Deux Hussards/Chapitre11

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 4p. 347-353).
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XI

Anna Fédorovna, ayant appris que l’officier des hussards était le fils du comte Fédor Tourbine, commença à s’agiter dans la maison.

— Ah ! mes aïeux ! Ah ! mon chéri ! Danilo, cours vite et dis que madame invite chez elle ! — fit-elle tout excitée, et à pas rapides elle se dirigea vers la chambre des bonnes. — Lisanka, Oustuchka ! Il faut préparer ta chambre, Lisa. Tu t’installeras chez l’oncle ; et vous, petit frère… vous passerez la nuit dans le salon, pour une nuit ce n’est rien.

— Bien, bien, sœur, je dormirai sur le parquet.

— Je crois en effet qu’il doit être beau s’il ressemble à son père. Au moins je le verrai, chéri… Voilà, tu verras, Lisa ! Comme le père était beau… Où portes-tu la table ? Laisse ici, — disait en s’agitant Anna Fédorovna. — Apporte deux lits, prends-en un chez l’intendant, et sur l’étagère prends le bougeoir de cristal dont mon frère m’a fait cadeau pour ma fête, et mets-y une chandelle.

Enfin tout était prêt. Lisa, malgré l’intervention de sa mère, arrangeait à sa fantaisie la chambrette pour les deux officiers. Elle avait sorti du linge blanc parfumé au réséda qui embaumait les lits, donné l’ordre de mettre une carafe d’eau et des chandelles sur la petite table, de brûler du papier odorant dans la chambre des bonnes, et elle-même installait son petit lit dans la chambre de son oncle.

Anna Fédorovna se calma un peu, se rassit à sa place, prit même les cartes, mais sans les disposer, s’appuya sur son coude potelé et devint pensive : « Le temps, le temps, comme il vole ! » murmurait-elle. « Cela semble d’hier ! Je le vois comme maintenant, Ah ! quel polisson c’était ! » Et des larmes parurent dans ses yeux. « Maintenant Lisanka… mais elle n’est pas ce que j’étais à son âge… Une jolie fille, mais non, pas ça… »

— Lisanka, tu ferais mieux de prendre ce soir ta robe de mousseline de laine.

— Les inviterez-vous, maman ? Il vaut mieux ne pas les inviter — prononça Lisa, très émue à la pensée de voir les officiers. — C’est mieux, maman.

En effet, elle ne désirait pas tant les voir qu’elle n’avait peur du bonheur qui, lui semblait-il, l’attendait et dont à l’avance elle était émue.

— Eux-mêmes voudront peut-être faire connaissance, Lisa — dit Anna Fédorovna en lui caressant les cheveux et songeant en même temps : « Non, ce ne sont pas les cheveux que j’avais à son âge. Non, Lisotchka, comme je te désirais… » Et en effet elle désirait vivement quelque chose pour sa fille, mais elle ne pouvait supposer probable son mariage avec le comte, elle ne pouvait lui désirer les relations qu’elle avait eues avec le père, mais cependant elle désirait vivement quelque chose pour sa fille. Peut-être voulait-elle encore une fois vivre dans l’âme de sa fille les heures vécues avec le défunt.

Le vieux cavalier, lui aussi, était un peu ému de l’arrivée du comte. Il alla dans sa chambre et s’y enferma. Un quart d’heure après il en sortit vêtu d’une hongroise et d’un pantalon bleu ; avec l’expression confuse et satisfaite du visage des jeunes filles qui mettent pour la première fois un costume de bal, il passa dans la chambre réservée aux invités.

— Je regarderai les hussards d’aujourd’hui, ma sœur ! Le feu comte était, lui, un vrai hussard. Je verrai, je verrai.

Les officiers, venus par le perron de derrière, étaient déjà dans la chambre qui leur était destinée.

— Eh bien ! Tu vois — dit le comte en se mettant sur le lit préparé, tel qu’il était, dans ses bottes poussiéreuses. — N’est-on pas mieux ici que dans l’izba avec les cafards ?

— Mieux… c’est mieux, mais avoir des obligations aux maîtres…

— Quelle blague ! En tout il faut être pratique. Ils sont certainement enchantés… Garçon ! — cria-t-il, — demande quelque chose pour voiler cette fenêtre, autrement, dans la nuit ça soufflera.

À ce moment le vieillard entrait pour faire connaissance avec les officiers. Bien que confus, naturellement il ne manqua pas de raconter qu’il était collègue du feu comte, qu’il jouissait de sa sympathie ; il ajouta même qu’à plusieurs reprises il avait reçu des bienfaits du défunt. Considérait-il comme un bienfait l’emprunt de cent roubles que lui avait fait le comte, ou ce fait qu’il l’avait jeté sur un tas de neige et injurié ? Le petit vieux ne l’expliqua point.

Le comte, très poli envers le vieux cavalier, le remercia pour le logement.

— Excusez, ce n’est pas très luxueux, comte — il faillit dire Votre Excellence tellement il était déshabitué de parler à des gens importants. — La maison de ma sœur est très petite. Et cela nous le fermerons tout de suite avec quelque chose et ce sera bien — ajouta le vieillard. Et, sous prétexte de chercher un store, mais en réalité pour parler plus vite des officiers, en saluant, il sortit de la chambre.

La jolie Oustuchka apporta un châle de sa maîtresse pour fermer la fenêtre, en outre elle lui avait ordonné de demander si ces messieurs ne désiraient pas de thé.

Le bon gîte avait évidemment une bonne influence sur l’humeur du comte. Il souriait joyeusement et même plaisanta si bien avec Oustuchka qu’elle l’appela polisson. Il lui demanda si sa demoiselle était jolie, et à son offre de thé, il répondit qu’il acceptait volontiers, qu’on pouvait l’apporter ; mais comme leur souper n’était pas encore prêt, si l’on ne pourrait recevoir maintenant de l’eau-de-vie, quelque chose à manger et du xérès, s’il y en avait ?

L’oncle était ravi de la politesse du jeune comte et portait aux nues la jeune génération des officiers, déclarant les hommes d’aujourd’hui beaucoup mieux que ceux d’autrefois. Anna Fédorovna n’y consentait pas, mieux que le comte Fédor Ivanovitch, il n’y avait pas… enfin elle se fâcha pour tout de bon et objecta sèchement : « Pour vous, petit frère, le dernier qui vous flatte est le meilleur. Aujourd’hui, c’est sûr, les hommes sont plus intelligents, mais malgré tout, le comte Fédor Ivanovitch dansait si bien l’écossaise et était si aimable qu’on peut dire qu’à cette époque toutes étaient toquées de lui, seulement il ne s’occupait de personne, sauf de moi. Alors, vous voyez, autrefois il y avait aussi de bonnes gens. »

À ce moment on communiqua la demande d’eau-de-vie, d’aliments, de xérès.

— Eh bien ! Vous voyez, petit frère ! Vous ne faites jamais ce qu’il faut. Il fallait préparer le souper, — se mit à dire Anna Fédorovna. — Lisa, chérie, donne des ordres.

Lisa courut dans la décharge pour chercher des champignons et du beurre frais ; on commanda au cuisinier des côtelettes hachées.

— Mais pour le xérès, comment ferons-nous ? Vous en est-il resté, petit frère ?

— Non, sœur. Je n’en ai même jamais eu.

— Comment, vous n’en avez pas ! Que buvez-vous donc avec le thé ?

— Du rhum, Anna Fédorovna.

— N’est-ce pas la même chose ? Donnez le rhum, c’est pareil. Ne vaudrait-il pas mieux les inviter ici, petit frère ? Vous connaissez toutes les convenances. Je crois qu’ils n’en seront pas offensés.

Le cavalier déclara qu’il se portait garant que, par bonté, le comte ne refuserait pas et qu’il les amènerait absolument.

Anna Fédorovna, Dieu sait pourquoi, alla prendre sa robe de gros-gros et un bonnet neuf, et Lisa était si occupée qu’elle n’eut pas le temps d’ôter la robe de coton rose à larges manches qu’elle portait. En outre, elle était affreusement émue : il lui semblait que quelque chose d’étonnant l’attendait et qu’un nuage bas, sombre, était sur son âme. Ce hussard, le beau comte, lui semblait un être tout nouveau, incompréhensible, mais beau. Son caractère, ses habitudes, ses paroles, tout cela devait être extraordinaire et tel qu’elle n’avait jamais rencontré rien de pareil. Tout ce qu’il dit doit être spirituel et juste, tout ce qu’il fait, honnête, toute sa personne, belle. Elle n’en doutait pas. S’il eût demandé non seulement à manger et du xérès, mais un bain parfumé, elle n’aurait pas été étonnée, ne l’eût pas blâmé et eût été fermement convaincue que c’était nécessaire, qu’il le fallait ainsi.

Dès que le cavalier eut exprimé au comte le désir de sa sœur, il accepta, lissa ses cheveux, mit son manteau et prit un porte-cigares.

— Allons, — dit-il à Polozov.

— Non, il vaut mieux n’y pas aller — répondit le cornette : — Ils feront des frais pour nous recevoir.

— Blague ! Ça leur fait plaisir. Je me suis déjà renseigné, il y a une fille très jolie… Allons, — dit le comte en français.

Je vous en prie, messieurs ! — dit le cavalier pour faire savoir qu’il comprenait le français et avait saisi leur conversation.