Deux chanceliers
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 11 (p. 431-454).
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DEUX CHANCELIERS

IV.
L'ECLIPSE DE L'EUROPE[1].


I

Dans les premiers jours du triste mois de novembre 1870, le petit salon de la maison Jessé, située rue de Provence à Versailles, voyait réunis le soir au coin du feu deux illustres interlocuteurs dont l’Europe haletante épiait à ce moment avec anxiété les moindres démarches. Accoudé à une table de travail sur laquelle « deux bouteilles garnies de bougies à leur goulot faisaient office de flambeaux[2], » M. de Bismarck avait demandé à M. Thiers la permission de fumer un cigare, et se reposait des négociations poursuivies pendant toute la journée au sujet de l’armistice et de la paix, dans une causerie pleine d’abandon et de médisance sur les événemens de la guerre. Entre autres choses, il racontait que l’empereur Napoléon III, retiré dans un petit jardin après la capitulation de Sedan, avait pâli en le voyant arriver armé de deux pistolets à la ceinture : « il m’a cru capable d’une action de mauvais goût. » On ne se tromperait guère en supposant que l’homme qui depuis l’attentat de Blind n’avait cessé de montrer une préoccupation très nerveuse de sa personne[3] prêtât ici dans la circonstance, et peu généreusement à coup sûr au malheureux monarque des sentimens qui furent loin de son cœur. Quoi qu’il en soit, le ministre prussien se complut pendant des heures entières dans des réminiscences et des historiettes où il fit briller tout son esprit, et de son côté M. Thiers, à peine revenu de ce voyage de quarante jours pendant lequel il avait deux fois traversé l’Europe et négocié avec tant de souverains et de ministres, n’était pas en reste d’anecdotes piquantes et d’aperçus ingénieux. Il pensa cependant devoir rappeler après un certain temps les affaires sérieuses qui l’amenaient au quartier-général ; mais M. de Bismarck, — ce « sauvage plein de génie, » comme devait l’appeler bientôt l’homme d’état français dans ses épanchemens à l’évêché d’Orléans, — semblait vouloir prolonger autant que possible un babil délicieux, et, prenant la main de M. Thiers, il s’écria : « Laissez-moi, je vous en supplie, laissez-moi, il est si bon de se trouver un peu avec la civilisation ! » La civilisation, admise à la fin à plaider de nouveau sa cause, n’en retrouva pas moins l’ancien « comte de fer » sous le causeur affable et disert de tout à l’heure : les arts n’avaient décidément en rien adouci les mœurs politiques du sauvage. Alors M. Thiers se souvint des dispositions favorables qu’il avait rencontrées en Russie, et il crut utile de les faire valoir dans un moment aussi critique. Déjà pendant son séjour à Saint-Pétersbourg il avait adressé à la délégation de Tours une dépêche télégraphique singulièrement optimiste. « Il avait tout lieu, y disait-il, d’être très satisfait de l’accueil de l’empereur, de la famille impériale, du prince Gortchakof et des autres dignitaires aussi bien que de celui de la société russe en général. L’empereur et son chancelier s’étaient chaudement exprimés contre l’exigence par la Prusse de conditions de paix exorbitantes ; ils avaient déclaré que la Russie ne donnerait jamais son consentement à des conditions qui ne seraient pas équitables, que par conséquent le consentement des autres puissances ferait également défaut : les exactions de la Prusse ne seraient de la sorte que l’effet de la force et ne reposeraient sur aucune sanction[4]. » Sans entrer dans de tels développemens, M. Thiers parla cette fois en termes généraux des marques de sollicitude que lui avait données « son ami le prince Gortchakof, » et finit par assurer que la Russie s’alarmait et s’irritait. À ce mot, M. de Bismarck se leva et sonna : « Apportez le carton où sont les papiers de la Russie. » Le carton apporté, « lisez, dit-il, voici trente lettres venues de Saint-Pétersbourg. » M. Thiers n’eut garde de ne pas profiter de la permission : il lut, il sut et il fut désabusé.

Du reste, il n’a tenu qu’à l’illustre historien du consulat et de l’empire de s’épargner cette cruelle déception, d’éviter aussi plus d’une fausse démarche dans sa course rapide à travers l’Europe, pour peu qu’il eût voulu consulter les hommes compétens ou seulement leur accorder la moindre attention. M. de Beust par exemple était parfaitement en mesure de l’édifier sur les rapports réels de la Russie et de la Prusse ; mais c’est surtout M. Benedetti qui eût pu lui dire la date précise et bien ancienne déjà de l’accord survenu entre les deux cours de Berlin et de Saint-Pétersbourg en prévision d’une guerre avec la France, ainsi que les circonstances bien extraordinaires qui avaient accompagné cet accord. Rappelons ici brièvement ces circonstances en essayant de les dégager autant que possible de certaines obscurités dont les parties intéressées continuent à les entourer, et reportons-nous encore une fois au lendemain de Sadowa, aux transactions publiques ou secrètes qui suivirent ce jour lugubre. La plupart des combinaisons politiques qui devaient être si fatales à la France dans la guerre de 1870, elles furent nouées et consolidées pendant cette période aussi funeste qu’accidentée, pendant les deux mois de juillet et d’août de l’année 1866.

« Aucune des questions qui nous touchent ne sera résolue sans l’assentiment de la France, » avait déclaré l’empereur Napoléon III le 11 juin 1866 dans un document solennel produit devant le corps législatif, et parmi ces questions toute « modification de la carte de l’Europe au profit exclusif d’une grande puissance » était naturellement placée en première ligne. Or, usant de la victoire aussi immense qu’inespérée du 3 juillet 1866, la Prusse entendait changer la carte à son profit exclusif. Au lieu de « maintenir à l’Autriche sa grande position en Allemagne, » ainsi que l’avait réclamé la lettre impériale du 11 juin, la Prusse exigeait que l’empire des Habsbourg fût totalement exclu de la confédération germanique ; au lieu d’accorder aux états secondaires « un rôle plus important, une organisation plus puissante, » elle prétendait à l’hégémonie complète sur l’Allemagne entière, et voulait en outre exécuter de larges annexions dans les pays occupés par ses troupes. En fomentant cette guerre qui devait aboutir à des résultats si imprévus, la politique impériale avait avant tout poursuivi deux buts : l’affranchissement de Venise et le règlement équitable des affaires d’Allemagne. Venise était cédée, cédée même avant tout commencement d’hostilités, et en acceptant cette cession, en annonçant dans le Moniteur cet « événement important » après le grand désastre du général Benedeck, l’empereur Napoléon, au jugement de son ministre des affaires étrangères, était d’autant plus tenu de ne pas laisser écraser l’Autriche et ses alliés qu’il s’y agissait des intérêts vitaux de la France elle-même. Le ministre demanda en conséquence à son auguste maître de convoquer le corps législatif, d’envoyer à la frontière de l’est une armée d’observation de 80,000 hommes que le maréchal Randon se faisait fort de réunir très rapidement, et de déclarer à la Prusse qu’on occuperait la rive gauche du Rhin, si elle ne se montrait pas modérée dans ses exigences envers le vaincu, et si elle réalisait des acquisitions territoriales de nature à déséquilibrer l’Europe.

Assurément, après les expériences terribles de l’année 1870, on peut élever des doutes très légitimes sur l’efficacité des mesures proposées par M. Drouyn de Lhuys au mois de juillet 1866 ; il est bon toutefois de rappeler que le prestige de la France était encore grand et presque intact, que l’Autriche pouvait en huit jours faire revenir d’Italie 120,000 ou 130,000 soldats encore tout chauds de la victoire de Custozza, et que les troupes du général Moltke déjà commençaient à éprouver les conséquences naturelles de toute guerre même heureuse. « La Prusse est victorieuse, mandait l’ambassadeur de France près la cour de Vienne, mais elle est épuisée. Du Rhin à Berlin, il n’y a pas 15,000 hommes à rencontrer. Vous pouvez dominer la situation par une simple démonstration militaire, et vous le pouvez en toute sécurité, car la Prusse est incapable en ce moment d’accepter une guerre avec la France. Que l’empereur fasse une simple démonstration militaire, et il sera étonné de la facilité avec laquelle il deviendra, sans coup férir, l’arbitre et le maître de la situation. » Dans les lettres intimes adressées par M. de Bismarck à sa femme pendant cette campagne, on retrouve quelques traces des préoccupations qui assaillaient à ce moment son esprit, de ses efforts surtout pour parler raison aux exaltés, « aux bonnes gens qui ne voyaient pas plus loin que leur nez et nageaient à leur aise sur la vague écumante de la phrase. » Six jours après Sadowa, en marche sur Vienne, il écrivait de Hohenmauth : « Te rappelles-tu encore, mon cœur, que nous avons passé par ici il y a dix-neuf ans, en allant de Prague à Vienne ? Aucun miroir ne montrait à ce moment l’avenir, ni en 1852 non plus, alors que je traversais cette ligne ferrée avec le bon Lynar ! .. Pour nous, tout va bien, et nous aurons une paix qui en vaudra la peine, si nous n’exagérons pas nos demandes et ne croyons pas avoir conquis le monde. Malheureusement nous sommes aussi faciles à nous enivrer qu’à désespérer, et j’ai la tâche ingrate de mettre de l’eau dans un vin bouillant et de faire valoir que nous ne sommes pas seuls en Europe et que nous avons trois voisins. » Enfin, dans son discours célèbre du 16 janvier 1874 au Reichstag, le chancelier d’Allemagne, en parlant de ces jours décisifs, a fait l’aveu important que, « si la France n’avait alors que très peu de troupes disponibles, néanmoins un petit appoint peu considérable de troupes françaises eût suffi pour faire une armée très respectable en s’unissant aux corps nombreux de l’Allemagne du sud, qui de leur côté pouvaient fournir d’excellens matériaux dont l’organisation seule était défectueuse. Une telle armée nous eût mis de prime abord dans la nécessité de couvrir Berlin et d’abandonner tous nos succès en Autriche. » Ajoutons à cela que, l’Allemagne était encore effervescente contre la politique « fratricide » de la Prusse, que les procédés et les exactions des généraux Vogel de Falkenstein et Manteuffel avaient exaspéré tous les esprits sur les bords du Mein : il y eut un instant unique, bien fugitif aussi, il est vrai, où l’apparition des Français sur le Rhin n’eût point blessé les susceptibilités tudesques, eût même été saluée avec joie ! « Sire, disait, alors à l’empereur Napoléon III un des ministres les plus éminens de la confédération germanique, sire, une simple démonstration militaire de votre part peut sauver l’Europe, et l’Allemagne vous en gardera une reconnaissance éternelle. Si vous laissez échapper ce moment, d’ici à quatre ans vous serez forcé de faire la guerre à la Prusse, et vous aurez alors toute l’Allemagne contre vous… »

Mais l’effarement causé par les victoires prodigieuses de la Prusse fut trop grand aux Tuileries pour qu’on pût y conserver le sang-froid que réclamaient si impérieusement les circonstances. Le fusil à aiguille fut aussi une révélation qui, tour à tour exaltée ou dépréciée outre mesure par des autorités réputées compétentes, n’en contribua pas moins à augmenter les perplexités venues de toutes parts ; enfin des doutes s’élevèrent même sur la possibilité de réunir les 80,000 hommes dont parlait le ministre de la guerre : la fatale expédition du Mexique avait englouti presque toutes les armes et presque toutes les troupes de la France ! On dut se faire l’aveu étrange qu’on avait souhaité avec ardeur, favorisé, provoqué la plus grande des complications européennes sans même s’être demandé si, au moment critique et prévu de la rupture de l’équilibre du monde, on serait en état de faire ne fût-ce qu’une simple démonstration militaire. Le parti de l’action, dans les conseils de l’empire, eut dès lors beau jeu pour célébrer la Prusse comme l’agent puissant de la civilisation et du progrès, pour s’élever contre les tendances de tout temps autrichiennes des bureaux du quai d’Orsay, et recommander plus que jamais une alliance avec M. de Bismarck : il fallait lui donner carte blanche en Allemagne et compléter l’unité française en s’emparant de la Belgique. M. Drouyn de Lhuys n’eut pas de peine à démontrer l’inanité, la témérité de pareilles suggestions, et il demandait, non sans amertume, comment la France, qu’on déclarait incapable de mettre sur pied ne fût-ce qu’un corps d’observation sur le Rhin, se trouverait assez forte pour attaquer Anvers, provoquer l’Angleterre et finir par aligner probablement contre soi toutes les puissances de l’Europe, parmi lesquelles la Prusse ne serait point la dernière ? Il n’était pas en reste de récriminations, et il démontrait le zèle officieux et coupable qu’on avait mis à faire éclater une guerre dont lui, pour son compte, il n’avait jamais cessé de redouter les conséquences, combien aussi on avait eu soin de ne mettre aucune condition au laisser-aller accordé à l’une des parties, la plus redoutable, la plus habile et avec laquelle il était le plus essentiel de prendre d’avance ses sûretés. Du côté où il n’était point constamment contrarié, il n’avait négligé aucune précaution ; en cas de victoire de l’Autriche, la Vénétie était toujours acquise à l’Italie. « Dans mon opinion, ajoutait ingénument le ministre, au point de vue français c’est un mauvais résultat ; mais l’empereur y tenait avant tout, je le lui ai procuré. » C’était bien le moins, pensait-il, qu’on lui laissât obtenir de l’autre côté les compensations, françaises cette fois, qui seules pourraient justifier devant la nation les complaisances passées envers la Prusse…

Les débats furent longs et très vifs pendant plusieurs jours, et des influences diverses s’agitèrent dans les directions les plus opposées. Le parti du Palais-Royal n’était pas le seul du reste à prêcher l’abandon du vaincu de Sadowa ; dans une certaine mesure, il trouva des adhérens parmi les hommes d’état les plus modérés dans leur opinion et d’ordinaire les plus calmes dans leurs jugemens. M. Rouher fut un des premiers à dissuader de toute démonstration armée sur la frontière de l’est, et bientôt nous l’entendrons même parler d’une alliance nécessaire et féconde entre la France et la Prusse ! « L’Autriche, pensait un autre membre important du conseil privé, n’inspire aujourd’hui que cet intérêt, si voisin de l’indifférence, qui s’attache aux forts devenus faibles par leur faute, n’ayant syrien prévoir et rien préparer. Jusqu’ici, tout est pour le mieux[5]. » Tandis que M. Magne prononçait ainsi le vœ victis sur l’empire des Habsbourg, — sans se douter que quatre ans plus tard, hélas ! l’Europe se servirait d’expressions presque identiques à l’égard de la France elle-même, — une femme auguste, une sœur du roi de Wurtemberg et proche parente de la famille impériale de France, tenait un tout autre langage. « Vous vous faites d’étranges illusions, disait-elle ; votre prestige a plus diminué dans cette dernière quinzaine que pendant toute la durée du règne ! Vous permettez de détruire les faibles ; vous laissez grandir outre mesure l’insolence et la brutalité de votre plus proche voisin ; vous acceptez un cadeau, et vous ne savez même pas adresser une bonne parole à celui qui vous le fait. Je regrette que vous me croyiez intéressée à la question et que vous ne voyiez pas le funeste danger d’une puissante Allemagne et d’une puissante Italie. C’est la dynastie qui est menacée, et c’est elle qui en subira les suites… Ne croyez pas que le malheur qui m’accable dans le désastre de ma patrie me rende injuste ou méfiante. — La Vénétie cédée, il fallait secourir l’Autriche, marcher sur le Rhin, imposer vos conditions ! Laisser égorger l’Autriche, c’est plus qu’un crime, c’est une faute… » Faute ou crime, la décision à cet égard était déjà prise avant que fût parvenu aux Tuileries cet appel chaleureux de la reine de Hollande[6]. Napoléon III était très souffrant à cette époque, se débattant sous les premières étreintes d’un mal cruel qui ne lui a plus pardonné, par suite moins porté que jamais à des résolutions vigoureuses, et, dès le 10 juillet, après un grand conseil des ministres tenu à Paris en présence de l’empereur, le prince de Metternich dut télégraphier à Vienne que la France n’interviendrait dans le conflit que par la parole de ses diplomates.

Il y avait pourtant quelque chose de plus efficace, de plus loyal dans tous les cas, à tenter qu’une vaine médiation isolée, pleine de réticences périlleuses et de calculs égoïstes : il y avait tout simplement à saisir l’ensemble des puissances d’une question à coup sûr éminemment « européenne » et qui intéressait à un si haut degré l’équilibre du monde. Une parole de la France dans le sens indiqué « eût certainement été écoutée, » pour emprunter une expression à la lettre impériale du 11 juin, car il n’est pas jusqu’au prince Gortchakof lui-même qui ne parlât à ce moment de la nécessité d’un congrès général[7]. Sous le coup de la première et violente commotion causée par l’effondrement subît de l’Autriche, à la vue de tant de parens et cousins de son auguste maître menacés de spoliation et de ruine, le chancelier russe avait en effet laissé échapper ce mot vrai de la situation. Si dévoué qu’il fût à son ancien collègue de Francfort, si fasciné par son génie, Alexandre Mikhaïlovitch n’avait pas encore assez dépouillé le vieil Adam, l’attaché de la suite du comte Nesselrode aux réunions de Laybach et de Vérone, pour admettre d’emblée qu’une transformation si considérable du droit public pût s’effectuer à l’insu de l’Europe et en dehors de son consentement. Comment le cabinet des Tuileries ne saisit-il pas au mot le chancelier russe ? Comment n’essaya-t-il pas de provoquer un concert des puissances devant un bouleversement aussi menaçant pour la balance des états ? Comment ne vit-il pas qu’en traitant séparément avec M. de Bismarck il ne faisait que le jeu du vainqueur ? Malgré tous ses triomphes, malgré même toute son audace, le ministre de Prusse n’eût pas été médiocrement embarrassé de venir demander devant l’aréopage des puissances l’abolition presque complète des traités de 1815, le détrônement de l’antique maison des Guelfes ou l’expulsion de l’empire des Habsbourg du sein de l’Allemagne, et on verra dans la suite les habiletés qu’il mit en œuvre pour se soustraire à un pareil contrôle et rendre la France complice dans cette éclipse de l’Europe. Fatalité bizarre de l’idéologie napoléonienne ! le rêveur de Ham avait passé tout son règne à proposer des congrès, à les invoquer aux momens les plus inopportuns, dans les circonstances les moins propices, et il négligea d’appliquer cette panacée tant célébrée et recommandée dans la seule occasion où elle était réclamée par le bon sens et le bon droit, dans la seule crise où elle eût pu devenir utile, salutaire ! Bonheur non moins surprenant du ministre de Guillaume Ier, qui fut « sauvé du congrès, » selon le mot du comte Usedom, et sauvé à deux reprises dans l’espace de quelques semaines : au mois de juin, grâce à la complaisance du prince Gortchakof, et au mois de juillet, grâce à l’infatuation de la France ! On n’ignorait pas certes aux Tuileries la velléité manifestée dans un moment d’heureuse inspiration par Alexandre Mikhaïlovitch ; mais on avait si éloquemment « maudit » les traités de 1815 dans le discours d’Auxerre, on avait annoncé avec tant de fracas « l’événement important » de Venise et fait illuminer Paris ! On tenait au prestige comme toujours, à la gloire de paraître en « Neptune de Virgile, » ne fut-ce qu’aux yeux des profanes, et puis on espérait plus, que jamais obtenir quelque bonne aubaine en obligeant encore une fois le « Piémont de la Germanie. » M. Benedetti reçut par conséquent l’ordre de se rendre au quartier-général en Moravie pour offrir à M. de Bismarck la médiation française, pour le « pressentir » également sur les avantages que dans son équité il ne pourrait guère manquer d’accorder au médiateur empressé.


II

Rien de plus curieux que le langage tenu par le ministre de Prusse à l’ambassadeur de France lors de ces premiers entretiens en Moravie. M. de Bismarck débuta par renouveler les fantaisies de Biarritz, et c’est un vrai Tilsitt au rebours qu’il se donnait l’air d’ébaucher dans ce quartier-général de Brünn : le fils de Frédéric-Guillaume III, du vaincu d’Iéna, semblait vouloir offrir au neveu de Napoléon Ier de partager le monde avec lui, de le partager au détriment de la Russie et de l’Angleterre ! « Il essaya de me prouver, mandait M. Benedetti à la date du 15 juillet, que les revers de l’Autriche permettaient à la France et à la Prusse de modifier leur état territorial, et de résoudre dès à présent la plupart des difficultés qui continueront à menacer la paix de l’Europe le lui rappelai qu’il existait des traités, et que la guerre qu’il désirait prévenir serait le premier résultat d’une pareille politique. M. de Bismarck me répondit que je me méprenais, que la France et la Prusse, unies et résolues à redresser leurs frontières respectives en se liant par des engagemens solennels, étaient désormais en situation de régler ensemble ces questions, sans crainte de rencontrer une résistance armée ni de la part de l’Angleterre, ni de la part de la Russie… » En d’autres termes, — et ces termes se trouvent également employés dans le rapport de JM. Benedetti, — le ministre de Prusse tenait « à s’affranchir de l’obligation de subir le contrôle de l’Europe » grâce à une entente séparée avec la France. Quant au moyen d’amener cette entente si précieuse, il était tout simple : la France n’avait qu’à chercher fortune le long de la Meuse et de l’Escaut. « Je n’apprendrai rien de nouveau à votre excellence, écrivait M. Benedetti à son chef quelques jours après de Nikolsbourg, en lui annonçant que M. de Bismarck est d’avis que nous devrions chercher des compensations en Belgique et qu’il m’a offert de s’en entendre avec nous. » Il ne déclinait pourtant pas toute idée de faire à la France sa part sur le Rhin, pas par exemple dans les territoires prussiens, où il serait difficile de décider le roi Guillaume à renoncer à une portion quelconque de ses possessions ; mais « on pourrait peut-être trouver quelque chose dans le palatinat, » c’est-à-dire en Bavière. On était toujours a beaucoup plus Prussien qu’Allemand, » et il y avait avec la Walhalla des accommodemens.

Le gouvernement français donna en plein dans le piège qui lui fut ainsi tendu, et il aida dès l’abord la Prusse à s’affranchir de tout contrôle de l’Europe, en travaillant à ces préliminaires de Nikolsbourg, signés le 26 juillet, qui consacraient l’exclusion de l’Autriche de l’Allemagne et constituaient une confédération du nord sous l’hégémonie du Hohenzollern. Cette grave atteinte au droit public et à l’équilibre du monde une fois concédée, et la guerre virtuellement finie, on se remit à parler de compensations. Dans une lettre adressée à M. de Goltz et datée de Vichy 3 août, M. Drouyn de Lhuys déclarait que l’empereur, son auguste maître, « n’a pas voulu compliquer les difficultés d’une œuvre d’intérêt européen en traitant prématurément avec la Prusse des questions territoriales ; » mais le moment semblait enfin venu d’aborder ces questions, d’autant plus qu’on se préparait à pratiquer de larges annexions au nord du Mein. « Le roi, avait écrit M. de Bismarck à M. de Goltz dès le 10 juillet, le roi attache moins de prix à la constitution d’une confédération politique du nord et tient avant tout à des annexions ; il préférerait abdiquer plutôt que de revenir sans une importante acquisition territoriale[8]… » Outre les duchés de l’Elbe en effet, dont l’abandon avait été stipulé à Nikolsbourg, la Prusse prétendait encore absorber les villes libres, le Cassel, le Hanovre, voire la Saxe, et aux Tuileries on pensait mesurer les exigences françaises d’après le nombre d’âmes et de lieues carrées que demanderait pour lui Guillaume le Conquérant. « La grande guerre pour la nationalité allemande » qu’avait recommandée à Biarritz le César populaire tournait de la sorte à ce « marché du bétail humain » tant reproché au congrès de Vienne, aux traités « maudits » de 1815, — et comment ne point reconnaître que la France joua là un rôle peu digne d’elle ? C’était de sa part renier à la fois le droit nouveau et le droit ancien, le principe de la volonté nationale aussi bien que celui de la légitimité des princes ; c’était de plus vouloir réaliser un gain illicite et en somme mesquin à l’occasion d’une grande calamité universelle, et, pour parler avec l’humoriste anglais, profiter de l’éruption du Vésuve pour se cuire un œuf à la coque ! M. de Bismarck eut à ce moment un mot cruel, mais qui n’était pas tout à fait immérité : « la France, dit-il à un ancien ministre de la confédération germanique, la France fait une politique de pourboire… »

Une lettre écrite par M. Rouher à la date du 6 août 1866, et recueillie depuis parmi les papiers des Tuileries[9], nous fait voir les étranges illusions que nourrissait alors le gouvernement français, et que l’ambassadeur de Prusse à Paris entretenait de son mieux. « M. de Goltz trouve notre prétention légitime en principe, mandait le ministre d’état ; il considère que satisfaction doit être donnée au seul vœu de notre pays pour constituer entre la France et la Prusse une alliance nécessaire et féconde. » L’embarras est seulement de bien déterminer la somme des exigences qu’on doit poser. « L’impératrice voudrait demander beaucoup ou rien, pour ne pas compromettre nos prétentions définitives. » Pour M. Rouher, il pense que « l’opinion publique aura un aliment et une direction, si demain nous pouvons dire officiellement : la Prusse consent à ce que nous reprenions les frontières de 1814, et à effacer ainsi les conséquences de Waterloo. » Bien entendu, le ministre d’état n’admet pas « que cette rectification obtenue vaille quittance pour l’avenir ! » — « Sans doute, il faudra que de nouveaux faits se produisent pour que de nouvelles prétentions s’élèvent, mais ces faits se produiront certainement. L’Allemagne n’en est qu’à la première des oscillations nombreuses qu’elle subira avant de trouver sa nouvelle assiette. Tenons-nous plus prêts, à l’avenir, à profiter mieux des événemens ; les occasions ne nous manqueront pas. Les états du sud du Mein notamment seront d’ici à peu d’années une pomme de discorde ou une matière à transaction. M. de Goltz ne dissimule pas dès à présent des convoitises vis-à-vis de ce groupe de confédérés… » Ainsi au moment même où l’on se glorifiait de « sauver » les états du sud, d’établir au-delà du Rhin une combinaison politique nouvelle que le ministre d’état devait bientôt décorer du fameux nom de trois tronçons et déclarer merveilleusement rassurante pour la France, on se réservait déjà d’abandonner cette combinaison, d’en trafiquer « pour un prix convenable ! »

Qu’il était naïf cependant de croire qu’après Sadowa et Nikolsbourg, la ruine de l’Autriche consommée, l’Allemagne complètement soumise, toute intervention de l’Europe écartée et la faiblesse militaire de la France d’alors divulguée à tous les vents[10], on trouverait la Prusse accessible à des arrangemens qu’elle n’avait pas voulu prendre avant ses victoires immenses, au moment de ses plus grandes perplexités et au milieu des angoisses d’une crise que tout le monde s’accordait à proclamer périlleuse à l’extrême ! Encore le 8 juin, à la veille de la guerre, M. Benedetti retraçait ainsi qu’il suit les dispositions de l’opinion publique en Prusse à l’égard de la France : « Les appréhensions que nous inspirons partout en Allemagne subsistent toujours, et elles se réveilleront unanimes et violentes au moindre indice qui laisserait soupçonner notre intention de nous étendre vers l’est. Le roi, comme le plus humble de ses sujets, ne supporterait pas en ce moment qu’on lui fît entrevoir l’éventualité d’un sacrifice sur le Rhin. Le prince royal, si profondément pénétré des dangers de la politique dont il est le témoin, déclarait, il n’y a pas longtemps, à un de mes collègues, avec une extrême vivacité, qu’il préférait la guerre à la cession, ne fût-ce que du petit comté de Glatz…[11]. » Et c’est le même diplomate qui avait de telle manière apprécié la situation avant la campagne de Bohême, c’est ce même ambassadeur qui maintenant prit sur lui de présenter à M. de Bismarck les demandes du cabinet des Tuileries, qui alla jusqu’à lui soumettre le 5 août un projet de traité secret impliquant l’abandon à la France de toute la rive gauche du Rhin sans en excepter la grande forteresse de Mayence ! « En présence des importantes acquisitions que la paix assurait au gouvernement prussien, dit M. Benedetti, je fus d’avis qu’un remaniement territorial était désormais nécessaire à notre sécurité. Je n’ai rien provoqué, j’ai encore moins garanti le succès ; je me suis seulement permis de l’espérer, pourvu que notre langage fût ferme et notre attitude (résolue. » A-t-on manqué de fermeté ou n’en a-t-on montré que trop ? M. de Bismarck affirme dans tous les cas avoir répondu sur un ton qui ne laissait pas certes d’être résolu. « Fort bien, aurait-il répliqué aux instances pressantes de l’ambassadeur, alors nous aurons la guerre ! Mais faites bien observer à sa majesté l’empereur qu’une guerre pareille pourrait devenir dans certaines éventualités une guerre à coups de révolution, et qu’en présence de dangers révolutionnaires les dynasties allemandes feraient preuve d’être plus solidement établies que celle de Napoléon[12]. »

Ce ne fut pas là toutefois le dernier mot du ministre prussien. Bien décidé à ne pas admettre la discussion au sujet du Rhin, il tint cependant à ne pas complètement décourager l’ambassadeur français et à continuer avec lui un jeu qu’il devait plus tard, dans sa circulaire du 29 juillet 1870, appeler du nom, inconnu jusque-là dans le dictionnaire de la diplomatie, de négociations dilatoires. Il parla de son penchant pour Napoléon III, de sa grande ambition de résoudre de concert avec lui les problèmes importans de l’avenir. « Il faut à la Prusse l’alliance d’une grande puissance, » c’était là sa conviction intime, il ne cessait de le prêcher au roi son auguste maître, — et quelle alliance plus désirable, au point de vue du progrès et de la civilisation, que celle de l’empire français ? Il revint ainsi à ses récens épanchemens de Brünn et de Nikolsbourg, il insinua « qu’on pourrait prendre d’autres arrangemens propres à satisfaire les intérêts respectifs des deux pays[13], » et fortifia M. Benedetti dans son dessein de se rendre à Paris et d’exposer la situation à qui de droit.

A Paris, la lutte d’influences était engagée avec vigueur entre le ministre des affaires étrangères et l’ambassadeur de Prusse, M. de Goltz, puissamment secondé par le parti de l’action, auquel l’arrivée de M. Benedetti (11 août) vint apporter un appoint considérable. M. Drouyn de Lhuys ne fut nullement surpris de l’ingratitude prussienne, comme s’était exprimé M. Benedetti dans une de ses dernières dépêches[14], mais, par une logique qui nous échappe, il ne s’en félicita pas moins de voir les exigences françaises enfin formulées : « on pourrait les reprendre en temps utile ; » il ne se doutait guère de l’emploi que sur les bords de la Sprée on ferait bientôt du projet de traité du 5 août ! Il espérait en outre que la fin de non-recevoir rencontrée à Berlin donnerait à réfléchir aux ardens promoteurs des liaisons dangereuses, qu’elle empêcherait certains engagemens pour l’avenir qu’il appréhendait avant toute chose ; mais là aussi son jugement se trouva être complètement en défaut. M. de Goltz lui apprit soudain qu’il était tombé d’accord avec l’empereur sûr les annexions à effectuer par Guillaume Ier dans l’Allemagne du nord, et une lettre adressée le 12 août par le chef de l’état au marquis de Lavalette vint couper court à toute controverse avec la Prusse. « Il résulte de ma conversation avec Benedetti, écrivait Napoléon III au ministre de l’intérieur, que nous aurions toute l’Allemagne contre nous pour un très petit bénéfice ; il est important de ne pas laisser l’opinion publique s’égarer sur ce point. » Le malheur fut seulement que le gouvernement impérial lui-même laissa à ce moment égarer son opinion sur un point bien autrement scabreux, et que la Belgique devint pour lui dès lors l’objet d’une négociation aussi décevante que fatale, et dont plus tard, au début de la guerre de 1870, il devait en vain s’efforcer d’éluder la responsabilité accablante.

Que dans ces ténébreux projets sur le pays de la Meuse et de l’Escaut M. de Bismarck ait été dès l’origine le grand tentateur du gouvernement impérial, et le tentateur même longtemps repoussé, c’est là une vérité qui aujourd’hui ne peut guère être mise en doute, les documens authentiques publiés dans les dernières années suffisent pour convaincre l’esprit le plus incrédule. Ce n’est pas seulement dans ses conversations avec le général Govone que le président du conseil de Prusse a indiqué à plusieurs reprises et très clairement la Belgique et certaines parties de la Suisse comme les territoires les plus propres à « indemniser la France : » bien avant le printemps de l’année 1866, bien avant même l’entrevue de Biarritz, M. de Bismarck avait essayé de vendre la peau de l’ours, comme le lui dit un jour Napoléon III. Le général La Marmora, qui en sait long, ajoute que « l’ours n’était ni dans les Alpes ni dans les Carpathes, il se portait fort bien (stava benone) et n’avait envie ni de mourir ni d’aller en cage[15]. » De pareilles suggestions ne furent pas sans doute de nature à trop effaroucher le parti de l’action dans les conseils de l’empire, elles trouvèrent même auprès de lui un accueil empressé ; mais dédaigneusement écartées jusque-là par M. Drouyn de Lhuys, traitées de « projets de brigandage » par le chef de l’état, elles durent attendre cette heure d’angoisses patriotiques que marque l’arrivée de M. Benedetti pour être enfin prises en considération sérieuse.

Certes l’ambassadeur de France près la cour de Berlin eut dans cette année 1866 une situation bien difficile et pénible, nous allions presque dire pathétique. Il avait travaillé avec ardeur, avec passion à amener ce connubio de l’Italie et de la Prusse qui lui semblait être une bonne fortune immense pour la politique impériale, une victoire éclatante remportée sur l’ancien ordre des choses au profit du « droit nouveau » et des idées napoléoniennes. Dans la crainte, très fondée d’ailleurs, de voir cette œuvre avorter et la Prusse reculer, si on lui parlait de compensations éventuelles et d’engagemens préventifs, il n’avait cessé de dissuader son gouvernement de toute tentative de ce genre et d’insister sur le patriotisme farouche, intraitable et ombrageux de la maison Hohenzollern, au point même d’être soupçonné parfois à l’hôtel du quai d’Orsay de forcer quelque peu les couleurs et de faire certain diable plus noir et plus allemand qu’il ne l’était. L’œuvre avait réussi enfin, réussi au de la de toute attente, réussi à faire peur, à convaincre du coup M. Benedetti « qu’un remaniement territorial était désormais nécessaire à la sécurité de la France. » Ce remaniement, il s’était un moment flatté de l’obtenir sur le Rhin ; « il n’avait point garanti le succès, mais il s’était permis de l’espérer. » Éconduit avec fermeté sinon avec hauteur, « et ayant pris la mesure de l’ingratitude prussienne, » il s’était néanmoins remis à espérer aussitôt que le ministre de Guillaume Ier lui eut insinué « qu’on pourrait prendre d’autres arrangemens propres à satisfaire les intérêts respectifs des deux pays, » et il s’était cramponné à l’expédient qu’on faisait miroiter ainsi à ses yeux, avec d’autant plus d’énergie fiévreuse qu’il y voyait un nouveau triomphe pour le droit moderne et les principes chers à son parti. Jaloux de réparer les conséquences d’une politique que pour sa part il avait contribué plus que tout autre à faire triompher, reconnaissant du reste les difficultés, sinon les impossibilités pour la cour de Berlin de céder une portion quelconque du sol germanique, et toujours convaincu du sincère désir de M. de Bismarck « de désintéresser la France[16], » il se fit auprès de Napoléon III, à cette heure décisive, l’interprète des idées qu’il avait recueillies au quartier-général de Brünn et plaida avec chaleur cette alliance « nécessaire et féconde » avec la Prusse qui, préconisée de longue date par le Palais-Royal, avait déjà eu le bonheur de séduire tout récemment jusqu’à l’esprit si pondéré de M. Rouher.

Bien entendu, il ne s’agissait pas d’une action immédiate à laquelle d’ailleurs la situation militaire du pays ne permettait guère de songer ; il s’agissait seulement d’un accord et d’une solidarité à établir pour des éventualités futures, pour le moment par exemple, plus ou moins lointain, mais immanquable, où la Prusse penserait à couronner son œuvre, à franchir le Mein, à étendre sa domination de la Baltique jusqu’aux Alpes, il s’agissait de se placer hardiment sur le terrain des nationalités ! .. « Si la France se place hardiment sur le terrain des nationalités, dit une note curieuse retrouvée parmi les papiers des Tuileries, et qui résume incontestablement les idées du parti de l’action, à cette époque[17], il importe d’établir dès à présent qu’il n’existe pas de nationalité belge, et de fixer ce point essentiel ! avec la Prusse. Le cabinet de Berlin semblant d’autre part disposé à entrer avec la France dans les arrangemens qu’il peut convenir à la France de prendre avec lui, il y aurait lieu de négocier un acte secret qui engagerait les deux parties. Sans prétendre que cet acte fût une garantie parfaitement sûre, il aurait le double avantage de compromettre la Prusse et d’être pour elle un gage de la sincérité de la politique ou des intentions de l’empereur… Pour être certain de trouver à Berlin une confiance qui est nécessaire, au maintien d’une entente intime, nous devons nous employer à dissiper les appréhensions qu’on y a toujours entretenues, qui ont été réveillées et même surexcitées par nos dernières communications. Ce résultat ne peut être obtenu par des paroles, il faut un acte, et celui qui consisterait à régler le sort ultérieur de la Belgique de concert avec la Prusse, en prouvant, à Berlin que l’empereur cherche décidément ailleurs que sur le Rhin l’extension nécessaire à la France depuis les événemens dont l’Allemagne vient d’être le théâtre, nous vaudra du moins une certitude relative que le gouvernement prussien ne mettra pas d’obstacle à notre agrandissement dans le nord. »


III

C’est avec la mission de négocier un acte secret, engageant les deux parties dans le sens indiqué par la note qu’on vient de lire, que M. Benedetti quitta Paris vers le milieu du mois d’août. L’acte devait stipuler une alliance offensive et défensive entre les deux états, et, en échange de la reconnaissance des faits, accomplis déjà ou encore à accomplir en Allemagne, assurer à l’empereur Napoléon III le concours diplomatique de la Prusse pour l’acquisition du Luxembourg et son concours armé pour le moment où la France jugerait opportun de s’annexer la Belgique. Aussitôt rendu à son poste, l’ambassadeur français se mit résolument à l’œuvre ; il mena la négociation à l’insu de son chef immédiat et n’en référa qu’à l’empereur et au ministre d’état[18]. Il pria le président du conseil de Prusse de regarder les propositions du 5 août, celles relatives à la rive gauche du Rhin, comme non avenues, comme une incartade de M. Drouyn de Lhuys pendant la maladie de son auguste maître, et lui soumit un nouveau projet en cinq articles concernant la Belgique. Peu importe que l’ambassadeur de France ait eu sur lui la minute ou qu’il l’ait écrite dans le cabinet du ministre prussien, sur sa demande et « en quelque sorte sous sa dictée ; » toujours est-il que M. Benedetti agissait d’après des instructions de Paris[19] et que M. de Bismarck de son côté n’a nullement décliné de pareilles ouvertures. Il avait même fait des observations sur tel des termes employés dans la rédaction et insisté sur plusieurs changemens à introduire dans le texte. Le projet ainsi amendé fut envoyé à Paris et retourné de nouveau à Berlin avec des rectifications faites par l’empereur et M. Rouher. Sur les bords de la Seine, dans les conciliabules du petit nombre des initiés au secret, on était plein d’attente et d’allégresse ; on débattait la question du successeur à donner à M. Drouyn de Lhuys, et les avis étaient partagés entre M. de Lavalette et M. Benedetti ; on échangeait des idées que devait bientôt exprimer un document demeuré tristement célèbre, et on se réjouissait de voir « les traités de 1815 détruits, la coalition des trois puissances du nord brisée, et la Prusse rendue assez indépendante et assez compacte pour se détacher de ses traditions[20]. » Tout à coup une dépêche éplorée de l’ambassadeur de France près la cour de Berlin (29 août) vint jeter du trouble dans les esprits, et l’on eut de nouveau quelques appréhensions au sujet de l’alliance « nécessaire et féconde » qu’on se flattait d’établir.

Les pourparlers avaient marché leur train jusqu’aux derniers jours du mois d’août, et M. de Bismarck s’était prêté de bonne grâce aux négociations dilatoires. En attendant, la paix de Prague, la paix définitive avec l’Autriche venait d’être signée (26 août), les états du sud avaient adhéré l’un après l’autre aux stipulations de Nikolsbourg, et reconnu solennellement la confédération du nord, ainsi que les acquisitions territoriales de la Prusse. L’acte secret concernant la Belgique était entre les mains du ministre de Guillaume Ier et ne demandait plus qu’à être mis au net et signé ; mais à ce moment M. Benedetti se heurta soudain contre des méfiances étranges, inconcevables et qui ne laissèrent pas de le blesser profondément. M. de Bismarck lui fit voir des hésitations, lui parla de ses craintes « que l’empereur Napoléon ne voulût se servir d’une telle négociation pour créer des ombrages entre la Prusse et l’Angleterre. » La stupéfaction de l’ambassadeur français fut extrême. « Quel degré de confiance pouvons-nous de notre côté accorder à des interlocuteurs accessibles à de pareils calculs ? » se demandait-il dans sa dépêche du 29 août[21]. Le procédé lui parut inqualifiable, et, pour ne pas être tenté de le qualifier, il jugea opportun « d’aller passer quinze jours à Carlsbad où il se tiendrait prêt, au premier télégramme que lui adresserait M. de Bismarck, à retourner à Berlin. » Légèrement émue de cet incident, la cour des Tuileries ne s’en obstina pas moins à croire à l’acte secret qui se préparait à Berlin : elle congédia M. Drouyn de Lhuys et, bien avant l’arrivée de son successeur de Constantinople, M. de Moustier, on s’empressa de publier cette fameuse circulaire du 16 septembre qui porta la signature du ministre par intérim, M. de Lavalette, et fut un gage de plus donné au vainqueur de Sadowa. Le manifeste célébrait la théorie des agglomérations et affirmait que « la Prusse agrandie, libre désormais de toute solidarité, assurait l’indépendance de l’Allemagne ; » quant aux espérances nourries dans le coin le plus caché du cœur, on y faisait à peine allusion par les mots voilés : « la France ne peut désirer que les agrandissemens territoriaux qui n’altéreraient pas sa puissante cohésion… » Rien n’y fit cependant, et M. Benedetti attendit en vain sous les ormes et les beaux sapins de Carlsbad : M. de Bismarck ne donnait pas signe de vie. Il était parti pour Varzin, d’où il ne revint qu’au mois de décembre. Les négociations dilatoires avaient porté tout leur fruit dès le mois d’août, et le gouvernement français eût été trop heureux, si toutes ces ténébreuses menées n’étaient restées pour lui qu’une simple déception : elles devinrent son châtiment.

M. Benedetti avait pourtant prétendu connaître son homme, le suivre depuis tantôt quinze ans ! Il l’avait suivi en tout cas pendant les négociations du printemps qui amenèrent le traité entre la Prusse et l’Italie ; il avait contemplé alors la joute magnifique entre la vipère et le charlatan, et caractérisé lui-même très judicieusement une situation où les deux plénipotentiaires des deux pays s’étaient surpassés en miracles de la vraie foi punique. « M. de Bismarck et le général Govone se défiaient et se défient encore l’un de l’autre, avait écrit M. Benedetti dans sa dépêche du 27 mars 1866. On craint à Florence que, se trouvant en possession d’un acte qui mettrait en quelque sorte l’Italie à sa discrétion, la Prusse n’en fasse connaître les dispositions à Vienne et ne détermine le cabinet autrichien, en l’intimidant, à lui faire pacifiquement les concessions qu’elle convoite. A Berlin, on craint que l’Italie, si on s’engage à négocier sur ces bases, n’en informe directement l’Autriche avant de rien conclure, et n’essaie ainsi d’en obtenir l’abandon de la Vénétie… » Après une pareille expérience in anima vili, comment M. Benedetti a-t-il pu laisser sur la table du président du conseil de Berlin son autographe compromettant au sujet de la Belgique, un acte qui mettait en quelque sorte la France à la discrétion de la Prusse ? Comment aussi s’étonna-t-il de voir son interlocuteur « accessible à certains calculs de suspicion, » et ne fit-il pas au contraire les mêmes calculs pour son propre compte et profit ? Il était cependant bien simple de supposer à M. de Bismarck la volonté de faire aux autres ce qu’il déclarait ne pas vouloir que d’autres lui fissent ! Et l’ambassadeur de France ne se serait guère trompé en prêtant à son interlocuteur cette pensée charitable, quoique peu évangélique, car le plaisant ou plutôt le triste de l’affaire, — le vrai humour de tout cet imbroglio, comme dirait le Bardolphe de Shakspeare, — c’est que le chevalier de la Marche avait précisément déjà exécuté la manœuvre, médiocrement chevaleresque à coup sûr, dont il se donnait l’air de soupçonner Napoléon III, et que le tour était fait au moment où il demandait si l’on n’avait rien dans les mains et les poches. On avait laissé entre ses mains deux documens bien secrets et bien dangereux, les deux projets de traité sur le Rhin et la Belgique[22], et il n’eut garde de ne pas s’en servir aussitôt auprès des parties intéressées et qu’il avait tout intérêt à s’attacher…

Les préliminaires de Nikolsbourg, on se le rappelle, avaient stipulé que les états du sud resteraient en dehors de la nouvelle confédération dirigée par la Prusse, et qu’ils pourraient former entre eux une union restreinte. C’était là le grand succès obtenu par la médiation française, la combinaison salutaire des trois tronçons, beaucoup plus favorable à la France, à ce qu’on prétendait, que celle de l’ancien Bund, création néfaste de 1815. Il est vrai que bientôt, et parmi les personnes initiées au secret de la mission Benedetti, on ne regarda plus ce « groupe de confédérés » que comme « matière à transaction pour un profit convenable ; » en attendant toutefois, on « sauvait » toujours le sud, et M. Drouyn de Lhuys s’efforçait honnêtement, dans ce mois d’août 1866, d’aider les malheureux plénipotentiaires de la Bavière, du Wurtemberg, de Hesse, etc., qui étaient allés chercher la paix définitive à Berlin. M. de Bismarck les avait épouvantés d’abord par ses exigences fiscales et territoriales ; ils avaient invoqué et obtenu l’appui de l’empereur, et aux Tuileries on se flattait d’avoir en effet amené le ministre de Guillaume Ier à des sentimens plus équitables. Encore le 24 août M. Drouyn de Lhuys écrivait à son agent en Bavière : « Je suis heureux de penser que notre dernière démarche n’a pas été sans influence sur le résultat d’une négociation qui se termine d’une manière plus satisfaisante que le cabinet de Munich ne l’avait d’abord espéré, » et il n’est pas jusqu’à M. Benedetti qui ne s’attribuât en tout cela le beau rôle de modérateur[23]. La vérité est que, si M. de Bismarck finit par se modérer et devenir même très amical pour les états du sud, il eut pour cela des motifs bien autres que le désir d’être agréable au cabinet des Tuileries. Il avait tout simplement montré au « groupe des confédérés » le projet de traité du 5 août, il leur avait fait voir que le gouvernement français, dans le temps même où il semblait les protéger, cherchait à s’entendre avec la Prusse à leurs dépens, et demandait des portions du palatinat et de la Hesse. Au lieu d’exiger d’eux les sacrifices qu’ils redoutaient, le ministre de Guillaume Ier offrit de les défendre contre « l’ennemi héréditaire. » Il n’y avait pas à balancer : les états du sud se rendirent, et la Prusse conclut avec eux (du 17 au 23 août) des traités secrets d’alliance offensive et défensive. Les contractans se garantissaient réciproquement l’intégrité de leurs territoires respectifs, et les états du sud s’engageaient à mettre, en cas de guerre, toutes leurs forces militaires à la disposition du roi de Prusse. La « matière à transaction » sur laquelle avait compté M. Rouher était désormais hors de prix ; la ligne du Mein se trouvait être franchie avant qu’elle eût été tracée sur la carte officielle de l’Europe, et dès le mois d’août 1866 M. de Bismarck put compter sur le concours armé de toute l’Allemagne[24].

Les conventions militaires avec les états du sud furent tenues rigoureusement secrètes pendant longtemps, et ce n’est qu’au printemps de l’année suivante que M. de Bismarck trouva à propos de leur donner une publicité narquoise en réponse au discours du ministre d’état sur les trois tronçons. Jusque-là M. Benedetti les avait ignorées comme le reste des mortels, mais il s’était montré plus clairvoyant envers un autre événement des plus graves, contemporain de ces conventions conclues avec le sud, et il reconnut dès l’origine la portée omineuse de la mission du général Manteuffel à Saint-Pétersbourg au mois d’août 1866. Il faut bien ne point l’oublier, au fond de la « politique nouvelle » que dans ce mois on se flattait aux Tuileries d’inaugurer par une entente cordiale avec la cour de Berlin, s’agitait un problème russe. La monarchie de Brandebourg, « rendue assez indépendante et assez compacte pour se détacher de ses traditions, libre désormais de toute solidarité, » se déciderait-elle à rompre ses liens séculaires et jamais encore relâchés avec l’empire des tsars ? Là était la vraie et vitale question de l’avenir. « Il faut à la Prusse l’alliance d’une grande puissance, » ne cessait de répéter à cette époque le ministre de Guillaume Ier ; or, comme l’Autriche était anéantie et que l’Angleterre s’était depuis longtemps condamnée au veuvage, il ne restait que la France et la Russie, entre lesquelles l’heureux vainqueur de Sadowa avait alors la situation du don Juan de Mozart, entre dona Anna et dona Elvira. Surprise dans les ténèbres, abusée dans un moment de malentendu déplorable, la fière et passionnée dona Anna lançait parfois des airs de bravoure et de venganza, plus souvent, hélas ! aussi des regards encore tout embrasés de la dernière étreinte et qui trahissaient la flamme secrète, qui disaient même très clairement qu’on ne demanderait pas mieux que de pardonner, de faire plus, pourvu qu’il y eût réparation, pourvu qu’un mariage s’ensuivît, ne fût-ce qu’un mariage clandestin. La Russie, c’était la dona Elvira, l’ancienne, la légitime, quelque peu dépitée d’une négligence récente, très gravement lésée même dans ses intérêts de famille, mais toujours aimante, toujours fascinée, et n’attendant qu’une parole douce pour tout oublier et se jeter dans les bras du volage. Nous ne parlerons que pour mémoire de la Zerline, de l’Italie, accorte et sémillante soubrette se faufilant partout, éprise, elle aussi, la pauvrette, du séducteur irrésistible et traitée souvent bien cavalièrement, heureuse néanmoins d’être pincée à la dérobée et de se dire « protégée par un aussi grand seigneur… »

Telle étant la situation dans ce mois décisif, l’ambassadeur de France près la cour de Berlin éprouva une secousse violente en apprenant un jour le départ subit pour Saint-Pétersbourg de M. de Manteuffel, du général-diplomate, plus diplomate que général, le confident par excellence du roi Guillaume, et de tout temps l’homme aux missions intimes. « J’ai demandé à M. de Bismarck, s’empressa aussitôt d’écrire à Paris M. Benedetti, ce que je devais penser de cette mission, si soudainement confiée à un général commandant des troupes en campagne. Après avoir prétendu qu’il croyait m’en avoir entretenu, M. de Bismarck m’a assuré qu’il en avait informé M. de Goltz pour qu’il eût à vous en instruire. » A la rigueur, on pouvait trouver naturel que le roi eût à cœur de plaider devant son impérial neveu les circonstances atténuantes d’une situation douloureuse qui le forçait à prendre les biens et les couronnes de plusieurs très proches parens de la maison de Romanof ; mais l’ambassadeur français était surtout frappé de la circonstance que le voyage de M. de Manteuffel eût été décidé le lendemain du jour où il avait remis son projet de traité. — « J’ai demandé au président du conseil, continue-t-il dans la même dépêche, si cet officier-général avait reçu communication de notre ouverture ; il m’a répondu qu’il n’avait pas eu occasion de lui en faire part, mais qu’il ne pouvait pas me garantir que le roi ne lui en eût fait connaître la substance. Je dois ajouter, comme je vous l’ai fait remarquer par le télégraphe, que j’ai remis copie de notre projet à M. de Bismarck dans la matinée du dimanche, et que le général de Manteuffel, qui venait à peine de reporter son quartier-général à Francfort, a été appelé à Berlin dans la nuit, suivante. » Vers la fin du mois d’août, alors que M. de Bismarck faisait voir pour la première fois ses hésitations à signer l’acte secret sur la Belgique, M. Benedetti revenait, dans une lettre à M. Rouher, sur la mission que M. de Manteuffel continuait à remplir à Saint-Pétersbourg. « On a obtenu ailleurs des assurances qui dispensent de compter avec nous, y disait-il ; si l’on décline notre alliance, c’est qu’on est déjà pourvu ou à la veille de l’être[25]. »

Le général Manteuffel resta plusieurs semaines à Saint-Pétersbourg ; il y resta assez longtemps pour y dissiper certaines tristesses nées des malheurs récens des maisons de Hanovre, de Cassel, de Nassau, etc., toutes alliées par le sang à la famille impériale de Russie, assez longtemps aussi pour donner communication de tels projets et autographes par lesquels on avait perfidement essayé de détourner le Hohenzollern de son affection loyale, inébranlable pour le parent du nord. Grâce à tous ces procédés et à toutes ces attentions, la bonne harmonie entre les deux cours devint plus grande que jamais ; on s’expliqua facilement sur le passé, on s’arrangea pour l’avenir, et l’ambassadeur de France près la cour de Berlin ne se trompa guère non plus en désignant dès ce moment « l’ours » dont le général diplomate était allé vendre la peau sur les bords de la Neva. Pour parler le langage du marquis La Marmora, c’était un ours des Balkans, qui ne se portait pas bien depuis longtemps, et que l’empereur Nicolas avait déclaré malade déjà vingt ans auparavant. On verra dans la suite qu’Alexandre Mikhaïlovitch n’en manqua pas moins le fauve lors de la battue générale de 1870, qu’il réussit à peine à lui arracher une poignée de poils bonne tout au plus pour en orner son casque : cela n’ôte rien au mérite de perspicacité dont l’infortuné négociateur de l’acte secret sur la Belgique avait fait preuve à cette occasion. M. Benedetti entrevit de bonne heure la désolante vérité, qui, pour M. Thiers, ne ressortit que bien tard du fond de ce canon russe dont M. de Bismarck lui permit un soir à Versailles le dépouillement avec une libéralité qui n’était pas certes exempte de malice.

En essayant, après le grand désastre de la campagne de Bohême, d’obtenir de la Prusse des compensations tantôt sur le Rhin et tantôt sur la Meuse, l’empereur Napoléon III n’avait fait, dans ces mois de juillet et d’août 1866, que faciliter à M. de Bismarck les deux grandes combinaisons politiques qui lui furent depuis, en 1870, d’une utilité si prodigieuse : le concours armé des états du sud et l’assistance morale de la Russie dans l’éventualité d’une guerre avec la France. La faute capitale pourtant de la politique napoléonienne au lendemain de Sadowa, ce fut d’avoir si bien servi la Prusse dans son désir de se soustraire à tout contrôle de l’Europe, et d’avoir donné sa sanction de prime abord à un dérangement si immense de l’équilibre du monde, sans que la cause fût portée devant l’aréopage des nations. Cet oubli des devoirs envers la grande famille chrétienne des états ne fut que trop vite et trop cruellement vengé, hélas ! et le prince Gortchakof ne suivit en 1870 qu’un exemple récent et funeste en laissant la France et l’Allemagne vider leur querelle en champ-clos, en empêchant toute action commune des puissances, tout concert européen. « Je ne vois pas d’Europe ! » devait s’écrier en 1870 M. de Beust dans une dépêche demeurée célèbre, et personne ne pensa à s’inscrire en faux alors contre cette affirmation douloureuse. D’aucuns seulement se permirent d’observer avec tristesse que l’éclipsé durait déjà depuis plusieurs années, qu’elle datait des préliminaires de Nikolsbourg et du traité de Prague.


JULIAN KLACZKO.

  1. Voyez la Revue du 15 juin, du 1er juillet et du 15 août.
  2. Ce détail ainsi que tous ceux qui suivent sont empruntés à la narration faite par M. Thiers lui-même, quelques jours plus tard, à l’évêché d’Orléans, et recueillie par M. A. Boucher dans ses intéressans Récits de l’invasion (Orléans 1871), p. 318-325.
  3. « Il (M. de Bismarck) ne sort plus qu’accompagné, et des agens de police français viendront jusqu’à la frontière pour le suivre pendant tout le voyage, » mandait M. de Barral de Berlin, le 1er juin 1866, trois semaines après l’attentat de Blind. M. Jules Favre (Histoire du gouvernement de la défense nationale, t. Ier, p. 163-164) parle des inquiétudes manifestées par le ministre de Guillaume Ier lors de l’entrevue au château de Haute-Maison à Montry : « Nous sommes très mal ici ; vos francs-tireurs peuvent m’y viser par ces croisées. » On se rappelle aussi le langage du chancelier d’Allemagne dans les chambres prussiennes concernant l’attentat de Kulmann.
  4. D’après l’analyse de lord Lyons, à qui M. de Chaudordy communiqua ce télégramme. Dépêche de lord Lyons, du 6 octobre 1870. — Il est curieux de rapprocher de ce singulier télégramme de M. Thiers l’opinion exprimée par le prince Gortchakof devant l’ambassadeur anglais » que les conditions indiquées dans la circulaire de M. de Bismarck du 16 septembre ne pouvaient être modifiées que par les événemens militaires, et que rien n’autorisait une semblable conjecture. » (Dépêche de sir A. Buchanan du 17 octobre.) Or les conditions indiquées dans la circulaire prussienne du 16 septembre étaient déjà l’Alsace et Metz.
  5. Note confidentielle de M. Magne pour l’empereur. — Papiers et correspondance de la famille impériale, t. Ier, page 240.
  6. La lettre, adressée au ministre de France à La Haye et mise sous les yeux de l’empereur, fut retrouvée aux Tuileries après le 4 septembre. — Papiers et correspondance de la famille impériale, t. Ier, p. 14.
  7. Ce ne fut du reste qu’une courte velléité de la part du prince Gortchakof, un propos sans conséquence et dont nous trouvons la seule trace authentique dans une phrase obscure d’une dépêche de l’ambassadeur français à Berlin. Voyez Benedetti, Ma Mission en Prusse, p. 226.
  8. Dépêche chiffrée interceptée par les Autrichiens et publiée dans la relation de la guerre de 1866 par l’état-major autrichien.
  9. Papiers et correspondance de la famille impériale, t. II, p. 225-228. — Les éditeurs prétendent que cette lettre était adressée à M. de Moustier, ce qui est de tous points erroné, M. de Moustier se trouvant alors à Constantinople. Nous inclinons à croire que le destinataire était M. Conti, qui avait accompagné l’empereur à Vichy. On se rappelle que Napoléon III, très irrité et souffrant pendant toute cette époque, s’était rendu le 27 juillet à Vichy, où vint le voir pour un moment M. Drouyn de Lhuys ; le chef de l’état ne put toutefois prolonger son séjour dans la ville d’eaux et fut de retour à Paris dès le 8 août.
  10. « Il se dit beaucoup trop depuis quelque temps que la France n’est pas prête. » Note confidentielle de M. Magne du 20 juillet (Papiers et correspondance de la famille impériale, t. I, p. 241). M. de Goltz avait pénétré ce secret de bonne heure et n’avait cessé de recommander à M. de Bismarck une attitude ferme à l’égard de la France.
  11. Ma Mission en Prusse, p. 171-172. — M. Drouyn de Lhuys, qui avait déjà obtenu de l’Autriche la cession, en tout état de cause, de la Vénétie, insistait à ce moment plus que jamais pour qu’on prit également d’avance des sûretés avec la Prusse, « la plus redoutable, la plus habile des parties. » M. Benedetti ne cessait de dissuader d’une pareille démarche, dans la crainte que la Prusse ne renonçât en ce cas à tout projet de guerre contre l’Autriche, et cette dépêche du 8 juillet n’était au fond qu’une nouvelle plaidoirie en faveur du laisser-aller sans condition qu’on devait accorder à M. de Bismarck.
  12. Benedetti, Ma Mission en Prusse, p. 177 et 178. — Moniteur prussien (Reichsanzeiger) du 21 octobre 1871.
  13. Ma Mission en Prusse, p. 181. Cette assertion de M. Benedetti se trouve pleinement confirmée par la note trouvée parmi les papiers des Tuileries dont il sera parlé plus loin.
  14. « La Prusse méconnaîtrait ce que commandent la justice et la prévoyance et nous donnerait en même temps la mesure de son ingratitude, si elle nous refusait les garanties que l’extension de ses frontières nous place dans l’obligation de revendiquer. » Dépêche de M. Benedetti, du 5 août 1866, trouvée au château de Cerçay parmi les papiers de M. Rouher, et publiée dans le Moniteur prussien du 21 octobre 1874. — Vers la même époque, on parlait aussi de l’ingratitude de l’Italie. « L’ingratitude injustifiable de l’Italie irrite les esprits les plus calmes, » écrivait M. Magne dans sa note confidentielle pour l’empereur en date du 20 juillet. Le cabinet de Florence en effet suscitait à la France à ce moment des embarras inouïs par des susceptibilités et des exigences pour le moins fort déplacées. Après avoir été battus par terre et par mer, à Custozza et à Lissa, et avoir reçu en récompense le magnifique cadeau de la Vénétie, les Italiens élevaient encore des prétentions sur le Tyrol ! Il y eut même un instant où l’empereur pensa « renoncer au funeste présent qui lui a été fait et déclarer, par un acte officiel, qu’il rendait à l’Autriche sa parole. » Voyez la curieuse note de M. Rouher pour l’empereur, Papiers et correspondance de la famille impériale, II, p. 229 et 23.
  15. La Marmora, Un po più di luce, p. 117. — Rapport du général Govone, 3 juin 1866. Ibidem, p. 275.
  16. « Tous les efforts qu’il (M. de Bismarck) avait, sans cesse renouvelés pour combiner un accord avec nous prouvent assez que dans son opinion il était essentiel de désintéresser la France. » Ma Mission en Prusse, p. 192. Ainsi pensait l’ex-ambassadeur de France encore en 1871 !
  17. Papiers et correspondance de la famille impériale, I, p. 16 et 17. Les éditeurs ont cru reconnaître dans cette note l’écriture de M. Conti, chef du cabinet de l’empereur.
  18. « A mon départ de Paris, vers le milieu de ce mois d’août, — dit M. Benedetti dans son livre : Ma Mission en Prusse, p. 194, — M. Drouyn de Lhuys avait offert sa démission, et j’avais lieu de supposer que sa succession serait donnée à M. de Moustier, qui occupait alors l’ambassade de Constantinople. Il n’y avait donc pas, à ce moment, de ministre des affaires étrangères. Dans cet état de choses, je jugeai convenable d’adresser au ministre d’état, M. Rouher, la lettre dans laquelle je rendais compte de mon entretien avec M. de Bismarck, et qui accompagnait le projet de traité relatif à la Belgique… » M. Drouyn de Lhuys n’avait point donné sa démission vers le milieu du mois d’août ; à tort ou à raison, il croyait à cette époque « faire acte d’honnêteté et de désintéressement en restant, » et son portefeuille ne lui fut retiré que le 1er septembre 1866. Jusqu’à cette date, M. Drouyn de Lhuys n’avait cessé de diriger le département ; l’ambassadeur cite lui-même dans son livre plusieurs dépêches échangées avec lui sur des questions graves, encore à la date du 21 et du 25 août (p. 204 et 223), et M. Benedetti se fait de singulières idées sur les devoirs hiérarchiques en croyant qu’il est convenable pour un agent de se soustraire au contrôle de son chef immédiat en prévision de sa retraite prochaine. La suite du passage cité dans le livre de M. Benedetti n’est pas moins curieuse : « M. Rouher, dit-il, n’a pas déposé au ministère, n’en ayant jamais pris la direction, la correspondance que j’ai, pendant quelques jours, échangée avec lui. Si je la donnais ici, je ne saurais renvoyer le lecteur, pour qu’il pût en vérifiée le texte, au dépôt des archives, comme je suis fondé à le faire pour tous les documens que je place sous ses yeux. » Qu’à cela ne tienne ! une fois décidé à faire des révélations, M. Benedetti eût bien pu produire cette correspondance avec M. Rouher sur un sujet tellement débattu : tout on prévenant consciencieusement le lecteur qu’il n’en trouverait pas les originaux au dépôt des archives. (On sait que ces originaux ont été saisis par les Prussiens, avec un grand nombre d’autres documens importans, dans le château de M. Rouher, à Cerçay.) — En train, pour notre part, d’introduire « un peu plus de lumière » dans toutes ces obscurités, nullement naturelles, observons aussi que c’est à tort, mais dans un dessein facile à deviner, que la célèbre circulaire de M. de Bismarck du 29 juillet 1870 (au début de la guerre) avait assigné à ce projet de traité secret sur la Belgique une date bien postérieure, l’année 1867, l’époque après le règlement de l’affaire du Luxembourg. Cette allégation ne résiste pas à un premier examen et à un simple rapprochement des pièces livrées au public. La ténébreuse négociation au sujet de la Belgique eut lieu dans la seconde moitié du mois d’août 1866, ainsi que le dit M. Benedetti.
  19. Le Moniteur prussien du 21 octobre 1871 donne (d’après les documens saisis à Cerçay) des extraits de l’instruction envoyée de Paris le 16 août à M. Benedetti concernant le traité secret. Un passage de cette instruction contient « la désignation des personnes entre lesquelles cette négociation doit se renfermer. »
  20. Expressions de la circulaire de M. de Lavalette du 16 septembre 1862.
  21. Ces détails, ainsi que tous ceux qui suivent, sont tirés des papiers saisis à Corçay et publiés dans le Moniteur prussien du 21 octobre 1871.
  22. Les deux projets de traité ont été publiés depuis par les journaux prussiens du 20 juillet et du 8 août 1870. Le gouvernement prussien est maintenant en possession de deux autographes français du projet sur la Belgique : l’un que M. Benedetti a laissé chez M. de Bismarck au mois d’août 1866, l’autre, également de la main de M. Benedetti, avec des notes marginales de Napoléon III et de M. Rouher ; ce dernier document a été saisi à Cerçay. Pour la description et les autres détails, voyez le Moniteur prussien du 21 octobre 1811 et l’article de la Gazette de l’Allemagne du Nord au sujet de l’incident La Marmora.
  23. Lettre particulière de M. Benedetti au duc de Gramont, en date du 22 août 1866, Ma Mission en Prusse, p. 192.
  24. Albert Sorel, Histoire diplomatique de la guerre franco-allemande, I, p, 29-30.
  25. Papiers saisis à Cerçay. Moniteur prussien du 21 octobre 1871.