons quiconque ne croira pas en lui et en nous ; tout ce grand tableau de vérités lumineuses démontre que l’empire romain nous sera soumis, et que le trône des Césars deviendra le trône de la religion chrétienne.
LE SÉNATEUR. — Cela pourrait arriver. La populace
aime à être séduite ; il y a toujours au moins
cent gredins imbéciles et fanatiques contre un
citoyen sage. Vous me parlez des miracles de votre
Dieu : il est bien certain que si on se laisse infatuer
de prophéties et de miracles joints au logos de Platon ;
si on fascine ainsi les yeux, les oreilles et l’esprit
des simples ; si à l’aide d’une métaphysique insensée,
réputée divine, on échauffe l’imagination
des hommes, toujours amoureux du merveilleux,
certes on pourra parvenir un jour à bouleverser
l’empire. Mais, dites-nous, quels sont les miracles
de votre Juif-Dieu.
LE CHRÉTIEN. — Le premier est que le diable
l’emporta sur une montagne ; le second, qu’étant
à une noce de paysans où tout le monde était ivre,
et tout le vin ayant été bu, il changea en vin l’eau
qu’il fit mettre dans des cruches ; mais le plus beau de tous ses miracles est qu’il envoya deux diables
dans le corps de deux mille cochons qui allèrent
se noyer dans un lac, quoiqu’il n’y eût point de
cochons dans le pays.
Marc-Aurèle, ennuyé de ces choses divines qui ne paraissaient que des bêtises à son esprit aveuglé, imposa silence au chrétien, qui aurait encore parlé longtemps. Il ordonna au Juif de s’expliquer, de lui dire en effet si la secte chrétienne était une branche de la judaïque, et ce qu’il pensait de l’une et de l’autre. Le Juif s’inclina profondément, puis leva les yeux au ciel, puis s’énonça en ces termes :
« Sacrée majesté, je vous dirai d’abord que les Juifs sont bien éloignés de vouloir dominer comme les chrétiens. Nous n’avons pas l’audace de prétendre soumettre la terre à nos opinions ; trop contents d’être tolérés, nous respectons tous vos usages, sans les adopter : on ne nous voit point porter la sédition dans vos villes et dans vos camps ; nous n’avons coupé le prépuce à aucun Romain, tandis que les chrétiens les baptisent. Nous croyons à Moïse, mais nous n’exhortons aucun Romain à y croire ; nous sommes (du moins à présent) aussi paisibles, aussi soumis que les chrétiens sont turbulents et factieux.
« Vous voyez les beaux miracles que nos ennemis cruels imputent à leur prétendu Dieu. S’il s’agissait ici de miracles, nous vous ferions voir d’abord un serpent qui parle à notre bonne mère commune ; une ânesse qui parle à un prophète idolâtre, et ce prophète, venu pour nous maudire, nous bénissant malgré lui ; nous vous ferions voir un Moïse surpassant en prodiges tous les sorciers d’un roi d’Égypte, remplissant tout un pays de grenouilles et de poux, conduisant deux ou trois millions de Juifs à pied sec à travers la mer Rouge, à l’exemple de l’ancien Bacchus ; je vous montrerais un Josué, qui fait tomber une pluie de pierres sur les habitants d’un village ennemi, à onze heures du matin, et arrêtant le soleil et la lune à midi, pour avoir le temps de tuer mieux ses ennemis qui étaient déjà morts. Vous m’avouerez, sacrée majesté, que les deux mille cochons dans lesquels Jésus envoie le diable sont bien peu de chose devant le soleil et la lune de Josué, et devant la mer Rouge de Moïse ; mais je ne veux point insister sur nos anciens prodiges ; je veux imiter la sagesse de notre historien Flavien Josèphe, qui, en rapportant ces miracles tels qu’ils sont écrits par nos prêtres, laisse au lecteur la liberté de s’en moquer.
« Je viens à la différence qui est entre nous et les sectaires chrétiens.
« Votre sacrée Majesté saura que de tout temps il s’est élevé en Égypte et en Syrie des enthousiastes qui, sans être légalement autorisés, se sont avisés de parler au nom de la Divinité : nous en avons eu beaucoup parmi nous, surtout dans nos calamités ; mais assurément aucun d’eux n’a prédit ni pu prédire un homme tel que Jésus. Si, par impossible, ils avaient prophétisé touchant cet homme, ils auraient au moins annoncé son nom, et ce nom ne se trouve dans aucun de leurs écrits ; ils auraient dit que Jésus devait naître d’une femme nommée Mirja, que les chrétiens prononcent ridiculement Maria ; ils auraient dit que les Romains le feraient pendre à la sollicitation du sanhédrin. Les chrétiens répondent à cette objection puissante qu’alors les prophéties auraient été trop claires, et qu’il fallait que Dieu fût caché. Quelle réponse de charlatans et de fanatiques ! Quoi, si Dieu parle par la voix d’un prophète qu’il inspire, il ne parlera pas clairement ! Quoi, le Dieu de vérité ne s’expliquera que par les équivoques qui appartiennent au mensonge ! Cet énergumène imbécile, qui a parlé avant moi, a montré toute la turpitude de son système, en rapportant les prétendues prophéties que la secte chrétienne tâche de corrompre en faveur de Jésus par des interprétations absurdes. Les chrétiens cherchent partout des prophéties ; ils poussent la démence jusqu’à trouver Jésus dans une églogue de Virgile : ils ont voulu le trouver dans les vers des sibylles ; et, n’en pouvant venir à bout, ils ont eu la hardiesse absurde d’en forger une en vers grecs acrostiches, qui pèchent même par la quantité ; je la mets sous les yeux de votre sacrée majesté. »
Le Juif, à ces mots, fouillant dans sa poche sale et grasse, en tira la prédiction que saint Justin et d’autres avaient attribuée aux sibylles :
Avec cinq pains et deux poissons,
Il nourrira cinq mille hommes au désert,
Et en ramassant les morceaux qui resteront,
Il en remplira douze paniers.
Marc-Aurèle leva les épaules de pitié, et le Juif continue ainsi :
« Je ne dissimulerai point que, dans nos temps de calamité, nous avons attendu un libérateur. C’est la consolation de toutes les nations malheureuses, et surtout des peuples esclaves : nous avons toujours appelé messie quiconque nous a fait du bien, comme les mendiants appellent domine, monseigneur, ceux qui leur font quelque aumône ; car nous ne devons pas ici faire les fiers, « Nec tanta superbia victis. » Nous pouvons nous comparer à des gueux, sans rougir.
« Nous voyons, dans l’histoire de nos roitelets, que le Dieu du ciel et de la terre envoya un prophète pour élire Jéhu, hérétique roitelet de Sichem, et même Hazaël, roi de Syrie, tous deux messies du Très-Haut ; notre grand prophète Isaïe, dans son seizième capitulaire, appelle Cyrus messie ; notre grand prophète Ézéchiel, dans son vingt-huitième capitulaire, appelle messie et chérubin un roi de Tyr. Hérode, connu de votre majesté, a été appelé messie.
« Messie signifie oint. Les rois juifs étaient oints ; Jésus n’a jamais été oint, et nous ne voyons pas pourquoi ses disciples lui donnent le nom d’oint, de messie. Il n’y a qu’un seul de leurs historiens qui lui donne ce titre de messie, d’oint ; c’est Jean, ou celui qui a écrit un des cinquante Évangiles sous le nom de Jean : or, cet Évangile n’a été écrit que plus de quatre-vingts ans après la mort de Jésus : jugez quelle foi on peut avoir à un pareil ouvrage.
« Jésus était un homme de la populace, qui voulut faire le prophète comme tant d’autres : mais jamais il ne prétendit établir une loi nouvelle. Ceux qui se sont avisés d’écrire sa Vie, sous le nom de Matthieu, Marc, Luc et Jean, disent en cent endroits qu’il suivit la loi de Moïse. Il fut circoncis suivant cette loi ; il allait au temple suivant cette loi. « Je suis venu, dit-il, pour accomplir la loi et les prophètes. La loi de Moïse ne doit point être détruite. »
« Jésus n’était donc réellement qu’un de nos Juifs prêchant la loi juive. Il est dit, dans cette loi juive, qu’elle doit être éternelle. « N’y ajoutez pas un seul mot, et n’en ôtez pas un seul. »
« Il y a plus ; nous voyons dans cette loi ces propres paroles : « S’il s’élève au milieu de vous un prophète, ou quelqu’un qui dise avoir eu des visions en songe, et qu’il prédise des signes et des prodiges, et si ces signes et ces prodiges arrivent, et s’il vous dit : Suivons de nouveaux dieux, que ce prophète soit puni de mort… parce qu’il a voulu vous détourner de la voie que le seigneur Dieu vous a prescrite… Si votre frère, ou le fils de votre mère, ou votre fils, ou votre fille, ou votre femme, ou votre ami, que vous aimez comme votre âme, vous dit : Allons, servons d’autres dieux, etc., tuez-le aussitôt, et que tout le peuple le frappe après vous. »
« Selon tous ces préceptes, dont je ne garantis pas la douceur, Jésus devait périr par le dernier supplice, s’il avait voulu changer quelque chose à la loi de Moïse. Mais si nous en voulons croire le propre témoignage de ceux qui ont écrit en sa faveur, nous verrons qu’il n’a été accusé devant les Romains que parce qu’il avait toujours insulté la magistrature et troublé l’ordre public. Ils disent qu’il appelait continuellement les magistrats hypocrites, menteurs, calomniateurs, injustes, race de vipères, sépulcres blanchis.
« Or, je demande quel est le Romain qu’on ne punirait pas, s’il allait tous les jours au pied du Capitole appeler les sénateurs sépulcres blanchis, race de vipères. On l’accusa d’avoir blasphémé, d’avoir battu des marchands dans le parvis du temple, d’avoir dit qu’il détruirait le temple, et qu’il le rebâtirait dans trois jours : sottises qui ne méritaient que le fouet.
« On dit qu’il fut encore accusé de s’être appelé fils de Dieu ; mais les chrétiens ignorants qui ont écrit son histoire ne savent pas que, parmi nous, fils de Dieu signifie un homme de bien, comme fils de Bélial veut dire un méchant. Une équivoque a tout fait, et c’est à une pure logomachie que Jésus doit sa divinité. C’est ainsi que, parmi ces chrétiens, celui qui ose se dire évêque de Rome prétend être au-dessus des autres évêques, parce que Jésus lui dit un jour, à ce qu’on prétend : Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon assemblée.
« Certainement Jésus, malgré l’équivoque, ne songea jamais à se faire regarder comme fils de Dieu au pied de la lettre, ainsi qu’Alexandre, Bacchus, Persée, Romulus. L’Évangile attribué à Jean dit même positivement qu’il fut reconnu par Philippe et Nathanaël pour fils de Joseph, charpentier du village de Nazareth.
« D’autres chrétiens lui ont composé des généalogies ridicules et toutes contradictoires, sous le nom de Matthieu et de Luc : ils disent que Mirja ou Maria l’enfanta par l’opération d’un esprit, et en même temps ils donnent la généalogie de Joseph, son père putatif ; et ces deux généalogies sont absolument différentes dans les noms et dans le nombre de ses prétendus ancêtres : il est bien sûr, sacrée majesté, qu’une imposture si énorme et si ridicule aurait été pour jamais ensevelie dans la fange où le christianisme est né, si les chrétiens n’avaient pas rencontré dans Alexandrie des platoniciens dont ils ont emprunté quelques idées, et s’ils n’avaient appuyé leurs mystères par cette philosophie dominante ; c’est là ce qui les a fait réussir auprès de ceux qui se payent de grands mots et de chimères philosophiques.
« C’est avec je ne sais quelle trinité de Platon, avec je ne sais quels mystères emphatiques touchant le Verbe, qu’on en imposa à la multitude ignorante, avide de nouveautés. La morale de ces nouveaux venus n’est certainement pas meilleure que la vôtre et la nôtre ; elle est même pernicieuse. On fait dire à ce Jésus : « qu’il est venu apporter la guerre, et non la paix ; qu’il ne faut pas prier ses amis à dîner quand ils sont riches ; qu’il faut jeter dans un cachot celui qui n’aura pas une belle robe au festin : qu’il faut contraindre les passants de venir à son festin », et cent autres bêtises atroces de la même espèce.
« Comme les livres chrétiens se contredisent à chaque page, ils lui font dire aussi qu’il faut aimer son prochain, quoique ailleurs il prononce qu’il faut haïr son père et sa mère pour être digne de lui ; mais, par une erreur inconcevable, on trouve dans l’Évangile attribué à Jean ces propres paroles : « Je fais un commandement nouveau, c’est de vous aimer les uns les autres. » Comment peut-il donner l’épithète de nouveau à ce commandement, puisque ce précepte est de toutes les religions, et qu’il est expressément énoncé dans la nôtre en termes infiniment plus forts : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » ?
« Vous voyez, magnanime empereur, comme, dans les choses les plus raisonnables, les chrétiens introduisent l’imposture et le déraisonnement. Ils couvrent toutes leurs innovations des voiles du mystère et des apparences de la sanctification. On les voit courir de ville en ville, de bourgade en bourgade, ameuter les femmes et les filles ; ils leur prêchent la fin du monde. Selon eux, le monde va finir ; leur Jésus a prédit que dans la génération où il vivait la terre serait détruite, et qu’il viendrait dans les nuées avec une grande puissance et une grande majesté. L’apostat Saül l’a prédit de même ; il a écrit aux fanatiques de Thessalonique qu’ils iraient avec lui dans les airs au-devant de Jésus.
« Cependant le monde dure encore ; mais les chrétiens en attendent toujours la fin prochaine ; ils voient déjà de nouveaux cieux et une nouvelle terre se former : deux insensés, nommés Justin et Tertullien, ont déjà vu de leurs yeux, pendant quarante nuits, la nouvelle Jérusalem dont les murailles, disent-ils, avaient cinq cents lieues de tour, et dans laquelle les chrétiens doivent habiter pendant mille ans et boire d’excellent vin d’une vigne dont chaque cep produira dix mille grappes, et chaque grappe dix mille raisins.
« Que votre majesté ne s’étonne point s’ils détestent Rome et votre empire, puisqu’ils ne comptent que sur leur nouvelle Jérusalem. Ils se font un devoir de ne jamais faire de réjouissance publique pour vos victoires ; ils ne couronnent point de fleurs leurs portiques, ils disent que c’est une idolâtrie. Nous, au contraire, nous n’y manquons jamais. Vous avez daigné même recevoir nos présents ; nous sommes des vaincus fidèles, et ils sont des sujets factieux. Daignez juger entre eux et nous. »
L’empereur alors se tourna vers le sénateur, et lui dit :
« Je juge qu’ils sont également insensés ; mais l’empire n’a rien à craindre des Juifs, et il a tout à redouter des chrétiens. »
Marc-Aurèle ne se trompa point dans sa conjecture.
MARC-AURÈLE
ET UN RÉCOLLET
ARC-AURÈLE. — Je crois me reconnaître
enfin. Voici certainement le Capitole, et cette
basilique est le temple ; cet homme que je
vois est sans doute prêtre de Jupiter. Ami, un petit
mot, je vous prie.
LE RÉCOLLET. — Ami ! l’expression est familière.
Il faut que vous soyez bien étranger pour aborder
ainsi frère Fulgence le récollet, habitant du Capitole,
confesseur de la duchesse de Popoli, et qui parle
quelquefois au pape comme s’il parlait à un
homme.
MARC-AURÈLE. — Frère Fulgence au Capitole ! Les choses sont un peu changées. Je ne comprends rien à ce que vous dites. Est-ce que ce n’est pas ici le temple de Jupiter ?
LE RÉCOLLET. — Allez, bonhomme, vous extravaguez. Qui êtes-vous, s’il vous plaît, avec votre habit à l’antique, et votre petite barbe ? d’où venez-vous, et que voulez-vous ?
MARC-AURÈLE. — Je porte mon habit ordinaire ; je reviens voir Rome : je suis Marc-Aurèle.
LE RÉCOLLET. — Marc-Aurèle ? J’ai entendu parler d’un nom à peu près semblable. Il y avait un empereur païen, à ce que je crois, qui se nommait ainsi.
MARC-AURÈLE. — C’est moi-même. J’ai voulu revoir cette Rome qui m’aimait, et que j’ai aimée ; ce Capitole où j’ai triomphé en dédaignant les triomphes, cette terre que j’ai rendue heureuse. Mais je ne reconnais plus Rome. J’ai revu la colonne qu’on m’a érigée, et je n’y ai plus retrouvé la statue du sage Antonin mon père : c’est un autre visage.
LE RÉCOLLET. — Je le crois bien, monsieur le damné. Sixte-Quint a relevé votre colonne ; mais il y a mis la statue d’un homme qui valait mieux que votre père et vous.
MARC-AURÈLE. — J’ai toujours cru qu’il était fort aisé de valoir mieux que moi ; mais je croyais qu’il était difficile de valoir mieux que mon père. Ma piété a pu m’abuser : tout homme est sujet à l’erreur. Mais pourquoi m’appelez-vous damné ?
LE RÉCOLLET. — C’est que vous l’êtes. N’est-ce pas vous (autant qu’il m’en souvient) qui avez tant persécuté des gens à qui vous aviez obligation, et qui vous avaient procuré de la pluie pour battre vos ennemis ?
MARC-AURÈLE. — Hélas ! j’étais bien loin de persécuter personne. Je rendis grâces au ciel de ce que, par une heureuse conjoncture, il vint à propos un orage dans le temps que mes troupes mouraient de soif ; mais je n’ai jamais entendu dire que j’eusse obligation de cet orage aux gens dont vous me parlez, quoiqu’ils fussent de fort bons soldats. Je vous jure que je ne suis point damné. J’ai fait trop de bien aux hommes pour que l’essence divine veuille me faire du mal. Mais dites-moi, je vous prie, où est le palais de l’empereur mon successeur ? Est-ce toujours sur le mont Palatin ? car en vérité je ne reconnais plus mon pays.
LE RÉCOLLET. — Je le crois bien vraiment ; nous avons tout perfectionné. Si vous voulez, je vous mènerai à Monte-Cavallo : vous baiserez les pieds du saint-père, et vous aurez des indulgences, dont vous paraissez avoir grand besoin.
MARC-AURÈLE. — Accordez-moi d’abord la vôtre ; et, dites-moi franchement, est-ce qu’il n’y aurait plus d’empereur, ni d’empire romain ?
LE RÉCOLLET. — Si fait, si fait, il y a un empereur et un empire ; mais tout cela est à quatre cents lieues d’ici, dans une petite ville appelée Vienne, sur le Danube. Je vous conseille d’y aller voir vos successeurs ; car ici vous risqueriez de voir l’inquisition. Je vous avertis que les révérends pères dominicains n’entendent point raillerie, et qu’ils traiteraient fort mal les Marc-Aurèle, les Antonin, les Trajan et les Titus, gens qui ne savent pas leur catéchisme.
MARC-AURÈLE. — Un catéchisme ! l’inquisition ! des dominicains ! des récollets ! un pape ! et l’empire romain dans une petite ville sur le Danube ! Je ne m’y attendais pas : je conçois qu’en seize cents ans les choses de ce monde doivent avoir changé de face. Je serais curieux de voir un empereur romain marcoman, quade, cimbre, ou teuton.
LE RÉCOLLET. — Vous aurez ce plaisir-là quand vous voudrez, et même de plus grands. Vous seriez donc bien étonné si je vous disais que des Scythes ont la moitié de votre empire, et que nous avons l’autre ; que c’est un prêtre comme moi qui est le souverain de Rome ; que frère Fulgence pourra l’être à son tour ; que je donnerai des bénédictions au même endroit où vous traîniez à votre char des rois vaincus ; et que votre successeur du Danube n’a pas à lui une ville en propre, mais qu’il y a un prêtre qui doit lui prêter la sienne dans l’occasion.
MARC-AURÈLE. — Vous me dites là d’étranges choses. Tous ces grands changements n’ont pu se faire sans de grands malheurs. J’aime toujours le genre humain, et je le plains.
LE RÉCOLLET. — Vous êtes trop bon. Il en a coûté, à la vérité, des torrents de sang, et il y a eu cent provinces ravagées ; mais il ne fallait pas moins que cela pour que frère Fulgence dormît au Capitole à son aise.
MARC-AURÈLE. — Rome, cette capitale du monde, est donc bien déchue et bien malheureuse ?
LE RÉCOLLET. — Déchue, si vous voulez ; mais malheureuse, non. Au contraire, la paix y règne, les beaux-arts y fleurissent. Les anciens maîtres du monde ne sont plus que des maîtres de musique. Au lieu d’envoyer des colonies en Angleterre, nous y envoyons des châtrés et des violons. Nous n’avons plus de Scipions qui détruisent des Carthages ; mais aussi nous n’avons plus de proscriptions : nous avons changé la gloire contre le repos.
MARC-AURÈLE. — J’ai tâché dans ma vie d’être philosophe ; je le suis devenu véritablement depuis. Je trouve que le repos vaut bien la gloire ; mais par tout ce que vous me dites, je pourrais soupçonner que frère Fulgence n’est pas philosophe.
LE RÉCOLLET. — Comment ! je ne suis pas philosophe ! je le suis à la fureur. J’ai enseigné la philosophie et, qui plus est, la théologie.
MARC-AURÈLE. — Qu’est-ce que cette théologie, s’il vous plaît ?
LE RÉCOLLET. — C’est… c’est ce qui fait que je suis ici, et que les empereurs n’y sont plus. Vous paraissez fâché de ma gloire, et de la petite révolution qui est arrivée à votre empire ?
MARC-AURÈLE. — J’adopte les décrets éternels ; je sais qu’il ne faut pas murmurer contre la destinée ; j’admire la vicissitude des choses humaines : mais, puisqu’il faut que tout change, puisque l’empire romain est tombé, les récollets pourront avoir leur tour.
LE RÉCOLLET. — Je vous excommunie, et je vais à matines.
MARC-AURÈLE. — Et moi je vais me rejoindre à l’Être des êtres.
CATÉCHISME
DE L’HONNÊTE HOMME
Ou dialogue entre un caloyer
et un homme de bien.
E CALOYER. — Puis-je vous demander, monsieur,
de quelle religion vous êtes dans Alep,
au milieu de cette foule de sectes qui sont ici
reçues, et qui servent toutes à faire fleurir cette
grande ville ? Êtes-vous mahométan du rite d’Omar
ou de celui d’Ali ? suivez-vous les dogmes des anciens
parsis, ou de ces sabéens si antérieurs aux parsis,
ou des brames qui se vantent d’une antiquité encore
plus reculée ? Seriez-vous juif ? êtes-vous chrétien
du rite grec, ou de celui des Arméniens, ou des
Coptes, ou des Latins ?
L’HONNÊTE HOMME. — J’adore Dieu, je tâche
d’être juste, et je cherche à m’instruire.
LE CALOYER. — Mais ne donnez-vous pas la préférence aux livres juifs sur le Zend-Avesta, sur
le Véidam, sur l’Alcoran ?
L’HONNÊTE HOMME. — Je crains de n’avoir
pas assez de lumières pour bien juger des livres, et
je sens que j’en ai assez pour voir dans le grand
livre de la nature qu’il faut adorer et aimer son
maître.
LE CALOYER. — Y a-t-il quelque chose qui vous
embarrasse dans les livres juifs ?
L’HONNÊTE HOMME. — Oui, j’avoue que j’ai de
la peine à concevoir ce qu’ils rapportent. J’y vois
quelques incompatibilités dont ma faible raison
s’étonne.
1° Il me semble difficile que Moïse ait écrit dans un désert le Pentateuque qu’on lui attribue. Si son peuple venait d’Égypte où il avait demeuré, dit l’auteur, quatre cents ans (quoiqu’il se trompe de deux cents), ce livre eût été probablement écrit en égyptien ; et on nous dit qu’il l’était en hébreu.
Il devait être gravé sur la pierre ou sur le bois ; on n’avait, du temps de Moïse, d’autre manière d’écrire. C’était un art fort difficile, qui demandait de longs préparatifs ; il fallait polir le bois ou la pierre. Il n’y a pas d’apparence que cet art pût être exercé dans un désert où, selon ce livre même, la horde juive n’avait pas de quoi se faire des habits et des souliers, et où Dieu fut obligé de faire un miracle continuel pendant quarante années pour leur conserver leurs vêtements et leurs chaussures sans dépérissement. Il est si vrai qu’on n’écrivait que sur la pierre, que l’auteur du livre de Josué dit que le Deutéronome fut écrit sur un autel de pierres brutes enduites de mortier. Apparemment que Josué n’avait pas intention que ce livre fût durable.
2° Les hommes les plus versés dans l’antiquité pensent que ces livres ont été écrits plus de sept cents ans après Moïse. Ils se fondent sur ce qu’il y est parlé des rois, et qu’il n’y eut de rois que longtemps après Moïse ; sur la position des villes, qui est fausse si le livre fut écrit dans le désert, et vraie s’il fut écrit à Jérusalem ; sur les noms de villes ou de bourgades dont il est parlé, et qui ne furent fondées ou appelées du nom qu’on leur donne qu’après plusieurs siècles, etc.
3° Ce qui peut un peu effaroucher dans les écrits attribués à Moïse, c’est que l’immortalité de l’âme, les récompenses et les peines après la mort, sont entièrement inconnues dans l’énoncé de ses lois. Il est étrange qu’il ordonne la manière dont on doit faire ses déjections, et ne parle en nul endroit de l’immortalité de l’âme. Serait-il possible que Moïse, inspiré de Dieu, eût préféré nos derrières à nos esprits, qu’il eut prescrit la façon d’aller à la garde-robe dans le camp israélite, et qu’il n’eût pas dit un seul mot de la vie éternelle ? Zoroastre, antérieur au législateur juif, dit : Honorez, aimez vos parents, si vous voulez avoir la vie éternelle ; et le Décalogue dit : Honore père et mère, si tu veux vivre longtemps sur la terre : il me semble que Zoroastre parle en homme divin, et Moïse en homme terrestre.
4° Les événements racontés dans le Pentateuque étonnent ceux qui ont le malheur de ne juger que par leur raison, et dans qui cette raison aveugle n’est pas éclairée par une grâce particulière. Le premier chapitre de la Genèse est si au-dessus de nos conceptions, qu’il fut défendu chez les Juifs de le lire avant vingt-cinq ans.
On voit avec un peu de surprise que Dieu vienne se promener tous les jours à midi dans le jardin d’Éden ; que les sources de quatre fleuves, éloignées prodigieusement les unes des autres, forment une fontaine dans ce même jardin ; que le serpent parle à Ève, attendu qu’il est le plus subtil des animaux, et qu’une ânesse, qui ne passe pas pour si subtile, parle aussi plusieurs siècles après ; que Dieu ait séparé la lumière des ténèbres, comme si les ténèbres étaient quelque chose de réel ; qu’il ait fait la lumière, qui émane du soleil, avant le soleil lui-même ; qu’après avoir fait l’homme et la femme, il ait ensuite tiré la femme d’une côte de l’homme, qu’il ait mis de la chair à la place de cette côte ; qu’il ait condamné Adam à la mort, et toute sa postérité à l’enfer pour une pomme ; qu’il ait mis un signe de sauvegarde à Caïn qui avait assassiné son frère, et que ce Caïn ait craint d’être tué par les hommes qui peuplaient alors la terre, tandis que, selon le texte, le genre humain était borné à la famille d’Adam ; que de prétendues cataractes dans le ciel aient inondé la terre ; que tous les animaux soient venus s’enfermer un an dans un coffre.
Après ce nombre prodigieux de fables qui semblent toutes plus absurdes que les Métamorphoses d’Ovide, on n’est pas moins surpris que Dieu délivre de la servitude en Égypte six cent mille combattants de son peuple, sans compter les vieillards, les enfants et les femmes ; que ces six cent mille combattants, après les plus éclatants miracles, égalés pourtant par les magiciens d’Égypte, s’enfuient au lieu de combattre leurs ennemis ; qu’en fuyant ils ne prennent pas le chemin du pays où Dieu les conduit ; qu’ils se trouvent entre Memphis et la mer Rouge ; que Dieu leur ouvre cette mer, et la leur fasse passer à pied sec pour les faire périr dans des déserts affreux, au lieu de les mener dans la terre qu’il leur a promise ; que ce peuple, sous la main et sous les yeux de Dieu même, demande au frère de Moïse un veau d’or pour l’adorer ; que ce veau d’or soit jeté en fonte en un seul jour ; que Moïse réduise cet or en poudre impalpable, et la fasse avaler au peuple ; que vingt-trois mille hommes de ce peuple se laissent égorger par des lévites, en punition d’avoir érigé ce veau d’or, et qu’Aaron, qui l’a jeté en fonte, soit déclaré grand-prêtre pour récompense ; qu’on ait brûlé deux cent cinquante hommes d’une part, et quatorze mille sept cents hommes de l’autre, qui avaient disputé l’encensoir à Aaron ; et que, dans une autre occasion, Moïse ait encore fait tuer vingt-quatre mille hommes de son peuple.
5° Si l’on s’en tient aux plus simples connaissances de la physique, et qu’on ne s’élève pas jusqu’au pouvoir divin, il sera difficile de penser qu’il y ait eu une eau qui ait fait crever les femmes adultères, et qui ait respecté les femmes fidèles.
On voit encore avec plus d’étonnement un vrai prophète parmi les idolâtres, dans la personne de Balaam.
6° On est encore plus surpris que, dans un village du petit pays de Madian, le peuple juif trouve 675.000 brebis, 72.000 bœufs, 61.000 ânes, 32.000 pucelles ; et on frissonne d’horreur quand on lit que les Juifs, par ordre du Seigneur, massacrèrent tous les mâles et toutes les veuves, les épouses et les mères, et ne gardèrent que les petites filles.
7° Le soleil qui s’arrête en plein midi pour donner plus de temps aux Juifs de tuer les Amorrhéens déjà écrasés par une pluie de pierres tombées du ciel ; le Jourdain qui ouvre son lit comme la mer Rouge pour laisser passer ces Juifs qui pouvaient passer si aisément à gué ; les murailles de Jéricho qui tombent au son des trompettes ; tant de prodiges de toute espèce exigent, pour être crus, le sacrifice de la raison et la foi la plus vive. Enfin, à quoi aboutissent tant de miracles opérés par Dieu même pendant des siècles en faveur de son peuple ? à le rendre presque toujours l’esclave des autres nations.
8° Toute l’histoire de Samson et de ses amours, et de ses cheveux, et de son lion, et de ses trois cents renards, semble plus faite pour amuser l’imagination que pour édifier l’esprit. Celles de Josué et de Jephté semblent barbares.
9° L’histoire des Rois est un tissu de cruautés et d’assassinats qui fait saigner le cœur. Presque tous les faits sont incroyables. Le premier roi juif Saül ne trouve chez son peuple que deux épées, et son successeur David laisse plus de vingt milliards d’argent comptant. Vous dites que ces livres sont écrits par Dieu même ; vous savez que Dieu ne peut mentir : donc si un seul fait est faux, tout le livre est une imposture.
10° Les prophètes ne sont pas moins révoltants pour un homme qui n’a pas le don de pénétrer le sens caché et allégorique des prophéties. Il voit avec peine Jérémie se charger d’un bât et d’un collier, et se faire lier avec des cordes ; Osée à qui Dieu commande, en termes formels, de faire des fils de putain à une putain publique, d’en faire ensuite à une femme adultère ; Isaïe qui marche tout nu dans la place publique ; Ézéchiel qui se couche trois cent quatre-vingt-dix jours sur le côté gauche, et quarante sur le côté droit, qui mange un livre de parchemin, qui couvre son pain d’excréments d’hommes, et ensuite de bouse de vache ; Oolla et Ooliba qui établissent un bordel, et à qui Dieu dit qu’elles n’aiment que les membres d’un âne et le sperme d’un cheval. Certainement si le lecteur n’est pas instruit des usages du pays et de la manière de prophétiser, il peut craindre d’être scandalisé ; et quand il voit Élisée faire dévorer quarante enfants par des ours, pour l’avoir appelé tête chauve, un châtiment si peu proportionné à l’offense peut lui inspirer plus d’horreur que de respect.
Pardonnez-moi donc si les livres juifs m’ont causé quelque embarras. Je ne veux pas avilir l’objet de votre vénération ; j’avoue même que je peux me tromper sur les choses de bienséance et de justice, qui ne sont peut-être pas les mêmes dans tous les temps ; je me dis que nos mœurs sont différentes de celles de ces siècles reculés ; mais peut-être aussi la préférence que vous avez donnée au Nouveau Testament sur l’Ancien peut servir à justifier mes scrupules. Il faut bien que la loi des Juifs ne vous ait pas paru bonne, puisque vous l’avez abandonnée ; car si elle était réellement bonne, pourquoi ne l’auriez-vous pas toujours suivie ? et, si elle était mauvaise, comment était-elle divine ?
LE CALOYER. — l’Ancien Testament a ses difficultés.
Mais vous m’avouez donc que le Nouveau
Testament ne fait pas naître en vous les mêmes doutes
et les mêmes scrupules que l’Ancien ?
L’HONNÊTE HOMME. — Je les ai lus tous deux
avec attention ; mais souffrez que je vous expose
les inquiétudes où me jette mon ignorance. Vous les
plaindrez, et vous les calmerez.
Je me trouve ici avec des chrétiens arméniens qui disent qu’il n’est pas permis de manger du lièvre ; avec des Grecs qui assurent que le Saint-Esprit ne procède point du Fils ; avec des nestoriens qui nient que Marie soit mère de Dieu ; avec quelques Latins qui se vantent qu’au bout de l’Occident, les chrétiens d’Europe pensent tout autrement que ceux d’Asie et d’Afrique. Je sais que dix ou douze sectes en Europe s’anathématisent les unes les autres ; les musulmans qui m’entourent regardent d’un œil de mépris tous ces chrétiens que cependant ils tolèrent. Les Juifs ont également en exécration les chrétiens et les musulmans ; les guèbres les méprisent tous ; et le peu qui reste de sabéens ne voudraient manger avec aucun de ceux que je vous ai nommés : le brame ne peut souffrir ni sabéens, ni guèbres, ni chrétiens, ni mahométans, ni juifs.
J’ai cent fois souhaité que Jésus-Christ, en venant s’incarner en Judée, eût réuni toutes ces sectes sous ses lois. Je me suis demandé pourquoi, étant Dieu, il n’a pas usé des droits de la divinité ? pourquoi, en venant nous délivrer du péché, il nous a laissés dans le péché ? pourquoi, en venant éclairer tous les hommes, il a laissé presque tous les hommes dans l’erreur ?
Je sais que je ne suis rien ; je sais que du fond de mon néant je ne dois pas interroger l’Être des êtres ; mais il m’est permis, comme à Job, d’élever mes respectueuses plaintes du sein de ma misère.
Que voulez-vous que je pense quand je vois deux généalogies de Jésus directement contraires l’une à l’autre ; et que ces généalogies, qui sont si différentes dans les noms et dans le nombre de ses ancêtres, ne sont pourtant pas la sienne, mais celle de son père Joseph, qui n’est pas son père ?
Je donne la torture à mon esprit pour comprendre comment un Dieu est mort. Je lis les livres sacrés et les profanes de ces temps-là ; un seul de ces livres sacré me dit qu’une étoile nouvelle parut en Orient, et conduisit des mages aux pieds de Dieu qui venait de naître. Aucun profane ne parle de cet événement à jamais mémorable, qui semble devoir avoir été aperçu par la terre entière, et marqué dans les fastes de tous les États. Un évangéliste me dit qu’un roi nommé Hérode, à qui les Romains, maîtres du monde connu, avaient donné la Judée, entendit dire que l’enfant qui venait de naître dans une étable devait être roi des Juifs ; mais comment, et à qui, et sur quel fondement entendit-il dire cette étrange nouvelle ? Est-il possible que ce roi, qui n’avait pas perdu le sens, ait imaginé de faire égorger tous les petits enfants du pays, pour envelopper dans le massacre un enfant obscur ? Y a-t-il un exemple sur la terre d’une fureur si abominable et si insensée ?
Je vois que les Évangiles qui nous restent se contredisent presque à chaque page. J’ouvre l’histoire de Josèphe, auteur presque contemporain ; Josèphe, parent de Mariamne, sacrifiée par Hérode ; Josèphe, ennemi naturel de ce prince : il ne dit pas un mot de cette aventure ; il est Juif, et il ne parle pas même de ce Jésus né chez les Juifs.
Que d’incertitudes m’accablent dans la recherche importante de ce que je dois adorer et de ce que je dois croire ! Je lis les Écritures, et je n’y vois nulle part que Jésus, reconnu depuis pour Dieu, se soit jamais appelé Dieu ; je vois même tout le contraire ; il dit que son père est plus grand que lui, que le père seul sait ce que le fils ignore. Et comment encore ces mots de père et de fils se doivent-ils entendre chez un peuple où, par les fils de Bélial, on voulait dire les méchants, et, par les fils de Dieu, on désignait les hommes justes ? J’adopte quelques maximes de la morale de Jésus ; mais quel législateur enseigna jamais une mauvaise morale ? dans quelle religion l’adultère, le larcin, le meurtre, l’imposture, ne sont-ils pas défendus ? le respect pour les parents, l’obéissance aux lois, la pratique de toutes les vertus expressément ordonnés ?
Plus je lis, plus mes peines redoublent. Je cherche des prodiges dignes d’un Dieu, attestés par l’univers. J’ose dire, avec cette naïveté douloureuse qui craint de blasphémer, que les diables envoyés dans le corps d’un troupeau de cochons, de l’eau changée en vin en faveur de gens qui étaient ivres, un figuier séché pour n’avoir pas porté des figues avant le temps, etc., ne remplissent pas l’idée que je m’étais faite du maître de la nature, annonçant et prouvant la vérité par des miracles éclatants et utiles. Puis-je adorer ce maître de la nature dans un Juif qu’on dit transporté par le diable sur le haut d’une montagne dont on découvre tous les royaumes de la terre ?
Je lis les paroles qu’on rapporte de lui ; j’y vois une prochaine arrivée du royaume des cieux figuré par un grain de moutarde, par un filet à prendre des poissons, par de l’argent mis à usure, par un souper auquel on fait entrer par force des borgnes et des boiteux : Jésus dit qu’on ne met point de vin nouveau dans de vieux tonneaux, que l’on aime mieux le vin nouveau que le vieux. Est-ce ainsi que Dieu parle ?
Enfin comment puis-je reconnaître Dieu dans un Juif de la populace, condamné au dernier supplice pour avoir mal parlé des magistrats à cette populace, et suant d’une sueur de sang dans l’angoisse et dans la frayeur que lui inspirait la mort ? Est-ce là Platon ? est-ce là Socrate, ou Antonin, ou Épictète, ou Zaleucus, ou Solon, ou Confucius ? Qui de tous ces sages n’a écrit, n’a parlé d’une manière plus conforme aux idées que nous avons de la sagesse ? et comment pouvons-nous juger autrement que par nos idées ?
Quand je vous ai dit que j’adoptais quelques maximes de Jésus, vous avez dû sentir que je ne puis les adopter toutes. J’ai été affligé en lisant : « Je suis venu apporter le glaive et non la paix ; je suis venu diviser le fils et le père, la fille, la mère, et les parents. » Je vous avoue que ces paroles m’ont saisi de douleur et d’effroi ; et si je regardais ces paroles comme une prophétie, je croirais en voir l’accomplissement dans les querelles qui ont divisé les chrétiens dès les premiers temps, dans les guerres civiles qui leur ont mis les armes à la main pendant tant de siècles, dans les assassinats de tant de princes, dans les horribles malheurs de tant de familles.
J’avoue encore que des mouvements d’indignation et de pitié se sont élevés dans mon cœur, quand j’ai vu Pierre faire apporter à ses pieds l’argent de ses sectateurs. Ananie et Saphire ont gardé quelque chose pour eux du prix de leur champ ; ils ne l’ont pas dit ; et Pierre les punit en faisant mourir subitement le mari et la femme. Hélas ! ce n’était pas là le miracle que j’attendais de ceux qui disent qu’ils ne veulent pas la mort du pécheur, mais sa conversion. J’ai osé penser que si Dieu faisait des miracles, ce serait pour guérir les hommes, et non pour les tuer ; ce serait pour les corriger, et non pour les perdre ; qu’il est un Dieu de miséricorde, et non un tyran homicide. Ce qui m’a le plus révolté dans cette histoire, c’est que Pierre, ayant fait mourir Ananie, et voyant venir Saphire sa femme, ne l’avertit pas, ne lui dit pas : « Gardez-vous de réserver pour vous quelques oboles ; si vous en avez, avouez tout, donnez tout, craignez le sort de votre mari ; » au contraire, il la fait tomber dans le piège ; il semble qu’il se réjouisse de frapper une seconde victime. Je vous avoue que cette aventure m’a toujours fait dresser les cheveux, et que je ne me suis consolé que quand j’en ai vu l’impossibilité et le ridicule.
Puisque vous me permettez de vous expliquer mes pensées, je continue, et je dis que je n’ai trouvé aucune trace du christianisme dans l’histoire de Jésus. Les quatre Évangiles qui nous restent sont en opposition sur plusieurs faits ; mais ils attestent uniformément que Jésus fut soumis à la loi de Moïse depuis le moment de sa naissance jusqu’à celui de sa mort. Tous ses disciples fréquentèrent la synagogue ; ils prêchaient une réforme ; mais ils n’annonçaient pas une religion différente : les chrétiens ne furent absolument séparés des Juifs que longtemps après. Dans quel temps précis Dieu voulut-il donc qu’on cessât d’être juif et qu’on fût chrétien ? Qui ne voit que le temps a tout fait, que tous les dogmes sont venus les uns après les autres ?
Si Jésus avait voulu établir une Église chrétienne, n’en eût-il pas enseigné les lois ? n’aurait-il pas lui-même établi tous les rites ? n’aurait-il pas annoncé les sept sacrements, dont il ne parle pas ? n’aurait-il pas dit : Je suis Dieu, engendré et non fait ; le Saint-Esprit procède de mon père sans être engendré ; j’ai deux volontés et une personne ; ma mère est mère de Dieu ? Au contraire, il dit à sa mère : « Femme, qu’y a-t-il entre vous et moi ? » Il n’établit ni dogme, ni rite, ni hiérarchie ; ce n’est donc pas lui qui a fait sa religion.
Quand les premiers dogmes commencent à s’établir, je vois les chrétiens soutenir ces dogmes par des livres supposés ; ils imputent aux sibylles des vers acrostiches sur le christianisme ; ils forgent des histoires, des prodiges dont l’absurdité est palpable. Telle est, par exemple, l’histoire de la nouvelle ville de Jérusalem bâtie dans l’air, dont les murailles avaient cinq cents lieues de tour et de hauteur, qui se promenait sur l’horizon pendant toute la nuit, et qui disparaissait au point du jour. Telle est la querelle de Pierre et de Simon le Magicien devant Néron ; tels sont cent contes non moins absurdes.
Que de miracles puérils on a forgés ! que de faux martyres, que de légendes ridicules ! Portenta judaïca rides.
Comment celui qui a écrit la légende de Luc, sous le nom de bonne nouvelle, a-t-il eu le front de dire, au chap. xxi, que la génération dans laquelle il vivait ne passerait pas sans que les vertus des cieux fussent ébranlées ; sans qu’il y eût des signes dans le soleil, dans la lune, et dans les étoiles ; sans qu’enfin Jésus vînt dans les nuées avec une grande puissance et une grande majesté ? Certainement il n’y eut ni signe dans le soleil, dans la lune, et dans les étoiles, ni de vertu des cieux ébranlée, ni de Jésus venant majestueusement dans les nuées.
Comment le fanatique qui rédigea les Épitres de Paul est-il assez téméraire pour lui faire dire : « J’ai appris de Jésus que nous qui vivons nous sommes réservés pour son avènement : sitôt que le signal aura été donné par la trompette, ceux qui sont morts en Jésus ressusciteront les premiers ; puis nous autres qui sommes vivants nous serons emportés avec eux dans l’air pour aller au-devant de Jésus » ?
Cette belle prédiction s’est-elle accomplie ? Paul et les Juifs chrétiens allèrent-ils dans l’air au-devant de Jésus au son de la trompette ? Et où, s’il vous plaît, Paul avait-il appris de Jésus ces merveilleuses choses, lui qui ne l’avait jamais vu, lui qui avait servi de satellite et de bourreau contre ses disciples, lui qui avait aidé à lapider Étienne ? Avait-il parlé à Jésus quand il fut ravi au troisième ciel ? Et qu’est-ce que ce troisième ciel ? est-ce Mercure ou Mars ? En vérité, si on lisait avec attention, on serait saisi d’horreur et de pitié à chaque page.
LE CALOYER. — Mais si ce livre fait un tel effet sur
les lecteurs, comment a-t-on pu croire à ce livre ?
Comment a-t-il converti tant de milliers d’hommes ?
L’HONNÊTE HOMME. — C’est qu’on ne lisait
pas. Est-ce par la lecture qu’on persuade à dix millions
de paysans que trois font un, que Dieu est
dans un morceau de pâte, que cette pâte disparaît,
et que c’est Dieu lui-même qui est fait sur-le-champ
par un homme ? C’est par la conversation, par la
prédication, par les cabales ; c’est en séduisant des
femmes et des enfants ; c’est par des impostures,
par des récits miraculeux, qu’on vient aisément à
bout d’établir un petit troupeau. Les livres des premiers
chrétiens étaient très rares ; il était défendu
de les communiquer aux catéchumènes ; on était
initié secrètement aux mystères des chrétiens comme
à ceux de Cérès. Le petit peuple courait avidement après des gens qui lui persuadaient que non seulement
tous les hommes étaient égaux, mais qu’un
chrétien était bien supérieur à un empereur romain.
Toute la terre alors était divisée en petites associations, égyptiennes, grecques, syriennes, romaines, juives, etc. La secte des chrétiens eut tous les avantages possibles dans la populace. Il suffisait de trois ou quatre têtes échauffées comme celle de Paul, pour attirer la canaille. Bientôt après vinrent des hommes adroits qui se mirent à sa tête. Presque toutes les sectes se sont ainsi établies, excepté celle de Mahomet, la plus brillante de toutes, qui seule, entre tant d’établissements humains, sembla être en naissant sous la protection de Dieu, puisqu’elle ne dut son existence qu’à des victoires.
Encore la religion musulmane est-elle après douze cents ans ce qu’elle fut sous son fondateur ; on n’y a rien changé. Les lois écrites par Mahomet lui-même subsistent dans toute leur intégrité. Son Alcoran est autant respecté en Perse qu’en Turquie ; autant dans l’Afrique que dans les Indes ; on l’observe partout à la lettre ; on n’est divisé que sur le droit de succession entre Ali et Omar. Le christianisme, au contraire, est différent en tout de la religion de Jésus. Ce Jésus, fils d’un charpentier de village, n’écrivit jamais rien ; et probablement il ne savait ni lire ni écrire. Il naquit, vécut, mourut Juif, dans l’observance de tous les rites juifs ; circoncis, sacrifiant suivant la loi mosaïque, mangeant l’agneau pascal avec des laitues, s’abstenant de manger du porc, de l’ixion et du griffon, comme aussi du lièvre, parce qu’il rumine et qu’il n’a pas le pied fendu, selon la loi mosaïque. Vous autres, au contraire, vous osez croire que le lièvre a le pied fendu et qu’il ne rumine pas, vous en mangez hardiment ; vous faites rôtir un ixion et un griffon quand vous en trouvez ; vous n’êtes point circoncis ; vous ne sacrifiez point ; aucune de vos fêtes ne fut instituée par votre Jésus. Que pouvez-vous avoir de commun avec lui ?
LE CALOYER. — J’avoue que je serais un imposteur
bien effronté si j’osais vous soutenir que le
christianisme d’aujourd’hui ressemble à celui des
premiers siècles, et celui de ces premiers siècles
à la religion de Jésus. Mais vous m’avouerez aussi
que Dieu a pu ordonner toutes ces variations.
L’HONNÊTE HOMME. — Dieu varier ! Dieu changer !
cette idée me paraît un blasphème. Quoi ! le
soleil de Dieu est toujours le même, et sa religion
serait une suite de vicissitudes ! Quoi ! vous le feriez
ressembler à ces gouvernements misérables qui donnent
tous les jours des édits nouveaux et contradictoires !
Il aurait donné un édit à Adam, un autre
à Seth, un troisième à Noé, un quatrième à Abraham,
un cinquième à Moïse, un sixième à Jésus, et
de nouveaux édits encore à chaque concile ; et tout
aurait changé, depuis la défense de manger du fruit
de l’arbre de la science du bien et du mal, jusqu’à la
bulle Unigenitus du jésuite Le Tellier ! Croyez-moi, tremblez d’outrager Dieu en l’accusant de tant d’inconstance,
de faiblesse, de contradiction, de ridicule,
et même de méchanceté.
LE CALOYER. — Si toutes ces variations sont
l’ouvrage des hommes, convenez que la morale au
moins est de Dieu, puisqu’elle est toujours la même.
L’HONNÊTE HOMME. — Tenons-nous-en donc
à cette morale ; mais que les chrétiens l’ont corrompue !
qu’ils ont cruellement violé la loi naturelle
enseignée par tous les législateurs, et gravée au cœur
de tous les hommes !
Si Jésus a parlé de cette loi aussi ancienne que le monde, de cette loi établie chez le Huron comme chez le Chinois : Aime ton prochain comme toi-même ; la loi des chrétiens a été : Déteste ton prochain comme toi-même. Athanasiens, persécutez les eusébiens, et soyez persécutés ; cyrilliens, écrasez les enfants des nestoriens contre les murs ; guelfes et gibelins, faites une guerre civile de cinq cents années, pour savoir si Jésus a ordonné au prétendu successeur de Simon Barjone de détrôner les empereurs et les rois, et si Constantin a cédé l’empire au pape Sylvestre. Papistes, suspendez à des potences hautes de trente pieds, déchirez, brûlez des malheureux qui ne croient pas qu’un morceau de pâte soit changé en Dieu à la voix d’un capucin ou d’un récollet, pour être mangé sur l’autel par des souris, si on laisse le ciboire ouvert. Poltrot, Balthazar Gérard, Jacques Clément, Châtel, Guignard, Ravaillac, aiguisez vos sacrés poignards, chargez vos saints pistolets. Europe, nage dans le sang, tandis que le vicaire de Dieu, Alexandre VI, souillé de meurtres et d’empoisonnements, dort dans les bras de sa fille Lucrèce, que Léon X nage dans les plaisirs, que Paul III enrichit son bâtard des dépouilles des nations, que Jules III fait son porte-singe cardinal (dignité plus convenable encore au singe qu’au porteur) ; tandis que Pie IV fait étrangler le cardinal Caraffe, que Pie V fait gémir les Romains sous les rapines de son bâtard Buon-Compagno ; que Clément VIII donne le fouet au grand Henri IV sur les fesses des cardinaux d’Ossat et Duperron. Mêlez partout le ridicule de vos farces italiennes à l’horreur de vos brigandages ; et puis envoyez frère Trigaut et frère Bouvet prêcher la bonne nouvelle à la Chine.
LE CALOYER. — Je ne puis condamner votre zèle.
La vérité, contre laquelle on se débat en vain, me
force de convenir d’une partie de ce que vous dites ;
mais enfin convenez aussi que, parmi tant de crimes,
il y a eu de grandes vertus. Faut-il que les abus
vous aigrissent, et que les bonnes lois ne vous
touchent pas ? ajoutez à ces bonnes lois des miracles
qui sont la preuve de la divinité de Jésus-Christ.
L’HONNÊTE HOMME. — Des miracles ? juste
ciel ! et quelle religion n’a pas ses miracles ? tout est prodige dans l’antiquité. Quoi ! vous ne croyez
pas aux miracles rapportés par les Hérodote et les
Tite-Live, par cent auteurs respectés des nations ;
et vous croyez à des aventures de la Palestine racontées,
dit-on, par Jean et par Marc, dans des livres
ignorés pendant trois cents ans chez les Grecs et
chez les Romains, dans des livres faits sans doute
longtemps après la destruction de Jérusalem, comme
il est prouvé par ces livres mêmes, qui fourmillent
de contradictions à chaque page ! Par exemple, il
est dit dans l’Évangile de saint Mathieu que le sang
de Zacharie, fils de Barac, massacré entre le temple
et l’autel, retombera sur les Juifs : or, on voit dans
l’histoire de Flavius Josèphe que ce Zacharie fut
tué en effet entre le temple et l’autel pendant le
siège de Jérusalem par Titus. Donc cet évangile ne
fut écrit qu’après Titus. Et pourquoi Dieu aurait-il
fait ces miracles ? pour être condamné à la potence
chez les Juifs ! Quoi ! il aurait ressuscité des morts,
et il n’en eût recueilli d’autre fruit que de mourir
lui-même, et de mourir du dernier supplice ! S’il
eût opéré ces prodiges, c’eût été pour faire connaître
sa divinité. Songez-vous bien ce que c’est que d’accuser
Dieu de s’être fait homme inutilement, et
d’avoir ressuscité des morts pour être pendu ? Quoi !
des milliers de miracles en faveur des Juifs pour les
rendre esclaves, et des miracles de Jésus pour faire
mourir Jésus en croix ! Il y a de l’imbécillité à le
croire, et une fureur bien criminelle à l’enseigner
quand on ne le croit pas.
LE CALOYER. — Je ne nie pas que vos objections
ne soient fondées, et je sens que vous raisonnez de
bonne foi ; mais enfin convenez qu’il faut une religion
aux hommes.
L’HONNÊTE HOMME. — Sans doute, l’âme demande
cette nourriture ; mais pourquoi la changer
en poison ? pourquoi étouffer la simple vérité dans
un amas d’indignes mensonges ? pourquoi soutenir
ces mensonges par le fer et par les flammes ? Quelle
horreur infernale ! Ah ! si votre religion était de Dieu,
la soutiendriez-vous par des bourreaux ? Le géomètre
a-t-il besoin de dire : Crois, ou je te tue ? La
religion entre l’homme et Dieu est l’adoration et la
vertu ; c’est entre le prince et ses sujets une affaire
de police ; ce n’est que trop souvent, d’homme à
homme, qu’un commerce de fourberie. Adorons Dieu
sincèrement, simplement, et ne trompons personne.
Oui, il faut une religion ; mais il la faut pure, raisonnable,
universelle : elle doit être comme le soleil qui
est pour tous les hommes, et non pas pour quelque
petite province privilégiée. Il est absurde, odieux,
abominable, d’imaginer que Dieu éclaire tous les
yeux, et qu’il plonge presque toutes les âmes dans les
ténèbres. Il n’y a qu’une probité commune à tout l’univers ;
il n’y a donc qu’une religion. Et quelle est-elle ?
vous le savez ; c’est d’adorer Dieu et d’être juste.
LE CALOYER. — Mais comment croyez-vous
donc que ma religion s’est établie ?
L’HONNÊTE HOMME. — Comme toutes les autres.
Un homme d’une imagination forte se fait
suivre par quelques personnes d’une imagination
faible. Le troupeau s’augmente ; le fanatisme commence ;
la fourberie achève. Un homme puissant
vient ; il voit une foule qui s’est mis une selle sur
le dos et un mors à la bouche ; il monte sur elle et
la conduit. Quand une fois la religion nouvelle est
reçue dans l’état, le gouvernement n’est plus occupé
qu’à proscrire tous les moyens par lesquels elle
s’est établie. Elle a commencé par des assemblées
secrètes : on les défend. Les premiers apôtres ont
été expressément envoyés pour chasser les diables ;
on défend les diables. Les apôtres se faisaient apporter
de l’argent des prosélytes : celui qui est convaincu
de prendre ainsi de l’argent est puni. Ils disaient
qu’il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes, et
sur ce prétexte ils bravaient les lois : le gouvernement
maintient que suivre les lois c’est obéir à Dieu.
Enfin la politique tâche sans cesse de concilier l’erreur
reçue et le bien public.
LE CALOYER. — Mais vous allez en Europe ;
vous serez obligé de vous conformer à quelqu’un
des cultes reçus.
L’HONNÊTE HOMME. — Quoi donc ! ne pourrai-je
faire en Europe comme ici, adorer paisiblement
le Créateur de tous les mondes, le Dieu
de tous les hommes, celui qui a mis dans mon cœur l’amour de la vérité et de la justice ?
LE CALOYER. — Non, vous risqueriez trop ;
l’Europe est divisée en factions, il faudra en choisir
une.
L’HONNÊTE HOMME. — Des factions quand il
s’agit de la vérité universelle, quand il s’agit de
Dieu !
LE CALOYER. — Tel est le malheur des hommes.
On est obligé de faire comme eux, ou de les fuir ; je
vous demande la préférence pour l’Église grecque.
L’HONNÊTE HOMME. — Elle est esclave.
LE CALOYER. — Voulez-vous vous soumettre à
l’Église romaine ?
L’HONNÊTE HOMME. — Elle est tyrannique.
Je ne veux ni d’un patriarche simoniaque qui achète
sa honteuse dignité d’un grand visir, ni d’un prêtre
qui s’est cru pendant sept cents ans le maître des
rois.
LE CALOYER. — Il n’appartient pas à un religieux,
tel que je le suis, de vous proposer la religion
protestante.
L’HONNÊTE HOMME. — C’est peut-être celle de toutes que j’adopterais le plus volontiers, si j’étais
réduit au malheur d’entrer dans un parti.
LE CALOYER. — Pourquoi ne lui pas préférer
une religion plus ancienne ?
L’HONNÊTE HOMME. — Elle me paraît bien plus
ancienne que la romaine.
LE CALOYER. — Comment ! Pouvez-vous supposer
que saint Pierre ne soit pas plus ancien
que Luther, Zwingle, Œcolampade, Calvin, et
les réformateurs d’Angleterre, du Danemark, de
Suède, etc.
L’HONNÊTE HOMME. — Il me semble que la
religion protestante n’est inventée ni par Luther, ni
par Zwingle. Il me semble qu’elle se rapproche plus
de sa source que la religion romaine, qu’elle n’adopte
que ce qui se trouve expressément dans l’Évangile
des chrétiens, tandis que les Romains ont chargé
le culte de cérémonies et de dogmes nouveaux. Il
n’y a qu’à ouvrir les yeux pour voir que le législateur
des chrétiens n’institua point de fêtes, n’ordonna
point qu’on adorât des images et des os de
morts, ne vendit point d’indulgences, ne reçut point
d’annates, ne conféra point de bénéfices, n’eut aucune
dignité temporelle, n’établit point une inquisition
pour soutenir ses lois, ne maintint point son
autorité par le fer des bourreaux. Les protestants réprouvent toutes ces nouveautés scandaleuses et
funestes ; ils sont partout soumis aux magistrats,
et l’Église romaine lutte depuis huit cents ans contre
les magistrats. Si les protestants se trompent comme
les autres dans le principe, ils ont moins d’erreurs
dans les conséquences ; et, puisqu’il faut traiter
avec les hommes, j’aime à traiter avec ceux qui
trompent le moins.
LE CALOYER. — Il semble que vous choisissiez
une religion comme on achète des étoffes chez les
marchands ; vous allez chez celui qui vend le moins
cher.
L’HONNÊTE HOMME. — Je vous ai dit ce que je
préférerais, s’il me fallait faire un choix selon les
règles de la prudence humaine ; mais ce n’est point
aux hommes que je dois m’adresser, c’est à Dieu
seul ; il parle à tous les cœurs ; nous avons tous un
droit égal à l’entendre. La conscience qu’il a donnée
à tous les hommes est leur loi universelle. Les hommes
sentent d’un pôle à l’autre qu’on doit être juste,
honorer son père et sa mère, aider ses semblables,
tenir ses promesses ; ces lois sont de Dieu, les simagrées
sont des mortels. Toutes les religions diffèrent
comme les gouvernements ; Dieu permet les uns et
les autres. J’ai cru que la manière extérieure dont
on l’adore ne peut le flatter ni l’offenser, pourvu que
cette adoration ne soit ni superstitieuse envers lui,
ni barbare envers les hommes.
N’est-ce pas, en effet, offenser Dieu que de penser qu’il choisisse une petite nation chargée de crimes pour sa favorite, afin de damner toutes les autres ; que l’assassin d’Urie soit son bien-aimé, et que le pieux Antonin lui soit en horreur ? N’est-ce pas la plus grande absurdité de penser que l’Être suprême punira à jamais un caloyer pour avoir mangé du lièvre, ou un Turc pour avoir mangé du porc ? Il y a eu des peuples qui ont mis, dit-on, les oignons au rang des dieux ; il y en a d’autres qui ont prétendu qu’un morceau de pâte était changé en autant de dieux que de miettes. Ces deux extrêmes de la démence humaine font également pitié ; mais que ceux qui adoptent ces rêveries osent persécuter ceux qui ne les croient pas, c’est là ce qui est horrible. Les anciens Parsis, les Sabéens, les Égyptiens, les Grecs ont admis un enfer : cet enfer est sur la terre, et ce sont les persécuteurs qui en sont les démons.
LE CALOYER. — Je déteste la persécution, la
contrainte, autant que vous; et, grâce au ciel, je
vous ai déjà dit que les Turcs, sous qui je vis en
paix, ne persécutent personne.
L’HONNÊTE HOMME. — Ah ! puissent tous les
peuples d’Europe suivre l’exemple des Turcs !
LE CALOYER. — Mais j’ajoute qu’étant caloyer,
je ne puis vous proposer d’autre religion que celle que je professe au mont Athos.
L’HONNÊTE HOMME. — Et moi, j’ajoute qu’étant
homme, je vous propose la religion qui convient
à tous les hommes, celle de tous les patriarches et
de tous les sages de l’antiquité, l’adoration d’un
Dieu, la justice, l’amour du prochain, l’indulgence
pour toutes les erreurs, et la bienfaisance dans toutes
les occasions de la vie. C’est cette religion, digne de
Dieu, que Dieu a gravée dans tous les cœurs ; mais
certes il n’y a pas gravé que trois font un, qu’un
morceau de pain est l’éternel, et que l’ânesse de
Balaam a parlé.
LE CALOYER. — Ne m’empêchez pas d’être caloyer.
L’HONNÊTE HOMME. — Ne m’empêchez pas
d’être honnête homme.
LE CALOYER. — Je sers Dieu selon l’usage de
mon couvent.
L’HONNÊTE HOMME. — Et moi, selon ma conscience.
Elle me dit de le craindre, d’aimer les caloyers,
les derviches, les bonzes et les talapoins, et de regarder
tous les hommes comme mes frères.
LE CALOYER. — Allez, allez, tout caloyer que
je suis, je pense comme vous.
L’HONNÊTE HOMME. — Mon Dieu, bénissez ce
bon caloyer !
LE CALOYER. — Mon Dieu, bénissez cet honnête
homme !
BOLDMIND ET MÉDROSO
ers l’an 1707, temps où les Anglais gagnèrent
la bataille de Saragosse, protégèrent le Portugal
et donnèrent pour quelque temps un roi
à l’Espagne, milord Boldmind, officier général, qui
avait été blessé, était aux eaux de Barèges. Il y rencontra
le comte Médroso, qui, étant tombé de cheval
derrière le bagage, à une lieue et demie du champ de
bataille, venait prendre les eaux aussi. Il était familier
de l’inquisition ; milord Boldmind n’était familier
que dans la conversation : un jour, après boire, il
eut avec Médroso cet entretien :
BOLDMIND. — Vous êtes donc sergent des dominicains ?
vous faites là un vilain métier.
MÉDROSO. — Il est vrai ; mais j’ai mieux aimé
être leur valet que leur victime, et j’ai préféré le malheur de brûler mon prochain à celui d’être cuit
moi-même.
BOLDMIND. — Quelle horrible alternative ! vous
étiez cent fois plus heureux sous le joug des Maures,
qui vous laissaient croupir librement dans toutes
vos superstitions, et qui, tout vainqueurs qu’ils
étaient, ne s’arrogeaient pas le droit inouï de tenir
les âmes dans les fers.
MÉDROSO. — Que voulez-vous ! il ne nous est
permis ni d’écrire, ni de parler, ni même de penser.
Si nous parlons, il est aisé d’interpréter nos paroles,
encore plus nos écrits. Enfin, comme on ne peut
nous condamner dans un auto-da-fé pour nos pensées
secrètes, on nous menace d’être brûlés éternellement
par l’ordre de Dieu même, si nous ne pensons
pas comme les jacobins. Ils ont persuadé au gouvernement
que si nous avions le sens commun, tout
l’État serait en combustion, et que la nation deviendrait
la plus malheureuse de la terre.
BOLDMIND. — Trouvez-vous que nous soyons si
malheureux, nous autres Anglais qui couvrons les
mers de vaisseaux, et qui venons gagner pour vous
des batailles au bout de l’Europe ? Voyez-vous que
les Hollandais, qui vous ont ravi presque toutes
vos découvertes dans l’Inde, et qui aujourd’hui
sont au rang de vos protecteurs, soient maudits de
Dieu pour avoir donné une entière liberté à la presse, et pour faire le commerce des pensées des hommes ?
L’empire romain en a-t-il été moins puissant parce
que Tullius Cicero a écrit avec liberté ?
MÉDROSO. — Quel est ce Tullius Cicero ? Jamais
je n’ai entendu prononcer ce nom-là à la Sainte-Hermandad.
BOLDMIND. — C’était un bachelier de l’université
de Rome, qui écrivait ce qu’il pensait, ainsi
que Julius César, Marcus Aurelius, Titus Lucretius
Carus, Plinius, Seneca, et autres docteurs.
MÉDROSO. — Je ne les connais point ; mais on
m’a dit que la religion catholique, basque et romaine
est perdue, si on se met à penser.
BOLDMIND. — Ce n’est pas à vous à le croire ;
car vous êtes sûr que votre religion est divine, et
que les portes d’enfer ne peuvent prévaloir contre
elle. Si cela est, rien ne pourra jamais la détruire.
MÉDROSO. — Non, mais on peut la réduire à peu
de chose ; et c’est pour avoir pensé, que la Suède,
le Danemark, toute votre île, la moitié de l’Allemagne,
gémissent dans le malheur épouvantable
de n’être plus sujets du pape. On dit même que si les
hommes continuent à suivre leurs fausses lumières,
ils s’en tiendront bientôt à l’adoration simple de
Dieu et à la vertu. Si les portes de l’enfer prévalent jamais jusque-là, que deviendra le saint-office ?
BOLDMIND. — Si les premiers chrétiens n’avaient
pas eu la liberté de penser, n’est-il pas vrai qu’il
n’y eût point eu de christianisme ?
MÉDROSO. — Que voulez-vous dire ? Je ne vous
entends point.
BOLDMIND. — Je le crois bien. Je veux dire que si
Tibère et les premiers empereurs avaient eu des
jacobins qui eussent empêché les premiers chrétiens
d’avoir des plumes et de l’encre ; s’il n’avait
pas été longtemps permis dans l’empire romain de
penser librement, il eût été impossible que les chrétiens
établissent leurs dogmes. Si donc le christianisme
ne s’est formé que par la liberté de penser,
par quelle contradiction, par quelle injustice voudrait-il
anéantir aujourd’hui cette liberté sur laquelle
seule il est fondé ?
Quand on vous propose quelque affaire d’intérêt, n’examinez-vous pas longtemps avant de conclure ? Quel plus grand intérêt y a-t-il au monde que celui de notre bonheur ou de notre malheur éternel ? Il y a cent religions sur la terre, qui toutes vous damnent si vous croyez à vos dogmes, qu’elles appellent absurdes et impies ; examinez donc ces dogmes.
MÉDROSO. — Comment puis-je les examiner ? je
ne suis pas jacobin.
BOLDMIND. — Vous êtes homme, et cela suffit.
MÉDROSO. — Hélas ! vous êtes bien plus homme
que moi.
BOLDMIND. — Il ne tient qu’à vous d’apprendre
à penser ; vous êtes né avec de l’esprit ; vous êtes
un oiseau dans la cage de l’inquisition ; le saint-office
vous a rogné les ailes, mais elles peuvent revenir.
Celui qui ne sait pas la géométrie peut l’apprendre :
tout homme peut s’instruire : il est honteux
de mettre son âme entre les mains de ceux à
qui vous ne confieriez pas votre argent ; osez penser
par vous-même.
MÉDROSO. — On dit que si tout le monde pensait
par soi-même, ce serait une étrange confusion.
BOLDMIND. — C’est tout le contraire. Quand on
assiste à un spectacle, chacun en dit librement son
avis, et la paix n’est point troublée ; mais si quelque
protecteur insolent d’un mauvais poète voulait forcer
tous les gens de goût à trouver bon ce qui leur paraît
mauvais, alors les sifflets se feraient entendre,
et les deux partis pourraient se jeter des pommes à
la tête, comme il arriva une fois à Londres. Ce sont
ces tyrans des esprits qui ont causé une partie des
malheurs du monde. Nous ne sommes heureux en
Angleterre que depuis que chacun jouit librement
du droit de dire son avis.
MÉDROSO. — Nous sommes aussi fort tranquilles
à Lisbonne, où personne ne peut dire le sien.
BOLDMIND. — Vous êtes tranquilles, mais vous
n’êtes pas heureux ; c’est la tranquillité des galériens,
qui rament en cadence et en silence.
MÉDROSO. — Vous croyez donc que mon âme est
aux galères ?
BOLDMIND. — Oui ; et je voudrais la délivrer.
MÉDROSO. — Mais si je me trouve bien aux galères ?
BOLDMIND. — En ce cas vous méritez d’y être.
GALIMATIAS DRAMATIQUE
N JÉSUITE, prêchant aux Chinois. — Je vous
le dis, mes chers frères, notre Seigneur veut
faire de tous les hommes des vases d’élection ;
il ne tient qu’à vous d’être vase ; vous n’avez qu’à
croire sur-le-champ tout ce que je vous annonce ; vous
êtes les maîtres de votre esprit, de votre cœur, de vos
pensées, de vos sentiments. Jésus-Christ est mort
pour tous, comme on sait ; la grâce est donnée à
tous. Si vous n’avez pas la contrition, vous avez
l’attrition ; si l’attrition vous manque, vous avez
vos propres forces et les miennes.
UN JANSÉNISTE, arrivant. — Vous en avez menti,
enfant d’Escobar et de perdition ; vous prêchez
ici l’erreur et le mensonge. Non, Jésus n’est mort que
pour plusieurs ; la grâce est donnée à peu ; l’attrition
est une sottise ; les forces des Chinois sont nulles, et vos prières sont des blasphèmes ; car Augustin
et Paul…
LE JÉSUITE. — Taisez-vous, hérétique ! sortez,
ennemi de saint Pierre. Mes frères, n’écoutez point
ce novateur, qui cite Augustin et Paul, et venez tous
que je vous baptise.
LE JANSÉNISTE. — Gardez-vous-en bien, mes
frères ; ne vous faites point baptiser par la main
d’un moliniste ; vous seriez damnés à tous les diables.
Je vous baptiserai dans un an au plus tôt, quand je
vous aurai appris ce que c’est que la grâce.
LE QUAKER. — Ah ! mes frères, ne soyez baptisés
ni par la patte de ce renard, ni par la griffe de
ce tigre. Croyez-moi, il vaut mieux n’être point
baptisé du tout ; c’est ainsi que nous en usons. Le
baptême peut avoir son mérite ; mais on peut très-bien
s’en passer. Tout ce qui est nécessaire, c’est
d’être animé de l’esprit ; vous n’avez qu’à l’attendre,
il viendra, et vous en saurez plus en un moment
que ces charlatans n’en pourraient dire dans toute
leur vie.
L’ANGLICAN. — Ah ! mes ouailles, quels monstres
viennent ici vous dévorer ! Mes chères brebis, ne savez-vous
pas que l’Église anglicane est la seule
Église pure ? nos chapelains, qui sont venus boire
du punch à Kanton, ne vous l’ont-ils pas dit ?
LE JÉSUITE. — Les anglicans sont des déserteurs ;
ils ont renoncé à notre pape, et le pape est infaillible.
LE LUTHÉRIEN. — Votre pape est un âne, comme
l’a prononcé Luther. Mes chers Chinois, moquez-vous
du pape, et des anglicans, et des molinistes,
et des jansénistes, et des quakers, et ne croyez que
les luthériens : prononcez seulement ces mots, in,
cum, sub, et buvez du meilleur.
LE PURITAIN. — Nous déplorons, mes frères,
l’aveuglement de tous ces gens-ci, et le vôtre. Mais,
Dieu merci, l’Éternel a ordonné que je viendrais à
Pékin, au jour marqué, confondre ces bavards ; que
vous m’écouteriez, et que nous ferions le souper
ensemble le matin, car vous saurez que, dans le
quatrième siècle de l’ère de Denys-le-Petit…
LE MUSULMAN. — Eh ! mort de Mahomet, voilà
bien des discours ! Si quelqu’un de ces chiens-là
s’avise encore d’aboyer, je leur coupe à tous les
deux les oreilles ; pour leur prépuce, je ne m’en
donnerai pas la peine ; ce sera vous, mes chers
Chinois, que je circoncirai : je vous donne huit
jours pour vous y préparer ; et si quelqu’un de vous
autres, après cela, s’avise de boire du vin, il aura
affaire à moi.
LE JUIF. — Ah ! mes enfants, si vous voulez être
circoncis, donnez-moi la préférence ; je vous ferai boire du vin tant que vous voudrez ; mais si vous
êtes assez impies pour manger du lièvre qui, comme
vous savez, rumine et n’a pas le pied fendu, je vous
ferai passer au fil de l’épée quand je serai le plus
fort, ou si vous l’aimez mieux, je vous lapiderai ; car…
LES CHINOIS. — Ah ! par Confucius et les cinq
Kings, tous ces gens-là ont-ils perdu l’esprit ? Monsieur
le geôlier des petites-maisons de la Chine, allez
renfermer tous ces pauvres fous chacun dans leur
loge.
LES DERNIÈRES PAROLES
D’ÉPICTÈTE À SON FILS
PICTÈTE. — Je vais mourir ; j’attends de
vous un souvenir tendre et non des larmes
inutiles ; je meurs content, puisque je vous
laisse vertueux.
LE FILS. — Vous m’avez enseigné à l’être, mais
vous savez quel trouble m’agite. Une nouvelle secte
de la Palestine cherche à me donner des remords.
ÉPICTÈTE. — Des remords ! il n’appartient qu’aux
scélérats d’en éprouver. Vos mains et votre âme
sont pures. Je vous ai enseigné la vertu, et vous
l’avez pratiquée.
LE FILS. — Oui ; mais cette nouvelle secte annonce
une nouvelle vertu que je ne connaissais pas.
ÉPICTÈTE. — Quelle est donc cette secte ?
LE FILS. — Elle est composée de ces Juifs qui
vendent des haillons et des philtres, et qui rognent
les espèces à Rome.
ÉPICTÈTE. — La vertu qu’ils enseignent est apparemment
de la fausse monnaie.
LE FILS. — Ils disent qu’il est impossible d’être
vertueux sans s’être fait couper un peu de prépuce,
ou sans s’être plongé dans l’eau au nom du Père par
le Fils. Il est vrai qu’ils ne sont pas d’accord en
cela : les uns veulent du prépuce, les autres n’en
veulent point : ceux-ci croient l’eau nécessaire,
comme Pindare qui la dit merveilleuse ; ceux-là
s’en passent, mais tous disent qu’il leur faut donner
de l’argent.
ÉPICTÈTE. — Comment, de l’argent ! Sans doute
on doit secourir de son superflu les pauvres qui ne
peuvent travailler, payer ceux qui peuvent gagner
leur vie, et partager son nécessaire avec ses
amis. C’est notre loi ; c’est notre morale : c’est ce
que j’ai fait depuis qu’Épaphrodite m’affranchit, et
c’est ce que je vous ai vu faire avec une satisfaction
qui rend mes derniers moments heureux.
LE FILS. — Les philosophes dont je vous parle
exigent bien autre chose : ils veulent qu’on apporte
à leurs pieds tout ce qu’on a, jusqu’à la dernière
obole.
ÉPICTÈTE. — S’il est ainsi, ce sont des voleurs,
et vous êtes obligé de les déférer au préteur ou aux
centumvirs.
LE FILS. — Oh ! non, ce ne sont point des voleurs,
ce sont des marchands qui vous donnent la meilleure
denrée du monde pour votre argent, car ils vous
promettent la vie éternelle ; et si, en mettant votre
argent à leurs pieds, comme ils l’ordonnent, vous
gardez seulement de quoi manger, ils ont le pouvoir
de vous faire mourir subitement.
ÉPICTÈTE. — Ce sont donc des assassins dont il
faut au plus tôt purger la société.
LE FILS. — Non, vous dis-je, ce sont des mages
qui ont des secrets admirables, et qui tuent avec des
paroles. Le Père, disent-ils, leur a fait cette grâce
par le Fils. Un de leurs prosélytes, qui pue horriblement,
mais qui prêche dans les greniers avec
beaucoup de succès, me disait hier qu’un de leurs
parents, nommé Ananiah, ayant vendu sa métairie
pour plaire au Fils au nom du Père, porta tout l’argent
aux pieds d’un mage nommé Barjone, mais
qu’ayant gardé en secret de quoi acheter le nécessaire
pour son petit enfant, il fut puni de mort sur-le-champ.
Sa femme vint ensuite ; Barjone la fit mourir
de même en prononçant une seule parole.
ÉPICTÈTE. — Mon fils, voilà d’abominables gens. Si la chose était vraie, ils seraient les plus infâmes
criminels de la terre. On vous a conté des histoires
ridicules ; vous êtes un bon enfant et j’ai peur que
vous ne soyez un imbécile, et cela me fâche.
LE FILS. — Mais, mon père, si on gagne la vie éternelle
en donnant tout son bien à Simon Barjone, il
est clair qu’on fait un bon marché.
ÉPICTÈTE. — Mon fils, la vie éternelle, la communication
avec l’Être suprême n’a rien de commun,
croyez-moi, avec votre Simon Barjone. Le Dieu
très bon et très grand, Deus optimus maximus, qui
anima les Caton, les Scipion, les Cicéron, les Paul-Émile,
les Camille, le père des dieux et des hommes,
n’a pas, sans doute, remis son pouvoir entre les
mains d’un Juif. Je savais que ces misérables étaient
au rang des plus superstitieux peuples de la Syrie,
mais je ne savais pas qu’ils osassent porter leur démence
jusqu’à se dire les premiers ministres de
Dieu.
LE FILS. — Mais, mon père, ils font continuellement
des miracles. (Ici le bonhomme Épictète
ricane.) Vous ricanez, mon père, vous levez les
épaules.
ÉPICTÈTE. — Hélas ! un mourant n’a guère envie
de rire, mais tu m’y forces, mon pauvre enfant.
As-tu vu des miracles ?
LE FILS. — Non, mais j’ai parlé à des hommes
qui avaient parlé à des femmes qui disaient que
leurs commères en avaient vu. Et puis la belle
morale que la morale des Juifs, qui sont sans
prépuce, et qu’on lave depuis les pieds jusqu’à la
tête !
ÉPICTÈTE. — Et quels sont donc les préceptes
moraux de ces gens-là ?
LE FILS. — C’est, premièrement, qu’un homme riche
ne peut être un homme de bien, et qu’il lui est plus
difficile de gagner le royaume des cieux ou le jardin,
qu’à un chameau de passer par le trou d’une aiguille,
moyennant quoi tous les riches doivent donner leurs
biens aux gueux qui prêchent ce royaume ou ce
jardin ;
2o Qu’il n’y a d’heureux que les sots, les pauvres d’esprit ;
3o Que quiconque n’écoute pas l’assemblée des gueux doit être détesté comme un receveur des impôts ;
4o Que si l’on ne hait pas son père, sa mère et ses frères, on n’a point de part au royaume ou au jardin ;
5o Qu’il faut apporter le glaive et non la paix ;
6o Que quand on fait un festin de noces, il faut forcer tous les passants à venir aux noces, et jeter dans un cul de basse-fosse extérieure ceux qui n’auront pas la robe nuptiale.
ÉPICTÈTE. — Hélas ! mon sot enfant, j’étais
tout à l’heure sur le point de mourir de rire, et je
sens à présent que tu me feras mourir d’indignation
et de douleur. Si les malheureux dont tu me parles
séduisent le fils d’Épictète, ils en séduiront bien
d’autres. Je prévois des malheurs épouvantables
sur la terre. Ces énergumènes sont-ils nombreux ?
LE FILS. — Leur nombre augmente de jour en
jour ; ils ont une caisse commune dont ils paient
quelques Grecs qui écrivent pour eux. Ils ont inventé
des mystères ; ils exigent un secret inviolable ;
ils ont institué des inspirés qui décident de tous
leurs intérêts, et qui ne souffrent pas que les gens de
la secte plaident jamais devant les magistrats.
ÉPICTÈTE. — Imperium in imperio. Mon fils, tout
est perdu.
LUCIEN,
ÉRASME ET RABELAIS
DANS LES CHAMPS-ÉLYSÉES
UCIEN fit, il y a quelque temps, connaissance
avec Érasme, malgré sa répugnance pour tout
ce qui venait des frontières d’Allemagne. Il ne
croyait pas qu’un Grec dût s’abaisser à parler avec
un Batave ; mais ce Batave lui ayant paru un mort
de bonne compagnie, ils eurent ensemble cet entretien :
LUCIEN. — Vous avez donc fait dans un pays barbare
le même métier que je faisais dans le pays le
plus poli de la terre ; vous vous êtes moqué de tout ?
ÉRASME. — Hélas ! je l’aurais bien voulu ; c’eût
été une grande consolation pour un pauvre théologien
tel que je l’étais ; mais je ne pouvais prendre les
mêmes libertés que vous avez prises.
LUCIEN. — Cela m’étonne : les hommes aiment assez qu’on leur montre leurs sottises en général,
pourvu qu’on ne désigne personne en particulier ;
chacun applique alors à son voisin ses propres ridicules,
et tous les hommes rient aux dépens les uns
des autres. N’en était-il donc pas de même chez vos
contemporains ?
ÉRASME. — Il y avait une énorme différence entre
les gens ridicules de votre temps et ceux du mien :
vous n’aviez affaire qu’à des dieux qu’on jouait sur le
théâtre, et à des philosophes qui avaient encore
moins de crédit que les dieux ; mais, moi, j’étais
entouré de fanatiques, et j’avais besoin d’une grande
circonspection pour n’être pas brûlé par les uns ou
assassiné par les autres.
LUCIEN. — Comment pouviez-vous rire dans cette
alternative ?
ÉRASME. — Aussi je ne riais guère ; et je passai
pour être beaucoup plus plaisant que je ne l’étais :
on me crut fort gai et fort ingénieux, parce qu’alors
tout le monde était triste. On s’occupait profondément
d’idées creuses qui rendaient les hommes
atrabilaires. Celui qui pensait qu’un corps peut être
en deux endroits à la fois était près d’égorger celui
qui expliquait la même chose d’une manière différente.
Il y avait bien pis ; un homme de mon état
qui n’eût point pris de parti entre ces deux factions
eût passé pour un monstre.
LUCIEN. — Voilà d’étranges hommes que les barbares
avec qui vous viviez ! De mon temps, les Gètes
et les Massagètes étaient plus doux et plus raisonnables.
Et quelle était donc votre profession dans
l’horrible pays que vous habitiez ?
ÉRASME. — J’étais moine hollandais.
LUCIEN. — Moine ! quelle est cette profession-là ?
ÉRASME. — C’est celle de n’en avoir aucune, de
s’engager par un serment inviolable à être inutile
au genre humain, à être absurde et esclave, et à vivre
aux dépens d’autrui.
LUCIEN. — Voilà un bien vilain métier ! Comment
avec tant d’esprit aviez-vous pu embrasser un état
qui déshonore la nature humaine ? Passe encore
pour vivre aux dépens d’autrui : mais faire vœu
de n’avoir pas le sens commun et de perdre sa
liberté !
ÉRASME. — C’est qu’étant fort jeune, et n’ayant
ni parents ni amis, je me laissai séduire par des
gueux qui cherchaient à augmenter le nombre de
leurs semblables.
LUCIEN. — Quoi ! il y avait beaucoup d’hommes
de cette espèce ?
ÉRASME. — Ils étaient en Europe environ six à
sept cent mille.
LUCIEN. — Juste ciel ! le monde est donc devenu
bien sot et bien barbare depuis que je l’ai quitté !
Horace l’avait bien dit, que tout irait en empirant :
Prigeniem vitiosiorem.
ÉRASME. — Ce qui me console, c’est que tous les
hommes, dans le siècle où j’ai vécu, étaient montés
au dernier échelon de la folie ; il faudra bien qu’ils
en descendent, et qu’il y en ait quelques-uns parmi
eux qui retrouvent enfin un peu de raison.
LUCIEN. — C’est de quoi je doute fort. Dites-moi,
je vous prie, quelles étaient les principales folies
de votre temps.
ÉRASME. — Tenez, en voici une liste que je porte
toujours avec moi ; lisez.
LUCIEN. — Elle est bien longue.
RABELAIS. — Messieurs, quand on rit, je ne suis
pas de trop ; de quoi s’agit-il ?
LUCIEN et ÉRASME. — D’extravagances.
RABELAIS. — Ah ! je suis votre homme.
LUCIEN, à Érasme. — Quel est cet original ?
ÉRASME. — C’est un homme qui a été plus hardi
que moi et plus plaisant ; mais il n’était que prêtre,
et pouvait prendre plus de liberté que moi qui étais
moine.
LUCIEN, à Rabelais. — Avais-tu fait, comme Érasme,
vœu de vivre aux dépens d’autrui ?
RABELAIS. — Doublement : car j’étais prêtre et
médecin. J’étais né fort sage, je devins aussi savant
qu’Érasme ; et voyant que la sagesse et la science
ne menaient communément qu’à l’hôpital ou au
gibet ; voyant même que ce demi-plaisant d’Érasme
était quelquefois persécuté, je m’avisai d’être plus
fou que tous mes compatriotes ensemble ; je composai
un gros livre de contes à dormir debout,
rempli d’ordures, dans lequel je tournai en ridicule
toutes les superstitions, toutes les cérémonies,
tout ce qu’on révérait dans mon pays, toutes les
conditions, depuis celle de roi et de grand pontife
jusqu’à celle de docteur en théologie, qui est la
dernière de toutes : je dédiai mon livre à un
cardinal, et je fis rire jusqu’à ceux qui me méprisaient.
LUCIEN. — Qu’est-ce qu’un cardinal, Érasme ?
ÉRASME. — C’est un prêtre vêtu de rouge, à qui
l’on donne cent mille écus de rente pour ne rien faire
du tout.
LUCIEN. — Vous m’avouerez du moins que ces
cardinaux-là étaient raisonnables. Il faut bien que
tous vos concitoyens ne fussent pas si fous que vous
le dites.
ÉRASME. — Que M. Rabelais me permette de
prendre la parole. Les cardinaux avaient une autre
espèce de folie, c’était celle de dominer ; et comme il
est plus aisé de subjuguer des sots que des gens d’esprit,
ils voulurent assommer la raison qui commençait
à lever la tête. M. Rabelais, que vous voyez,
imita le premier Brutus, qui contrefit l’insensé pour
échapper à la défiance et à la tyrannie des Tarquins.
LUCIEN. — Tout ce que vous me dites me confirme
dans l’opinion qu’il valait mieux vivre dans
mon siècle que dans le vôtre. Ces cardinaux dont
vous me parlez étaient donc les maîtres du monde
entier, puisqu’ils commandaient aux fous ?
RABELAIS. — Non ; il y avait un vieux fou au-dessus
d’eux.
LUCIEN. — Comment s’appelait-il ?
RABELAIS. — Un papegaut. La folie de cet homme consistait à se dire infaillible, et à se croire le maître
des rois ; et il l’avait tant dit, tant répété, tant fait
crier par les moines, qu’à la fin presque toute l’Europe
en fut persuadée.
LUCIEN. — Ah ! que vous l’emportez sur nous en
démence ! Les fables de Jupiter, de Neptune et de
Pluton, dont je me suis tant moqué, étaient des choses
respectables en comparaison des sottises dont
votre monde a été infatué. Je ne saurais comprendre
comment vous avez pu parvenir à tourner en ridicule
avec sécurité des gens qui devaient craindre le ridicule
encore plus qu’une conspiration. Car enfin on ne
se moque pas de ses maîtres impunément : et j’ai
été assez sage pour ne pas dire un seul mot des
empereurs romains. Quoi ! votre nation adorait un
papegaut ! Vous donniez à ce papegaut tous les
ridicules imaginables, et votre nation le souffrait !
Elle était donc bien patiente ?
RABELAIS. — Il faut que je vous apprenne ce
que c’était que ma nation. C’était un composé d’ignorance,
de superstition, de bêtise, de cruauté et de
plaisanterie. On commença par faire pendre et par
faire cuire tous ceux qui parlaient sérieusement
contre les papegauts et les cardinaux. Le pays des
Welches, dont je suis natif, nagea dans le sang ; mais,
dès que ces exécutions étaient faites, la nation se
mettait à danser, à chanter, à faire l’amour, à boire
et à rire. Je pris mes compatriotes par leur faible ; je parlai de boire, je dis des ordures, et avec ce
secret tout me fut permis. Les gens d’esprit y entendirent
finesse, et m’en surent gré ; les gens
grossiers ne virent que les ordures, et les savourèrent :
tout le monde m’aima, loin de me persécuter.
LUCIEN. — Vous me donnez une grande envie de
voir votre livre. N’en auriez-vous point un exemplaire
dans votre poche ? Et vous, Érasme, pourriez-vous
aussi me prêter vos facéties ?
(Ici Érasme et Rabelais donnent leurs ouvrages à
Lucien, qui en lit quelques morceaux, et, pendant
qu’il lit, ces deux philosophes s’entretiennent.)
RABELAIS, à Érasme. — J’ai lu vos écrits, et vous
n’avez pas lu les miens, parce que je suis venu un
peu après vous. Vous avez peut-être été trop réservé
dans vos railleries, et moi trop hardi dans les
miennes ; mais à présent nous pensons tous deux
de même. Pour moi, je ris quand je vois un docteur
arriver dans ce pays-ci.
ÉRASME. — Et moi je le plains ; je dis : Voilà un
malheureux qui s’est fatigué toute sa vie à se tromper,
et qui ne gagne rien ici à sortir d’erreur.
RABELAIS. — Comment donc ! n’est-ce rien d’être
détrompé ?
ÉRASME. — C’est peu de chose quand on ne peut
plus détromper les autres. Le grand plaisir est de
montrer le chemin à ses amis qui s’égarent, et les
morts ne demandent leur chemin à personne.
Érasme et Rabelais raisonnèrent assez longtemps. Lucien revint après avoir lu le chapitre des Torcheculs et quelques pages de l’Éloge de la folie. Ensuite ayant rencontré le docteur Swift, ils allèrent tous quatre souper ensemble.
LES SAGES
e méditais cette nuit ; j’étais absorbé dans la
contemplation de la nature ; j’admirais l’immensité,
le cours, les rapports de ces globes infinis
que le vulgaire ne sait pas admirer.
J’admirais encore plus l’intelligence qui préside à ces vastes ressorts. Je me disais : Il faut être aveugle pour n’être pas ébloui de ce spectacle ; il faut être stupide pour n’en pas reconnaître l’auteur ; il faut être fou pour ne pas l’adorer. Quel tribut d’adoration dois-je lui rendre ? Ce tribut ne doit-il pas être le même dans toute l’étendue de l’espace, puisque c’est le même pouvoir suprême qui règne également dans cette étendue ? Un être pensant qui habite dans une étoile de la voie lactée ne lui doit-il pas le même hommage que l’être pensant sur ce petit globe où nous sommes ? La lumière est uniforme pour l’astre de Sirius et pour nous ; la morale doit être uniforme. Si un animal sentant et pensant dans Sirius est né d’un père et d’une mère tendres qui aient été occupés de son bonheur, il leur doit autant d’amour et de soins que nous en devons ici à nos parents. Si quelqu’un dans la voie lactée voit un indigent estropié, s’il peut le soulager et s’il ne le fait pas, il est coupable envers tous les globes. Le cœur a partout les mêmes devoirs : sur les marches du trône de Dieu, s’il a un trône, et au fond de l’abîme, s’il est un abîme.
J’étais plongé dans ces idées, quand un de ces génies qui remplissent les intermondes descendit vers moi. Je reconnus cette même créature aérienne qui m’avait apparu autrefois pour m’apprendre combien les jugements de Dieu diffèrent des nôtres, et combien une bonne action est préférable à la controverse.
Il me transporta dans un désert tout couvert d’ossements entassés ; et entre ces monceaux de morts il y avait des allées d’arbres toujours verts, et au bout de chaque allée un grand homme d’un aspect auguste, qui regardait avec compassion ces tristes restes.
« Hélas ! mon archange, lui dis-je, où m’avez-vous mené ?
— À la désolation, me répondit-il.
— Et qui sont ces beaux patriarches que je vois immobiles et attendris au bout de ces allées vertes, et qui semblent pleurer sur cette foule innombrable de morts ?
— Tu le sauras, pauvre créature humaine, me répliqua le génie des intermondes ; mais auparavant il faut que tu pleures. »
Il commença par le premier amas.
« Ceux-ci, dit-il, sont les vingt-trois mille Juifs qui dansèrent devant un veau, avec les vingt-quatre mille qui furent tués sur des filles madianites. Le nombre des massacrés pour des délits ou des méprises pareilles se monte à près de trois cent mille.
« Aux allées suivantes sont les charniers des chrétiens égorgés les uns par les autres pour des disputes métaphysiques. Ils sont divisés en plusieurs monceaux de quatre siècles chacun. Un seul aurait monté jusqu’au ciel ; il a fallu les partager.
— Quoi ! m’écriai-je, des frères ont traité ainsi leurs frères, et j’ai le malheur d’être dans cette confrérie !
— Voici, dit l’esprit, les douze millions d’Américains tués dans leur patrie, parce qu’ils n’avaient pas été baptisés.
— Eh, mon Dieu ! que ne laissiez-vous ces ossements affreux se dessécher dans l’hémisphère où leurs corps naquirent, et où ils furent livrés à tant de trépas différents ? Pourquoi réunir ici tous ces monuments abominables de la barbarie et du fanatisme ?
— Pour t’instruire.
— Puisque tu veux m’instruire, dis-je au génie, apprends-moi s’il y a eu d’autres peuples que les chrétiens et les Juifs à qui le zèle et la religion, malheureusement tournés en fanatisme, aient inspiré tant de cruautés horribles.
— Oui, me dit-il, les mahométans se sont souillés des mêmes inhumanités, mais rarement ; et lorsqu’on leur a demandé amman, miséricorde, et qu’on leur a offert le tribut, ils ont pardonné. Pour les autres nations, il n’y en a aucune, depuis l’existence du monde, qui ait jamais fait une guerre purement de religion. Suis-moi maintenant. »
Je le suivis.
Un peu au delà de ces piles de morts nous trouvâmes d’autres piles ; c’étaient des sacs d’or et d’argent, et chacune avait son étiquette : « Substance des hérétiques massacrés au dix-huitième siècle, au dix-septième, au seizième », et ainsi en remontant : « Or et argent des Américains égorgés, etc. » Et toutes ces piles étaient surmontées de croix, de mitres, de crosses, de tiares enrichies de pierreries.
« Quoi ! mon génie, ce fut donc pour avoir ces richesses qu’on accumula ces morts ?
— Oui, mon fils. »
Je versai des larmes ; et quand j’eus mérité par ma douleur qu’il me menât au bout des allées vertes, il m’y conduisit.
« Contemple, me dit-il, les héros de l’humanité qui ont été les bienfaiteurs de la terre et qui se sont tous réunis à bannir du monde, autant qu’ils l’ont pu, la violence et la rapine. Interroge-les. »
Je courus au premier de la bande ; il avait une couronne sur la tête, et un petit encensoir à la main ; je lui demandai humblement son nom.
« Je suis Numa Pompilius, me dit-il ; je succédai à un brigand et j’avais des brigands à gouverner : je leur enseignai la vertu et le culte de Dieu ; ils oublièrent après moi plus d’une fois l’un et l’autre ; je défendis qu’il y eût dans les temples aucun simulacre, parce que la Divinité qui anime la nature ne peut être représentée. Les Romains n’eurent sous mon règne ni guerres ni séditions, et ma religion ne fit que du bien. Tous les peuples voisins vinrent honorer mes funérailles, ce qui n’est arrivé qu’à moi. »
Je lui baisai la main et j’allai au second ; c’était un beau vieillard d’environ cent ans, vêtu d’une robe blanche. Il mettait le doigt médium sur sa bouche, et de l’autre main il jetait des fèves derrière lui. Je reconnus Pythagore. Il m’assura qu’il n’avait jamais eu de cuisse d’or, et qu’il n’avait point été coq ; mais qu’il avait gouverné les Crotoniates avec autant de Justice que Numa gouvernait les Romains, à peu près de son temps, et que cette justice était la chose du monde la plus nécessaire et la plus rare. J’appris que les pythagoriciens faisaient leur examen de conscience deux fois par jour. Les honnêtes gens ! et que nous sommes loin d’eux ! Mais nous qui n’avons été pendant treize cents ans que des assassins, nous disons que ces sages étaient des orgueilleux.
Je ne dis mot à Pythagore pour lui plaire, et je passai à Zoroastre, qui s’occupait à concentrer le feu céleste dans le foyer d’un miroir concave, au milieu d’un vestibule à cent portes qui toutes conduisent à la sagesse. Sur la principale de ces portes, je lus ces paroles qui sont le précis de toute la morale et qui abrègent toutes les disputes de casuistes :
« Dans le doute si une action est bonne ou mauvaise, abstiens-toi. »
« Certainement, dis-je à mon génie, les barbares qui ont immolé toutes les victimes dont j’ai vu les ossements n’avaient pas lu ces belles paroles. »
Nous vîmes ensuite les Zaleucus, les Thalès, les Anaximandre, et tous les sages qui avaient cherché la vérité et pratiqué la vertu.
Quand nous fûmes à Socrate, je le reconnus bien vite à son nez épaté.
« Eh bien ! lui dis-je, vous voilà donc au nombre des confidents du Très-Haut ? Tous les habitants de l’Europe, excepté les Turcs et les Tartares de Crimée qui ne savent rien, prononcent votre nom avec respect. On le révère, on l’aime, ce grand nom, au point qu’on a voulu savoir ceux de vos persécuteurs. On connaît Mélitus et Anitus à cause de vous, comme on connaît Ravaillac à cause de Henri IV : mais je ne connais que ce nom d’Anitus, je ne sais pas précisément quel était ce scélérat par qui vous fûtes calomnié, et qui vint à bout de vous faire condamner à la ciguë.
— Je n’ai jamais pensé à cet homme depuis mon aventure, me répondit Socrate ; mais puisque vous m’en faites souvenir, je le plains beaucoup. C’était un méchant prêtre qui faisait secrètement un commerce de cuirs, négoce réputé honteux parmi nous. Il envoya ses deux enfants dans mon école. Les autres disciples leur reprochèrent leur père le corroyeur ; ils furent obligés de sortir. Le père irrité n’eut point de cesse qu’il n’eût ameuté contre moi tous les prêtres et tous les sophistes. On persuada au conseil des cinq cents que j’étais un impie qui ne croyait pas que la Lune, Mercure et Mars fussent des dieux. En effet, je pensais comme à présent qu’il n’y a qu’un Dieu maître de toute la nature. Les juges me livrèrent à l’empoisonneur de la République ; il accourcit ma vie de quelques jours : je mourus tranquillement à l’âge de soixante et dix ans ; et depuis ce temps-là je passe une vie heureuse avec tous ces grands hommes que vous voyez et dont je suis le moindre. »
Après avoir joui quelque temps de l’entretien de Socrate, je m’avançai avec mon guide dans un bosquet situé au-dessus des bocages où tous ces sages de l’antiquité semblaient goûter un doux repos.
Je vis un homme d’une figure douce et simple qui me parut âgé d’environ trente-cinq ans. Il jetait de loin des regards de compassion sur ces amas d’ossements blanchis, à travers lesquels on m’avait fait passer pour arriver à la demeure des sages. Je fus étonné de lui trouver les pieds enflés et sanglants, les mains de même, le flanc percé, et les côtes écorchées de coups de fouet.
« Eh, bon Dieu ! lui dis-je, est-il possible qu’un juste, un sage soit dans cet état ? je viens d’en voir un qui a été traité d’une manière bien odieuse ; mais il n’y a pas de comparaison entre son supplice et le vôtre. De mauvais prêtres et de mauvais juges l’ont empoisonné : est-ce aussi par des prêtres et par des juges que vous avez été assassiné si cruellement ? »
Il me répondit oui avec beaucoup d’affabilité.
« Et qui étaient donc ces monstres ?
— C’étaient des hypocrites.
— Ah ! c’est tout dire ; je comprends par ce seul mot qu’ils durent vous condamner au dernier supplice. Vous leur aviez donc prouvé, comme Socrate, que la Lune n’était pas une déesse, et que Mercure n’était pas un dieu ?
— Non, il n’était pas question de ces planètes. Mes compatriotes ne savaient point du tout ce que c’est qu’une planète ; ils étaient tous de francs ignorants. Leurs superstitions étaient toutes différentes de celles des Grecs.
— Vous voulûtes donc leur enseigner une nouvelle religion ?
— Point du tout ; je leur disais simplement : Aimez Dieu de tout votre cœur, et votre prochain comme vous-même, car c’est là tout l’homme. Jugez si ce précepte n’est pas aussi ancien que l’univers, jugez si je leur apportais un culte nouveau. Je ne cessais de leur dire que j’étais venu, non pour abolir la loi, mais pour l’accomplir ; j’avais observé tous leurs rites ; circoncis comme ils l’étaient tous, baptisé comme l’étaient les plus zélés d’entre eux, je payais comme eux le corban ; je faisais comme eux la pâque, mangeant debout un agneau cuit dans des laitues. Moi et mes amis nous allions prier dans le temple ; mes amis même fréquentèrent ce temple après ma mort ; en un mot, j’accomplis toutes leurs lois sans en excepter une.
— Quoi ! ces misérables n’avaient pas même à vous reprocher de vous être écarté de leurs lois ?
— Non, sans doute.
— Pourquoi donc vous ont-ils mis dans l’état où je vous vois ?
— Que voulez-vous que je vous dise ! ils étaient fort orgueilleux et intéressés. Ils virent que je les connaissais ; ils surent que je les faisais connaître aux citoyens ; ils étaient les plus forts ; ils m’otèrent la vie : et leurs semblables en feront toujours autant, s’ils le peuvent, à quiconque leur aura trop rendu justice.
— Mais, ne dîtes-vous, ne fîtes-vous rien qui pût leur servir de prétexte ?
— Tout sert de prétexte aux méchants.
— Ne leur dîtes-vous pas une fois que vous étiez venu apporter le glaive et non la paix ?
— C’est une erreur de copiste ; je leur dis que j’apportais la paix et non le glaive. Je n’ai jamais rien écrit ; on a pu changer ce que j’avais dit sans mauvaise intention.
— Vous n’avez donc contribué en rien par vos discours, ou mal rendus, ou mal interprétés, à ces monceaux affreux d’ossements que j’ai vus sur ma route en venant vous consulter ?
— Je n’ai vu qu’avec horreur ceux qui se sont rendus coupables de tous ces meurtres.
— Et ces monuments de puissance et de richesse, d’orgueil et d’avarice, ces trésors, ces ornements, ces signes de grandeur que j’ai vus accumulés sur la route en cherchant la sagesse, viennent-ils de vous ?
— Cela est impossible ; j’ai vécu, moi et les miens, dans la pauvreté et dans la bassesse : ma grandeur n’était que dans la vertu. »
J’étais près de le supplier de vouloir bien me dire au juste qui il était. Mon guide m’avertit de n’en rien faire. Il me dit que je n’étais pas fait pour comprendre ces mystères sublimes. Je le conjurai seulement de m’apprendre en quoi consistait la vraie religion.
« Ne vous l’ai-je pas déjà dit ? Aimez Dieu et votre prochain comme vous-même.
— Quoi ! en aimant Dieu on pourrait manger gras le vendredi ?
— J’ai toujours mangé ce qu’on m’a donné ; car j’étais trop pauvre pour donner à dîner à personne.
— En aimant Dieu, en étant juste, ne pourrait-on pas être assez prudent pour ne point confier toutes les aventures de sa vie à un inconnu ?
— C’est ainsi que j’en ai toujours usé.
— Ne pourrai-je, en faisant du bien, me dispenser d’aller en pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle ?
— Je n’ai jamais été dans ce pays-là.
— Faudrait-il me confiner dans une retraite avec des sots ?
— Pour moi, j’ai toujours fait de petits voyages de ville en ville.
— Me faudrait-il prendre parti pour l’Église grecque ou pour la latine ?
— Je ne fis aucune différence entre le Juif et le Samaritain quand je fus au monde.
— Eh bien, s’il en est ainsi, je vous prends pour mon seul maître. »
Alors il me fit un signe de tête qui me remplit de consolation. La vision disparut, et la bonne conscience me resta.
DIALOGUE DU DOUTEUR
ET DE L’ADORATEUR
E DOUTEUR. — Comment me prouverez-vous
l’existence de Dieu ?
L’ADORATEUR. — Comme on prouve l’existence du soleil, en ouvrant les yeux.
LE DOUTEUR. — Vous croyez donc aux causes
finales ?
L’ADORATEUR. — Je crois une cause admirable
quand je vois des effets admirables. Dieu me garde
de ressembler à ce fou qui disait qu’une horloge
ne prouve point un horloger, qu’une maison ne prouve
point un architecte, et qu’on ne pouvait démontrer
l’existence de Dieu que par une formule d’algèbre,
encore était-elle erronée !
LE DOUTEUR. — Quelle est votre religion ?
L’ADORATEUR. — C’est non seulement celle de
Socrate, qui se moquait des fables des Grecs, mais
celle de Jésus, qui confondait les pharisiens.
LE DOUTEUR. — Si vous êtes de la religion de
Jésus, pourquoi n’êtes-vous pas de celle des jésuites,
qui possèdent trois cents lieues de pays en long et
en large au Paraguay ? Pourquoi ne croyez-vous
pas aux prémontrés, aux bénédictins, à qui Jésus a
donné tant de riches abbayes ?
L’ADORATEUR. — Jésus n’a institué ni les bénédictins,
ni les prémontrés, ni les jésuites.
LE DOUTEUR. — Pensez-vous qu’on puisse servir
Dieu en mangeant du mouton le vendredi, et en
n’allant point à la messe ?
L’ADORATEUR. — Je le crois fermement, attendu
que Jésus n’a jamais dit la messe, et qu’il mangeait
gras le vendredi, et même le samedi.
LE DOUTEUR. — Vous pensez donc qu’on a corrompu
la religion simple et naturelle de Jésus, qui
était apparemment celle de tous les sages de l’antiquité ?
L’ADORATEUR. — Rien ne paraît plus évident.
Il fallait bien qu’au fond il fût un sage, puisqu’il
déclamait contre les prêtres imposteurs, et contre les superstitions ; mais on lui impute des choses
qu’un sage n’a pu ni faire ni dire. Un sage ne peut
chercher des figues au commencement de mars sur
un figuier, et le maudire parce qu’il n’a point de
figues. Un sage ne peut changer l’eau en vin en faveur
de gens déjà ivres. Un sage ne peut envoyer des diables
dans le corps de deux mille cochons dans un
pays où il n’y a point de cochons. Un sage ne se
transfigure point pendant la nuit pour avoir un habit
blanc. Un sage n’est point transporté par le diable.
Un sage, quand il dit que Dieu est son père, entend
sans doute que Dieu est le père de tous les hommes :
le sens dans lequel on a voulu l’entendre est impie
et blasphématoire.
Il paraît que les paroles et les actions de ce sage ont été très mal recueillies ; que parmi plusieurs histoires de sa vie, écrites quatre-vingt-dix ans après lui, on a choisi les plus improbables, parce qu’on les crut les plus importantes pour des sots. Chaque écrivain se piquait de rendre cette histoire merveilleuse. Chaque petite société chrétienne avait son Évangile particulier. C’est la raison démonstrative pour laquelle ces Évangiles ne s’accordent presque en rien. Si vous croyez à un Évangile, vous êtes obligé de renoncer à tous les autres. Voilà une plaisante marque de vérité qu’une contradiction perpétuelle ; voilà une plaisante sagesse que des folies qui se combattent.
Il est donc démontré que des fanatiques ont séduit d’abord des hommes simples qui en ont ensuite séduit d’autres. Les derniers ont encore enchéri sur les premiers. L’histoire véritable de Jésus n’était probablement que celle d’un homme juste qui avait repris les vices des pharisiens, et que les pharisiens firent mourir. On en fit ensuite un prophète, et, au bout de trois cents ans, on en fit un dieu ; voilà la marche de l’esprit humain.
Il est reconnu par les fanatiques, même les plus entêtés, que les premiers chrétiens employèrent les fraudes les plus honteuses pour soutenir leur secte naissante. Tout le monde avoue qu’ils forgèrent de fausses prédictions, de fausses histoires, de faux miracles. Le fanatisme s’étendit de tous côtés ; et enfin, dès qu’il a été dominant, il n’a soutenu que par des bourreaux ce qu’il avait établi par l’imposture et par la démence. Chaque siècle a tellement corrompu la religion de Jésus que celle des chrétiens lui est toute contraire.
Si on a fait dire à Jésus que son royaume n’est pas de ce monde, ceux qui prétendent être les successeurs de ses premiers disciples ont été, autant qu’ils l’ont pu, les tyrans du monde, et ont marché sur la tête des rois. Si Jésus à vécu pauvre, ses étranges successeurs ont ravi nos biens et le prix de nos sueurs.
Considérez les fêtes que Jésus observa ; elles étaient toutes juives ; et nous faisons brûler ceux qui célèbrent des fêtes juives. Jésus a-t-il dit qu’il y avait en lui deux natures ? non ; et nous lui donnons deux natures. Jésus a-t-il dit que Marie était mère de Dieu ? non ; et nous la faisons mère de Dieu. Jésus a-t-il dit qu’il était trin et consubstantiel ? non ; et nous l’avons fait consubstantiel et trin. Montrez-moi un seul rite que vous ayez observé précisément comme lui ; dites-moi un seul de vos dogmes qui soit précisément le sien ; je vous en défie.
LE DOUTEUR. — Mais, monsieur, en parlant
ainsi, vous n’êtes pas chrétien.
L’ADORATEUR. — Je suis chrétien comme l’était
Jésus, dont on a changé la doctrine céleste en doctrine
infernale. S’il s’est contenté d’être juste, on
en a fait un insensé qui courait les champs dans une
petite province juive, en comparant les cieux à un
grain de moutarde.
LE DOUTEUR. — Que pensez-vous de Paul, meurtrier
d’Étienne, persécuteur des premiers galiléens,
depuis galiléen lui-même et persécuté ? Pourquoi
rompit-il avec Gamaliel, son maître ? Est-ce comme
le disent quelques Juifs, parce que Gamaliel lui
refusa sa fille en mariage, parce qu’il avait les jambes
torses, la tête chauve, et les sourcils joints, ainsi
qu’il est rapporté dans les actes de Thècle, sa favorite ?
A-t-il écrit enfin les Épîtres qu’on a mises
sous son nom ?
L’ADORATEUR. — Il est assez reconnu que Paul
n’est point l’auteur de l’Épître aux Hébreux dans laquelle il est dit : « Jésus est autant élevé au-dessus
des anges que le nom qu’il a reçu est plus excellent
que le leur. » (Ch. i, v. 4.)
Et dans un autre endroit il est dit que « Dieu l’a rendu pour quelque temps inférieur aux anges. » (Ch. ii, v. 7.)
Et dans ses autres Épîtres il parle presque toujours de Jésus comme d’un simple homme chéri de Dieu, élevé en gloire.
Tantôt il dit que « les femmes peuvent prier, parler, prêcher, prophétiser, pourvu qu’elles aient la tête couverte, car une femme sans voile déshonore sa tête. » (Ire aux Corinthiens, ch. xi, v. 5.)
Tantôt il dit que « les femmes ne doivent point parler dans l’église. » (Ibid., chap. xiv, v. 34.)
Il se brouille avec Pierre, parce que Pierre « ne judaïse pas avec les étrangers, et qu’ensuite Pierre judaïse avec les Juifs. » Mais ce même Paul va judaïser lui-même pendant huit jours dans le temple de Jérusalem, et y amène des étrangers, pour faire croire aux Juifs qu’il n’est pas chrétien. Il est accusé d’avoir souillé le temple : le grand-prêtre lui donne un soufflet ; il est traduit devant le tribunal romain. Que fait-il pour se tirer d’affaire ? Il fait deux mensonges impudents au tribun et au sanhédrin ; il leur dit : Je suis pharisien et fils de pharisien, quand il était chrétien ; il leur dit : « On me persécute parce que je crois à la résurrection des morts. » Il n’en avait point été question ; et par ce mensonge, trop aisé pourtant à reconnaître, il prétendait commettre ensemble et diviser les juges du sanhédrin, dont la moitié croyait la résurrection, et l’autre ne la croyait pas.
Voilà, je vous l’avoue, un singulier apôtre ; c’est pourtant le même homme qui ose dire « qu’il a été ravi au troisième ciel, et qu’il y a entendu des paroles qu’il ne peut pas rapporter. » (II Cor., chap. xii, v. 2, 4.)
Le voyage d’Astolphe dans la lune est plus vraisemblable, puisque le chemin est plus court. Mais pourquoi veut-il faire accroire aux imbéciles auxquels il écrit qu’il a été ravi au troisième ciel ? C’est pour établir son autorité parmi eux ; c’est pour satisfaire son ambition d’être chef de parti ; c’est pour donner du poids à ces paroles insolentes et tyranniques : « Si je viens encore une fois vers vous, je ne pardonnerai ni à ceux qui auront péché ni à tous les autres. » (II Cor., chap. xiii, v. 2.)
Il est aisé de voir dans le galimatias de Paul qu’il conserve toujours son premier esprit persécuteur, esprit affreux qui n’a fait que trop de prosélytes. Je sais qu’il ne commandait qu’à des gueux ; mais c’est la passion des hommes de vouloir s’élever au-dessus de leurs semblables, et de vouloir les opprimer ; c’est la passion des tyrans. Quoi ! Paul, Juif, faiseur de tentes, tu oses écrire à des Corinthiens que tu puniras ceux mêmes qui n’auront pas péché ! Néron, Attila, le pape Alexandre VI, ont-ils jamais proféré de si abominables paroles ? Si Paul écrivait ainsi, il méritait un châtiment exemplaire. Si des faussaires ont forgé ces Épîtres, ils en méritaient un plus grand.
Hélas ! c’est ainsi que la plupart des sectes populaires commencent. Un imposteur harangue la lie du peuple dans un grenier, et les imposteurs qui lui succèdent habitent bientôt des palais.
LE DOUTEUR. — Vous n’avez que trop raison ;
mais après m’avoir dit ce que vous pensez de ce fanatique,
moitié juif, moitié chrétien, nommé Paul,
que pensez-vous des anciens Juifs ?
L’ADORATEUR. — Ce que les gens sensés de
toutes les nations en pensent, et ce que les Juifs
raisonnables en pensent eux-mêmes.
LE DOUTEUR. — Vous ne croyez donc pas que
le Dieu de toute la nature ait abandonné le reste
des hommes pour se faire roi d’une misérable petite
nation ? Vous ne croyez pas qu’un serpent ait parlé
à une femme ? que Dieu ait planté un arbre dont
les fruits donnaient la connaissance du bien et du
mal ? que Dieu ait défendu à l’homme et à la femme
de manger de ce fruit, lui qui devait plutôt leur en
présenter, pour leur faire connaître ce bien et ce
mal, connaissance absolument nécessaire à l’espèce
humaine ? Vous ne croyez pas qu’il ait conduit son
peuple chéri dans des déserts, et qu’il ait été obligé
de leur conserver pendant quarante ans leurs vieilles
sandales et leurs vieilles robes ? Vous ne croyez pas qu’il ait fait des miracles égalés par les miracles des
mages de Pharaon, pour faire passer la mer à pied
sec à ses enfants chéris, en larrons et en lâches, et
pour les tirer misérablement de l’Égypte, au lieu de
leur donner cette fertile Égypte ?
Vous ne croyez pas qu’il ait ordonné à son peuple de massacrer tout ce qu’il rencontrerait, afin de rendre ce peuple presque toujours esclave des nations ? Vous ne croyez pas que l’ânesse de Balaam ait parlé ? Vous ne croyez pas que Samson ait attaché ensemble trois cents renards par la queue ? Vous ne croyez pas que les habitants de Sodome aient voulu violer deux anges ? Vous ne croyez pas…
L’ADORATEUR. — Non, sans doute, je ne crois
pas ces horreurs impertinentes, l’opprobre de l’esprit
humain. Je crois que les Juifs avaient des fables,
ainsi que toutes les autres nations ; mais des fables
beaucoup plus sottes, plus absurdes, parce qu’ils
étaient les plus grossiers des Asiatiques, comme les
Thébains étaient les plus grossiers des Grecs.
LE DOUTEUR. — J’avoue que la religion juive
était absurde et abominable ; mais enfin Jésus, que
vous aimez, était juif ; il accomplit toujours la loi
juive ; il en observa toutes les cérémonies.
L’ADORATEUR. — C’est, encore une fois, une
grande contradiction qu’il ait été juif, et que ses
disciples ne le soient pas. Je n’adopte de lui que sa morale quand elle ne se contredit point. Je ne peux
souffrir qu’on lui fasse dire : « Je ne suis pas venu
apporter la paix, mais le glaive. » Ces paroles sont
affreuses. Un homme sage, encore un coup, n’a pu
dire que le royaume des cieux est semblable à un
grain de moutarde, à des noces, à de l’argent qu’on
fait valoir par usure ; ces paroles sont ridicules.
J’adopte cette sentence : « Aimez Dieu et votre prochain. »
C’est la loi éternelle de tous les hommes,
c’est la mienne ; c’est ainsi que je suis ami de Jésus ;
c’est ainsi que je suis chrétien. S’il a été un adorateur
de Dieu, ennemi des mauvais prêtres, persécuté par
des fripons, je m’unis à lui, je suis son frère.
LE DOUTEUR. — Il n’y a jamais eu de religion
qui n’en ait dit autant que Jésus, qui n’ait recommandé
la vertu comme Jésus.
L’ADORATEUR. — Eh bien donc ! je suis de la
religion de tous les hommes, de celle de Socrate, de
Platon, d’Aristide, de Cicéron, de Caton, de Titus, de
Trajan, d’Antonin, de Marc-Aurèle, d’Épictète, de
Jésus.
Je dirai avec Épictète : « C’est Dieu qui m’a créé ; Dieu est au-dedans de moi, je le porte partout ; pourquoi le souillerais-je par des pensées obscènes, par des actions basses, par d’infâmes désirs ? Je réunis en moi des qualités dont chacune m’impose un devoir ; homme, citoyen du monde, enfant de Dieu, frère de tous les hommes, fils, mari, père ; tous ces noms me disent : « N’en déshonore aucun. »
« Mon devoir est de louer Dieu de tout, de le remercier de tout, de ne cesser de le bénir qu’en cessant de vivre. »
Cent maximes de cette espèce valent bien le sermon de la montagne, et cette belle maxime : « Bienheureux les pauvres d’esprit. » Enfin, j’adorerai Dieu, et non les fourberies des hommes ; je servirai Dieu, et non un concile de Chalcédoine, ou un concile in trullo ; je détesterai l’infâme superstition, et je serai sincèrement attaché à la vraie religion jusqu’au dernier soupir de ma vie.
collection SCRIPTA MANENT, a été
achevé d’imprimer le 15 juin 1929
sur les presses
de l’imprimerie darantiere
à dijon
Le tirage est limité à
50 exemplaires sur papier impérial
du japon, chiffrés de i à l.
75 exemplaires sur papier de hollande
van gelder, chiffrés de li à cxxv.
2.500 exemplaires sur papier chesterfield,
chiffrés de 1 à 2.500.
25 exemplaires de collaborateurs,
hors commerce, sur divers papiers,
marqués de A à Z.
Il a été tiré en outre 250 exemplaires
sur vergé chesterfield
numérotés en rouge de 2501 à 2750,
réservés
cinquante (de 2501 à 2550)
aux amis de la librairie kahan (anvers)
et deux cents (de 2551 à 2750)
aux amis des librairies
OUVRAGES DÉJÀ PARUS
DANS LA COLLECTION SCRIPTA MANENT
DE ME FAIRE NOURRIR ET VÊTIR
PAR VOUS,
MOI,
MA FEMME, OU MA SŒUR ?