Victor-Havard (p. 277-279).
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XI

C’est dans une coquette petite villa de l’avenue du Roule, à Neuilly, que Mme de Tillenay traîne maintenant les derniers jours, les heures comptées de sa misérable existence. Par-dessus les murs hauts hérissés de tessons et les volets de tôle peinte de la grille frissonnent des grappes de lilas et des feuilles de marronnier. La folie de la jeune femme est si douce, si inoffensive qu’on a pu l’enfermer dans cette maison de santé calme où les malades vivent à l’écart les uns des autres.

Jeanne est tombée en enfance comme une très vieille femme usée par les chagrins et les années lointaines. Elle balbutie des sons au lieu de parler. Elle ne se souvient de rien et on est forcé de la soutenir sous les bras pour marcher. Très pâle et très maigre, elle demeure immobile sur un fauteuil au soleil, ayant l’air de ne rien voir, de ne rien entendre et grignotant sans cesse des bonbons. On a essayé de lui donner des poupées pour l’amuser. Mais elle n’y prête aucune attention et n’a même pas la force de les tenir dans ses doigts ballants et inertes.

On l’enveloppe au lit dans une grande chemise de flanelle pareille à un sac d’où émerge seule sa tête et qui l’empêche de faire le moindre mouvement, de remuer ses bras ou ses mains, car comme un instinct machinal, un besoin de bête, ses habitudes vicieuses lui reviennent, tourmentent sa chair dès qu’elle est seule, dès que la chaleur des couvertures amoncelées se glisse le long de ses membres.

M. de Tillenay qui venait d’abord la voir tous les jours, espace ses visites de semaine en semaine et bientôt il se contentera d’envoyer prendre des nouvelles de Jeanne par un de ses domestiques. Il joue à la Bourse et en changeant d’hôtel il s’est débarrassé de tout ce qui appartenait à sa femme, comme si Mme de Tillenay n’existait déjà plus même dans sa mémoire. Un peu plus tôt ou un peu plus tard n’est-ce pas la même chose, et le docteur Fieuzet ne lui a-t-il pas dit froidement, au mois de juin :

— Votre femme, elle vivotera peut-être jusqu’à l’automne, mais elle ne dépassera pas l’hiver !