Deux chanceliers
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 10 (p. 747-786).
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DEUX CHANCELIERS

III.
L’ACTION COMMUNE[1]


I

Si grande qu’on veuille bien faire la part du génie dans l’œuvre de M. de Bismarck, on ne saurait nier qu’une part très grande aussi en revient à l’imprévu, à un concours extraordinaire de circonstances, à cette déesse Fortune en un mot, dont les minnesinger du moyen âge ne se lassaient pas de chanter les louanges, dont Dante lui-même n’a pas manqué de célébrer dans des strophes immortelles « la course toujours lumineuse comme un astre au ciel, et la sentence toujours cachée comme un serpent sous l’herbe. » Sans doute, on peut admirer l’audace extrême avec laquelle le chancelier actuel de l’Allemagne a tant de fois laissé tomber de sa main les dés de fer du destin ; on peut même, pour parler avec le spirituel abbé Galiani, soupçonner plus d’un dé pipé dans une rafle de six tellement persistante. Il n’en est pas moins vrai que, dans sa longue carrière de joueur, le président du conseil à Berlin a rencontré parfois, aux heures les plus décisives, telle chance merveilleuse qu’aucune sagesse humaine ne pouvait prévoir, qu’aucune habileté politique n’était en mesure de préparer et où le ponte hardi n’a eu que le mérite, très considérable encore assurément, de ne pas laisser échapper la veine et d’épuiser la série. Un de ces coups du sort magnifiques, un de ces événemens tout à fait prodigieux échut ainsi au ministre de Guillaume Ier dès son début au pouvoir, dès le mois de janvier de l’année 1863. Cet événement posa les premiers fondemens de sa grandeur à venir, il devint le point de départ de son action en Europe, le point d’Archimède d’où il souleva dans la suite tout un monde de projets téméraires, et il importe de bien l’apprécier.

L’idéal que M. de Bismarck s’était proposé en prenant en ses mains les rênes de l’état, c’était l’agrandissement, « l’arrondissement » de la monarchie de Frédéric II. Il en avait fait l’aveu anticipé lors de sa mission à Paris ; il le déclara très franchement aussi dès la première séance de la commission de la chambre à Berlin, une semaine à peine après avoir été nommé ministre (29 septembre 1862). Il ne prévoyait certes pas dans quelle mesure il lui serait donné de réaliser cet idéal, jusqu’à quelles limites il pourrait étendre en Allemagne des conquêtes qui cesseraient d’être « morales ; » mais il prévoyait bien que dans cette tentative il trouverait dans l’Autriche un adversaire résolu, et il en prenait son parti[2]. La seule question qui le préoccupât, c’était l’attitude que garderaient en vue de certaines éventualités les autres grandes puissances de l’Europe. Parmi ces dernières, il ne comptait pas l’Angleterre ; avec sa rare sagacité politique, il avait jugé de bonne heure à quel état d’apprivoisement et de douceur cette excellente école de Manchester avait réduit le léopard, jadis si farouche, et sa conviction que la fière Albion ne penserait pas à mal et se laisserait même quelque peu honnir devait être bientôt pleinement justifiée dans la piteuse campagne de Danemark. « L’Angleterre n’entre plus de longtemps dans mes calculs, disait-il en 1862 dans un entretien familier, et savez-vous depuis quand je ne compte plus avec elle ? Depuis le jour où elle a renoncé de son plein gré aux îles ioniennes : une puissance qui cesse de prendre et qui commence à rendre est une puissance finie… » Restaient la France et la Russie, et il n’était pas interdit de penser que, bien habilement ménagés, ces deux états pourraient jusqu’à un certain point favoriser les desseins prussiens ou du moins ne pas trop les contrarier. Sur les bords de la Neva, il y avait les anciennes rancunes nées de la guerre d’Orient, imparfaitement assouvies par la guerre de Lombardie ; il y avait les relations bien plus anciennes encore, de tout temps intimes, entre les Gottorp et les Hohenzollern, relations devenues plus intimes que jamais, grâce aux efforts tout récens de M. de Bismarck pendant son séjour à Saint-Pétersbourg ; enfin il y avait l’ami Alexandre Mikhaïlovitch, l’ancien collègue de Francfort, si bien prévenu en faveur du nouveau ministre du roi Guillaume Ier, si bien uni avec lui dans la haine contre l’Autriche, si bien prémuni aussi contre la « dangereuse fiction » d’une solidarité qui existerait entre tous les intérêts conservateurs. Sur les bords de la Seine, dans les Tuileries, encore si redoutées, trônait un souverain qui, à force de raisonner le bien général de l’humanité, perdait de plus en plus la raison d’état française, et dont le regard vague, vacillant, ne devait pas être bien difficile à éblouir, alors surtout qu’on ferait miroiter devant lui le « droit nouveau » et l’affranchissement de Venise. D’ailleurs depuis le congrès de Paris s’était établie entre les deux cabinets des Tuileries et de Saint-Pétersbourg une « cordialité » qui grandissait de jour en jour, et dans laquelle la Prusse commençait d’avoir sa très large part : n’y avait-il pas lieu dès lors d’espérer pour cette dernière, dans l’entreprise qu’elle méditait, un concours généreux ou du moins une neutralité bienveillante de deux puissances si amies entre elles, et si peu sympathiques à la maison de Habsbourg ?

Et pourtant une telle entreprise était si profondément contraire aux intérêts bien entendus et aux traditions bien enracinées de la Russie ainsi que de la France, la substitution au centre de l’Europe d’une grande monarchie militaire et conquérante à une confédération pacifique et « purement défensive » présentait des inconvéniens si manifestes, des dangers même si évidens pour la sécurité et l’équilibre du monde, que le président du conseil à Berlin ne devait guère s’abandonner sous ce rapport à des espérances trop flatteuses. Les amers ressentimens au Palais-d’Hiver et les douces rêveries au palais des Tuileries ne pouvaient prévaloir longtemps contre la réalité de la géographie et la brutalité des faits. A moins qu’à Paris et à Saint-Pétersbourg on ne manquât complètement d’hommes d’état ayant un peu de discernement politique dans l’esprit, un peu d’histoire nationale dans l’âme, il était à parier que les deux gouvernemens russe et français ne sauraient demeurer spectateurs indifférens d’un bouleversement si redoutable dans la balance du continent. De bienveillante, leur neutralité ne tarderait pas à devenir par degrés attentive et alarmée, se changerait même en hostilité déclarée à mesure que s’accentueraient les succès prussiens, et il n’est pas jusqu’à cette cordialité entre les deux empires, en apparence si favorable à la Prusse, qui ne constituerait alors un péril de plus en facilitant une action prompte et décisive contre le Hohenzollern. — Telle étant la situation de l’Europe au commencement de l’année 1863, ce que le nouveau ministre de Guillaume Ier pouvait souhaiter dans ses combinaisons les plus hardies, invoquer dans ses rêves les plus dorés, c’était quelque incident imprévu, quelque événement extraordinaire qui brouillât les deux empereurs Alexandre II et Napoléon III d’une manière irrémédiable, qui ravivât à Saint-Pétersbourg toutes les anciennes rancunes contre Vienne, qui permît à la Prusse de s’attacher la Russie par des liens encore plus forts, indissolubles, tout en conservant ses bons rapports nécessaires avec le cabinet des Tuileries… Chimère ! se fût certainement écrié, devant de pareilles exigences, le plus téméraire des constructeurs d’hypothèses ; problème d’algèbre et d’alchimie politique indigne d’occuper un esprit tant soit peu sérieux ! Eh bien ! le hasard, cette providence des heureux de la terre, ne tarda pas à faire surgir un événement qui réalisa au profit de M. de Bismarck toutes les conditions du problème indiqué, qui remplit chacun des points d’un programme aussi fantastique… « Si l’Italie n’existait pas, il faudrait l’inventer, » devait dire plus tard en 1865 le président du conseil à Berlin ; au mois de janvier 1863, il ne pensait pas autrement à coup sûr de la question polonaise.

L’histoire offre peu d’exemples d’une chute aussi rapide, aussi humiliante, du sublime à l’odieux et au pervers que l’a présenté, sur les bords de la Vistule, ce drame lamentable qui, après deux années de poignantes péripéties, arrivait à sa catastrophe finale dans ce mois de janvier 1863, comme pour célébrer le joyeux avènement de M. de Bismarck aux affaires. Certes il y eut quelque chose de très poétique et de très élevé dans ces premières manifestations de Varsovie, alors qu’un peuple si longtemps, si cruellement éprouvé, vint un jour s’agenouiller devant le château du lieutenant du roi dans une plainte muette, n’ayant en main que le signe du Christ, et ne demandant que « son Dieu et sa patrie ! .. » Le lieutenant du roi, qui n’était autre que le vieux héros de Sébastopol, le prince Michel Gortchakof, eut horreur d’une lutte si inégale, si étrange ; il en appela à Saint-Pétersbourg, et, miracle de la miséricorde divine, de ce lieu d’où depuis trente ans ne partaient que des ordres de sang et de supplice, vint cette fois une parole de clémence et de réparation. Un souffle généreux animait alors les classes gouvernantes et intelligentes en Russie ; on était sous l’influence des idées de réforme et d’émancipation, on tenait à l’estime de l’Europe, à l’amitié de la France, et on avait le désir très sincère de se concilier la Pologne. L’empereur Alexandre II envoya son frère à Varsovie : un patriote d’une rare vigueur d’esprit et de caractère prit en main le gouvernement civil ; l’instruction, la justice, l’administration, recevaient une empreinte nationale ; une autonomie modeste, mais sérieuse, fut assurée au pays. Les préceptes de la plus vulgaire sagesse, l’instinct de la conservation, les leçons effroyables du passé, tout devait conseiller aux Polonais de profiter de ces bonnes dispositions de leur souverain, de mettre à l’épreuve les institutions accordées, d’accepter avec empressement la main qu’on leur tendait. Tout en effet le leur conseillait, mais ils pliaient sous l’anathème que les saintes Écritures ont dès longtemps prononcé contre tout royaume qui se laisse guider par des femmes et des enfans. Les femmes et la jeunesse des écoles résolurent de continuer, de multiplier des manifestations qui avaient si bien réussi, et qui, en cessant d’être spontanées, devinrent théâtrales et sacrilèges, La démagogie européenne eut hâte de transporter sur un terrain si bouleversé ses emblèmes, ses mots de désordre, ses sociétés secrètes et ses instrumenta regni ; de loin, du fond du Palais-Royal, venaient des recommandations « de laisser là les momeries catholiques et de faire des barricades. » Le grand parti conservateur se montra pusillanime là comme ailleurs, comme partout, comme toujours, et, en voulant sauver sa popularité, il perdit toute une population. On fit le vide autour du frère de l’empereur, autour du ministre patriote, et ce vide ne tarda pas à être rempli par l’horreur, par la terreur et le crime. Le gouvernement se débattit en vain contre une ténébreuse organisation qui l’enveloppait de toutes parts ; il prit des mesures contradictoires et violentes. La démagogie eut gain de cause : elle réussit à jeter dans une révolte impuissante, insensée, un peuple malheureux qui depuis un siècle semble s’être imposé la tâche d’étonner le monde par des résurrections périodiques et de le rebuter en même temps par des suicides non moins périodiques, hélas !

Cette criminelle folie d’une nation ne devait être égalée que par l’étourderie non moins coupable que mit l’Europe à l’encourager et à l’attiser. L’Europe, qui n’avait pas osé toucher à la question polonaise pendant la guerre de Crimée, crut opportun de sympathiser, de badiner avec elle dans ce moment le plus intempestif et le plus désespéré ! Lord John Russell fut le premier à entrer dans la lice. Il avait en 1861 écrit la fameuse dépêche à sir J. Hudson, et s’était persuadé à lui-même et à l’Angleterre qu’il avait par là délivré l’Italie. L’année d’après, dans la dépêche célèbre de Gotha, il avait imaginé pour le Danemark une constitution des plus originales en quatre parties, avec quatre parlemens, et donné ainsi le signal du démembrement de la monarchie Scandinave. Cette fois il crut devoir recommander des institutions parlementaires pour la Pologne, et sur l’observation de l’ambassadeur russe qu’il serait difficile au tsar d’avantager à ce point ses sujets polonais sur ses propres nationaux, il demanda naïvement pourquoi l’on n’étendrait pas le même bienfait à toutes les Russies[3] ? Le comte Rechberg, le fatal ministre qui dirigeait alors les affaires extérieures à Vienne, éprouva de son côté le besoin de se montrer compatissant ; il s’accorda le malin et bien coûteux plaisir de payer au cabinet de Saint-Pétersbourg, en monnaie polonaise, les sympathies que ce dernier avait témoignées à la cause italienne. Comme si l’Autriche n’avait pas assez souffert déjà des griefs imaginaires des Moscovites au sujet de la prétendue « trahison » pendant la guerre de Crimée, il tint à leur donner des griefs fort légitimes par une « connivence[4] » très réelle en Gallicie : la Gallicie devint en effet le refuge, la place d’armes et la place de ravitaillement pour les insurgés du royaume.

Il est juste de reconnaître que le gouvernement français avait longtemps hésité avant de s’engager dans une voie aussi périlleuse. Dès les premiers temps de l’agitation polonaise, une note publiée dans le Moniteur du 23 avril 1861 avait mis la presse et l’opinion publique en garde contre « la supposition que le gouvernement de l’empereur encourageait des espérances qu’il ne pourrait satisfaire. » — « Les idées généreuses du tsar, continuait la note du Moniteur, sont un gage certain de son désir de réaliser les améliorations que comporte l’état de la Pologne, et il faut faire des vœux pour qu’il n’en soit pas empêché par des manifestations irritantes. » Le gouvernement français persévéra dans cette attitude sensée et tout amicale pour le tsar pendant les années 1861 et 1862, malgré l’intérêt que la presse parisienne ne cessait de prendre aux événemens « dramatiques » de Varsovie, malgré plusieurs débats animés qui eurent lieu dans les chambres anglaises, et qui furent plutôt à l’adresse de la France que de la Russie. Les hommes d’état britanniques en effet n’avaient pas jugé inutile pendant ces deux années 1861 et 1862 d’embarrasser quelque peu le cabinet des Tuileries dans ses penchans très prononcés pour l’alliance russe par l’évocation fréquente et sympathique du nom de la Pologne. Lord Palmerston surtout, dans un discours très spirituel du 4 avril 1862, se mit à exalter les Polonais, à célébrer leur patriotisme « indomptable, inextinguible, inépuisable, » tout en ne négligeant pas de leur rappeler les cruelles déceptions que leur avait déjà causées « à une autre époque » un empereur français. Napoléon III résistait toujours aussi bien aux émotions irréfléchies du dedans qu’aux excitations intéressées du dehors. Encore le 5 février, après l’explosion déjà du funeste soulèvement, M. Billault, le ministre orateur au sein du corps législatif, qualifia durement l’insurrection polonaise comme l’œuvre des « passions révolutionnaires, » et insista avec force sur le danger « des paroles inutiles et des protestations vaines ; » mais le langage bruyant des ministres anglais, l’attitude énigmatique de l’Autriche, et en dernier lieu la convention militaire que conclut M. de Bismarck avec la Russie (8 février 1863) et qu’il fit sonner bien haut, finirent par l’emporter. Après avoir tant fait depuis sept ans pour gagner la « cordialité » russe, après lui avoir sacrifié presque tous les fruits de la guerre d’Orient, Napoléon III renversa brusquement un échafaudage si laborieusement construit, et se mit en quête d’organiser contre le gouvernement du tsar une grande remontrance européenne dont le premier et terrible effet fut tout naturellement de grossir en Pologne le torrent de sang et de larmes. Le cri général à Varsovie devint dès lors qu’il fallait faire « durer » l’insurrection pour justifier l’intervention de l’Europe[5], qu’il fallait laisser couler le sang polonais tant que coulerait l’encre sympathique des chancelleries. On connaît l’issue déplorable de cette grande campagne diplomatique, qui dura neuf mois et ne servit qu’à démontrer le profond désaccord des puissances de l’Occident. L’ingérence étrangère blessa la Russie dans son orgueil et la poussa à entreprendre contre la nationalité polonaise une œuvre d’extermination générale, méthodique, implacable, et qui ne s’est plus ralentie depuis.

Si peu sérieux au fond, si frivole même que fût le tournoi diplomatique des puissances occidentales en faveur de la Pologne, les Russes n’en crurent pas moins avoir été menacés un moment d’un péril extrême et n’y avoir échappé que grâce à la fermeté de leur ministre « national, » à son courage patriotique, à ses dépêches habiles, dignes et vigoureuses. Certes le ministre est humainement très excusable de n’avoir pas protesté contre une croyance aussi flatteuse : il se laissa faire, il se laissa dire qu’il avait repoussé une nouvelle invasion et « vaincu l’Europe : » scripsit et salvavit ! Il fut nommé chancelier, il reçut les ovations enthousiastes de ses compatriotes, il devint l’idole de la nation à côté de M. Katkof et du sanguinaire Mouravief. Pendant toute une année, il ne se passa pas un seul banquet dans le coin le plus obscur de la Russie sans que ces trois noms « sauveurs et bénis » y fussent célébrés par des discours, fêtés par des toasts, félicités par des télégrammes, et, quelque répugnance que, dût éprouver dans son for intérieur le descendant des Rourik et le nourrisson des humanités classiques à être ainsi constamment accolé à un journaliste furibond et à un effroyable bourreau, il en fit le sacrifice à son amour du pays et de la popularité. Dans son empressement bienveillant à accueillir les hommages qui lui venaient de toutes parts, il s’oublia même un jour jusqu’à remercier avec le sourire stéréotypé la noblesse allemande des provinces baltiques d’un diplôme de citoyen honoraire qu’elle lui avait envoyé, et le parti national lui reprocha avec une certaine amertume le « ravissement coupable » auquel il s’était laissé aller à cette occasion. Alexandre Mikhaïlovitch eut tous les honneurs de la triste campagne de 1863 ; les profits en revinrent à un autre, à l’ancien collègue de Francfort, au président du conseil de Berlin, qui devait y trouver une base solide et assurée pour toute une grande stratégie dans l’avenir. Voici en effet comment se présentait, au point de vue des intérêts et des espérances de la Prusse, le bilan de la situation que venait de créer, vers la fin de 1863, la grande remontrance européenne dans les affaires de Pologne : la béate quiétude de l’Angleterre était dûment constatée ; la France et la Russie étaient brouillées désormais, et d’une manière irréparable ; les ressentimens contre l’Autriche étaient devenus plus vifs que jamais à Saint-Pétersbourg, et plus que jamais aussi le ministre prussien avait le droit de compter sur l’amitié reconnaissante, sur le dévoûment à toute épreuve du prince Gortchakof ; enfin il n’était pas si difficile de prévoir qu’après son éclatant échec de Varsovie le césar du droit nouveau aurait hâte de reporter ses regards sur Venise, de vouloir « faire quelque chose pour l’Italie, » et favoriserait d’autant plus bénévolement « une jeune puissance du nord « dans ses entreprises contre le Habsbourg, que déjà l’idéologie napoléonienne avait depuis longtemps assigné à cette jeune puissance « de grandes destinées en Allemagne… »

Ce serait cependant faire trop d’honneur au génie humain que de supposer à M. de Bismarck une vue dès l’abord très claire et précise de toutes ces conséquences favorables, prodigieuses même, que devait amener pour lui la fatale insurrection de Pologne. Bien des circonstances sembleraient indiquer plutôt que, dans les commencemens surtout, le ministre prussien n’ait fait que tâtonner et chercher sa voie dans une direction quelque peu aventurée et par des chemins de traverse. Chose curieuse, et qui devrait peut-être donner à réfléchir encore aujourd’hui, M. de Bismarck, qui avait certes bien étudié la Russie, qui l’avait habitée pendant plusieurs années et venait à peine de la quitter, paraît avoir très sérieusement douté des forces de cet empire en 1863, et douté à tel point qu’il ne le crut pas même capable de vaincre cette pauvre échauffourée de la malheureuse jeunesse polonaise ! Il exprimait ses appréhensions à cet égard devant les plénipotentiaires d’Angleterre et d’Autriche[6], et alla un jour jusqu’à faire des confidences surprenantes sur ce thème au vice-président de la chambre de Prusse, M. Behrend. « Cette question, dit le ministre de Guillaume Ier vers le milieu du mois de février, peut être résolue de deux manières : ou il faut étouffer promptement l’insurrection de concert avec la Russie et arriver devant les puissances occidentales avec un fait accompli, ou bien on pourrait laisser la situation se développer et s’aggraver, attendre que les Russes fussent chassés du royaume ou réduits à invoquer un secours, et alors procéder hardiment et occuper le royaume pour le compte de la Prusse ; au bout de trois ans, tout là-bas serait germanisé… — Mais c’est un propos de bal qu’on veut bien me tenir ? s’écria le vice-président stupéfait (l’entretien avait lieu à un bal de la cour). — Non, fut la réponse ; je parle sérieusement de choses sérieuses. Les Russes sont las du royaume, l’empereur Alexandre me l’a dit lui-même à Saint-Pétersbourg[7]. » — Cette pensée de récupérer la ligne de la Vistule, perdue depuis Iéna, a hanté plus d’une fois l’esprit de M. de Bismarck pendant l’année 1863 : bien entendu, on ne voulait obtenir cette « rectification de frontière » que du consentement de l’empereur Alexandre II, mais on ne négligeait pas les moyens qui eussent quelque peu forcé une pareille solution. Un des confidens les plus intimes du ministre et actuellement représentant de l’Allemagne près le roi Victor-Emmanuel, M, de Keudell, propriétaire de vastes domaines dans le royaume de Pologne, profitait de ses relations avec les notables du malheureux pays pour leur insinuer à plusieurs reprises de s’adresser à Berlin, d’y demander par exemple une occupation prussienne temporaire qui les mît à l’abri des sévices russes ! En cherchant bien dans l’histoire de cette funeste insurrection, on y trouverait peut-être d’autres agens prussiens, beaucoup plus obscurs, mais aussi beaucoup plus compromettans que M. de Keudell… Le président du conseil à Berlin espérait-il sérieusement tant obtenir de la « lassitude » de l’empereur Alexandre et de l’amitié du prince Gortchakof ?

Quoi qu’il en fût de ces espérances ou de ces arrière-pensées, M. de Bismarck mit un empressement fiévreux à marquer dès le début sa solidarité absolue avec le vice-chancelier russe en face de l’Occident. Il lui offrit une convention militaire de la façon la plus spontanée, la plus impétueuse même ; il prit sa défense en toute occasion et ne cessa de l’assister fidèlement, ardemment, dans ses passes d’armes diplomatiques avec les cabinets d’Angleterre, de France et d’Autriche, essuyant avec délices le premier feu des notes de M. Drouyn de Lhuys, supportant avec joie les clameurs universelles de la presse, répondant avec hauteur aux interpellations de son parlement. Les grands hommes du parti progressiste ne comprenaient rien, en cette occasion comme en tant d’autres, à la politique de leur « Polignac ; » ils la trouvaient inopportune, périlleuse, et demandaient où était en tout cela l’intérêt allemand ? A quoi le Polignac répondit un jour dans la chambre par cette image voilée et bien significative pourtant, que, « placé devant l’échiquier de la diplomatie, le spectateur profane croit la partie finie à chaque nouvelle pièce qu’il voit avancer, et peut même tomber dans l’illusion, que le joueur change d’objectif… »

Certes M. de Bismarck ne changeait point d’objectif et pensait toujours à l’agrandissement de la Prusse ; mais il est évident que jusqu’à l’automne de cette année 1863 il n’avait pas encore de plan bien arrêté : il « avançait des pièces » dans des directions différentes et attendait l’inspiration du hasard pour savoir de quel côté il porterait « le coup, » du côté du Mein, de la Vistule ou de l’Elbe ? Il avait visé un moment le Cassel et s’était jeté avec quelque crânerie dans le conflit constitutionnel de ce pays avec l’électeur ; il avait même donné à cette occasion le plaisant spectacle d’un ministre intervenant dans un état voisin pour y forcer le prince à la plus stricte observation du régime parlementaire, tout en gouvernant lui-même en dehors de la constitution et au moyen des impôts prélevés contrairement au vote de la chambre. Sans parler des projets aventureux qu’on nourrissait à Berlin touchant une rectification possible de frontière du côté de la Vistule, sur les bords de l’Elbe il y avait l’ancienne, la sempiternelle question des duchés, question assoupie depuis le traité de Londres, mais réveillée de nouveau en 1859 à la suite des événemens d’Italie et devenue même brûlante depuis une dépêche fameuse, mortelle pour le Danemark, que lord John Russell, dans un moment d’inconcevable étourderie, avait lancée de Gotha le 24 septembre 1862, — le jour précisément de l’arrivée de M. de Bismarck au ministère ! Les états secondaires, la diète de Francfort et M. de Rechberg lui-même étaient devenus très ardens et faisaient assaut de patriotisme allemand dans cette cause de Slesvig-Holstein, cause qu’ils croyaient au fond chimérique, et par laquelle ils entendaient seulement embarrasser la Prusse, la convaincre de « tiédeur nationale. » La tentation devenait grande de prendre au mot les états secondaires, la diète de Francfort, voire l’Autriche, de les entraîner contre le Danemark dans une guerre qui doterait la Prusse du magnifique port de Kiel et lui permettrait en outre de faire l’essai de « l’instrument » que le roi Guillaume Ier « perfectionnait » depuis quatre ans,… pourvu que la guerre pût être localisée et que les puissances européennes ne voulussent pas se mettre en travers comme en 1848 ! Le président du conseil à Berlin ne désespérait pas complètement d’y arriver par des manœuvres patientes et savantes. Il comptait sur l’amitié du prince Gortchakof, sur diverses constellations politiques, enfin sur la confusion étrange, et, pour parler avec Montaigne, sur « le grand tintamarre de cervelles » que certains principes de droit nouveau et de nationalité avaient introduit dans telle chancellerie du continent. Il se disait parfois que dans cette grave entreprise il pourrait bien n’avoir en définitive pour adversaire convaincu que ce bon lord Russell, qui, après sa fatale dépêche de Gotha, s’était de nouveau ravisé, s’était même constitué l’avocat, le protecteur et le mentor du malheureux gouvernement de Copenhague : un tel partner n’avait pas de quoi trop effrayer le preux chevalier de la Marche.

Dans les premiers temps toutefois, et tant que durèrent les négociations sur la Pologne, le chevalier de la Marche crut devoir user de prudence et jouer devant le cabinet de Saint-James à l’indifférence extrême au sujet de cette affaire « vexante » des duchés. Rien n’est plus instructif que de suivre dans les state papers ainsi que dans les documens communiqués au Rigsraad les épanchemens intimes et presque journaliers par lesquels M. de Bismarck était parvenu à persuader jusqu’à la dernière heure non-seulement à lord Russell et à son envoyé sir A. Buchanan, mais bien aussi à M. de Quade, le ministre danois près la cour de Berlin, que cette question du Slesvig-Holstein était une marotte des états secondaires et de l’Autriche, que la Prusse était loin de partager ces effervescences et ces concupiscences tudesques et qu’elle faisait son possible pour les calmer, pour les éconduire ! Le 14 octobre 1863, quinze jours après que la diète de Francfort eut décrété l’exécution fédérale dans le Holstein, M. de Bismarck stipulait même une minute avec l’envoyé de la Grande-Bretagne, sir à Buchanan, par laquelle il s’engageait à prévenir cette exécution, si le Danemark acceptait la médiation anglaise[8]. Le Danemark accepta, et lord Russell put enfin respirer. Encore le 6 novembre 1863, M. Quade écrivait de Berlin à son gouvernement : « Le premier ministre de Prusse, soit en raison de ses vues personnelles, soit à cause de l’attitude prise par l’Angleterre, a mis l’affaire dans une position qui dépasse de beaucoup tout ce qu’on aurait pu espérer. Je ne suis pas certain que la question soit envisagée à Vienne avec la même netteté et la même chaleur (chaleur pour les intérêts du Danemark !) qu’elle l’est ici… » Ainsi jugèrent la situation sir A. Buchanan et M. Quade encore le 6 novembre ; mais ils ne tardèrent pas à être brusquement réveillés de leurs illusions par une dépêche éplorée du principal secrétaire d’état, datée du 9 novembre et conçue en ces termes : « Si les informations qui me parviennent sont exactes, M. de Bismarck n’oppose plus aucune objection (no longer offers any objection) à l’exécution fédérale dans le Holstein ; le gouvernement de sa majesté ne peut que laisser à l’Allemagne la responsabilité d’exposer l’Europe à une guerre générale… » Les informations n’étaient malheureusement que trop exactes, et les déboires du bon Johnny allaient commencer.

C’est que deux faits importans venaient d’avoir lieu dans l’intervalle de trois semaines qui s’était écoulé depuis la minute du 14 octobre ; dans cet intervalle, le cabinet de Saint-James avait donné au gouvernement russe quittance définitive des affaires de Pologne, et l’empereur Napoléon III avait lancé dans le monde un fantastique projet de congrèspour l’arrangement de toutes les questions pendantes !… Charmé au plus haut degré du concours que lui prêtait M. de Bismarck en ce mois d’octobre dans les difficultés danoises, le principal secrétaire d’état s’était enfin décidé à lui faire le sacrifice tant de fois demandé de la question polonaise, à rappeler même par le télégraphe un courrier porteur d’une note très comminatoire à l’adresse du gouvernement de Saint-Pétersbourg, et à remplacer cette missive par une dépêche des plus humbles, qui renonçait à toute controverse ultérieure sur cette matière (20 octobre)[9]. De son côté, l’empereur des Français, tenu au courant de ces menées, profondément dépité de cet abandon de l’Angleterre, et ne pouvant se résoudre à accepter son échec ni surtout à en faire l’aveu sans phrases devant le corps législatif, avait imaginé (5 novembre) cet appel à un congrès général, qui ne fit qu’augmenter les inquiétudes de l’Europe, et inspirer notamment au chef du foreign office des terreurs indicibles. Non content de répondre à l’invitation du cabinet des Tuileries par une note des plus acerbes et blessantes, lord John Russell se mit en campagne afin de préserver les cours étrangères de la contagion de l’idée française ; il perdit presque entièrement de vue les dangers du Danemark et ne songea plus qu’à combattre le projet de Napoléon III, projet assurément peu viable, et qui, pour mourir de sa mort naturelle, n’avait nul besoin d’un pareil déploiement des forces britanniques. Le président du conseil de Prusse jugea le moment venu d’abattre son jeu. La dernière ombre d’une entente occidentale venait de disparaître ; seule l’alliance de la Russie et de la Prusse demeurait intacte, inébranlable, au milieu du désarroi général des cabinets ; aucun concert européen pour la protection du Danemark n’était à craindre. M. de Bismarck pouvait maintenant « ne plus avoir d’objection » contre l’exécution fédérale dans le Holstein, et bientôt un événement inespéré, un de ces coups de fortune magnifiques comme les a rencontrés si souvent le ministre de Guillaume Ier dans sa merveilleuse carrière, vint lui prouver qu’il était décidément en veine. La mort subite du roi Frédéric VII (15 novembre 1863) a quelque chose de si tragique, de si fatal pour les destinées du Danemark, qu’elle fait penser à l’une des paroles les plus désolées que nous ait léguées l’antiquité, à ce cri lugubre de l’historien : non esse curœ deis securitatem nostram, esse ultionem.

Cette mort donna en effet une tournure toute nouvelle aux exigences tudesques envers la malheureuse monarchie Scandinave. L’Allemagne ne se contentait plus d’une exécution fédérale dans le Holstein ; elle prétendait ne pas reconnaître la souveraineté du nouveau roi Christian IX dans les duchés, et voulait y introniser cette intrigante et félone famille d’Augustenbourg dont M. de Bismarck lui-même avait jadis obtenu le désistement contre 1 million 1/2 de rixdalers payé par le gouvernement de Copenhague. Ce n’est que de ce moment aussi que les idées du ministre de Guillaume Ier semblent s’être fixées avec la dernière précision ; décidément c’est du côté de l’Elbe que la Prusse allait commencer à « s’arrondir » et à compléter son unité ! Une fois la résolution prise, M. de Bismarck mit à l’exécuter une ardeur, une audace, une habileté incomparables ; ce coup d’essai fut un coup de maître, et le grand Machiavel eût certainement trouvé un plaisir « divin » à contempler l’adresse, ou, comme il eût dit, la virtù avec laquelle le chevalier de la Marche sut, dans l’espace de quelques semaines, empaumer ce pauvre lord Russell, enguirlander l’empereur Napoléon III, entraîner l’Autriche dans une expédition lointaine, aussi injuste qu’insensée, mettre en avant le Bund et l’évincer en même temps, terroriser les états secondaires et éconduire leur protégé, prendre enfin en ses mains uniques la sainte cause de la patrie allemande, et, selon le mot de l’apôtre, se faire tout à tous ! ..

Le spectacle que présentait l’Europe au commencement de l’année 1864 était à coup sûr l’un des plus bizarres et les plus affligeans qu’ait connus l’histoire. Deux grandes puissances jalouses l’une de l’autre, et destinées même bientôt à se livrer des combats mortels pour les dépouilles arrachées à leur victime, deux grandes puissances, à la fois stimulées et décriées par toute une ligue des princes et des peuples de la Germanie, attaquaient un état faible, mais qui fut une monarchie antique et glorieuse, et dont l’existence était proclamée par tous les cabinets nécessaire à la balance des nations ; elles l’attaquaient sous le prétexte le plus futile, au nom d’une cause que le chef même de la coalition avait qualifiée jadis « d’éminemment inique, frivole, désastreuse et révolutionnaire. » C’est d’ailleurs pour punir le roi Christian IX de sa désobéissance au Bund que la Prusse et l’Autriche s’étaient chargées de cette œuvre de « justice, » et cette œuvre, elles l’inauguraient par une déclaration formelle de leur propre désobéissance envers le même Bund ; elles agissaient en « mandataires de l’Allemagne, » et l’Allemagne entière protestait contre l’usurpation du mandat ! — Toutes ces choses monstrueuses, l’Europe les regardait et les laissait faire, cette même Europe qui en 1848, lors de la première agression allemande contre le royaume Scandinave, n’avait pas manqué à son devoir et avait su noblement le remplir malgré la grande tourmente révolutionnaire qui eût pu lui servir d’excuse. Les puissances furent unanimes alors pour défendre le faible contre l’oppresseur ; l’empereur Nicolas se trouva d’accord sur ce point avec la république du général Cavaignac, et il n’est pas jusqu’aux diplomates improvisés par la « surprise » de février qui n’eussent montré à ce moment une intelligence suffisante des conditions de l’équilibre du monde. Il a été réservé à des hommes d’état des plus expérimentés, à des chanceliers vieillis dans la tradition et le respect des traités, à des représentans des monarchies régulières et fortes, de laisser consommer une œuvre révolutionnaire que les Bastide et les Petetin avaient cru de leur devoir de ne point admettre[10] ! Sans doute c’est surtout l’Angleterre qui portera devant la postérité la honte de la ruine du Danemark, car c’est elle qui avait pris en main la cause du royaume Scandinave, qui l’avait conseillé, guidé, morigéné jusqu’au dernier jour, et qui avait solennellement déclaré qu’au moment du danger il ne combattrait pas seul ; il serait toutefois injuste d’en prétendre exonérer complètement le reste des puissances européennes. Aussi plus d’un esprit réfléchi et honnête assignait-il dès lors à ce démembrement d’une monarchie en plein XIXe siècle toute la portée qu’avait eue un autre démembrement au siècle précédent, et en prévoyait-il avec anxiété de grands bouleversemens et des catastrophes formidables dans l’avenir. Les naïfs, ou, pour parler avec M. de Bismarck, les profanes, pouvaient seuls croire la partie finie après ce premier coup porté au droit des nations, après ce premier exploit aussi de « l’instrument » merveilleux que le gouvernement prussien avait mis tant d’années et de soins à « perfectionner. »

Le canon de Missunde fut pour le chevalier de la Marche ce que le canon de Toulon avait été autrefois pour certain officier de la Corse, et cette courte campagne des duchés révéla bien des choses au futur vainqueur de l’Europe. Il y apprit que les droits légitimes, les traités consacrés, les minutes stipulées, la foi jurée et maintes autres vieilleries réputées inattaquables étaient bien plus débiles et caduques encore que les pauvres forteresses élevées par les Danois dans les âges précédens, et, si les Moltke et les Roon firent dans cette guerre l’essai pleinement satisfaisant de leur fusil à aiguille, il put de son côté éprouver les qualités précieuses, inaltérables, de son instrument à lui… Il faut bien le dire, pendant toute cette expédition contre le Danemark le prince Gortchakof n’a cessé de favoriser le ministre prussien par tous les moyens, de lui tendre avec empressement, et le plus souvent à la dérobée, une main secourable à chaque traversée difficile. Son concours fût absolu et d’autant plus efficace qu’il prenait les dehors d’une neutralité affairée en quête d’un arrangement pacifique. C’est ainsi qu’il aida le président du conseil de Berlin à faire entrer dans la tête récalcitrante de lord Russell le raisonnement aussi spécieux que plaisant, que l’occupation du Holstein par les troupes fédérales deviendrait un titre de validation entre les mains du nouveau roi de Danemark. « M. de Bismarck me dit, écrivait le 28 novembre sir A. Buchanan, qu’une exécution fédérale préviendrait tout mouvement révolutionnaire dans le Holstein, et serait en même temps à un certain degré une reconnaissance indirecte du roi Christian IX comme duc de Holstein de la part de la diète de Francfort. Son excellence affirma que l’état alarmant de l’Allemagne commandait qu’il fût procédé immédiatement à l’exécution ; mais elle ne put ou ne voulut m’expliquer comment une pareille exécution serait une reconnaissance de la souveraineté du roi Christian et pourrait éviter l’apparence d’une occupation… » Trois jours après, le 1er décembre, lord Napier mandait de son côté de Saint-Pétersbourg : « Le langage du prince Gortchakof me fait croire qu’il est persuadé que M. de Bismarck a des vues modérées dans cette question. Le vice-chancelier est disposé à considérer une exécution fédérale, si elle est bien conduite, comme une mesure conservatrice. Dans son opinion, les troupes fédérales, agissant d’après des instructions judicieuses, assureraient l’ordre, et maintiendraient la distinction nécessaire entre la question législative et la question dynastique… » Je dépouille, donc je reconnais ! disait M. de Bismarck par une logique qui n’était qu’à lui[11], mais que partageait à ce moment le prince Gortchakof et que es deux amis essayèrent bientôt d’appliquer aussi au Slesvig, après que le chef du foreign office s’y fut résigné dans le Holstein. « Le vice-chancelier russe m’a fait ce matin la suggestion, écrivait de nouveau lord Napier de Saint-Pétersbourg en date du 11 janvier, qu’on devrait engager le Danemark à admettre l’occupation du Slesvig par des forces de l’Autriche et de la Prusse à titre de garantie donnée à ces deux puissances par rapport à la population allemande du duché… » Ainsi continuent de nous instruire et de nous édifier les state papers et les documens communiqués au Rigsraad : on n’y trouve pas une seule insinuation ou « suggestion » partie des bords de la Sprée contre le Danemark qui ne soit aussitôt répercutée sur les bords de la Neva. Et pourtant le Danemark a été de tout temps l’ami et le protégé de l’empire des tsars ! Plus que toute autre puissance au monde, la Russie avait intérêt à préserver la liberté de la Baltique, à ne pas laisser tomber le port de Kiel aux mains de la Germanie ; plus que toute autre puissance aussi elle était tenue de faire cette réflexion que la Courlande et la Livonie parlaient un allemand bien autrement pur et harmonieux que le Slesvig ! Enfin c’était bien la cause de la révolution contre celle de la souveraineté légitime qui se trouvait engagée dans ce débat sur l’Eider : le vieux Nesselrode l’avait déclaré dans une circulaire célèbre, et qu’eût dit l’empereur Nicolas de pareilles complaisances pour la révolution de la part d’un chancelier russe ? .. Alexandre Mikhaïlovitch fera encore l’étonnement de l’histoire par l’immensité de sa gratitude envers M. de Bismarck.


II

Ainsi fut inaugurée au sujet des questions de Pologne et de Danemark cette action commune des deux ministres de Russie et de Prusse, qui devait persister pendant tant d’années encore et avoir une influence si considérable, si désastreuse, sur les affaires du continent. Avec cette année 1863 commence la seconde période du ministère du prince Gortchakof, sa seconde manière, assurément beaucoup plus discutable. A la « cordialité » française, convenablement dosée et en somme tonique, qui avait prévalu jusque-là, va succéder l’amitié prussienne, trop passionnée, trop absorbante sans contredit. Dans cette seconde période en effet, Alexandre Mikhaïlovitch ne gardera plus cet esprit calme et réservé et cet égoïsme intelligent qui ont fait sa fortune lors de ses intimités avec l’empereur Napoléon III ; il embrassera toutes les opinions, toutes les causes de son redoutable ami de Berlin, sans malheureusement posséder son étonnante flexibilité d’esprit, son art merveilleux de se tourner et de se retourner. Rien par exemple n’égale l’adresse avec laquelle M. de Bismarck sait à l’occasion oublier un passé importun, ne plus se souvenir surtout de ses torts envers autrui ; il a même pour cela un euphémisme charmant, il appelle cela un malentendu. C’est de ce nom qu’il a décoré plus d’une fois et du haut de la tribune sa longue et outrageante lutte contre le parlement et jusqu’à la guerre qu’il fit en 1866 à l’Autriche (petit malentendu qui coûta la vie à 40,000 hommes !), et comment ne pas admirer aussi l’affection, l’enthousiasme qu’il a fini par inspirer à cet excellent lord Russell, l’homme d’état certes qu’il a le plus berné, le plus maltraité en 1863 pendant le différend danois ? Quant à ses démêlés polonais de la même année 1863 avec les puissances occidentales, il fut d’autant plus prompt à les effacer de sa mémoire que ces puissances elles-mêmes avaient le sentiment d’une grande étourderie commise. Il dicta au roi Guillaume une réponse des plus polies et pleine des attendrissans souvenirs de Compiègne à la lettre de Napoléon III concernant le congrès, et vers la fin de l’année il se trouvait déjà dans un accord touchant avec le cabinet des Tuileries au sujet du traité de Londres, traité qui garantissait l’intégrité de la monarchie danoise, et qu’une circulaire de M. Drouyn de Lhuys qualifiait maintenant d’œuvre impuissante ! En ce qui regarde l’Autriche, il lui accorda très vite une indulgence plénière pour son égarement polonais du printemps, voire pour l’entreprise bien autrement répréhensible tentée au mois d’août dans la journée des princes à Francfort ; au mois de novembre, il en faisait déjà son compagnon et son complice dans la guerre des duchés. Tout autre se montra le prince Gortchakof : il ne voulut jamais pardonner à la France et à l’Autriche leur ingérence dans les affaires de Pologne, et demeura récalcitrant à tout essai de raccommodement. Il ne connut plus d’intimité qu’avec le cabinet de Berlin, et l’ancien collègue de Francfort devint son unique confident et allié. Le fameux aphorisme de 1856 subit dès lors une modification importante : à partir de 1863, le chancelier russe se mit à bouder tout en continuant de se recueillir, et les Achéens ont payé bien cher ce dépit d’Achille ! Les bouderies d’Alexandre Mikhaïlovitch ont été presque aussi fatales à l’Europe que les rêveries de Napoléon III !

Un rêve, un vrai songe d’une nuit d’été, telle apparaît, par rapport aux affaires d’Allemagne, cette politique napoléonienne à la fois raisonnée et chimérique, ingénieuse et ingénue, qui crut sincèrement travailler au bien et n’accumula que désastres et ruines. On avait eu un jour une vision sublime aux Tuileries : l’Italie était complétée dans son unité, l’Autriche relevée, la Prusse rendue plus homogène, l’Allemagne plus satisfaite, l’Europe régénérée et la France rassurée et glorieuse. Tout cela ne dépendait que d’une seule hypothèse, mais qui n’en était point une, d’une bataille livrée et gagnée par les kaiserliks braves et aguerris de tout temps contre cette landwehr prussienne qui depuis un demi-siècle n’avait pas senti la poudre, — et c’est sur ce frêle esquif, dans cette « coque de noix, » comme eût dit le Puck du Midsummer night’s dream, que fut embarquée la fortune de César et celle de la France ! .. Tout le monde en effet croyait à ce moment à la supériorité militaire incomparable de l’Autriche sur sa rivale téméraire en Allemagne ; personne n’admettait la possibilité d’une victoire prussienne, encore moins d’une victoire aussi décisive et aussi foudroyante que devait l’être Sadowa. « C’était là, disait plus tard M. Rouher dans une séance mémorable du corps législatif, c’était là un événement que l’Autriche, que la France, que le militaire, que le simple citoyen, avaient considéré tous comme invraisemblable, car c’était comme une présomption universelle que l’Autriche devait être victorieuse, et que la Prusse devait payer et payer chèrement le prix de ses imprudences… » Cette présomption, très réelle et universelle alors, demeurera la seule excuse de Napoléon III devant l’histoire, dans cette fantasmagorie lamentable qui fut annoncée au monde par le discours d’Auxerre au mois de mai 1866, mais dont les origines remontent à la convention de septembre et à la première excursion de M. de Bismarck en France après sa campagne de Danemark, en automne 1864[12].

« J’ai du moins une supériorité sur mon vainqueur, dit après la bataille d’Austerlitz, avec une dignité non dépourvue certes de finesse, l’empereur d’Autriche François Ier à M. de Talleyrand, le négociateur de la paix de Presbourg ; je puis rentrer dans ma capitale après un si grand désastre, tandis qu’il serait difficile à votre maître, malgré tout son génie, de faire la même chose dans une situation semblable. » Ce mot curieux fait ressortir d’une manière bien saisissante le vice profond, incurable, de tout césarisme. Pas plus que le vainqueur d’Austerlitz, Napoléon III ne pouvait accepter d’échec ; il était tenu de faire grand, condamné au succès et au prestige. Aussitôt après les mésaventures et les mécomptes dans les affaires de Pologne, de Danemark et du congrès, il dut songer à une revanche, il dut reporter ses regards du nord au sud, et « prendre une attitude » par la convention de septembre, qui semblait être la préface d’une nouvelle et grande œuvre. On était isolé en Europe, aigri contre l’Angleterre, très gêné vis-à-vis de la Russie, plus que froid avec l’Autriche, et c’est avec un certain tressaillement intime qu’on vit M. de Bismarck accourir en France (octobre 1864) à la première nouvelle de la convention conclue avec le cabinet de Turin. Évidemment on allait « faire quelque chose pour l’Italie ; » sans rancune comme sans préjugés, le président du conseil de Prusse venait renouer les conversations entamées, deux ans auparavant, lors de sa courte mission de Paris.

Il n’apportait rien de nouveau à la vérité ; il affirmait seulement que son alliance avec le Habsbourg dans la guerre contre le Danemark n’avait été qu’un simple incident, et laissait clairement entrevoir son désir de garder pour la Prusse les pays récemment conquis sur l’Elbe au nom de la confédération germanique. Pour le reste, il ne faisait que varier l’ancien thème sur le duel inévitable, imminent, entre Berlin et Vienne, sur les avantages qu’en pourrait recueillir l’Italie, sur l’utilité pour la France d’avoir une Prusse mieux configurée, solidement assise, et dès lors son alliée naturelle, immanquable dans toutes les questions de civilisation et de progrès. De tels épanchemens, venant d’un ministre qui avait donné sa mesure dans la campagne des duchés, rencontrèrent maintenant un auditoire bien autrement attentif qu’en 1862. Sans le prendre encore pour un homme tout à fait sérieux, on tomba d’accord pour lui reconnaître la qualité d’un homme utile, d’un homme de l’avenir, que l’Italie devrait cultiver avec soin, que la France, de son côté, ferait bien de surveiller, de stimuler et de manier. Les coryphées de la démocratie impériale, le prince Napoléon le premier, se montraient surtout épris des perspectives qu’on leur ouvrait. Un membre distingué de ce groupe, un diplomate réputé habile entre tous et que son nom déjà obligeait envers la cause italienne, fut recherché dans sa retraite et placé à la tête de la mission à Berlin, érigée maintenant en ambassade. Un autre membre du « parti de l’action » également en disponibilité depuis quelque temps, un ancien ambassadeur à Rome, ne tarda pas, lui aussi, à être rappelé dans les conseils de l’empire : à côté de M. Rouher, il était destiné à y former un contre-poids utile aux idées quelque peu « surannées » de M. Drouyn de Lhuys. Au-delà des Alpes enfin, à Turin, un général bien connu pour sa « prussomanie » avait pris en main la direction des affaires politiques dès le 23 septembre. Chacun de ces personnages, — M. Benedetti, M. de La Valette, le général La Marmora, — aura son rôle et son jour dans le grand drame de 1866.

À ce moment toutefois, dans l’automne 1864, aucun plan ne fut arrêté ni même discuté : on n’en était encore qu’aux simples confidences, à des conversations ondoyantes et fuyantes, à ce que, dans le langage diplomatique, on n’eût pas même osé appeler un échange d’idées ; mais l’impression que remporta le ministre prussien de cette rapide excursion en France fut assez encourageante pour lui faire lancer aussitôt cette circulaire du 24 décembre 1864 qui devint le point de départ de son action contre l’Autriche. Dans cette circulaire en effet, M. de Bismarck posait pour la première fois la question des pays de l’Elbe, qu’il savait bien être une question de guerre. Six mois auparavant, dans la déclaration péremptoire faite le 28 mai 1864 au sein de la conférence de Londres, l’Autriche et la Prusse avaient demandé « la réunion des duchés de Slesvig et de Holstein en un seul état sous la souveraineté du prince héréditaire d’Augustenbourg, » et le cabinet de Berlin eut soin d’ajouter alors que ce prince avait « aux yeux de l’Allemagne le plus de droits à la succession, que sa reconnaissance par le Bund était par conséquent assurée et qu’il réunissait de plus les suffrages indubitables de la grande majorité des populations de ce pays… » Tout autres étaient les sentimens du ministre prussien vers la fin de la même année, quelque temps après son retour de Paris. Dans une dépêche circulaire adressée aux cours allemandes, le président du conseil de Berlin déclarait maintenant (24 décembre 1864) que des doutes graves étaient venus assaillir son esprit touchant les titres du duc d’Augustenbourg, que plusieurs concurrens sérieux, tels que les princes d’Oldenbourg et de Hesse, avaient surgi dans l’intervalle[13], qu’au milieu de revendications si multipliées et si confuses il se trouvait perplexe, que sa conscience n’était pas suffisamment édifiée sur le point de droit, qu’il éprouvait le besoin de se recueillir et de « consulter les légistes ! »

On connaît l’arrêt magnifique que ne tardèrent pas à prononcer les « légistes, » — les syndics de la couronne, — ainsi que les conclusions que sut en tirer le ministre si scrupuleux dans sa conscience. Il y avait des juges à Berlin, et ils le prouvèrent en déboutant toutes les parties, en les déclarant toutes mal fondées dans leurs prétentions : Hesse, Oldenbourg, Brandebourg, Sonderbourg-Augustenbourg, aucun d’eux n’avait de droits à la succession du Slesvig-Holstein ; seul, le roi de Danemark y avait des titres ! Or, comme le roi de Danemark avait été forcé par la guerre d’abandonner les provinces de l’Elbe aux souverains de la Prusse et de l’Autriche, M. de Bismarck en concluait que les deux monarques pouvaient disposer de leur « propriété » suivant leur convenance, sans aucune intervention du Bund, et il demandait à l’empereur François-Joseph de céder sa part de conquête contre de beaux deniers comptans. Cette impudente prétention, le ministre prussien finit par la formuler dans une dépêche hautaine et pleine de menaces, datée le 11 juillet 1665 de Carlsbad, de l’endroit même où le vieux roi Guillaume était venu jouir de l’hospitalité autrichienne durant la saison des eaux. L’alerte fut vive pendant quelques semaines. M. de Bismarck ne faisait pas mystère des négociations qu’il venait d’entamer avec l’Italie ; il disait à M. de Gramont « que, loin de redouter la guerre, il l’appelait de tous ses vœux ; » quelques jours après, il déclarait même à M. de Pfordten, président du conseil de Bavière, « que l’Autriche ne saurait soutenir une campagne, qu’il suffirait de porter un seul coup, de livrer une seule et grande bataille du côté de la Silésie pour avoir raison du Habsbourg. » Au fond, il ne voulait que tâter le terrain et faire une forte reconnaissance. À ce moment, il n’était pas encore assez sûr des dispositions de l’empereur Napoléon III pour oser risquer le grand enjeu ; il fallait du temps aussi avant d’amener le pieux Hohenzollern à prononcer le « Dieu le veult ! » d’une guerre fratricide. Il dut se contenter de cette convention de Gastein (14 août 1865), qui ne fut qu’un arrangement provisoire, une première brèche faite pourtant aux droits du Bund et comme une consécration indirecte des conclusions qu’il avait prétendu tirer de l’arrêt prononcé par les fameux syndics de la couronne.

Le jour même où il signait à Gastein cette transaction équivoque, M. de Bismarck écrivait à sa femme un petit billet ainsi conçu : « Je n’ai pas trouvé pendant plusieurs jours un moment de loisir pour te donner de mes nouvelles. Le comte Blome est de nouveau ici, et nous faisons notre possible pour conserver la paix et boucher les crevasses de l’édifice. Avant-hier j’ai consacré une journée entière à la chasse. Je crois t’avoir écrit que je suis revenu bredouille de ma première expédition ; cette fois j’ai du moins abattu une biche, mais je n’ai vu rien autre chose pendant les trois heures que je me livrais sans broncher aux expérimentations de toutes les espèces d’insectes, et que la bruyante activité de la cascade au-dessous de moi m’arrachait du cœur le cri : Petit ruisseau, laisse là ton murmure[14]. Après tout, c’était un très beau coup tiré à travers le précipice : l’animal, tué raide, tomba les quatre pattes en l’air de la hauteur de plusieurs clochers dans le torrent à mes pieds… » Après tout, ce n’était pas non plus un coup manqué que celui qui abattit pour ne plus se relever le candidat chéri du Bund, le pauvre Augustenbourg, et fit tomber le petit duché de Lauenbourg dans la gibecière prussienne ! Ce fait de chasse et de diplomatie eut même un retentissement extraordinaire en Allemagne, en France, et il n’est pas jusqu’à lord John Russell qui n’en ressentît la secousse. Le principal secrétaire d’état tint à honneur de s’associer à M. Drouyn de Lhuys dans une protestation très éloquente contre les arrangemens pris à Gastein, et l’escadre cuirassée de la Grande-Bretagne, qui n’avait point paru dans la Baltique lors de la guerre du Danemark, vint du moins cette fois rendre une visite courtoise à la flotte française de Cherbourg. Là se borna du reste la démonstration des deux puissances de l’Occident ; M. de Bismarck put jouir en paix de son triomphe et du titre de comte que lui rapporta la belle campagne de 1865.

Est-il permis de se départir de la gravité de l’histoire pour signaler encore un autre incident de Gastein, un petit tableau de genre et de mœurs qui fit beaucoup parler de lui à cette époque, et devint même l’objet d’explications intimes entre le président du conseil de Prusse et un ami dévoué, tout confit en dévotion ? Et pourquoi pas, si la lettre de M. de Bismarck à M. André (de Roman) au sujet de Mlle Pauline Lucca est une des pages les plus curieuses de sa correspondance familière, si elle éclaire d’un jour bien pittoresque ce front vaste et chauve sur lequel la main du roi Guillaume venait de poser la couronne de comte ! .. Donc, au milieu de ces négociations politiques et de ses chasses aux biches, M. de Bismarck trouva le temps à Gastein de se faire photographier dans une attitude romanesque avec Mlle Lucca, première cantatrice de l’opéra royal de Berlin. Les photographies causèrent un certain scandale sur les bords de la Sprée ; les coryphées du parti de la croix furent surtout émus des licences thermales que prenait l’ancien lévite du tabernacle, le fervent disciple de MM. Stahl et de Gerlach. M. André (de Roman) voulut bien accepter le rôle du Nathan de la Bible, et, dans un sermon écrit, tout confidentiel, il ne se borna pas à parler de la Bethsabée de l’Opéra, il dit aussi quelques mots bien sentis touchant la réparation par les armes que le premier ministre de Prusse avait voulu tout dernièrement imposer au bon docteur Virchow, le très savant et très pacifique inventeur de la trichine. M. André trouvait que ce n’était point là la conduite d’un véritable chrétien ; il ne cachait pas non plus que les anciens amis gémissaient de ne plus voir leur Éliacin assister au service divin, et commençaient même à être bien inquiets de l’état de son âme. C’est à une pareille semonce que M. de Bismarck répondit par la lettre intime qui suit et qu’une indiscrétion heureuse a depuis livrée à la publicité, lettre bien caractéristique assurément, et qui fait encore une fois penser à ce Cromwell dont le souvenir a été déjà si souvent évoqué dans le cours de cette étude.


« Cher André[15], bien que mon temps soit très mesuré, je ne puis cependant me refuser à répondre à une interpellation qui m’est adressée par un cœur honnête et sous l’invocation du Christ. Je suis profondément peiné de causer du scandale aux chrétiens qui ont la foi, mais j’ai la certitude que c’est là une chose inévitable dans ma situation. Je ne parlerai déjà pas des camps qui me sont nécessairement opposés en politique, et qui n’en comptent pas moins dans leur sein un grand nombre de chrétiens, des gens qui m’ont de beaucoup devancé dans la voie du salut, et avec lesquels cependant je dois être en lutte pour des choses qui, à mon sentiment comme au leur, sont des choses terrestres ; j’en appellerai seulement à ce que vous dites vous-même : « que rien de ce qui est omis ou commis dans les régions élevées ne demeure caché. » Où est l’homme qui, dans une pareille situation, ne causerait pas de scandale à tort ou à raison ? Je vous accorderai bien plus encore, car votre expression « ne demeure caché » n’est point exacte. Plût à Dieu qu’en dehors des péchés que le monde me connaît je n’en eusse pas sur mon âme d’autres qui restent ignorés et pour lesquels je ne puis espérer de pardon que de ma foi dans le sang du Christ ! Comme homme d’état, je crois même user de beaucoup trop de ménagemens encore ; d’après mon sentiment, je suis plutôt lâche, et cela parce qu’il n’est pas si facile dans des questions qui se posent devant moi d’arriver toujours à cette clarté au fond de laquelle s’épanouit la confiance en Dieu. Celui qui me reproche d’être un homme politique sans conscience me fait du tort ; il devrait d’abord commencer par éprouver lui-même sa conscience sur ce champ de combat. Pour ce qui regarde l’affaire de Virchow, j’ai de longtemps dépassé l’âge où, dans de pareilles questions, on demande conseil à ce qui est chair et sang ; si j’expose ma vie pour une cause, je le fais dans cette foi que j’ai fortifiée par un combat long et pénible, mais aussi par la prière fervente et humble devant Dieu ; cette foi, la parole de l’homme ne peut la renverser, pas même la parole d’un ami dans le Seigneur et d’un serviteur de l’église. Il n’est point vrai que je ne fréquente jamais une église. Depuis tantôt sept mois, je suis ou absent (de Berlin) ou malade ; qui donc a pu faire l’observation de ma négligence ? Je conviens volontiers que cela a pu arriver souvent, bien moins par le manque de temps que par des considérations de santé, l’hiver surtout ; je suis tout prêt à donner des éclaircissemens plus circonstanciés à tous ceux qui se croient la vocation d’être mes juges en cette matière : pour vous, vous m’en croirez sans autres détails de médecine. Quant à la photographie Lucca, vous porteriez probablement un jugement moins sévère, si vous saviez à quel hasard elle doit son origine. En outre, Mlle Lucca, quoique cantatrice, est une dame à laquelle on n’a jamais, pas plus qu’à moi, reproché des relations illicites. Néanmoins j’aurais certainement eu soin de me tenir en dehors du verre braqué sur nous, si j’avais dans un moment tranquille réfléchi au scandale que tant de fidèles amis devaient trouver à ce badinage. Vous voyez par les détails dans lesquels j’entre que je considère votre lettre comme bien intentionnée, et que je ne songe en aucune façon à me mettre au-dessus du jugement de ceux qui partagent avec moi la même foi ; mais j’attends de votre amitié et de vos lumières chrétiennes que vous recommandiez aux autres, pour les circonstances futures, plus d’indulgence et de charité dans leurs jugemens : nous en avons besoin tous. Je suis du grand nombre des pécheurs auxquels manque la gloire de Dieu ; je n’en espère pas moins comme eux que, dans sa grâce, il ne voudra pas me retirer le bâton de l’humble foi à l’aide duquel je cherche à trouver ma voie au milieu des doutes et des dangers de ma situation ; cette confiance toutefois ne doit pas me rendre sourd aux reproches faits par des amis, ni impatient de jugemens superbes et durs. »


Serrons la haire avec la discipline ; ne songeons plus qu’au diplomate en tunique et en casque, au « comte de fer » (der eiserne graf), comme l’appellera bientôt son peuple, et voyons les dispositions de la France à son égard au moment où, après avoir quitté la vallée rocailleuse de Gastein, il se préparait à visiter la douce plage de Biarritz pour y saluer le sphinx, pour l’interroger, le deviner, et… le précipiter !

Dans les conseils de l’empire, les débats étaient devenus de jour en jour plus vifs entre les anciens et les modernes, entre les zélateurs du droit nouveau et les partisans d’une politique plus circonspecte et traditionnelle, à mesure que s’était accentué et aggravé le conflit austro-prussien. Les ardens eussent volontiers poussé à une alliance offensive et défensive avec la Prusse. Ils montraient le mouvement irrésistible qui entraînait l’Allemagne vers l’unité et les avantages que retirerait la France en favorisant cette évolution au lieu de la contrarier, en s’attachant par les liens d’une reconnaissance éternelle le Piémont de la Germanie comme elle l’avait déjà fait avec celui de la péninsule. Amis passionnés de l’Italie et adversaires plus violens encore de l’Autriche, ce boulevard de la réaction, de la légitimité et du pouvoir temporel, ils chérissaient dans le royaume de Frédéric le Grand le représentant incontestable de la civilisation, et tremblaient de le voir aller au-devant d’une défaite certaine dans une lutte inégale avec les kaiserliks. A les entendre, ce n’était pas trop de l’action réunie de la France, de l’Italie et de la Prusse pour sauver la cause du progrès et pour asseoir l’Europe sur des bases nouvelles et inébranlables. Pourquoi du reste la Belgique ne deviendrait-elle pas la récompense légitime des efforts français en faveur de l’Allemagne, ainsi que l’était devenue la Savoie à la suite de la constitution du royaume d’Italie, et comment se refuser à une combinaison dans laquelle chacune des trois nations représentant par excellence les idées modernes sur le continent était appelée à compléter son unité respective ?

Bien différent était à cet égard le sentiment des anciens, des hommes d’état de la vieille école, de tout un groupe politique dont M. Drouyn de Lhuys fut alors au sein du cabinet le représentant le plus autorisé et clairvoyant, sinon le plus ferme. Écartant d’abord toute velléité concernant la Belgique comme une cause certaine d’un conflit formidable avec l’Angleterre, ils affirmaient l’impossibilité absolue de trouver pour la France une compensation tant soit peu en rapport avec le dommage que lui causerait l’unification de l’Allemagne. Sans méconnaître les aspirations germaniques à une réforme fédérale, à une constitution plus homogène et plus unitaire, ils se demandaient où était pour la France l’obligation de hâter une telle œuvre, et s’il n’était pas dans tous les cas plus désirable qu’une transformation pareille s’accomplît par les classes éclairées et pacifiques, par la diète fédérale, voire par l’Autriche, — de tout temps respectueuse pour les droits acquis et les souverainetés particulières, — plutôt que par une puissance au premier chef militaire, bureaucratique et centralisatrice ? N’était-ce pas là du reste le vœu presque général de l’autre côté du Rhin, des dynasties aussi bien que des chambres, des princes aussi bien que des peuples, et la prétention de la Prusse entre autres de confisquer à son profit la conquête faite sur le Danemark ne venait-elle pas d’y soulever toutes les consciences ? Il n’y avait que la presse de la France et de l’Italie qui s’obstinât à parler de la « mission piémontaise » du Hohenzollern ; sur le bord du Mein et de l’Elbe, tout le monde repoussait cette prétendue mission, et il n’est pas jusqu’au National Verein, bien déconsidéré depuis quelque temps d’ailleurs, qui, tout en réclamant « une Allemagne unie avec une pointe prussienne, » n’en répudiât pas moins M. de Bismarck et ne le déclarât indigne de prendre en main une cause aussi sainte. Quant au danger de voir la Prusse succomber dans la lutte et rendre par là le Habsbourg tout-puissant en Germanie, il y avait un moyen bien simple d’empêcher pareille éventualité, c’était de refuser au gouvernement de Berlin tout concours dans l’entreprise qu’il méditait. Si téméraire en effet que fût M. de Bismarck, il n’était point douteux qu’il n’oserait jamais défier l’Autriche et ses alliés du Bund devant un veto formel de la France, qui lui ôterait en même temps tout espoir du côté de l’Italie[16]. La conduite à suivre dans de telles occurrences semblait dès lors aussi clairement indiquée que singulièrement facile. Sans se mêler directement des affaires allemandes, sans froisser en rien les susceptibilités tudesques, on pouvait opposer une digue infranchissable à l’ambition prussienne : on n’avait qu’à maintenir le statu quo ; une telle politique aurait inévitablement pour elle l’appui chaleureux de l’Angleterre et encouragerait la résistance de l’Autriche et des états secondaires. Sans doute la question vénitienne se trouverait par là écartée ; mais, outre que la paix de l’Europe et la grandeur de la France valaient bien la « perle de l’Adriatique, » il n’était pas interdit d’espérer beaucoup pour la cité des lagunes du progrès du temps et des bons rapports conservés et augmentés entre la France et l’Autriche.

Gardant le plus souvent le silence au milieu de ces débats contradictoires, aimant du reste à planer au-dessus des passions et des agitations de son entourage dans la sérénité d’une intelligence calme et méditative, l’empereur Napoléon III mûrissait lentement un projet qui lui semblait tenir un compte suffisant des argumens opposés des deux côtés, et qui de plus répondait bien à la recommandation faite par lui vers le même temps à son ministre des affaires étrangères : inertia sapientia ! L’Italie lui tenait naturellement plus au cœur qu’à M. Drouyn de Lhuys ; c’était là une passion, peut-être bien un engagement de jeunesse, et il n’est pas jusqu’à l’impératrice Eugénie qui ne fût devenue ardente pour l’affranchissement, de Venise depuis l’entrée de M. de La Valette au ministère, depuis le jour aussi où M. le chevalier Nigra avait su tourner quelques couplets pleins de grâce et d’allusions au sujet d’une gondole qu’elle s’était fait construire pour la pièce d’eau de Fontainebleau. Non moins invétéré et bien plus fatal encore fut chez Louis-Napoléon le penchant pour la patrie de Blücher et de Scharnhorst ; les « grandes destinées » de la monarchie de Brandebourg en Allemagne formaient un des articles de sa foi cosmopolite. La situation géographique de la Prusse est mal délimitée ! ainsi devait-il s’écrier encore l’année suivante à un moment solennel et dans un document beaucoup trop oublié[17]. Il n’entendait pas certes détruire l’empire de Habsbourg et faire régner le Hohenzollern du Sund jusqu’à l’Adriatique, ainsi que l’eussent facilement admis les intransigeans et les know-nothing du principe de nationalité. Fort appréciateur de la logique dans les affaires des états, et en cela (en cela seul peut-être !) esprit vraiment français, l’ancien prisonnier de Ham eût volontiers construit une Prusse essentiellement protestante en face d’une Autriche traditionnellement catholique au sein de la Germanie, en laissant aux états secondaires une situation intermédiaire et flottante aussi bien au point de vue religieux que politique. Une Prusse agrandie et arrondie sur l’Elbe et la Baltique et rendue par là « plus forte et plus homogène dans le nord » lui paraissait une combinaison utile, presque indispensable en face de la Russie, et il était de toute justice qu’en échange des nouveaux et vastes territoires protestans qu’elle allait acquérir, la monarchie de Frédéric II perdît la Silésie, pays catholique et ancien patrimoine des Habsbourg, qu’elle renonçât aussi aux provinces catholiques du Rhin, situées trop en dehors de son orbite naturelle. « On maintiendrait ainsi à l’Autriche sa grande position en Allemagne, » sa position surtout comme grand état catholique, et le retour de la Silésie serait pour l’empereur François-Joseph une ample compensation de la province vénitienne, qu’il céderait au roi Victor-Emmanuel. Pour les états secondaires de la confédération, on médiatiserait à leur profit plusieurs des petits princes inutiles, on leur adjoindrait peut-être, comme nouveau membre du Bund, un nouvel état composé surtout des provinces rhénanes retirées à la Prusse, on leur assurerait dans tous les cas « une union plus intime, une organisation plus puissante, un rôle plus important, » ainsi que ne cessaient de le réclamer les grands meneurs du parti de Wurtzbourg, les avocats de la triade, MM. de Beust, de Pfordten et de Dalwigk. Chose curieuse, dans ces vastes projets qui embrassaient le monde et qui tendaient à déterminer et à satisfaire les « besoins légitimes » de l’Italie, de la Prusse, de l’Autriche, de la confédération germanique, la seule question obscure et jamais résolue dans l’esprit du souverain français était celle des compensations qu’en présence de ce remaniement universel il pourrait réclamer pour son propre pays. Il n’osait pas toucher au problème de la Belgique : c’eût été, déclarait-il très honnêtement, « un acte de brigandage[18]. » Il ne se faisait pas non plus d’illusion sur la possibilité d’annexer d’importans territoires germaniques : le plus ordinairement il s’arrêtait à l’idée d’une simple rectification de frontières du côté de la Sarre et du Palatinat, et d’une neutralisation de la ligne des forteresses allemandes sur le Rhin. Réduit même à des proportions si modestes, le but ne lui semblait pas moins digne d’être ardemment poursuivi, vu les satisfactions bien autrement grandes et morales que trouverait la France dans l’achèvement de son œuvre en Italie et dans le règlement rationnel des affaires d’Allemagne.

Du reste ce qui, dans la situation qui se nouait, flattait surtout ses instincts, généreux au fond et vaguement humanitaires, c’est qu’il espérait en recueillir des avantages considérables pour son pays, pour l’univers entier, sans avoir besoin de tirer l’épée, sans faire verser une goutte de sang, « par la seule force morale, » par l’ascendant eu nom de la France. Il était résolu à « rester dans une neutralité attentive, » à n’en sortir que dans le cas extrême où des victoires trop complètes de l’un des belligérans menaceraient « de rompre l’équilibre et de modifier la carte de l’Europe au profit d’une seule puissance. » Il le proclamait très haut, à toutes les occasions, et se faisait gloire d’une politique aussi « désintéressée, » — politique bien étrange pourtant et qui, selon le mot très judicieux du prince Napoléon, se déclarait d’avance hostile au vainqueur ! « Vous avez changé l’adresse de votre lettre, » dit avec une fine raillerie le vainqueur d’Austerlitz à l’envoyé prussien qui lui apportait les félicitations de son souverain ; le neveu de Napoléon Ier s’arrangeait de manière à ne pouvoir changer d’adresse, à indisposer par anticipation le triomphateur encore inconnu. Il est vrai qu’il croyait le connaître, qu’avec tout le monde il le voyait dans l’empereur d’Autriche, et qu’il comptait prendre avec lui des arrangemens préventifs. D’ailleurs, dût même l’armée de Guillaume Ier se montrer de beaucoup supérieure à l’opinion que généralement on avait d’elle, — et, plus perspicace en cela que son entourage, il admettait pleinement une pareille éventualité, — encore ne prévoyait-il dans ce cas qu’une lutte bien longue et fatigante qui épuiserait les deux parties et lui permettrait d’autant plus facilement d’intervenir en juge du camp et en protecteur du droit. Il espérait ainsi toujours pouvoir, à son heure et à ses convenances, prononcer une parole de paix, d’équité et d’équilibre, et il était convaincu que « cette parole serait écoutée… » L’important pour le moment, c’était que la Prusse engageât le combat, et pour l’y décider il fallait lui procurer l’alliance de l’Italie. Il fallait aussi éviter soigneusement avec la cour de Berlin un débat intempestif sur des combinaisons et des compensations à venir, la moindre insistance sur ce point délicat pouvant froisser les sentimens patriotiques de Guillaume Ier, refroidir son ardeur belliqueuse, écraser dans son œuf tout un monde de grandes choses, novus rerum ordo ! Mieux valait ne rien demander, ne rien promettre, ne rien compromettre. A quoi bon du reste exiger des billets d’un insolvable, prendre des sûretés envers quelqu’un dont le sort paraissait si peu assuré et que, selon toutes les probabilités, on aurait bientôt à protéger, à défendre contre les conditions trop dures que voudrait lui faire son vainqueur autrichien ? ..

Si compliquée et spécieuse que fût la stratégie imaginée par l’empereur des Français, il est hors de doute que M. de Bismarck l’a pénétrée dès le début, qu’il l’a devinée, pressentie en quelque sorte avant même qu’elle ne se fût complètement fixée dans l’esprit de son auteur, et nous avons à cet égard une preuve des plus saisissantes. Au mois d’août 1865, à l’époque où eurent lieu entre les deux gouvernemens de Prusse et d’Italie les premiers pourparlers contre l’Autriche, que vint aussitôt interrompre la brusque conclusion de l’armistice de Gastein, M. Nigra écrivait au général La Marmora, en s’inspirant évidemment des observations de son collègue de Prusse à Paris, le comte Goltz : « Le cabinet de Berlin ne voudrait pas qu’une fois la guerre déclarée et commencée, la France vînt, comme le Neptune de Virgile, dicter la paix, poser des conditions ou convoquer un congrès à Paris…[19]. » Ainsi tout est prévu dans ces quelques lignes écrites bien avant Biarritz, tout jusqu’à ce congrès naturellement qu’un Napoléon III ne pourrait guère manquer de prôner un jour ou l’autre, et qu’il devait en effet mettre en avant au mois de mai J866. « La difficulté consiste donc, poursuit M. Nigra dans sa dépêche, à obtenir de la France une promesse de neutralité absolue. L’empereur Napoléon voudra-t-il ou pourra-t-il faire cette promesse ? voudra-t-il la donner par écrit comme le désire la Prusse ? .. » Cette promesse de neutralité absolue, M. de Bismarck certes ne l’a point obtenue à Biarritz (octobre 1865), encore moins y fut-il question d’un engagement quelconque par écrit ; mais il y apprit d’une bouche auguste que l’Italie avait raison de songer à « compléter son unité, » et ne manquerait sans doute pas de profiter de la première occasion favorable, — que la France, de son côté, était bien résolue de respecter l’Allemagne, de ne pas contrarier au-delà du Rhin les « aspirations nationales. » À moins que la carte de l’Europe ne vînt à être modifiée à son détriment, la France garderait la neutralité, et cette neutralité ne saurait qu’être « bienveillante » à une combinaison où les intérêts de l’Italie se trouveraient engagés. Il est permis de reconnaître une réminiscence et comme un fragment des conversations de Biarritz dans cette déclaration curieuse, faite six mois après par le président du conseil de Prusse au général Govone[20] « qu’en dehors de la part de profit qu’il pourrait y trouver, et rien qu’au point de vue des principes, l’empereur des Français approuverait plutôt la grande guerre pour la nationalité allemande que la guerre pour les duchés de l’Elbe ! .. »

Ce qui, pendant le séjour de Biarritz, dut le moins échapper à un observateur sagace comme M. de Bismarck, c’était la prise que donnait sur l’esprit de Louis-Napoléon son attachement profond pour la patrie de Cavour et de Manin ; là était la clé de la position, le vrai mot du sphinx, et cette certitude acquise compensait aux yeux du ministre prussien bien des doutes encore inquiétans, le faisait passer sur mainte réticence de l’auguste taciturne[21]. À certains égards, il pouvait même se féliciter de la réserve qu’on gardait envers lui, du soin qu’on prenait à éviter une discussion de détail ; cela le dispensait à son tour de tout engagement précis, de toute offre prématurée, cela lui permettait de se tenir dans les généralités, de faire des courses fantastiques à travers les espaces et les siècles, — et il n’y manqua point. Il parla de la Belgique et d’une partie de la Suisse comme le complément nécessaire et légitime de l’unité française, — de l’action commune de la France et de l’Allemagne pour la cause du progrès et de l’humanité, — d’un accord futur entre Paris, Berlin et Florence, voire Londres et Washington, pour conduire les destinées de l’Europe, pour régler celles du monde entier, pour rendre par exemple la Russie à sa vocation véritable en Asie et l’Autriche à sa mission civilisatrice sur le Danube. Que de fois on a vu, sur cette plage désormais historique du golfe de Biscaye, l’empereur Napoléon III se promenant lentement au bras de Prosper Mérimée, tandis qu’à une distance respectueuse le président du conseil de Prusse le suivait pérorant, gesticulant et ne recevant d’ordinaire pour toute réponse qu’un regard terne et légèrement incrédule, et que la pensée s’arrête aujourd’hui douloureusement devant ce groupe étrange du césar romantique, du romancier césarien et du terrible réaliste qui, bien obséquieux à ce moment envers son hôte impérial, devait quatre ans plus tard lui assigner durement la prison de Wilhelmshöhe ! De temps en temps Napoléon III faisait sentir à l’auteur de Colomba, par une furtive pression au bras, combien il trouvait plaisant ce diplomate à l’imagination fertile, ce représentant d’une puissance plus que problématique, qui dépeçait si lestement l’Europe et distribuait les royaumes. « Il est fou ! .. » a-t-il même chuchoté un jour à l’oreille de son compagnon ; mais, avant de récriminer contre une parole si cruellement expiée depuis, on ferait peut-être bien de se rappeler le passage suivant d’une dépêche qu’écrira encore l’année d’après le général Govone : « En me parlant du comte de Bismarck, M. Benedetti me dit que c’était un diplomate pour ainsi dire maniaque[22], » et M. Benedetti eut soin d’ajouter qu’il connaissait son homme de longue date, qu’il le « suivait » depuis tantôt quinze ans ! ..

Ne fallait-il pas en effet être quelque peu maniaque, avoir ce « petit grain de folie » que Molière attribue à tous les grands hommes, que Boerhaave, lui aussi, croit trouver à tout grand génie[23], pour lancer la monarchie de Brandebourg dans une aventure aussi éminemment périlleuse que fut celle de 1866 ? Le ministre de Guillaume Ier le disait bien du reste à Paris, qu’il allait peut-être au-devant d’un second Olmütz, et ses biographes citent de lui une parole tout autrement caractéristique encore : « que la mort sur l’échafaud n’est en certaines circonstances ni le plus déshonorant ni le pire des trépas. » Au point de vue diplomatique, sa seule assurance était l’amour profond de Napoléon III pour la cause italienne, et après comme avant Biarritz le « Neptune de Virgile » se dressait toujours menaçant, libre de prononcer son quos ego : une fois la guerre déclarée et commencée, la France pouvait toujours venir dicter la paix, poser les conditions ou convoquer un congrès. Le tout était donc de ne pas laisser à la neutralité bienveillante de Napoléon III le temps d’opérer ces changemens immanquables, le tout était de faire vite et bien, de frapper dès le début un coup qui dictât la paix à Vienne et le respect à Paris : la victoire n’était qu’à ce prix ! Or, outre qu’il y a eu de tout temps heur et malheur dans les choses de ce monde, — « que le Dieu tout-puissant est capricieux, » selon la singulière expression de M. de Bismarck à un moment des plus solennels[24], — jusqu’à quel point était-il permis de compter sur une armée formée depuis quelques années à peine, et qui pas plus que ses chefs n’a jamais fait la grande guerre ? Circonstance extraordinaire en effet, et qui fera l’éternel étonnement de l’histoire, des deux hommes éminens qui prenaient sur eux plus spécialement l’effrayante responsabilité de la lutte à engager, aucun n’avait exercé un commandement supérieur, n’avait illustré son nom sur un champ de bataille historique ! Avant 1864, la seule campagne à laquelle eût jamais assisté le général de Moltke fut celle de Syrie entre les Turcs et les Égyptiens ; en 1864, il avait porté les armes contre sa propre patrie dans cette invasion du Danemark qui n’était point certes faite pour produire des Turenne et des Bonaparte. Le général de Roon avait fait partie en 1832 d’un « corps d’observation » qui regarda les Français assiéger Anvers, et ne s’était distingué depuis que par des livres de géographie militaire. « D’après tout ce que nous avons entendu dire aux officiers, écrivait de Berlin le général Govone à la date du 2 avril 1866, l’armée n’est pas enthousiaste de la guerre contre l’Autriche ; il y a plutôt dans ses rangs de la sympathie pour l’armée autrichienne. Je sais bien qu’une fois la guerre déclarée, l’armée s’électriserait et ferait bravement son devoir, mais elle n’est ni un stimulant ni un appui pour la politique que veut faire prévaloir le comte de Bismarck[25]. »

Quant à l’opinion publique en Germanie, quant au sentiment national des blonds enfans d’Arminius, loin d’y trouver « un appui et un stimulant, » la politique du ministre prussien n’y rencontrait que répugnance et imprécations. Il fallait toute l’idéologie napoléonienne pour voir dans la lutte qui se préparait « la grande guerre pour la nationalité allemande ; » il fallait tout l’aveuglement de la presse autoritaire et démocratique en France pour assimiler l’entreprise de M. de Bismarck au-delà du Rhin à l’œuvre de Cavour dans la péninsule. La nationalité allemande n’était ni opprimée ni menacée nulle part ; aucun des états du Bund ne gémissait sous une domination étrangère ; les maisons régnantes dans le Hanovre, la Saxe, le Wurtemberg, la Bavière, etc., étaient des dynasties indigènes antiques et glorieuses, populaires et libérales ; la plupart de ces pays jouissaient d’un système constitutionnel et parlementaire inconnu à Berlin ; les villes de Francfort, Hambourg, Lubeck, Brême, étaient même des républiques ! Aujourd’hui que le succès a obscurci la conscience et jusqu’à la mémoire des générations contemporaines, et qu’une triste philosophie de l’histoire se trouve toujours à point pour justifier le présent en falsifiant le passé, on est tout près de reconnaître le mouvement a providentiel, » irrésistible, qui entraînait l’Allemagne vers l’unité prussienne et d’appeler presque avec M. de Bismarck la campagne de 1866 a un simple malentendu. » La vérité est que cette campagne fut une guerre civile, une lutte fratricide, et qu’il n’est pas jusqu’au peuple prussien lui-même qui n’en ait répudié la pensée et maudit l’auteur encore à la veille de Sadowa. A la veille de Sadowa, les villes principales du royaume, Cologne, Magdebourg, Stettin, Minden, etc., envoyaient des adresses au souverain en faveur de la paix et contre « une politique funeste du cabinet ; » la grande corporation des marchands de Kœnigsberg, de la cité de Kant, décidait même de ne plus illuminer le jour de la fête du roi. Dès son arrivée à Berlin, le général Govone écrivait : « Non-seulement les hautes classes, mais encore les classes moyennes sont contraires ou peu favorables à la guerre. Cette aversion se voit dans les journaux populaires ; il n’existe pas de haines contre l’Autriche. De plus, quoique la chambre n’ait ni grand prestige ni grande popularité, les débats créent encore des adversaires au comte de Bismarck. » Deux mois plus tard, et à l’approche des hostilités, il écrivait : « Malheureusement l’esprit public en Prusse ne se réveille pas d’une manière sensible, même en face d’une situation si décisive, si vitale pour le pays[26]. »

Il est vrai qu’aucun de ces obstacles n’était de nature à ébranler le président du conseil à Berlin dans ses résolutions, ni à ralentir la marche qu’il s’était tracée. Il en était tout autrement par contre des difficultés et des hésitations auxquelles il se heurtait à la cour même, auprès des perruques de Potsdam, auprès de son souverain surtout, et en mainte circonstance le « comte de fer » put bien dire comme certaine éminence rouge « que le cabinet du roi et son petit-coucher lui donnaient plus d’embarras que l’Europe entière. » Malgré la foi de Guillaume Ier dans sa « mission d’en haut, » malgré la résolution également forte de garder à tout prix son bon port de Kiel, il n’envisageait pas moins une lutte ouverte avec l’empereur d’Autriche, un acte d’hostilité déclarée contre ce souverain allemand qui portait le nom vénéré de Habsbourg, comme la dernière des extrémités, et il ne voulait y recourir qu’après avoir épuisé tous les moyens d’une transaction amiable. Pour ce cas extrême, et à l’encontre de l’empereur Napoléon III, il préférait aussi de beaucoup la petite guerre pour les duchés à « la grande guerre pour la nationalité allemande ; » mais ce qui lui répugnait avant toute chose, c’était l’idée d’un pacte avec l’Italie, d’un pacte véritable, offensif et défensif, au lieu d’un traité « générique » portant une vague déclaration d’alliance et d’amitié et destiné seulement, ainsi qu’on le lui avait persuadé d’abord, à faire réfléchir l’Autriche et l’amener à composition. Lui, le loyal Hohenzollern, faire la guerre à un Habsbourg de compte à demi avec un welche, — lui, l’oint du Seigneur, le vieux combattant de la sainte alliance, devenir le frère d’armes d’un Victor-Emmanuel, ce représentant de la révolution, cet usurpateur qui avait renversé tant de princes légitimes, assiégé et détrôné son propre neveu, et fait asseoir auprès de lui, dans les carrosses du roi, Garibaldi en chemise rouge !

Les défaillances et les remords à ce sujet étaient très sincères, quoi qu’on en ait dit, et il ne fallait rien moins que l’art merveilleux de M. de Bismarck pour triompher à la longue de ces syncopes de la « mission, » pour opérer ces tumeurs de la conscience. « Voilà mon médecin ! » devait dire un jour à une princesse russe qui le félicitait de sa bonne mine le vieux monarque de Prusse en désignant son premier ministre[27]. La difficulté d’entraîner le roi, de triompher de ses superstitions, de ses anciennes idées, de ses scrupules légitimistes, — ces mots reviennent sans cesse à la bouche de M. de Bismarck dans les entretiens confidentiels du printemps 1866, que les précieux rapports du général Govone ont si heureusement conservés pour la postérité. Assurément, en étudiant ces rapports, ainsi que les autres dépêches que M. le marquis La Marmora a bien voulu livrer au public, on peut se donner le spectacle d’une comédie à cent actes divers, tous peu faits pour honorer la nature humaine ; on peut s’y demander qui l’emporte en duplicité de langage et en œs triplex du front, des petits-fils de Machiavel ou des héritiers de l’ordre teutonique ; on peut y admirer comment, pour employer une expression ingénue du négociateur italien, la vipère méridionale tâche de mordre le charlatan du nord, et le charlatan de mettre son pied sur la vipère[28]. Ce qui toutefois est le plus curieux et le plus instructif dans ces documens, c’est de voir la quantité de choses que le président du conseil de Prusse est parvenu dans ce court espace de quelques mois à faire apprendre à son royal maître, la quantité plus grande encore qu’il a su lui faire oublier. Un de ces oublis les plus remarquables sans contredit est certaine parole d’honneur transmise en juin 1866 par une personne très auguste à l’empereur François-Joseph, qu’il n’y avait aucun traité de signé avec l’Italie[29], alors que ce traité, un traité d’alliance offensive et défensive en bonne et due forme, comptait à ce moment déjà deux mois d’existence, qu’il avait été signé le 8 avril à Berlin par les plénipotentiaires respectifs, ratifié par le roi d’Italie à Florence le 14, et ratifié ensuite le 20 par le roi de Prusse à Berlin…

A côté de l’Italie officielle, le ministre de Guillaume Ier eut soin de s’attacher également l’Italie souterraine, celle qui grondait dans les bas-fonds de la jeune monarchie, et le général La Marmora se plaint à plusieurs reprises, dans son livre si intéressant, « des relations intimes et cordiales que le ministre de Prusse à Florence, le comte Usedom, entretenait avec quelques membres du parti de l’action, » et dont il ne suivait que trop souvent les malencontreux avis. De son côté, le consul de Prusse à Bukharest tenait en main (février 1866) le fil d’une conspiration qui devait amener la chute du prince Couza et ménager un appoint considérable à l’action du gouvernement de Berlin. « Le libéralisme est un enfantillage qu’il est facile de mettre à la raison ; mais la révolution est une force dont il faut savoir se servir, » avait dit un jour à Paris le chevalier de la Marche, et il ne tarda pas à prouver les deux vérités de son aphorisme. On sait que ses rapports avec Mazzini furent continués longtemps même après Sadowa[30], et les engagemens contractés en 1866 envers la Prusse par les chefs magyars ont pesé depuis, pèsent encore à l’heure qu’il est, et beaucoup plus qu’on ne le soupçonne généralement, sur la politique extérieure de l’empire des Habsbourg. C’est aussi dans les conciliabules des hommes de la révolution européenne que fut élaboré le plan de campagne fantastique que M. d’Usedom voulut imposer au général La Marmora dans sa fameuse dépêche du 17 juin[31] ; il y recommandait de faire une guerre à fond, de tourner le quadrilatère, de longer l’Adriatique, de pénétrer en Hongrie, que soulèverait aussitôt le nom de Garibaldi : « nous frapperons ainsi l’Autriche, non aux extrémités, mais au cœur ! » Quant à l’essai de former sous les ordres du général réfugié Klapka une légion composée des déserteurs de l’armée autrichienne, le président du conseil de Prusse a bien voulu affirmer devant les chambres de Berlin, dans son discours célèbre du 16 janvier 1874, qu’il avait repoussé avec énergie tous ces projets au commencement de la guerre. « Ce n’est qu’après la bataille de Sadowa, au moment où l’empereur Napoléon III, par une dépêche télégraphique, avait fait entrevoir la possibilité de son intervention, ce n’est qu’alors, et comme un acte de légitime défense, que j’ai non pas ordonné, mais seulement toléré la formation de cette légion hongroise. » Malheureusement les dates ne sont guère d’accord avec les déclarations du chancelier actuel d’Allemagne. La bataille de Sadowa eut lieu le 3 juillet ; or dès le 12 juin M. de Bismarck faisait savoir au gouvernement italien qu’il avait définitivement accepté le concours des défections slaves et hongroises[32], et il demeure avéré que, bien avant Sadowa, bien avant même tout commencement de guerre, le gouvernement prussien avait eu recours à un moyen qui, selon les propres expressions du chancelier, devait « exciter à la révolte et à la trahison les régimens magyars et dalmates de l’armée autrichienne. » N’oublions pas du reste que, tout en traitant avec Mazzini et M. Klapka, le ministre de Guillaume Ier ne se faisait pas faute de dénoncer à l’Europe l’esprit jacobin de la maison de Habsbourg : « Le roi, notre auguste maître, disait une dépêche prussienne du 26 janvier 1866, est douloureusement affecté de voir se déployer (dans les duchés de l’Elbe), sous l’égide de l’aigle autrichienne, des tendances révolutionnaires et hostiles à tous les trônes. Si à Vienne on croit pouvoir assister tranquillement à cette transformation d’une race distinguée jusqu’ici par ses sentimens conservateurs en un foyer d’agitations révolutionnaires, nous ne pouvons le faire de notre côté, et nous sommes décidés à ne pas le faire. »

C’est au milieu de pareilles menées ténébreuses et de négociations plus ou moins régulières, de préparatifs de guerre et d’échanges continuels de notes, de luttes parlementaires aussi et de combats presque journaliers avec les « perruques » de la cour, que se passèrent pour le président du conseil à Berlin les six premiers mois de l’année 1866, et rarement homme d’état eut à traverser une période plus troublée, plus émouvante. Les flots des événemens lui faisaient tantôt toucher le rivage, tantôt le rejetaient au large et semblaient l’éloigner plus que jamais de son but. Ce fut par exemple un grand coup de fortune que cette révolution en Roumanie et l’acclamation du prince Hohenzollern par le peuple de Bukharest, car cet incident fermait brusquement une porte par laquelle, d’après l’opinion de plus d’un homme politique d’alors, la question vénitienne aurait pu s’en aller en paix[33], et c’étaient des mains françaises qui avaient contribué à l’installation du jeune prince prussien sur les bords du Danube ! L’instant d’après toutefois, M. de Bismarck fut de nouveau réveillé de sa sécurité par des bruits vagues sur des pourparlers engagés entre l’Autriche et la France touchant la ville de Saint-Marc. Il en profita du moins pour décider le roi à signer le traité secret du 8 avril avec le gouvernement de Florence ; mais bientôt l’offre de désarmement faite par le cabinet de Vienne, les débats au sein du corps législatif et les manifestations de l’opinion publique en France, de plus en plus favorable à la cause de la paix, apportaient une accalmie désespérante et redonnaient courage aux nombreux partisans de l’Autriche à la cour de Guillaume Ier. L’empereur Napoléon III rendit alors au ministre prussien le service signalé de remettre en mouvement la grande machine politique qui commençait à se ralentir ; il prononça le discours d’Auxerre (6 mai) et jeta un défi plein d’imprécations aux traités de 1815. Cela ne l’empêcha point pourtant de dérouter aussitôt tous les plans de M. de Bismarck par la proposition soudaine d’un congrès, et, sous le coup de ce nouvel incident qui semblait tout compromettre, le président du conseil à Berlin parla pour la première fois de compensations pour la France. « Je suis bien moins Allemand que Prussien, dit-il au général Govone ; je n’aurais aucune difficulté à céder à la France tout le pays compris entre le Rhin et la Moselle, mais le roi aurait des scrupules très graves[34]. » Bien entendu, il eût demandé en retour au gouvernement français une coopération active à la guerre, ce qui n’entrait aucunement dans les vues de Napoléon III, ce que l’état de l’opinion en France ne permettait même pas de concevoir. Sur ces entrefaites, il apprenait que de nouvelles négociations venaient d’être entamées entre l’Autriche et la France au sujet de Venise, et que d’un autre côté le roi faisait à son insu des propositions à l’empereur François-Joseph pour un arrangement amiable : Guillaume Ier préférait toujours la petite question des duchés à la grande guerre pour la nationalité allemande ! On se doute quel dut être à ce moment l’état d’esprit du ministre qui, depuis bien des mois déjà, se plaignait devant le comte de Barral, le plénipotentiaire italien à Berlin, d’être trahi par ses agens à Londres, à Florence et à Paris. Il croyait de plus sa vie en danger depuis un attentat fait sur sa personne le 7 mai ; il n’était pas sans inquiétude sur son séjour à Paris pendant le congrès auquel il allait participer et qu’il redoutait à tant d’autres égards encore. « Il ne sort plus qu’accompagné, mandait le comte de Barral le 1er juin, et des agens de police français viendront jusqu’à la frontière pour le suivre pendant tout le voyage[35]. »

Le voyage n’eut pas lieu, comme on sait ; la Prusse, selon le mot de M. d’Usedom, fut « sauvée du congrès, » et le prince Gortchakof n’a pas peu contribué à cette œuvre de salut. Ami toujours secourable, il fut le premier à penser que la conférence projetée n’avait pas de « but pratique » avec les réserves que voulait y apporter l’Autriche[36], et donna ainsi le signal de la déroute générale. Dès lors M. de Bismarck se remit à « travailler l’esprit de son royal maître, » et il finit par lui enlever jusqu’au dernier scrupule. « Sa majesté, télégraphiait encore à la date du 23 mai le comte Barral de Berlin, était très émotionnée de la situation, dont elle parlait avec de grosses larmes aux yeux. » Quinze jours plus tard, le 8 juin, le roi ne pleurait plus, mais « il y avait encore dans sa voix quelque chose de triste indiquant clairement la décision d’un homme résigné qui ne croit pas pouvoir faire autrement. Sa majesté m’a dit qu’elle avait pleine confiance dans la justice de sa cause. J’ai la conscience nette, a-t-elle ajouté d’un air ému et en portant la main sur son cœur ; longtemps on m’a accusé de vouloir la guerre dans des vues ambitieuses, mais maintenant le monde entier sait quel est l’agresseur[37]. »

« Je reviendrai par Vienne ou par Munich, ou je chargerai avec le dernier escadron, avec celui qui ne revient pas, » dit M. de Bismarck à un ambassadeur étranger au moment de quitter Berlin avec le quartier-général, le 30 juin 1866. Deux jours après, il se trouvait déjà à Jitschin, sur le champ encore fumant d’une grande bataille qui venait d’être livrée. « J’arrive à l’instant même, écrit-il Il sa femme de Jitschin ; le sol est encore jonché de cadavres, de chevaux et d’armes. Nos victoires sont beaucoup plus grandes que nous le croyions… Envoie-moi des romans français à lire, mais pas plus d’un seul à la fois. Que Dieu te garde ! » Ceci était écrit le 2 juillet 1866 ; le lendemain avait lieu la bataille de Sadowa ; le lendemain l’Allemagne se trouvait aux pieds de ce singulier amateur de romans français, et l’empereur Napoléon III était douloureusement réveillé de son roman à lui, de son long rêve humanitaire. Comme la Titania du Midsummer right’s dream, la France impériale s’apercevait tout à coup que, dans un état d’hallucination inconcevable, elle avait caressé un monstre.

Et pendant que tant de choses se passaient sur la scène du monde, grandes, merveilleuses et terribles, la Russie continuait à bouder et à se recueillir : elle se recueillait dans l’adoration perpétuelle de la Prusse. On cherche en vain la trace de son action dans des événemens qui concernaient pourtant à un si haut point ses intérêts, ses alliances de famille, ses traditions séculaires. « Puisque j’en suis à la Russie, écrivait M. Benedetti à son chef au printemps de l’année 1866, laissez-moi noter que j’ai toujours remarqué, non sans surprise, l’indifférence avec laquelle le cabinet de Saint-Pétersbourg m’a paru, depuis l’origine, envisager les prétentions de la Prusse et l’éventualité d’un conflit entre les deux grandes puissances germaniques ; que je n’ai pas été moins frappé de la constante sécurité dans laquelle j’ai trouvé M. de Bismarck sur l’attitude et les intentions de l’empire du nord… » La Russie se tait en 1865 pendant la crise de Gastein ; au mois de mai 1866, elle n’accepte l’invitation au congrès que pour en désespérer la première et en décourager les autres puissances ; elle est absente des délibérations de Nikolsbourg et de Prague, elle y laisse à la France le soin de faire des efforts pour le sud de l’Allemagne, pour la Saxe, elle lui laisse même l’honneur de stipuler une clause en faveur du malheureux Danemark, la patrie de la future tsarine ! Un moment, il est vrai, M. d’Oubril, l’ambassadeur russe à Berlin, un diplomate de la vieille école, s’était montré fort alarmé des victoires et des conquêtes du Hohenzollern ; il fut mandé en toute hâte à Saint-Pétersbourg et « en revint peu de semaines après totalement rassuré et affectant une satisfaction que n’ont plus troublée un seul instant ni les revers des princes allemands alliés de la maison de la Russie, ni les développemens que la Prusse a donnés à sa puissance militaire[38]. » Le prince Gortchakof ne sacrifiait pas aux vieilles idoles du droit des nations et d’équilibre, il ne partageait pas certains préjugés touchant la « solidarité qui existerait entre tous les intérêts conservateurs » et il avait l’âme trop haute pour jalouser un bon voisin. D’ailleurs lui aussi n’avait-il pas « vaincu l’Europe, » trois ans auparavant, dans la campagne mémorable de Pologne ? Des personnes augustes, des princesses et des grandes-duchesses avaient beau dire, avec les femmes de la Bible, que Saül en a tué mille, mais David dix mille ; elles avaient beau montrer leurs parens spoliés et leurs patrimoines confisqués : Alexandre Mikhaïlovitch n’enviait pas les jeunes lauriers de son ancien collègue de Francfort devenu chancelier de la confédération du nord. Il se réjouissait de voir l’Autriche bien punie et la France bien mortifiée ; pour le reste, il estimait que rien n’était changé et qu’il n’y avait qu’un grand chancelier de plus dans ce siècle.


JULIAN KLACZKO.

  1. Voyez la Revue du 15 juin et du 1er juillet.
  2. Voyez la célèbre dépêche circulaire de M. de Bismarck, du 24 janvier 1863, où il rend compte des curieux entretiens qu’il eut avec l’ambassadeur d’Autriche, le comte Karolyi, dans les derniers mois de l’année 1862, aussitôt après son avènement aux affaires.
  3. « Pourquoi en effet des institutions représentatives ne seraient-elles pas accordées en même temps au royaume de Pologne et à l’empire de Russie ? » Dépêche de lord John Russell à lord Napier, du 10 avril 1863.
  4. « Cette connivence de l’Autriche n’est pas ce qu’il y a de moins remarquable dans l’histoire de cette insurrection. » Dépêche confidentielle de M. de Tengoborski à M. d’Oubril, 4 février 1863.
  5. « L’insurrection polonaise, à laquelle sa durée imprimait un caractère national, » devait dire l’empereur Napoléon III lui-même dans son discours du 5 novembre 1863.
  6. « Dans les précédentes occasions, M. de Bismarck m’a toujours parlé de la probabilité que l’armée russe serait trop faible pour étouffer l’insurrection. » Dépêche de sir A. Buchanan, 21 février 1863. — Il tint le même langage au ministre d’Autriche, comte Karolyi. De son côté, le directeur de la chancellerie diplomatique du grand-duc Constantin écrivait dès le 4 février, à la première nouvelle de l’envoi des généraux prussiens pour la conclusion d’une convention militaire : « Tout en reconnaissant la courtoisie de la mission de ces messieurs, nous ne pouvons pas nous rendre un compte exact de ce qui l’a motivée. Il n’y a pas de pericolo (sic !) in mora, et nous n’en sommes pas à avoir besoin de la coopération des troupes étrangères… Le gouvernement prussien fait le diable beaucoup plus noir qu’il n’est en effet. » Dépêche confidentielle de M. de Tengoborski à M. d’Oubril, ministre de Russie à Berlin.
  7. Les journaux allemands de l’époque ont publié cet entretien d’après le propre récit de M. Behrend, qui ne l’a pas démenti. Voyez entre autres la Gazette de Cologne du 22 février 1863.
  8. Dépêche de M. Buchanan de 17 octobre 1863. Inclosure. — Minute of conversation between M. de Bismarck and sir A. Buchanan.
  9. Cherchant une issue tant soit peu honorable à la campagne si follemont engagée, le chef du foreign office avait imaginé vers la fin de septembre (à la suite du discours de Blairgowrie) de déclarer l’empereur Alexandre déchu de ses droits sur la Pologne « pour n’avoir pas rempli les conditions en vertu desquelles la Russie a obtenu ce royaume en 1815. » La France devait faire une déclaration analogue ; mais M. Drouyn de Lhuys, devenu prudent, et pour cause, ne voulut expédier sa note qu’après que celle de l’Angleterre fut parvenue au prince Gortchakof. Lord Russell écrivit donc sa dépêche ; elle fut lue au conseil, approuvée par lord Palmerston, et copie en fut donnée au ministre des affaires étrangères de France. Déjà lord Napier avait été avisé d’informer le prince Gortchakof d’une « communication importante » qu’il aurait bientôt l’honneur de lui transmettre, et le duc de Montebello était également instruit par le gouvernement français d’avoir à appuyer son collègue de la Grande-Bretagne dans sa déclaration solennelle ; déjà même le document tant débattu était parti pour sa destination et s’acheminait vers Saint-Pétersbourg… quand soudain, et à l’ébahissement indicible des initiés, un coup de télégraphe arrêtait brusquement en Allemagne le courrier porteur de la note ; un autre coup de télégraphe informait lord Napier qu’il ne serait plus donné suite à « l’importante communication. » C’est que dans l’intervalle le comte Bernstorff était venu faire lecture au foreign office d’une dépêche prussienne où M. de Bismarck invitait le principal secrétaire d’état à prendre garde à sa démarche, — car, si le tsar était déclaré déchu de ses droits sur la Pologne pour sa violation du traité de Vienne, les gouvernemens allemands pourraient bien aussi déclarer de leur côté le roi de Danemark déchu de sa souveraineté sur les duchés de l’Elbe pour n’avoir pas rempli tous les engagemens du traité de Londres… Lord John Russell rappela le courrier et déchira la note. — Voyez, dans la Revue du 1er janvier 1865, Deux Négociations de la diplomatie contemporaine ; M. de Bismarck et l’alliance du nord.
  10. « En 1848, le Danemark avait demandé la protection de la France ; M. Bastide, alors ministre des affaires étrangères sous la république, prit chaudement (warmly) la cause, et il fut même question d’envoyer 10,000 hommes pour assister les Danois dans la défense de leur pays… » Dépêche de lord Cowley du 13 février 1864. — Voyez aussi les curieuses dépêches de M. Petetin, alors envoyé de la république en Hanovre.
  11. Les feuilles officieuses de Berlin ont renouvelé ce raisonnement dans leurs récentes discussions sur les lois de garantie accordées au saint-siège. Le pape, argumentaient-elles, ne peut pas être traité en souverain, vu qu’il n’y a pas moyen d’exercer contre lui des représailles en se saisissant de ses états.
  12. Voyez la Revue du Ier octobre 1868, les Préliminaires de Sadowa, ainsi que l’ouvrage si instructif du général La Marmora, Un pi più di luce, Firenze, 1873.
  13. Il n’est pas inutile de marquer en passant les circonstances au milieu desquelles s’étaient produites ces nouvelles candidatures. Sommé par la conférence de Londres de formuler ses prétentions, M. de Bismarck n’avait pu faire autrement que de suivre l’Autriche et se prononcer (28 mai 1864) pour le duc d’Augustenbourg. Le 2 juin, à la réunion suivante de la conférence (le télégraphe avait eu le temps de jouer), le plénipotentiaire russe déclarait inopinément que l’empereur, son auguste maître, « désirant faciliter autant qu’il dépendait de lui les arrangemens à conclure, » avait cédé ses droits éventuels, comme chef de la maison Holstein-Gotorp, à son parent… le grand-duc d’Oldenbourg ! Le 18 juin, un autre parent de l’empereur Alexandre II, le prince Frédéric-Guillaume de Hesse, venait également faire valoir ses droits à la succession, auprès de la conférence de Londres. — C’est là un exemple des nombreux et discrets services que le prince Gortchakof a su rendre à son ami de Berlin dans la triste campagne des duchés.
  14. Vers d’une chanson allemande.
  15. On a tâché de conserver à la traduction le caractère d’édifiante obscurité qui distingue l’original.
  16. « Quoi qu’on en puisse dire maintenant, si la France s’était montrée opposée à ces démarches (le traité de l’Italie avec la Prusse), nous ne pouvions courir les risques de nous trouver en face d’une alliance austro-française. La Prusse était aussi préoccupée que nous, peut-être même davantage, de l’attitude que prendrait la France dans le cas d’une guerre de la Prusse et de l’Italie contre l’Autriche. » La Marmora, Un po più di luce, p. 80. — Trois jours avant la signature du traité secret avec l’Italie, M. de Bismarck disait au général Govone : Tout cela, bien entendu, si la France le veut, car, si elle venait à montrer de la mauvaise volonté, alors rien ne pourrait se faire. Dépêche du général Govone au général de La Marmora du 5 avril 1860. Ibid., p. 139.
  17. Lettre de l’empereur à M. Drouyn de Lhuys du 11 juin 1866. C’est à cette lettre, solennellement présentée au corps législatif, que sont empruntées les citations qui suivent.
  18. Il s’est servi de cette expression plus d’une fois et d’un ton très convaincu dans le conseil des ministres avant 1866. Ce n’est que plus tard, après Sadowa et l’affaire du Luxembourg, qu’il parut par momens céder au « parti de l’action » dans ses visées sur la Belgique, sans toutefois jamais prononcer son plein acquiescement.
  19. Dépêche de M. Nigra du 8 août 1865. La Marmora, p. 45.
  20. Dépêche du général Govone du 17 mars 1866. La Marmora, p. 90.
  21. C’est à son retour de Biarritz que M. de Bismarck dit au chevalier Nigra ces mots significatifs : « Si l’Italie n’existait pas, il faudrait l’inventer. » La Marmora, p. 59.
  22. Dépêche du général Govone du 6 avril 1866. La Marmora, p. 139.
  23. Est aliquid delirii in omni magno ingenio. — Boerhaave.
  24. Au moment où commençaient les hostilités ; dépêche de M. de Barral du 15 juin 1866. La Marmora, p. 332.
  25. Dépêche du général Govone du 2 avril 1860. La Marmora, p. 131.
  26. Dépêches du général Govone du 2 avril et du 22 mai 1866. La Marmora, p. 131 et 245.
  27. George Hesekiel, III, p. 271.
  28. E la vipera avrà morsicato il ciarlatano. Dépêche du général Govone du 15 mars 1866. La Marmora, p. 88.
  29. C’est la reine Augusta qui l’avait affirmé dans une lettre à l’empereur d’Autriche, en disant avoir reçu à cet égard la parole d’honneur de son royal époux. Voyez la curieuse dépêche de M. Nigra du 12 juin 1866, ainsi que le télégramme du général La Marmora du même jour. La Marmora, p. 305 et 310.
  30. Après la mort du grand agitateur italien, les journaux de Florence ont publié ses lettres à M. de Bismarck pendant les années 1868-1869. En prévision d’une guerre entre la France et l’Allemagne, Mazzini y suggère le plan de renverser Victor-Emmanuel, si ce dernier se faisait l’allié de l’empereur Napoléon III.
  31. Il importe de faire observer que la partie stratégique de la note d’Usedom était une copie presque littérale d’un article de Mazzini publié dans le Dovere de Gênes, du 20 mai 1866.
  32. Voyez les notes de M. Usedom du 12 et 17 juin, ainsi que la dépêche du comte Barral du 15 juin. La Marmora, p. 316, 331, 345-348.
  33. Dans une dépêche du 1er mars 1806, M. Nigra rend compte au général La Marmora que, conformément à son autorisation, il a essayé d’entamer la question de l’échange des principautés danubiennes contre la Vénétie. Il a fait valoir les avantages que cette solution aurait pour la France et pour l’Angleterre, qui verraient ainsi s’accomplir pacifiquement les deux programmes des guerres de Crimée et d’Italie. Le ministre ajoute que l’empereur Napoléon III était resté frappé de cette idée. La Marmora, p. 119.
  34. Dépêche du général Govone du 3 juin 1866. La Marmora, p. 275.
  35. Télégrammes du comte de Barral du 7 avril et du 1er juin 1866. La Marmora, p. 141 et 266.
  36. Télégramme de M. de Launay, de Saint-Pétersbourg, du 1er juin 1866. La Marmora, p. 266. — On peut voir dans le même ouvrage avec quel empressement M. de Bismarck se saisit de cette opinion du chancelier russe et la transmit par le télégraphe aux divers cabinets.
  37. Télégrammes de M. de Barral. — La Marmora, p. 248 et 294.
  38. Benedetti, Ma Mission en Prusse, p. 90 et 254.