Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 4p. 294-303).
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IV

Les musiciens, des serfs du chef de la noblesse, placés dans le buffet aménagé pour le bal, les manches retroussées, à un signal se mirent à jouer la vieille polonaise « Alexandre-Elisabeth », et, à la lumière claire et douce des bougies de cire, dans une grande salle parquetée, commencèrent à se mouvoir en cadence : le général-gouverneur du temps de Catherine, avec une étoile, ayant au bras la femme étique du chef de la noblesse ; le chef de la noblesse, cavalier de la femme du gouverneur, et les autres personnages importants de la province groupés en diverses combinaisons et mutations. À ce moment, Zavalchevskï, en frac bleu, avec un col très haut, des bouffettes sur les épaules, en bas et en souliers, et répandant autour de lui une odeur de jasmin dont ses moustaches, ses parements et son mouchoir étaient abondamment inondés, et le beau hussard, vêtu du pantalon bleu clair et du dolman rouge brodé d’or, où pendaient la croix de Vladimir et la médaille de 1812, entrèrent dans la salle. Le comte était d’une taille moyenne, mais très bien fait. Ses yeux bleu clair, extrêmement brillants, ses cheveux blond foncé, assez longs, en boucles épaisses, donnaient à sa beauté un caractère remarquable. L’arrivée du comte était attendue au bal. Le joli jeune homme qu’il avait vu à l’hôtel l’avait déjà annoncé au chef de la noblesse. L’impression produite par cette nouvelle était différente mais en général pas absolument agréable. « Il se moquera de nous, ce gamin-là, » pensaient les vieilles femmes et les hommes. « Qu’arrivera-t-il s’il m’enlève ? » se disaient plus ou moins les jeunes femmes et les jeunes filles.

Dès que se termina la polonaise et que les couples se saluèrent réciproquement, les dames vis-à-vis des dames, les messieurs vis à-vis des messieurs, Zavalchevskï, heureux et fier, conduisit le comte vers la maîtresse de la maison. La femme du chef de la noblesse en éprouva un certain frisson intérieur : si ce hussard allait faire avec elle, devant tous, quelque scandale ! Elle se détourna fièrement et prononça avec mépris : « Très heureuse. J’espère que vous danserez. » Et elle le regardait avec méfiance et d’un air de dire : « Si tu fais cela, si tu offenses une femme, tu n’es qu’un lâche. » Cependant, par son amabilité attentive, son visage joli, gai, il vainquit bientôt cette méfiance, de sorte qu’au bout de cinq minutes, l’expression de la femme du dignitaire disait déjà à tous ceux qui la voyaient : « Je sais comment il faut mener ces messieurs, il a compris tout de suite à qui il parle, et maintenant il se tiendra ainsi envers moi toute la soirée. » Cependant le gouverneur, qui connaissait le père du comte, s’approcha de lui, et avec une grande bienveillance le prit à part et lui causa, ce qui rassura tout à fait le public de la province, et rehaussa le comte dans son opinion. Ensuite, Zavalchevskï le présenta à sa sœur, une jeune veuve grassouillette, qui depuis l’arrivée du comte le fixait de ses grands yeux noirs.

Le comte invita la veuve à danser la valse que jouaient en ce moment les musiciens et, par son art chorégraphique, détruisit complètement la prévention générale.

— Ah ! c’est un maître pour la danse, — dit une grosse propriétaire rurale en suivant les pantalons bleus qui passaient dans la salle, et comptant en pensée : 1, 2, 3 ; 1, 2, 3… — Un vrai maître !

— C’est comme s’il écrivait, tout à fait comme s’il écrivait, — fit une autre dame tenue par la société de la province, pour une dame de mauvais ton. — Il ne touche pas avec ses éperons. Admirable ! Très habile !

Le comte, par son art de danser, éclipsa les trois meilleurs danseurs de la province : l’aide de camp du gouverneur, un grand blond qui se distinguait par la rapidité de sa danse et parce qu’il tenait sa cavalière très près de lui ; le danseur qui se distinguait par un balancement gracieux en valsant et par un piétinement fréquent mais rapide du talon, et encore un autre civil duquel tous disaient que s’il n’était pas très fort par l’esprit c’était un excellent danseur et l’âme de tout le bal. En effet, ce civil, — du commencement du bal jusqu’à la fin, invitait toutes les dames suivant l’ordre dans lequel elles étaient assises et ne cessait pas un moment de danser, parfois seulement il s’arrêtait pour essuyer avec un mouchoir de batiste son visage couvert de sueur, fatigué mais gai. Le comte les éclipsait tous et dansait avec les trois dames les plus importantes : l’une, grande, riche, belle et bête ; une autre, moyenne, maigre, pas très belle mais admirablement habillée ; et une petite, pas belle mais très intelligente. Il dansait aussi avec les autres, avec toutes les belles et il y en avait beaucoup. Mais la petite veuve, la sœur de Zavalchevskï, plut particulièrement au comte ; avec elle il dansa le quadrille, l’écossaise et la mazurka. Il commença, quand ils s’assirent pendant le quadrille, par lui faire beaucoup de compliments, la comparant à Vénus, à Diane, à une rose et encore à d’autres fleurs. À toutes ces amabilités la petite veuve inclinait seulement son cou blanc, baissait les yeux en regardant sa robe de mousseline banche, ou transportait d’une main à l’autre son éventail, et quand elle disait : « Assez, comte, vous plaisantez, » etc., sa voix un peu gutturale était pleine d’une telle naïveté simple et d’une telle bêtise amusante qu’en la regardant il vous venait en effet en tête, que ce n’était pas une femme mais une fleur et non pas une rose, mais une fleur sauvage blanche, rose sans parfum, poussée seule sur un tertre de neige dans un pays lointain.

Ce mélange de naïveté, d’absence de tout ce qui est convention et de fraîche beauté, produisit sur le comte une impression si étrange que plusieurs fois, quand la conversation s’interrompait, pendant un silence, en regardant ses yeux ou les belles lignes de ses bras et de son cou, il lui venait avec une telle force le désir de la prendre dans ses bras et de l’embrasser qu’il devait sérieusement se retenir. La veuve remarquait avec plaisir l’impression qu’elle produisait, mais quelque chose commençait à la troubler et à l’effrayer dans la conduite du comte, bien que le jeune hussard, avec une aimable flatterie, fût tout le temps respectueux jusqu’à l’obséquiosité selon les conceptions d’alors. Il courut lui chercher de l’orgeat, ramassa son mouchoir, et, pour le lui donner plus vite, arracha la chaise des mains d’un jeune propriétaire scrofuleux qui s’empressait aussi près d’elle, etc.

Remarquant que l’amabilité mondaine de ce temps agissait très peu sur sa cavalière, il essaya de la faire rire en lui racontant de bonnes anecdotes, et la convainquit que, sur son ordre, il serait prêt à se mettre tout de suite sur la tête, à crier comme un coq, à sauter par la fenêtre ou dans un trou pratiqué à même la glace. Cela réussit à merveille. La jeune veuve s’égaya, rit en montrant des dents d’une blancheur éblouissante ; elle était tout à fait ravie de son cavalier. Et à chaque moment elle plaisait de plus en plus au comte, si bien qu’à la fin du quadrille il était réellement épris d’elle.

Quand, après le quadrille, s’approcha de la veuve son ancien adorateur, un jeune homme de dix-huit ans, le fils du plus riche seigneur, un jeune homme scrofuleux, le même à qui Tourbine avait arraché la chaise, elle le reçut très froidement, et on ne pouvait remarquer en elle la dixième partie de cette confusion qu’elle éprouvait devant le comte.

— Vous êtes bon, — lui dit-elle en regardant en ce moment le dos de Tourbine et calculant inconsciemment combien de mètres de galon doré avaient été employés pour son uniforme. — Vous êtes bon, vous aviez promis de venir me prendre pour faire un tour de promenade et m’apporter des bonbons.

— Mais je suis venu, Anna Fédorovna, et déjà vous n’étiez pas chez vous et je vous ai laissé les meilleurs bonbons — dit le jeune homme, d’une voix menue, malgré sa haute taille.

— Vous trouvez toujours des excuses ! Je n’ai pas besoin de vos bonbons. Je vous prie, ne pensez pas…

— Je vois déjà, Anna Fédorovna, comment vous êtes changée envers moi et j’en sais la cause. Seulement ce n’est pas bien — ajouta-t-il, mais évidemment une émotion intérieure, forte, qui faisait étrangement trembler ses lèvres, l’empêchait d’achever son discours.

Anna Fédorovna ne l’écoutait pas et continuait à suivre des yeux Tourbine.

Le chef de la noblesse, le maître de la maison, un vieillard majestueux, gros, sans dents, s’approchait du comte et le prenant sous le bras l’invitait à venir au cabinet de travail, fumer et boire quelque chose.

Dès que Tourbine fut sorti, Anna Fédorovna sentit que dans la salle il n’y avait plus rien à faire, et prenant le bras d’une de ses amies, une demoiselle très maigre, elle sortit avec elle dans le cabinet de toilette.

— Eh bien ! est-il charmant ? — demanda la demoiselle.

— Mais il est horriblement crampon, — répondit Anna Fédorovna en s’approchant du miroir et s’y regardant.

Son visage brillait. Ses yeux riaient, elle rougissait même et, tout d’un coup, en imitant les danseuses de ballet qu’elle avait vues à ces élections, elle pirouettait sur une jambe, ensuite riait d’un charmant rire de gorge et sautillait même en pliant les genoux.

— Quel homme ! Il m’a demandé un souvenir, — dit-elle à son amie, — seulement il… n’au… ra… rien — fit-elle chantant les dernières paroles et levant un des doigts de sa main gantée haut jusqu’au coude…

Dans le cabinet où le chef de la noblesse avait emmené Tourbine, il y avait diverses sortes d’eau-de-vie, de liqueurs, des hors d’œuvre et du champagne. Dans la fumée de tabac, des gentilshommes, assis ou en marchant, causaient des élections.

— Si toute la haute noblesse de notre district l’a honoré de son élection — disait un ispravnik élu récemment et qui avait déjà réussi à boire un peu trop, — alors il ne devait pas manquer à toute la société ; il ne devait jamais…

L’arrivée du comte interrompit la conversation. Tous firent connaissance avec lui, et surtout l’ispravnik qui tint longtemps sa main dans les siennes et lui demanda plusieurs fois de ne pas refuser d’aller en leur compagnie, après le bal, dans le nouveau cabaret où il régalerait les gentilshommes et où les tziganes chanteraient. Le comte promit d’y venir et but avec lui quelques coupes de champagne.

— Quoi ! messieurs, vous ne dansez pas ? — demanda-t-il avant de sortir de la chambre.

— Nous ne sommes pas des danseurs, — répondit l’ispravnik en riant, — nous sommes plus connaisseurs de vins, comte… et d’ailleurs tout cela a grandi sous nos yeux, toutes ces demoiselles, comte ! Moi aussi, je passais plusieurs fois dans l’écossaise, comte… Je puis le faire encore, comte…

— Maintenant, promenons-nous un peu, — dit Tourbine, — distrayons-nous avant d’aller chez les tziganes.

— Eh bien ! Allons, messieurs ! Amusons le maître.

Et trois des gentilshommes qui depuis le commencement du bal buvaient dans le cabinet, le visage rouge, prirent, l’un des gants noirs, les autres des gants de soie brodés et se dirigeaient déjà vers la salle avec le comte, quand le jeune homme scrofuleux, tout pâle, retenant à peine ses larmes, les arrêta et s’approcha de Tourbine.

— Vous pensez qu’il vous suffit d’être comte pour avoir le droit de bousculer comme à la foire — dit-il, respirant à peine. — Ce n’est pas poli…

De nouveau, malgré lui, le tremblement de ses lèvres arrêta ses paroles.

— Quoi ! — cria Tourbine en fronçant les sourcils. — Quoi !… gamin ! — s’écria-t-il en le prenant par les bras et le secouant si fort que le sang afflua à la tête du jeune homme, non de dépit, mais de peur. — Quoi ! vous voulez vous battre ? Alors je suis à vos ordres.

À peine Tourbine lâchait-il les bras qu’il serrait si fort que deux gentilshommes saisissaient déjà le jeune homme et l’entraînaient vers la porte du fond.

— Quoi ! vous êtes fou ? Ou vous êtes ivre sans doute. Il faut le dire à votre père. Qu’avez-vous ? — lui disait-on.

— Non, je ne suis pas ivre, mais il pousse et ne s’excuse pas. C’est un cochon ! Voilà ce qu’il y a ! — criaillait le jeune homme tout en larmes.

Cependant on ne l’écoutait pas et on l’emmena chez lui.

— Ne faites pas attention, comte, — disaient à Tourbine l’ispravnik et Zavalchevskï. — C’est un enfant, on le fouette encore, il n’a que seize ans. Et que lui est-il arrivé, on ne peut le comprendre. Quelle mouche l’a piqué ? Son père est un homme si respectable, notre candidat…

— Eh bien ! Que le diable l’emporte s’il ne veut pas…

Et le comte retournait dans la salle et comme auparavant, dansait gaîment l’écossaise avec la jolie veuve et riait de tout cœur en regardant les pas que faisaient les messieurs venus avec lui du cabinet, puis éclata d’un rire sonore quand l’ispravnik glissa et s’étala de tout son long au milieu des danseurs.