Victor-Havard (p. 53-60).
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X

Iwan ne dormit point.

Eva l’avait quitté avec un bonsoir sec — ni fâché, ni affectueux — comme lorsqu’ils revenaient de leurs promenades habituelles.

On eût dit que rien d’extraordinaire ne s’était passé entre eux, qu’ils demeuraient aussi étrangers l’un à l’autre qu’auparavant — lui, ami pauvre charitablement invité à villégiaturer, elle, la jeune fille froide comme un bouclier d’acier, ayant des idées arrêtées sur le mariage et sur la vie et mesurant la distance qui la séparait de M. Petrowski.

Et pourtant, ce n’avait pas été un leurre de son imagination, une hallucination heureuse après laquelle on tremble de fièvre.

Il venait de la tenir dans ses bras. Il avait senti sa bouche chaude s’appuyer sur la sienne. Les cheveux décoiffés, la cernure bistrée de ses paupières, le rafistolage hâtif de sa toilette chiffonnée attestaient assez leur faute commune. Et le vent marin avait-il pu balayer l’odeur capiteuse qui saturait l’air tiède de la caloge ?

Pourquoi Eva redevenait-elle tout à coup impénétrable ?

Il pleura à chaudes larmes dans sa chambre.

Lui pardonnerait-elle d’avoir profité comme un misérable de l’instant d’égarement, de la tension des nerfs d’une femme, de l’avoir brutalement surprise, comme la première gueuse venue qu’on viole au coin d’un bois, le soir ?

N’aurait-il pas dû résister à l’impétueuse fougue de ses sens, se sauver de la cabine étroite où leurs corps se touchaient, où leurs haleines se confondaient et ne pas hésiter à paraître sot et grotesque aux yeux d’Eva ?

Comment réparerait-il sa mauvaise action ?

S’il demandait la main de Mlle Moïnoff, ne semblerait-il pas avoir obéi à un calcul malpropre, avoir songé à une dot plus ou moins belle ? Puis, le père d’Eva accueillerait-il favorablement sa demande, pratique et intéressé comme il l’était ?

Il doutait et croyait.

Et il s’ajoutait à cette torture morale l’inextinguible feu d’une sensation qui le consumait jusqu’aux moelles, comme la tunique empoisonnée de la légende païenne.

Maintenant le souvenir divin de la possession augmentait son amour. Il se fût déshonoré, il eût volé plutôt que de renoncer à l’enfant blonde dont il avait eu les prémices. Et jusqu’à la fin de sa vie, il garderait la griserie inoubliable que distillaient ses baisers, l’éblouissement radieux de ses cheveux, plus dorés que les moissons à la pleine chaleur des midis estivaux.

C’était comme un ensorcellement de tout son être condamné à aimer irrémédiablement.

On avait projeté pour la matinée du lendemain un pique-nique sur l’herbe à Yport. Eva allégua une migraine et n’y assista point.

M. Petrowski ne put la voir qu’au retour de cette partie, où il avait rongé impatiemment son frein.

Elle lisait au fond du jardin qui entourait la villa, sous une tonnelle de vigne vierge que perçaient comme des gouttelettes de sang les suprêmes rayons du soleil, qui se cachait au ras de l’horizon bleu. L’ombre des feuilles avivait sa pâleur. Et la jeune fille n’était qu’une tache blanche, onduleuse et vague, transparaissant sur ce treillage finement découpé comme une dentelle verte.

— Tiens ! vous voilà, Iwan ? dit-elle en refermant son livre.

Aucun trouble n’alanguissait sa voix, et elle reprit du même ton calme :

— Eh bien ? s’est-on beaucoup amusé, là-bas ? Racontez-moi ça, vite…

Elle lui fit une place auprès d’elle sur le banc. Iwan s’assit et essaya de lui prendre les mains. Mais elle le repoussa en riant d’un rire aigu et querelleur qui découvrait ses dents de jeune chien.

— Voyons, mon cher, nous n’allons pas recommencer les enfantillages d’hier ?

Ce mot imprévu d’ « enfantillage » sonna aux oreilles de M. Petrowski comme la note d’une cloche fêlée.

Il regarda Eva, croyant qu’elle plaisantait, qu’il y avait sous ces paroles une sorte de coquetterie nouvelle, le désir d’être grondée doucement, d’être démentie par une déclaration passionnée, un flux de serments et d’aveux.

Le rire d’Eva éclata de plus belle.

— Vous ne comprenez donc pas ? fit-elle.

Alors, Iwan, navré, l’implora, s’humilia devant elle. Il eut une éloquence de désespéré. Il confessait toute la gravité de ce coup de folie. Il se frappait la poitrine, mais Eva n’avait pas à redouter l’avenir, les conséquences de leur faute. Tout le monde l’ignorerait toujours et lui n’avait qu’un rêve, qu’un espoir, — l’épouser, légitimer loyalement, honnêtement le lien qui les enlaçait déjà.

Et, sans remarquer qu’elle piétinait le sable des hauts talons de ses mules, qu’elle bâillait et haussait les épaules, il continua son antienne pleurarde. Elle l’attendrait trois mois, deux ans — le temps de reprendre pied, de gagner une fortune digne de sa dot.

— Est-ce que cela vous prend souvent ? répondit Mlle Moïnoff avec des railleries dans la voix. Vous épouser, aliéner ma liberté parce qu’il m’a pris le caprice, un soir d’été, d’apprendre le mystère dont on nous épouvante tant, nous autres jeunes filles, de juger moi-même ce que vaut le fruit défendu… Perdez-vous la tête, mon pauvre ami ?

Iwan se taisait, accablé. L’écroulement de son bonheur l’assommait. Il n’avait plus de courage, plus d’intelligence. Les phrases cassantes d’Eva s’enfonçaient comme une lame aiguë dans son cœur. Il se mordait les lèvres pour ne pas sangloter, tant sa douleur était cuisante.

Eva ne lui épargna aucune désillusion.

— Je ne vous aime pas et ne vous ai jamais aimé… Pourquoi deviendrais-je votre femme ? Avouez franchement que vous n’en avez pas plus envie que moi… Ce serait d’une amitié trop exagérée, pas vrai ?

Elle gouaillait avec une effronterie croissante. Cependant, quand elle vit la figure d’Iwan se décomposer et ses paupières gonflées de larmes retenues, elle ressentit, malgré elle, une pitié pour l’homme qu’elle flagellait ainsi et elle lui tendit sa petite main.

— Vous m’en voulez, mon ami ? s’écria-t-elle. Vous m’en voulez beaucoup, n’est-ce pas, de vous dire la vérité ? Mais aussi, quelle drôle d’idée de prendre mes fantaisies au sérieux et de ne pas vous contenter de ce qu’on vous a donné !

Le soleil était tout à fait couché. Le crépuscule humide enveloppait le jardin.

Eva s’échappa en courant par les allées.

— Au revoir dit-elle ; je n’aurai jamais le temps de m’habiller pour le dîner. Vous ne recommencerez plus, plus jamais, n’est-ce pas ?

M. Petrowski ne se consola pas d’abord. Sa droiture, froissée, se révoltait ainsi que son orgueil.

Puis, la scène terminée, — les premiers moments de souffrance passés, — il se réjouit, au fond de lui-même, de ne pas avoir été le dindon de la farce, d’avoir été préservé des désagréables mésaventures qu’un tel mariage lui réservait fatalement. Et il retourna à Paris dès qu’il eut un prétexte poli pour remercier les Moïnoff de leur hospitalité.

Eva commit la sottise de confier son secret à Mlle de Luxille.