Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 4p. 288-293).
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III

Loukhnov approcha deux chandelles, tira un énorme portefeuille brun bien garni, et lentement, comme s’il accomplissait un rite, l’ouvrit sur la table, en tira deux billets de cent roubles et les mit sous les cartes.

— Comme hier il y a deux cents à la banque, — dit-il en rajustant ses lunettes et en ouvrant le paquet de cartes.

— Bon, — dit Iline sans le regarder, tout en causant avec Tourbine.

Le jeu commença. Loukhnov donnait les cartes régulièrement, comme une machine, s’arrêtait de temps en temps, inscrivait sans se presser, en regardant par-dessus ses lunettes, et prononçait d’une voix faible : « Envoyez ! » Le gros propriétaire parlait le plus haut de tous, en se faisant à haute voix diverses réflexions, et mouillait ses gros doigts épais en prenant les cartes. L’officier de la garnison, en silence, fort habilement, inscrivait ses points sous la carte et, sous la table écornait de petits angles les autres cartes. Le Grec était assis à côté du banquier, et comme s’il attendait quelque chose, de ses yeux noirs, enfoncés, suivait attentivement le jeu. Zavalchevskï, debout près de la table, se mettait tout à coup en mouvement, tirait de la poche de son pantalon un billet rouge ou bleu, plaçait au-dessus la carte, et la frappant de sa main ouverte, prononçait : « Sept, sauve-moi ! » Il mordillait ses moustaches, se balançait d’une jambe sur l’autre, rougissait et était pris d’une agitation qui durait jusqu’à ce que la carte fût sortie. Iline mangeait du veau et du concombre, placés près de lui sur le divan de crin, et, essuyant rapidement ses mains à son veston, mettait une carte après l’autre. Tourbine, qui tout d’abord était assis sur le divan, comprit tout de suite de quoi il s’agissait. Loukhnov ne regardait pas du tout le uhlan et ne lui disait rien, mais de temps en temps ses lunettes se dirigeaient pour un moment sur les mains du uhlan ; la plupart des cartes de ce dernier perdaient.

— Ah ! ce serait bien si je battais cette carte, — disait Loukhnov en parlant de la carte du gros propriétaire qui jouait à cinquante kopeks la mise.

— Battez plutôt celle d’Iline, la mienne, la belle affaire ! — remarquait le propriétaire.

En effet, les cartes d’Iline étaient battues plus souvent que les autres. Il déchirait nerveusement sous la table la carte qui perdait et de ses mains tremblantes en choisissait une autre. Tourbine se leva du divan et demanda au Grec de le laisser asseoir près du banquier. Le Grec changea de place, le comte prit sa chaise et ne quitta pas des yeux les mains de Loukhnov.

— Iline ! — dit-il tout à coup de sa voix ordinaire, qui, malgré lui, étouffait toutes les autres ; — Pourquoi tiens-tu à ces cartes ? Tu ne sais pas jouer.

— Qu’on joue d’une façon ou de l’autre, c’est la même chose.

— Comme ça, tu perdras certainement. Donne, je jouerai pour toi.

— Non, excuse-moi, s’il te plaît, mais je joue toujours moi-même. Joue pour toi si tu veux.

— Non, je ne jouerai pas pour moi, mais je jouerai pour toi. J’enrage de te voir perdre.

— C’est évidemment mon sort !

Le comte se tut.

Appuyé sur le coude, de nouveau il se mit à fixer les mains du banquier.

— Mal ! prononça-t-il tout à coup très haut, et lentement.

Loukhnov se tourna vers lui.

— Mal ! mal ! — répéta-t-il encore plus haut en regardant droit dans les yeux de Loukhnov.

Le jeu continuait.

— Ce-n’est-pas-bien ! — prononça de nouveau Tourbine dès que Loukhnov eût battu une des fortes cartes d’Iline.

— Qu’est-ce qui vous déplaît, comte ? — demanda le banquier poliment et d’un ton indifférent.

— C’est que vous laissez à Iline les simples et battez les doubles. Voilà ce qui est mal.

Loukhnov fit des épaules et des sourcils un léger mouvement qui exprimait le conseil de s’abandonner entièrement au sort et de continuer à jouer.

— Blücher ! Psst… — cria le comte, se levant.

— Prends-le ! — ajouta-t-il rapidement.

Blücher, qui frottait son dos au divan, bondit en manquant de renverser l’officier de la garnison, accourut vers son maître, grogna en les regardant tous, et, agitant la queue, semblait demander : « Qui dit ici des injures, hein ? »

Loukhnov posa les cartes et recula sa chaise en côté.

— On ne peut jouer ainsi, — dit-il. — Je déteste les chiens. Comment jouer quand on amène une meute entière ?

— Surtout ces chiens. Je crois qu’on les appelle des sangsues — confirma l’officier de la garnison.

— Eh quoi ! Nous jouons ou non, Mikhaïl Vassilievitch ! — demanda Loukhnov au maître du logis.

— Ne nous dérange pas. Je t’en prie, comte, — dit Iline à Tourbine.

— Viens ici pour un moment, — fit celui-ci en prenant lline par le bras, et il l’entraîna derrière la cloison.

Or, là, on entendit nettement les paroles du comte qui parlait de sa voix ordinaire. Cette voix était chez lui telle qu’on l’entendait toujours à travers trois chambres.

— Quoi ! Es-tu devenu fou ? Ne vois-tu pas que ce monsieur à lunettes est un grec de premier ordre ?

— Hé, laisse ! Que dis-tu ?

— Non, je ne laisserai pas, et cesse de jouer, te dis-je. Pour moi, ce me serait tout à fait égal. Dans une autre occasion, je t’eusse dévalisé moi-même, mais je ne sais pourquoi, j’ai pitié de toi, je crains que tu ne te perdes. N’as-tu pas près de toi l’argent du trésor ?

— Non, où as-tu pris cela ?

— Vois-tu, frère, j’ai glissé cette même pente. Je connais tous les procédés des coquins. Je te dis que l’homme aux lunettes est un grec. Cesse, je t’en prie, je te le demande comme à un camarade.

— Oh ! Eh bien, encore une partie, et ce sera fini.

— C’est connu, une partie… Enfin, nous verrons.

Ils rentrèrent. Dans une partie, lline posa tant de cartes et tant furent battues, qu’il perdit beaucoup.

Tourbine posa la main au milieu de la table.

— Eh bien ! Assez maintenant, allons.

— Non, je ne puis pas. Laisse-moi, s’il te plaît, — dit avec dépit Iline en battant les cartes jouées et sans regarder Tourbine.

— Eh bien ! Que le diable t’emporte ! Perds assurément si tu en as envie. Moi je m’en vais, il est temps. Zavalchevski, allons chez le chef de la noblesse.

Ils sortirent.

Tous se turent. Loukhnov ne donna pas de cartes avant que le bruit de leurs pas et des ongles de Blücher n’eût cessé dans le corridor.

— En voilà une tête ! — dit le propriétaire rural en riant.

— Eh bien ! Maintenant, il ne nous dérangera plus, — chuchota hâtivement l’officier de la garnison.

Le jeu continua.