Deux Hussards/Chapitre10

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 4p. 339-346).
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X

Bien que le soleil se couchât, il faisait encore chaud quand l’escadron entra à Morozovka. En avant, sur la rue poussiéreuse du village trottait en se retournant et s’arrêtant de temps en temps avec un mugissement la vache bigarrée, séparée du troupeau, qui ne devinait pas qu’il fallait tout simplement tourner de côté.

Des vieux paysans, des paysannes, des enfants, des domestiques serrés des deux côtés de la route regardaient curieusement les hussards. Ceux-ci avançaient dans un nuage épais de poussière sur des chevaux noirs qui de temps en temps ébrouaient et piaffaient. À droite de l’escadron, dans une pose nonchalante, deux officiers avançaient sur de beaux chevaux noirs. L’un était le commandant, comte Tourbine, l’autre un tout jeune homme, un junker récemment promu officier, Polozov.

Un hussard en veston blanc d’été sortit de la meilleure izba. Le bonnet soulevé, il s’approcha des officiers.

— Où est marqué notre logement ? — lui demanda le comte.

— Pour Votre Excellence, — répondit le fourrier en tressaillant de tout son corps, — ici chez le starosta, il a nettoyé son izba. J’ai exigé le logement dans la cour des maîtres, on a répondu qu’il n’y en a pas ; la propriétaire est une telle mégère !

— C’est bon, — dit le comte en descendant près de l’izba du starosta et s’étirant les jambes. — Ma voiture est-elle arrivée ?

— Elle est arrivée, Votre Excellence ! — répondit le fourrier en désignant avec sa casquette le dos de cuir de la voiture qu’on apercevait dans la porte cochère, et il se jeta en avant dans le couloir de l’izba pleine de la famille du paysan venue pour regarder l’officier. Il renversa même une vieille femme en ouvrant brusquement la porte de l’izba nettoyée, et en s’effaçant devant le comte.

L’izba était assez grande et large mais pas très propre. Le valet de pied allemand habillé comme son maître se trouvait dans l’izba. Il avait déplié le lit de fer, fait le lit et tirait le linge de la valise.

— Peuh ! Quel sale logement ! — dit le comte avec dépit. — Diadenko ! est-ce qu’on ne pouvait trouver mieux quelque part, chez le seigneur ?

— Si Votre Excellence l’ordonne, j’irai à la Cour des maîtres, — répondit Diadenko, — mais la maison n’est pas très fameuse et n’a guère meilleure apparence que l’izba.

— Non, maintenant c’est déjà inutile, va.

Et le comte s’étendit sur le lit en mettant les mains sous sa tête.

— Johan ! — cria-t-il à son valet de pied, — tu as encore fait une bosse au milieu ; comment, tu ne sais même pas faire un lit ?

Johan voulut l’arranger.

— Non, maintenant c’est inutile… Où est ma robe de chambre ? — continua-t-il d’une voix mécontente.

Le valet donna la robe de chambre.

Le comte avant de la prendre examina le pan.

— C’est ça ! Tu n’as pas enlevé les taches. En un mot peut-il y avoir un service pire que le tien ? — ajouta-t-il en lui arrachant des mains la robe de chambre et la mettant. — Dis-moi, le fais-tu exprès ? Le thé est-il prêt ?

— Je n’ai pas encore eu le temps, — répondit Johan.

— Imbécile !

Après cela, le comte prit un roman français préparé d’avance, et lut assez longtemps en silence. Johan sortit dans le vestibule pour chauffer le samovar. Le comte était évidemment de mauvaise humeur, probablement à cause de la fatigue, de la poussière qui couvrait son visage, de l’habit étroit et de son estomac affamé.

— Johan ! — cria-t-il de nouveau. — Donne-moi le compte des dix roubles. Qu’as-tu acheté en ville ?

Le comte examinait la note que lui remit le valet, et ne cessait de faire des observations sur la cherté des achats.

— Donne du rhum pour le thé.

— Je n’ai pas acheté de rhum, — répondit Johan.

— Admirable ! Combien de fois t’ai-je dit qu’il doit y avoir du rhum !

— Je n’avais pas d’argent.

— Pourquoi Polozov n’en a-t-il pas acheté ? Tu pouvais emprunter à son valet.

— Le cornette Polozov ? Je ne sais pas. Il a acheté le thé et le sucre.

— Animal !… Va-t’en !… Toi seul peux me mettre hors de moi. Tu sais qu’en marche je bois toujours le thé avec du rhum.

— Voici pour vous deux lettres de l’état-major, — dit le valet.

Le comte décacheta les lettres et se mit à les lire. Le cornette qui venait de loger l’escadron entra avec un visage gai.

— Eh bien, Tourbine ! Il me semble qu’on est très bien ici. Ma foi, je suis fatigué. Il faisait chaud !

— Très bien ! Une izba sale, puante, et grâce à toi il n’y a pas de rhum. Ton imbécile n’en a pas acheté et celui-ci non plus. Tu aurais dû le lui dire, au moins.

Et il continua de lire. Ayant lu la lettre jusqu’au bout, il la froissa et la jeta à terre.

— Pourquoi donc n’as-tu pas acheté de rhum ? Tu avais de l’argent ? — chuchotait à ce moment le cornette qui avait rencontré son brosseur dans le vestibule.

— Mais pourquoi est-ce nous, toujours nous qui achetons ? C’est moi seul qui dépense et son Allemand ne fait que fumer la pipe, — et c’est tout.

La deuxième lettre évidemment n’était pas désagréable, car le comte la lisait en souriant.

— De qui ? — demanda Polozov revenu dans la chambre où il se préparait un lit sur les planches près du poêle.

— De Mina, — répondit joyeusement le comte en lui tendant la lettre. — Veux-tu lire ? Quelle délicieuse femme ! Beaucoup mieux vraiment que nos demoiselles… Regarde combien il y a dans cette lettre de sentiment et d’esprit !… Une seule chose est fâcheuse, elle demande de l’argent.

— Oui, c’est fâcheux, — opina le cornette.

— Il est vrai que je lui en ai promis ; mais ici, cette expédition… Cependant si je commande l’escadron encore trois mois, je lui en enverrai… Vraiment on ne peut le regretter. Quel charme, hein ? — dit-il en souriant et en suivant des yeux l’expression du visage de Polozov qui lisait la lettre.

— Une multitude de fautes, mais charmant. On dirait qu’elle t’aime vraiment.

— Mais sans doute ! Il n’y a que ces femmes-là qui sachent aimer vraiment, une fois qu’elles aiment.

— Et l’autre lettre de qui ? — demanda le cornette en rendant celle qu’il venait de lire.

— Comme ça… Là-bas, il y a un monsieur, une canaille, à qui je dois pour les cartes, et voilà déjà trois fois qu’il me le rappelle, et je ne puis m’acquitter maintenant… une lettre idiote ! — répondit le comte visiblement irrité à ce souvenir.

Pendant un temps assez long, les deux officiers se turent.

Le cornette, influencé évidemment par le comte, buvait son thé en silence, regardait de temps en temps le beau visage attristé de Tourbine qui regardait fixement dans la fenêtre, et il n’osait entamer la conversation.

— Bah ! ce peut être admirable, — prononça soudain le comte en se tournant vers Polozov et secouant gaîment la tête ; — si cette année il y a des promotions dans notre ligne, et si nous tombons encore dans une affaire. Je pourrais alors devancer le capitaine de la garde.

Durant le second verre de thé, la conversation continuait sur le même sujet, quand rentra le vieux Danilo qui transmit l’ordre d’Anna Fédorovna.

— Et madame a aussi ordonné de vous demander si vous n’êtes pas le fils du comte Fédor Ivanovitch Tourbine, — ajouta de sa part Danilo ayant appris le nom de l’officier et se souvenant encore du séjour du feu comte à la ville de K*** — Notre dame, Anna Fédorovna le connaissait très bien.

— C’était mon père ; et dis à madame que je lui suis très reconnaissant, qu’il ne faut rien, seulement qu’on t’a ordonné de demander si l’on ne pourrait trouver quelque part une chambre plus propre, à la maison ou ailleurs.

— Oh ! pourquoi cela ? — dit Polozov quand Danilo fut parti. — N’est-ce pas indifférent ? Une nuit ici, qu’importe pour nous, et eux se gêneront.

— En voilà !… Il me semble que nous avons assez couché sous les toits à poules ! On voit tout de suite que tu n’es pas pratique. Pourquoi donc ne pas en profiter si pour une nuit au moins on peut loger comme des hommes ? Et au contraire, ils seront enchantés. Une seule chose m’est désagréable, — continua le comte en montrant dans un sourire ses dents blanches, brillantes : — si cette dame a connu en effet mon père. On a toujours honte pour le feu papa, toujours il y a une bataille, un scandale ou une dette quelconque. C’est pourquoi je déteste rencontrer des connaissances de mon père. Cependant il était de son siècle, — ajouta-t-il sérieusement.

— Et moi je ne t’ai pas raconté — dit Polozov — j’ai rencontré par hasard le commandant de la brigade des uhlans, Iline. Il désirait beaucoup te voir, il aimait infiniment ton père.

— Ce doit être un terrible vaurien que cet Iline ; en général tous ces messieurs qui affirment pour me flatter qu’ils ont connu mon père, racontent de lui, comme des traits charmants, de telles histoires, qu’on a honte à les écouter. Il est vrai que je ne m’emballe pas. J’envisage les choses sans parti-pris. C’était un homme trop passionné et parfois il ne faisait pas de très belles choses. Cependant c’est surtout la faute de son temps. À notre époque il eût pu faire un homme très habile parce qu’il avait de grandes capacités, il faut lui rendre justice.

Un quart d’heure après le domestique revenait et transmettait l’invitation de la propriétaire de venir coucher à la maison.