Victor-Havard (p. 180-196).
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VII

La lettre de Jacques découragea la pauvre petite qui se croyait sauvée, qui s’apprêtait à ouvrir ses bras tout grands à son mari, à se blottir peureusement contre lui. Elle en pleura de dépit pendant toute une nuit et, en la voyant à table, le lendemain, si pâle, avec des yeux rouges et cernés, si maussade et ne parlant presque pas, on s’inquiéta, on l’interrogea. Était-elle souffrante ou avait-elle reçu de mauvaises nouvelles ?

Et quand, harcelée de questions insidieuses, elle eut avoué avec une rougeur de gamine timide la cause apparente de ses gros chagrins, les hommes s’amusèrent beaucoup de cette fidélité exagérée et bonne tout au plus au temps où Pénélope tissait sa fameuse toile. On n’aimait pas un mari à ce point, surtout après plusieurs années de mariage et un enfant. Et elle méritait d’être trompée cent fois plutôt qu’une, pour poser si nettement sa candidature au prix Monthyon. D’abord, c’était très impertinent de réclamer ainsi son époux, de donner tous ces signes d’affliction et d’impatience parce qu’il n’apparaissait pas au premier signal, parce que leur séparation allait peut-être se prolonger huit jours de plus. C’était leur dire, sans la moindre périphrase, qu’ils comptaient moins que des zéros, qu’elle se moquait d’eux comme de sa dernière poupée, qu’elle les jugeait ennuyeux et inutiles.

Et M. de Grenier insinua à mots couverts que l’idole ne méritait peut-être pas d’être autant adorée, autant regrettée. Est-ce que les trois quarts des maris ne profitent pas des « déplacements et des villégiatures » de leurs femmes pour renverser d’un coup de pied le pot-au-feu conjugal et reprendre les habitudes perdues ? M. Thiaucourt ne valait pas mieux que les autres, n’était pas un phénomène dont on expose la tête dans les journaux de famille. Étant homme de lettres, il coudoyait trop de cabotins, trop de bas-bleus qui ont un article à placer pour ne pas être tenté de faire l’école buissonnière et M. de Grenier offrait cavalièrement de parier cent louis contre un sou que les « travaux urgents » du mari de Mme Thiaucourt avaient des cheveux roux, des lèvres maquillées et un nom de drôlesse plus ou moins connu.

— Tenez-vous le pari, madame ? ajouta-t-il en s’inclinant.

Luce recula. Les conjectures perfides de M. de Grenier l’inquiétaient, enfonçaient dans son cerveau endolori des soupçons encore incertains qu’un rien changerait bientôt en certitudes et en rancunes.

Fût-il coupable ou non, eût-il des maîtresses ou demeurât-il honnête, elle en voulait à son mari de l’exposer à être tournée en ridicule, à passer pour une Agnès stupide qu’on plaint et dont on se raille.

Son amour-propre en souffrait. Elle enrageait sourdement à la pensée qu’elle était peut-être une dupe, qu’elle défendait avec tant de vertu son honneur pendant que Jacques la reniait, lui mentait effrontément, galvaudait son cœur en des aventures inavouables.

Et l’enfant gâtée se montait elle-même la tête, amplifiait les choses au pire, sans raisonner une seconde, sans attendre des preuves évidentes et palpables d’un fait avancé en l’air par un soupirant naguère évincé.

Au dessert, elle prétexta une migraine et remonta dans sa chambre.

Eva la rejoignit promptement, déterminée à user des armes nouvelles que lui donnait le hasard et à achever le travail odieux ébauché par M. de Grenier. Elle entra discrètement sur la pointe des pieds, comme affectée du chagrin poignant de son amie et craignant de l’importuner par sa présence. Mme Thiaucourt était assise devant un petit bureau et noircissait du papier avec une anxiété fébrile et les nombreux brouillons chiffonnés et épars autour d’elle sur le tapis attestaient l’état de ses nerfs surexcités.

Mlle Moïnoff se pencha affectueusement par-dessus son épaule et murmura d’une voix caressante :

— Ma pauvre chérie !

Elle ne prononça que ces trois mots, mais avec une émotion si merveilleusement jouée, un accent de pitié si douloureux, une tendresse si passionnée, que Luce éclata en sanglots et se jeta brusquement au cou de son amie, la serrant, l’embrassant comme une consolatrice, comme une sœur. Eva tout doucement essuyait de ses lèvres les paupières grosses de larmes de son amie. Elle la soutenait, la calmait, la suppliant de ne plus pleurer.

— Calme-toi, Calme-toi, disait-elle. Ne suis-je pas là, moi ? Trouves-tu que je ne t’adore pas assez, ma chère ingrate ? Désormais, je t’aimerai davantage, je t’aimerai pour deux et tu ne regretteras pas d’avoir recouvré ta liberté entière, tu oublieras comme un mauvais rêve les déceptions amères que tu ne méritais pas !

Et Luce lui sourit, apaisée, tranquille, remerciant Mlle Moïnoff du regard — un lent et reconnaissant regard qui présageait la défaite prochaine de son être, qui laissait surprendre les aveux que sa bouche n’osait pas encore prononcer…

Mais cette soumission était purement cérébrale et plutôt un élan de sentimentalité qu’un consentement criminel de femme résolue à n’opposer aucune résistance aux mains alertes qui délaceront son corset.

Mlle Moïnoff n’avait réussi qu’à entr’ouvrir la porte de Luce. Il semblait que la jeune femme prît un singulier plaisir à la supplicier à petit feu, à l’exaspérer comme un chien auquel on tend et on retire tour à tour un morceau de sucre. Mise au pied du mur, suppliée de répondre enfin oui ou non, de fixer un terme à cette intolérable situation, Luce tergiversait à nouveau, cherchait à gagner du temps, se dérobait toujours comme épouvantée par l’inconnu, par ce qu’il y avait derrière le dernier obstacle à franchir.

La tête, le cœur, les lèvres ; des baisers, des rendez-vous, des serments, des bêtises, autant qu’Eva le voudrait ; mais que resterait-il après si elles descendaient si vite ensemble les autres échelons, si d’une bouchée elles mangeaient tout leur bien ? Elle appartenait à son amie du bout ambré de ses talons aux cheveux follets de sa nuque — elle le lui jurait sincèrement — mais il lui déplaisait de commettre sa première faute dans ce château où tout le monde se surveillait et qui ressemblait à une maison de verre. Elle n’était, en outre, pas assez préparée à se jeter dans un tel tourbillon. Et toutes ces raisons spécieuses se résumaient en la même phrase finale décourageante : « Plus tard, mais pas encore. »

Au fond, Mme Thiaucourt, dans son désir de rendre dent pour dent à l’homme dont elle s’imaginait être la dupe, touchée aussi par la constance inébranlable d’Eva, n’eût pas demandé mieux que d’ouvrir sa porte toute grande, et ce qui la retenait le plus, ce qui la refroidissait, c’était d’ignorer le terme où s’arrêteraient les transports amoureux de Mlle Moïnoff.

Elle rêvait une sorte de mise en scène violente, la surprise de la bibliothèque si bien close, un assaut suprême triomphant de ses forces, la ravissant, l’entraînant heureuse déjà et pâmée vers le lit où se consommerait sa faute sous l’ombre complaisante des rideaux tirés. Le dénouement s’accomplirait ainsi ou bien jamais. Les femmes longtemps vertueuses ont de ces raffinements profonds qui les sauvent parfois et retardent au moins leur chute.

Et Eva s’entêtait à rôder avidement autour de son amie comme un félin affamé qu’on tient à la chaîne. Aucun homme n’eût adoré et désiré une femme comme elle adorait et désirait la blonde et mignonne créature dont une force obstinée et comme invincible paraissait l’écarter. Elle vidait sa cervelle et s’idiotisait à prolonger cette lutte de tous les instants. Elle ne savait qu’inventer pour prouver son amour à Luce, pour l’émouvoir, pour tromper sa soif dévorante.

Elle achevait les bouts de cigarettes turques que la jeune femme avait fumées, se délectait à coller ses lèvres à la place encore humide de la salive de sa chère cruelle. Elle se levait à l’aube pour aller lui cueillir — à deux lieues du château — dans un jardin d’éclusier, des chrysanthèmes roses qu’elle aimait. Elle portait comme un scapulaire un sachet de satin bleu dans lequel elle avait caché des cheveux ramassés en secret entre les plis des draps, après le lever de Luce.

La nuit, ne pouvant dormir, comme harcelée par d’invisibles et lancinantes piqûres, pieds nus afin de ne réveiller personne, elle venait se coucher à sa porte, écouter le bruit vague et doux de son haleine et dans le silence, pendant des heures entières, égarée, hypnotisée par une ivresse croissante, elle se roulait sur le tapis jusqu’à ce que ses forces fussent complètement épuisées, jusqu’à ce qu’elle se raidît comme morte, les bras inertes et sevrée de toute pensée. Et elle rentrait ensuite à tâtons dans sa chambre, vacillant sur ses jambes, brisée comme après une course terrible mais certaine de dormir lourdement sans songer à rien.

Elle avait maintenant, elle si rose comme un fruit que le soleil n’a effleuré qu’à travers les feuilles, le teint plombé et luisant des poitrinaires et les paupières cernées de larges traits de bistre jusqu’aux pommettes. Plus d’appétit, plus de goût à rien, un ennui morne qui la faisait bâiller à chaque instant ; une apparence de mannequin qui occupait une chaise dans le salon ou dans la salle à manger mais qui ne prononçait pas une parole. Et elle ne ressuscitait à la vie que lorsqu’elle se retrouvait seule auprès de Mme Thiaucourt.

Cette exaltation désordonnée inquiétait Luce, et en voyant le changement de son amie, en scrutant les ravages de la maladie, elle avait un remords véritable, elle se reprochait de ne pas avoir repoussé au début les avances d’Eva, de s’être montrée coquette et engageante, d’avoir soufflé sur le feu qui flambait aujourd’hui comme un inextinguible incendie.

Elle qui n’avait jamais fait de mal à personne, jamais refusé l’aumône à un pauvre dans la rue, ne se montrait-elle pas bien dure, bien inexorable pour cette belle enfant qui se mourait de trop l’idolâtrer ? Pouvait-elle sans pitié prolonger ces angoisses muettes, repousser encore, repousser toujours l’amoureuse qui revenait malgré toutes les tortures subies, qui ne se lassait pas de souffrir et qui espérait en elle comme une religieuse dévote en son Dieu qui la récompensera, qui lui accordera les délices du Paradis ? Pour qui serait-elle charitable et bonne si ce n’était pour Eva qui lui témoignait une affection de tous les instants, depuis la soirée lointaine où Mme de Tillenay les avait présentées l’une à l’autre ?

Malheureuse d’un côté de sentir son amie en proie à une aussi irrémédiable démence, s’obstinant d’un autre à ne point céder, ballottée à droite et à gauche par un remous pareil, elle ne dormait pas plus que Mlle Moïnoff, elle avait aussi les yeux cernés et les joues pâles. Et, maintes fois pendant ces nuits où Eva se traînait à sa porte, entendant les soupirs, le froissement de son linge, elle se dressait sur son séant, elle écoutait et sautait tout à coup à bas du lit, décidée à lui ouvrir, à la recueillir dans ses draps bien chauds contre elle, à réchauffer la pauvre petite-folle comme une maman câline. Pourtant, elle ne tournait pas la clef, elle se recouchait bien vite, échappant encore à la tentation, mais avec peine, avec une colère latente contre elle-même, contre sa nature hésitante et timide.

Il fallait se dégager d’une façon ou d’une autre de cette stagnation intolérable, de ces essais infructueux qui n’aboutissaient à rien et qui les détraquaient toutes les deux inutilement. Eva risqua sa dernière chance.

Un jour, pendant une promenade dans le parc, elle confessa à Mme Thiaucourt les liens secrets qui l’attachaient à Jeanne de Tillenay. Elle mit tout son cœur au vif et lui raconta la vie passée — leur liaison libertine, d’abord au couvent, puis chez leurs parents et que n’avait pas interrompue le mariage de Mlle de Luxille. Elle lui lut les lettres d’amour toquées, remplies de détails obscènes, de souvenirs extasiés, d’appels inassouvis — comme brûlées par la flamme superbe d’un feu de joie — que Jeanne lui écrivait depuis sept ans.

Donc, c’était en vain qu’Eva avait sacrifié ce bonheur, renoncé à ces voluptés pour n’appartenir qu’à son amie nouvelle ; c’était en vain qu’elle avait trompé et repoussé sans pitié Mme de Tillenay. Luce ne prêtait pas plus d’attention à ses prières qu’aux feuilles sèches roulées par le vent en tourbillons dans les allées. Il lui suffisait d’être une idole froide devant laquelle on s’agenouille et dont aucune émotion ne ternit les prunelles d’émail.

Aimait-elle quelqu’un en ce monde ? Son cœur battait-il seulement dans sa poitrine immobile ?

Et puisque rien ne l’apitoyait, ne l’aiguillonnait, puisqu’elle avait moins de sens encore que de cœur, puisqu’elle prétendait se garder intacte et virginale pour un mari infidèle, Eva abandonnerait son rêve, reviendrait à la maîtresse longtemps négligée, aux sensations anciennes absurdement dédaignées. Luce l’approuverait, n’est-ce pas, d’être aussi sage, aussi raisonnable et Jeanne serait bien heureuse de reconquérir l’ingrate à force de baisers. Mme Thiaucourt l’interrompit avec des yeux mouillés de larmes.

— Je ne le veux pas… Tu m’appartiens et tu n’appartiens qu’à moi, méchante qui ne sait pas deviner qu’on l’aime et qu’on l’aime encore, qu’on ne pense qu’à elle, qu’on n’a plus que la force de lui donner tout ce qu’elle voudra prendre.

Elle prononça très lentement ces derniers mots d’une voix faible qui s’entendait à peine, et Eva transportée en savoura sur ses lèvres les promesses exquises. Ce long baiser raffiné, fou, insatiable qui les anéantissait en même temps dans un frisson de plaisir renaissant et maladif, les grisa tellement qu’elles chancelèrent et durent s’asseoir dans l’épaisse toison de feuilles amoncelées sur l’herbe.

Le soleil de cette fin de journée d’automne était aussi pâle, aussi doux qu’une clarté de cierge. Entre les troncs des arbres verdis de mousse et les statues de marbre, la nappe verte de l’étang transparaissait reflétant les nuages gris et les passées d’oiseaux voyageurs qui s’enfuyaient à tire-d’aile. Les feuilles tournoyaient incessamment dans l’air, rouges et dorées. On entendait des sifflements de merles. Et le vent charriait des odeurs humides d’allées défeuillées, de chrysanthèmes refleuris, d’herbes à demi sèches, des odeurs amollissantes qui montaient au cerveau et poussaient à s’aimer.

Puis le crépuscule tomba, augmentant le mystère de ce paysage d’octobre, enveloppant comme d’une gaze bleuâtre les deux amoureuses si rapprochées, si enlacées qu’elles ne faisaient qu’une tache claire sur l’herbe rousse. Et cette ombre croissante les enhardit davantage, leur donna l’illusion d’une alcôve odorante où personne ne pouvait les surprendre, où les baisers appellent de nouveaux baisers moins sages, où l’on appareille vers des apothéoses plus radieuses.

Elles ne sentaient pas le froid de l’heure tardive traverser leurs robes légères, elles oubliaient le monde entier dans leur ravissement partagé et au milieu de ces parfums puissants, Eva ne respirait que l’odeur subtile et persistante qui s’exhalait des vêtements de Luce comme d’une fleur inconnue de conte bleu, une fleur marine que découvre le flux.

Et les heures s’écoulaient ainsi sans qu’elles eussent le courage de rentrer au château, de quitter cette couche de feuilles mortes où leurs corps avaient creusé comme un large nid.

Elles ne revinrent qu’à la nuit.

On n’attendait que leur retour pour se mettre à table, et l’on commençait déjà à s’inquiéter de cette disparition prolongée, mais elles inventèrent une histoire de promenade trop longue, de paysan qui leur avait mal indiqué leur chemin et, sauf Mme de Tillenay qui comprit à l’allure triomphante d’Eva tout ce qui s’était passé entre elles, personne ne soupçonna la vérité.

— Eh bien, murmura ironiquement à mi-voix Mme Thiaucourt, dans la soirée, au moment où elle servait le thé avec Eva, est-ce que vous avez toujours l’intention de me préférer Jeanne ? Ce serait si raisonnable et si sage !

Mlle Moïnoff lui répondit sur le même ton, en riant :

— Ne dis plus cela ou je t’embrasse devant tout le monde comme dans le parc !

Et durant toute la soirée elles se taquinèrent gaiement, se brouillant pendant cinq minutes, affectant de flirter avec M. de Grenier ou avec la baronne de Millemont, ayant le diable au corps, et de temps en temps, comme de jeunes mariés que surveillent des grands-parents, s’envoyant des baisers derrière leur éventail et se disant très vite dans une embrasure de fenêtre :

— Je t’aime, je t’aime, je t’aime !