Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 4p. 280-287).
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II

Le cornette des Uhlans, Iline, venait de s’éveiller. La veille il s’était assis au jeu à huit heures du soir et avait joué pendant quinze heures de suite, jusqu’à onze heures du matin. Il avait perdu beaucoup, mais combien au juste, il ne le savait pas puisqu’il avait entre les mains trois mille à lui et quinze mille de l’État que depuis longtemps il mêlait avec le sien, et il avait peur de compter, craignant de se convaincre, de ce qu’il pressentait, qu’il manquait déjà quelque chose de l’argent d’État. Il s’endormit jusqu’à midi d’un sommeil lourd, sans rêves, comme en ont seuls les très jeunes hommes après de très grosses pertes. Il s’éveilla à six heures du soir, précisément quand le comte Tourbine arrivait à l’hôtel, et, en apercevant autour de lui, sur le parquet, les cartes, la craie, les tables maculées au milieu de la chambre, il se rappela avec horreur le jeu de la veille et la dernière carte, le valet, qui lui avait coûté cinq cents roubles, mais ne croyant pas encore bien à la réalité, il prit l’argent sous son oreiller et se mit à le compter. Il reconnut quelques billets de banque qui, pendant le jeu, avaient passé maintes fois d’une main à l’autre, et il se rappelait toutes les péripéties du jeu. Des trois mille, il ne restait déjà rien, et deux mille cinq cents de l’argent d’État manquaient aussi.

Le Uhlan avait joué durant quatre nuits consécutives.

Il arrivait de Moscou où il avait reçu l’argent de la trésorerie. À K*** le maître de poste l’avait retenu sous prétexte de manque de chevaux, mais en réalité parce qu’il était de connivence avec l’hôtelier pour retenir un jour au moins chaque voyageur. Le uhlan, un garçon très jeune et très gai qui, à Moscou, avait reçu de ses parents trois mille roubles pour son équipement, était heureux de passer quelques jours à la ville de K*** pendant les élections, espérant s’y bien amuser. Il connaissait un propriétaire rural qui avait de la famille, et se promettait d’aller chez lui et de faire la cour à ses filles, quand le cavalier se présenta chez lui pour faire sa connaissance ; et le même soir, sans aucune mauvaise intention, le cavalier présentait le uhlan à ses connaissances, Loukhnov et d’autres joueurs qui se tenaient dans la salle commune. Depuis ce soir, le uhlan s’assit au jeu et non seulement n’alla pas faire visite à sa connaissance, le propriétaire, mais ne réclama plus de chevaux et de quatre jours ne sortit pas de la chambre.

Après avoir fait sa toilette et bu du thé, il s’approcha de la fenêtre. Il voulait se promener pour chasser le souvenir obstiné du jeu. Il mit son manteau et descendit dans la rue. Le soleil était déjà caché derrière les maisons blanches aux toits rouges. Le crépuscule commençait à s’étendre. Il faisait chaud. Sur les rues malpropres, des flocons de neige fondante tombaient doucement. À l’idée qu’il avait dormi toute cette journée, bientôt complètement écoulée, il devint tout à coup profondément triste.

« Le jour passé ne se retrouve jamais, » pensa-t-il. « J’ai perdu ma jeunesse ! » se dit-il spontanément, non parce qu’en effet il pensait avoir perdu sa jeunesse, il ne pensait point du tout cela, mais parce que cette phrase lui était venue à l’esprit.

« Que ferai-je maintenant ? — se demanda-t-il, — Emprunter à quelqu’un et partir. » Une dame passait sur le trottoir. « En voilà une sotte ! — pensa-t-il sans savoir pourquoi. « Personne à qui emprunter. J’ai perdu ma jeunesse. » Il s’approcha des boutiques. Un marchand en pelisse de renard était debout sur le seuil de sa boutique et appelait les clients. « Si j’avais écarté le huit, j’aurais pu gagner. » Une vieille mendiante geignait en le suivant : « Personne à qui emprunter ! » Un monsieur en pelisse d’ours passe dans une voiture, un agent de police stationne : « Que faire d’extraordinaire ? Tirer sur eux ? Non, c’est ennuyeux ! J’ai perdu ma jeunesse. Ah ! que voici de beaux harnais ! Ah, s’asseoir en troïka ! Eh vous, mes chéris ! J’irai à la maison. Loukhnov viendra bientôt, nous nous mettrons à jouer. » Il rentra à la maison, compta encore une fois l’argent. Non, la première fois, il ne s’était pas trompé : il manque toujours deux mille cinq cents roubles de l’argent du trésor. « Je mettrai vingt-cinq roubles au premier jeu ; au second le double sur sept enjeux, ensuite sur quinze, sur trente, sur soixante… trois mille. J’achèterai des colliers et m’en irai. Mais non, le brigand ne me laissera pas ! J’ai perdu ma jeunesse ! » Voilà ce qui se passait dans la tête du uhlan pendant que Loukhnov en personne entrait chez lui.

— Quoi ! Êtes-vous levé depuis longtemps, Mikhaïl Vassilievitch ? — demanda Loukhnov en ôtant lentement de son nez sec les lunettes d’or et les essuyant soigneusement avec un mouchoir de soie rouge.

— Non, je viens de me lever. J’ai dormi admirablement.

— Un hussard vient d’arriver. Il s’est arrêté chez Zavalchevskï… Vous n’avez pas entendu ?

— Non. Eh bien ! Il n’y a encore personne ?

— Il me semble qu’ils sont entrés chez Priakhine. Ils viendront tout à l’heure.

En effet, bientôt entraient dans la chambre : un officier de la garnison qui accompagnait toujours Loukhnov, un marchand, d’origine grecque, brun, avec un énorme nez aquilin et des yeux noirs, enfoncés, un gros et gras propriétaire rural, un distillateur qui jouait des nuits entières, toujours par cinquante kopeks. Tous avaient hâte de commencer le jeu, mais les principaux joueurs n’exprimaient pas ce désir, et Loukhnov surtout devisait très tranquillement sur les escrocs de Moscou.

— Peut-on s’imaginer, disait-il…. Moscou, la principale ville, la capitale ! Et ils se promènent la nuit avec des bâtons à crochets, déguisés en diables, et effrayent la population bête, et dévalisent les passants, et que fait la police ? Voilà ce qui est étonnant !

Le uhlan écoutait attentivement cette histoire de brigands, mais à la fin il se leva et ordonna doucement d’apporter les cartes.

Le gros propriétaire parla le premier.

— Eh bien ! Messieurs, pourquoi perdre un temps précieux ! Les affaires sont les affaires.

— Oui, hier vous en avez gagné assez par cinquante kopeks, alors ça vous plaît, — dit le Grec.

— Oui, c’est vrai, il est temps, — dit l’officier de la garnison.

Iline regardait Loukhnov. Celui-ci, en le regardant dans les yeux, continuait tranquillement son récit sur les voleurs déguisés en diables armés de griffes.

— Vous tiendrez la banque ? — demanda le uhlan.

— N’est-il pas trop tôt ?

— Bielov ! — cria le uhlan, rougissant on ne sait pourquoi, — apporte-moi à dîner… Je n’ai encore rien pris, messieurs… apporte du champagne et donne des cartes.

À ce moment le comte et Zavalchevskï entrèrent dans la chambre. Il se trouvait que Tourbine et Iline étaient dans la même division. Ils s’accordèrent aussitôt en trinquant et buvant le champagne, et cinq minutes après ils se tutoyaient. Iline semblait plaire beaucoup au comte.

Le comte souriait toujours en le regardant et raillait sa jeunesse.

— Quel brave uhlan ! — disait-il. — Quelle moustache ! Quelle moustache !

Chez Iline le duvet de la lèvre était même d’un blond presque blanc.

— Quoi ! on dirait que vous vous disposez à jouer, — dit le comte. — Eh bien ! Je te souhaite de gagner, Iline ! Je pense que tu es un artiste, — ajouta-t-il en souriant.

— Oui, voilà, on se prépare, — répondit Loukhnov en ouvrant le paquet de cartes. — Et vous, comte, ne daignerez-vous pas ?

— Non, aujourd’hui je ne jouerai pas, autrement je vous battrais tous. Moi, quand je m’y mets, toutes les banques sautent ! Je n’ai pas d’argent pour jouer. J’ai perdu tout à un relais près de Volotchok. Là-bas, il y avait une espèce de fantassin, chargé de bagues, un grec probablement, il m’a mis à sec.

— Es-tu resté longtemps à ce relais ? — demanda lline.

— Vingt-deux heures. Ce relais sera mémorable pour moi, le maudit ! Et le maître de poste ne m’oubliera pas non plus.

— Quoi donc ?

— J’arrive…, tu sais, le maître bondit, une physionomie de coquin, un roublard. Il n’y a pas de chevaux, dit-il ; et tu dois savoir que j’ai une habitude : aussitôt qu’on me dit qu’il n’y a pas de chevaux, je n’ôte pas ma pelisse et je vais dans la chambre du maître de poste, tu sais, pas dans la chambre officielle, mais dans son appartement particulier, et j’ordonne d’ouvrir largement toutes les fenêtres et les portes, comme s’il y avait de la fumée. Eh bien ! Ici je fis la même chose, et tu te rappelles quelles gelées il a fait le mois dernier, jusqu’à vingt degrés. Le maître voulut discuter, je lui donne un coup sur la mâchoire. Alors, une vieille quelconque, la petite fille, des femmes se mettent à pousser des cris, empoignent la marmite et veulent s’enfuir au village. Je me mets devant la porte. Donne des chevaux, dis-je, alors je m’en irai, autrement, je ne te laisserai pas sortir. Je vous ferai tous geler !

— C’est un excellent procédé ! — fit le gros propriétaire en éclatant de rire. — On procède ainsi pour faire geler les cafards.

— Seulement je n’ai pas monté la garde. Je suis sorti, et le maître et toutes les femmes s’enfuirent. Seule une vieille restait comme gage sur le poêle. Elle éternuait sans cesse et priait Dieu. Ensuite nous engageâmes les pourparlers : le maître de poste vint et de loin me pria de délivrer la vieille ; je lâchai sur lui Blücher. Il prend à merveille les maîtres de poste, Blücher. Et comme ça, la canaille ne me donna pas de chevaux jusqu’au matin suivant. Mais ici, arriva cette espèce de fantassin. Je passai dans l’autre chambre et nous nous mîmes à jouer. Vous avez vu Blücher ?… Blücher ?… Psst !

Blücher accourut. Les joueurs s’occupèrent de lui avec indulgence, bien qu’évidemment ils désirassent s’occuper d’une tout autre affaire.

— Mais, pourquoi ne jouez-vous pas, messieurs ? Je vous en prie, je ne veux pas vous déranger. Je suis un bavard, — dit Tourbine.