Victor-Havard (p. 45-52).
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IX

Cela ne lui suffisait pas.

Connaissant le fond et le tréfond de ces jouissances artificielles, n’ayant plus rien à apprendre de ce côté, Eva Moïnoff eut brusquement la tentation d’expérimenter le reste, de goûter au véritable fruit défendu. Sa tête était prise plutôt que ses sens.

Il y avait en elle plus de curiosité de l’inconnu — de curiosité inconsciente et irrésistible — que de détraquement physique. Elle tenait à savoir pourquoi tant de femmes foulaient aux pieds les choses sacrées, dégringolaient parfois jusqu’aux cinquièmes dessous perdaient la raison, faisaient les mille et trois folies quand l’amour, comme un oiseau de proie, s’agrippait à leur cœur.

Était-ce donc vraiment si doux, si désirable de se laisser brutaliser par un homme, d’écraser ses seins contre une poitrine vigoureuse, de meurtrir sa chair souple et rose à la peau rude des mâles et d’être dans ce duel la plus faible, l’instrument passif de plaisir qui répète n’importe quelle chanson, au gré du musicien ?

Quel secret mystérieux se cachait là-dessous ?

Eva le sut bientôt.

Elle était alors à Étretat, où ses parents avaient loué une villa dans le Grand Val. Les Luxille ne devaient les rejoindre, selon leur habitude, qu’à la fin d’août.

M. Moïnoff avait invité le fils d’un de ses amis à passer toute la saison au bord de la mer parmi eux.

Il s’appelait Iwan Petrowski. Un gars solide, bâti comme un hercule forain, musculeux, mais dont la figure poupine, les carnations roses, la fine moustache blonde et les larges yeux, un peu mélancoliques, avaient une séduction réelle.

À peu près ruiné, il s’était remis courageusement au travail et représentait à Paris une importante maison de pelleteries de Nidjni-Novogorod. La toison d’or de sa cousine, sa beauté capiteuse et son indifférence dédaigneuse lui avaient enfoncé en plein cœur un amour d’autant plus vivace qu’il le dissimulait soigneusement, qu’il en gardait pour lui seul les ardentes effusions, avec sa timidité honnête de camarade pauvre. Il rêvait de l’épouser, de devenir assez riche pour l’obtenir, de s’en faire aimer, et ses rêves l’attristaient, comme s’il en jugeait l’inanité amère, la réalisation impossible.

Eva le lut dans ses regards qui l’admiraient à la dérobée, dans ses paroles qui devenaient hésitantes quand il lui répondait. Elle devina les sentiments qui agitaient l’existence placide d’Iwan, les idées qu’il caressait malgré lui.

Choisir celui-là ou un autre, n’était-ce pas le même jeu maintenant qu’elle avait pris la ferme résolution de ne pas reculer, d’approfondir le problème ignoré jusqu’au bout.

Il se trouvait sur sa route. Elle n’avait qu’un désir à exprimer, qu’un mot à dire, et cela lui épargnait tous les ennuis d’un prologue, les chuchotements derrière l’éventail, les billets glissés en valsant, les soirées de flirtation, — les hors-d’œuvre du dîner qu’elle voulait croquer à sa faim, tout de suite.

Et elle parut enfin remarquer l’adoration muette d’Iwan. Elle fut plus clémente, plus attentionnée pour lui.

Ils se rapprochèrent. Il l’accompagnait dans toutes ses promenades comme un caniche. Au Casino, elle lui confiait son éventail et sa mantille de dentelles. Il pénétrait dans sa vie.

Et elle l’encourageait, elle l’enhardissait par ses questions, ses abandonnements, sa coquetterie, ses entretiens qu’elle prolongeait à dessein, les instants de solitude à deux qu’elle lui accordait comme pour le forcer à s’emballer, — ne fût-ce qu’une fois — à vider son cœur, à lui donner le prétexte d’une scène passionnée où l’on se livre en fermant les yeux, où l’on semble obéir à une force surhumaine qui dompte les pudeurs premières.

Mais comme il ne se guérissait pas de sa timidité juvénile et n’osait se permettre à l’égard d’Eva aucune familiarité un peu plus significative que l’habituelle poignée de main, elle se départit de sa réserve et brusqua crânement le dénoûment de l’aventure.

Il fallait en finir, car ces roucoulades de romance, ces aveux soupirés dans les chemins bordés d’ajoncs en fleurs, sur les falaises au bas desquelles les lames se brisent avec le même bruit monotone et sous les pommiers trapus qui cachent les toits de chaume des fermes, l’ennuyaient comme un air suranné trop souvent écouté.

Ce fut d’ailleurs banal.

Un soir d’étoiles où l’Océan charriait par milliers des étincelles lumineuses. Entre deux valses, sans que personne s’en aperçût, Mlle Moïnoff sortit du Casino avec Iwan.

Un vent léger soufflait du large et rafraîchissait leur visage. La marée montait. Des bateaux ouvraient leurs voiles dans l’ombre comme des ailes d’oiseaux nocturnes.

Le croissant de la lune luisait au-dessus des falaises. Une odeur molle de jardins venait du village, où les fenêtres allumées découpaient des carrés de lumière.

La nuit s’étendait calme et tiède.

Le couple marchait à petits pas sur la terrasse déserte du Casino. Des flonflons d’orchestre coupaient la plainte rythmique des paquets de mer qui balayaient les galets de la plage. Le bras d’Eva pesait sur le bras du jeune homme. Elle le frôlait de sa hanche en marchant et frissonnait par instants dans sa toilette légère.

— Est-ce bien sûr que vous m’aimez tant que ça ? s’écria tout à coup Eva en riant d’un rire nerveux.

— Vous en doutez donc encore ? répondit Iwan en lui saisissant les mains, qu’il serra dans les siennes à les briser. Vous doutez de moi qui n’adore que vous au monde.

— Vraiment, fit-elle, que moi ?

Et elle pencha sa tête si près de ses lèvres qu’il déposa sur les cheveux blonds un baiser furtif.

Ils étaient arrivés au bout de la terrasse. Derrière eux se profilait une de ces vieilles carcasses de bateau qu’on nomme là-bas des « caloges », et qui, recouvertes d’une toiture, servent de cabines aux baigneurs.

La porte n’avait pas été refermée par mégarde. Eva le remarqua aussitôt et sourit.

— Qu’on serait bien là-dedans pour bavarder à sa guise ! murmura-t-elle. Personne ne viendrait nous y déranger, et nous avons de si belles choses à nous dire…

Iwan rayonnait. Il la suivit docilement.

Ils s’assirent à tâtons dans le noir. Le plancher mouillé exhalait des relents de goudron.

Alors elle lui raconta toutes les extravagances qui germaient dans sa cervelle d’oiseau. Elle lui avoua la curiosité qui la tourmentait dans toute sa chair de vierge. Elle l’aimait. Elle voulait lui appartenir.

Pourquoi lui refusait-il obstinément ce qu’il eût accordé à toute autre femme ? Pourquoi détournait-il ses lèvres quand elle lui offrait les siennes, et avec ses lèvres tout son être avide d’ineffables tendresses ?

Elle l’aiguillonnait ainsi. Elle lui soufflait son haleine chaude au visage. Elle le soûlait comme d’une rasade de vin frelaté.

Il ne put se maîtriser et verrouilla la porte de la caloge.

Et durant une heure, tandis que l’océan roulait les galets avec un bruit sourd et pareil, leurs baisers claquèrent dans l’atmosphère épaissie de la cabine étroite dont craquaient les cloisons vermoulues comme au milieu d’un orage.

Lorsqu’ils ouvrirent la porte, chancelant sur leurs jambes lasses, Mlle Moïnoff n’ignorait plus le secret qui l’avait torturée, et redevenue froide, insensible, elle se moquait en elle-même de l’homme qui la ramenait, dégrisé maintenant et ayant un remords douloureux de cette scène où il n’avait joué cependant qu’un rôle de comparse.