Victor-Havard (p. 171-179).
◄  V
VII  ►

VI

« Tu me demandes si je m’amuse dans ce grand diable de château, — écrivait Mme Thiaucourt à son mari, deux jours après la scène où elle avait failli succomber si facilement. — Je ne sais trop que te répondre. Sais-je seulement comment je vis, s’il pleut ou s’il fait beau, en quelle saison, en quel pays nous sommes. À peine a-t-on le temps de respirer, de se regarder en courant dans une glace, de se rappeler, entre une figure de cotillon et une galopade à travers champs, qu’on est mariée, qu’on a des devoirs, etc., etc.

« Vous voyez, monsieur, que votre petite Luce devient tout à fait toquée et qu’il faut absolument que vous veniez la guérir et lui débiter un long sermon sérieux qui la convertira peut-être. Je vous préviens en outre, très charitablement, que tous ces messieurs me font la cour — une cour assidue et scandaleuse — ce qui désespère les pauvres jeunes filles à marier et navre la bonne vieille cousine Eudoxie. Voyons, tout cela vous décidera-t-il à entasser vos papiers au fond d’une malle et à rejoindre madame et bébé ? Lui aussi finira par vous oublier car il a une grande amie qui le gâte et le cajole du matin au soir comme une véritable maman. Elle s’appelle Eva Moïnoff et elle est jolie à miracle comme le sont les Russes quand elles se mêlent de l’être. Nous nous adorons et je ne me montrerai pas trop jalouse si vous l’aimez un tout petit peu. »

Et toute la suite de la lettre n’était que l’écho voilé de ses songeries intimes, de ses résistances, du combat moral qui se livrait en elle, qui l’éloignait d’Eva et la ramenait à la fois sous son autorité, du trouble demeuré dans son cœur depuis l’audacieuse tentative dont elle se sentait encore toute secouée.

Elle avait besoin de parler de son amie et n’éprouvait contre elle aucune colère. Plutôt étonnée que fâchée, elle ne pensait qu’à cette passion folle qui la flattait secrètement, qu’à ces baisers qui lui avaient révélé comme un monde nouveau, qui aussi emportés, aussi brûlants qu’une caresse d’homme se doublaient de la subtilité pénétrante, de la douceur extrême, de la science des sensations qu’ont des lèvres de femme. Ce souvenir l’affaiblissait, la tourmentait comme le travail d’un poison lent.

Elle se revoyait malgré elle dans les bras de Mlle Moïnoff, fermant les yeux, s’abandonnant, perdant la tête, gagnée par un frisson voluptueux qui chatouillait sa chair et s’enfonçait dans sa nuque comme une piqûre endormante. Eva semblait tant l’aimer, tant la désirer ! Il y avait dans le rayonnement de ses prunelles humides une telle béatitude qu’elle n’aurait pas eu — elle se l’avouait bien tout bas — la force et l’inclémence de la repousser, de lui faire de la peine.

Alors c’eût été excusable comme la griserie d’une coupe de champagne qui force à commettre des bêtises malgré soi. La solitude de cette bibliothèque silencieuse, les livres libertins lus si près l’une de l’autre, les choses apprises coup sur coup, la curiosité naturelle d’approfondir le secret à demi dévoilé par des confidences ambiguës n’étaient-elles pas des circonstances atténuantes ? Du moment qu’elle risquait la pointe de son petit pied au bord du gouffre — rien que pour regarder — n’aurait-elle pas pu glisser, tomber jusqu’au fond — accidentellement ?

À se replacer ainsi le même tableau devant les yeux, à analyser ses pudeurs et ses sensations, Mme Thiaucourt se démoralisait, faisait elle-même le jeu d’Eva. Son effarouchement honnête s’apaisait et — sans en convenir pourtant — elle regrettait la surprise perdue, la fin de journée malencontreusement interrompue au plus fort du danger. Certainement le roman n’irait pas plus loin. Elle ne s’exposerait plus qu’à bon escient, elle éviterait les tête-à-tête anciens et ne recommencerait pas ses fanfaronnades.

Elle était presque malade à son tour, fatiguée par l’énervement d’un plaisir incomplet, par une surexcitation fiévreuse qui l’empêchait de dormir et qu’augmentait l’impossibilité d’y mettre un terme. Mais dût-elle en souffrir davantage, Luce se jurait de repousser désormais les propositions de Mlle Moïnoff, de ne pas tromper l’homme qui l’aimait et croyait aveuglément en elle.

Serments inquiets et décevants ! Elle avait peur d’elle-même, de ne plus avoir assez de forces quand Eva reviendrait à la charge, s’agenouillerait de nouveau à ses pieds et l’embrasserait. Elle se débattait irrésolue, comme enveloppée de cette tunique de Nessus — cruel symbole de l’amour qui se colle à la chair, qui s’infiltre dans les veines, qui martyrise tout l’être.

Et les dernières phrases de la lettre montraient nettement l’état de son cœur ballotté, partagé entre la volonté de rester honnête malgré toutes les tentations et le désir obsédant de connaître le bonheur promis, — le bonheur coupable.

Luce câlinait son mari, le rappelait par ces mots accoutumés que les autres ne comprennent pas et qui sont comme des baisers cachés. Elle affectait d’être triste, impatiente de le reprendre et le suppliait de ne pas attendre la date d’abord fixée, de revenir tout de suite, aussi promptement qu’il le pourrait. Elle eût tout entrepris pour le décider, pour le sentir près d’elle et s’appuyer sur son bras.

Sa présence seule changerait le cours des idées malsaines qui l’aiguillonnaient, lui rendrait son énergie, l’armerait contre les assauts dont elle avait encore à craindre la secousse affolée.

Et elle lui disait comme en un billet de lune de miel :

« Je t’attends avec une impatience morose qui me fait compter les jours et les heures. Ce n’est pas bien de délaisser à ce point une pauvre petite femme qui a tant d’envie d’être adorée.

« Tu vas revenir, n’est-ce pas ? et nous ne nous séparerons plus jamais.

« J’ai si froid toute seule dans mon grand dodo — malgré les nombreuses couvertures amoncelées — et je te cherche instinctivement auprès de moi en dormant.

« Si cela se prolongeait, je t’assure que je ne connaîtrais plus le chemin de tes lèvres, que je te tournerais impitoyablement le dos comme quand je boude. Ainsi, gare à toi !

« Ce matin, en me réveillant — avant qu’on eût entr’ouvert les rideaux — je me souvenais de cette soirée d’août qui a été le prologue de notre mariage. Ô la tiède nuit, si calme, si pure, où nos chuchotements même faisaient trop de bruit !

« C’était au fond de l’allée des tilleuls alors tout en fleurs, sur la rampe de la terrasse qui domine la Millette. Nous étions assis à côté l’un de l’autre, mais nous n’osions guère nous dire des choses tendres, embarrassés d’être si seuls dans le noir.

« Aucun souffle n’agitait les feuilles. D’en bas, le murmure monotone de la rivière nous arrivait doux et faible comme un accompagnement en sourdine. Dans le ciel lumineux, des étoiles filaient semant de claires fusées d’or. Et comme j’étais encore petite fille malgré mes vingt ans et mes robes longues, je m’écriai tout d’un coup d’un ton étourdi :

— « Faites vite un souhait pendant que l’étoile file et il se réalisera !

« Et après, curieuse de savoir ce que vous pouviez désirer, monsieur, j’ajoutai :

— « Eh bien ! ce souhait !

« Alors tu me pris les mains dans les tiennes — si passionnément — et tu me répondis avec une lenteur de prière vibrante d’espoir :

« J’ai demandé que vous soyez bientôt ma femme, que nous nous aimions durant toute la vie autant et plus encore que nous nous aimons aujourd’hui, qu’il n’y ait rien de moi qui ne soit à vous, que nous confondions désormais nos joies et nos peines et que nous ne nous quittions pas un instant. Dis, veux-tu réaliser ce beau rêve amoureux, ma jolie petite Luce ?

« Et Luce ne fut pas assez sage, monsieur, elle eut bien tort d’épouser un vilain homme qui l’abandonne et méconnaît déjà ses engagements. Allons ! venez au grand galop vous faire pardonner tous vos torts et vous n’aurez pas à vous plaindre de la curieuse d’autrefois. »

Jacques répondit quatre longues pages désolées. Il ne pouvait s’absenter encore de Paris, compromettre de graves affaires en suspens, des travaux qu’il livrait au jour le jour à un journal et il la conjurait d’être un peu plus raisonnable et indulgente, de moins compter les heures.

N’était-elle pas chez les Luxille comme en un paradis ? Ne s’amusait-elle donc plus ou lui cachait-elle quelque chose ? Il l’adorait autant et davantage qu’au beau temps des veillées amoureuses et de leurs premiers aveux mais, hélas ! on ne combat pas pour la vie, selon la rude expression de Darwin, en contemplant toujours les étoiles filantes !