Victor-Havard (p. 280-282).
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XII

Le carnet mondain de Parisis et la plupart des journaux ont annoncé avec des détails féeriques, le mariage de Mlle Eva Moïnoff et de M. Storbeck, de l’agence Storbeck et Mohilow, l’une des maisons les plus importantes de Saint-Pétersbourg.

M. Storbeck arrivé à ce moment psychologique où le travailleur rêve de jouir enfin de sa fortune laborieusement conquise, de n’être plus seulement une masse solide qui soulève des monceaux de roubles, où l’on entrevoit la grande ville comme la terre promise d’un éden lointain, avait été trop heureux de rencontrer sur sa route cette exquise créature saturée de parisine qui lui apprendrait à dépenser ses millions, qui l’empêcherait de commettre des bévues risibles de rastaquouère et dont le salon serait tout de suite à la mode sans qu’il fût besoin pour cela de payer les dettes d’une demi-douzaine de clubmans décavés et de régler les notes de couturière de quelques mondaines authentiques. Un peu d’amour — de la surprise d’amour plutôt — avec cela et le banquier avait demandé la main de Mlle Moïnoff.

L’hôtel qu’ils habiteront dans le quartier des Champs-Élysées est acheté et ils en pendent la crémaillère, en décembre, dans un bal costumé éblouissant qui sera comme une résurrection lumineuse du xviiie siècle, une Kermesse de Watteau, où il n’y aura que des étoffes à ramages, des coiffures poudrées et des talons rouges.

Mlle Moïnoff qui ignorait la lamentable fin de son amie, lui a envoyé un faire-part timbré de sa devise bien slave : « On peut ce qu’on veut ! »

— La chanceuse ! s’est contenté de dire M. de Tillenay en le lisant, et durant quelques secondes, entre deux bouffées de cigare, il s’est remémoré l’étrange intrigue amoureuse dont il ne refusa pas d’être complice, la passion ardente, affolée, éperdue de ce couple de femmes détraquées l’une par l’autre, qui avait idiotisé et condamné la première et qui n’empêchait pas l’autre de se marier, de satisfaire ses appétits de luxe et de mondanité, de vivre désormais d’une tout autre vie et — qui sait — d’être à peu près une honnête femme.

Alors, comme si le dénouement l’amusait, le mari de Jeanne a murmuré avec son flegme habituel :

— Quelle drôle de blague que la vie !

FIN