Deux Ans de vacances/Chapitre 17

Hetzel (p. 258-277).

XVII

Préparatifs en vue du prochain hiver. – Proposition de Briant. – Départ de Briant, de Jacques et de Moko. – Traversée du Family-lake. – L’East-river. – Un petit port à l’embouchure. – La mer dans l’est. – Jacques et Briant. – Retour à French-den.


Huit jours après commençait l’année 1861, et, pour cette partie de l’hémisphère austral, c’était en plein cœur de l’été que débutait le nouvel an.

Il y avait près de dix mois que les jeunes naufragés du Sloughi avaient été jetés sur leur île, à dix-huit cents lieues de la Nouvelle-Zélande !

Pendant cette période, on doit le reconnaître, leur situation s’était peu à peu améliorée. Il semblait même qu’ils fussent désormais assurés de subvenir à tous les besoins de la vie matérielle. Mais c’était toujours l’abandon sur une terre inconnue ! Les secours du dehors – les seuls qu’ils pussent espérer – arriveraient-ils enfin, et arriveraient-ils avant l’achèvement de la belle saison ? La colonie serait-elle condamnée à subir les rigueurs d’un second hiver antarctique ? Jusqu’ici, à la vérité, la maladie ne l’avait point éprouvée. Tous, petits et grands, s’étaient aussi bien portés que possible. Grâce à la prudence de Gordon, qui y tenait la main – ce qui ne laissait pas de provoquer parfois des récriminations contre sa sévérité – aucune imprudence, aucun excès, n’avaient été commis. Pourtant ne fallait-il pas compter avec les affections auxquelles n’échappent que rarement les enfants de cet âge, particulièrement les plus jeunes ? En somme, si le présent était acceptable, l’avenir restait toujours gros d’inquiétudes. À tout prix – et c’est à quoi Briant songeait sans cesse – il eût voulu quitter l’île Chairman ! Or, avec l’unique embarcation que l’on possédait, avec cette frêle yole, comment se hasarder à entreprendre une traversée qui pouvait être longue, si l’île n’appartenait pas à un des groupes du Pacifique, ou si le continent le plus voisin se trouvait à quelques centaines de milles ? Lors même que deux ou trois des plus hardis se fussent dévoués pour aller chercher une terre dans l’est, que de chances il y avait pour qu’ils ne parvinssent pas à l’atteindre ! Quant à construire un navire assez grand pour traverser ces parages du Pacifique, le pouvaient-ils ? Non, assurément ! Cela était au-dessus de leurs forces, et Briant ne savait qu’imaginer pour le salut de tous !

Donc attendre, attendre encore, et travailler à rendre plus confortable l’installation de French-den, il n’y avait que cela à faire. Puis, sinon cet été, parce que la besogne pressait en prévision de la saison des froids, du moins l’été prochain, les jeunes colons achèveraient de reconnaître entièrement leur île.

Chacun se mit résolument à l’ouvrage. L’expérience avait montré ce qu’étaient les rigueurs de l’hiver sous cette latitude. Pendant des semaines, pendant des mois même, les mauvais temps obligeraient à se confiner dans le hall, et il n’était que prudent de se prémunir contre le froid et la faim – les deux ennemis qui fussent le plus à craindre.

Combattre le froid dans French-den, ce n’était qu’une question de combustible, et l’automne, si court qu’il fût, ne prendrait pas fin sans que Gordon eût fait emmagasiner assez de bois pour alimenter les poêles jour et nuit. Mais ne devait-on pas aussi songer aux animaux domestiques, que renfermaient l’enclos et la basse-cour ? Les abriter dans Store-room, c’eût été une gêne excessive, et même une imprudence au point de vue hygiénique. Donc, nécessité de rendre plus habitable le hangar de l’enclos, de le défendre contre les basses températures, de le chauffer en y établissant un foyer qui pût toujours en maintenir l’air intérieur à un degré supportable. C’est à quoi s’appliquèrent Baxter, Briant, Service et Moko pendant le premier mois de l’année nouvelle.

Quant à la question non moins grave de l’alimentation pour toute la durée de la période hivernale, Doniphan et ses compagnons de chasse se chargèrent de la résoudre. Chaque jour, ils visitaient les trappes, les pièges, les collets. Ce qui ne servait pas à la consommation quotidienne allait grossir les réserves de l’office sous forme de viandes salées ou fumées que Moko préparait avec son soin habituel. On assurait ainsi la nourriture, si long ou si rigoureux que l’hiver pût être.

Cependant une exploration s’imposait : c’était celle qui aurait pour but, non d’explorer tous les territoires inconnus de l’île Chairman, mais au moins la partie comprise dans l’est du Family-lake. Renfermait-elle des forêts, des marais ou des dunes ? Offrait-elle de nouvelles ressources, qui pourraient être utilisées ?

Un jour Briant conféra avec Gordon à ce sujet, en l’envisageant, d’ailleurs, d’une autre manière.

« Bien que la carte du naufragé Baudoin soit faite avec une certaine exactitude que nous avons pu constater, dit-il, il serait à propos de prendre connaissance du Pacifique dans l’est. Nous avons à notre disposition d’excellentes lunettes que mon compatriote ne possédait point, et qui sait si nous n’apercevrions pas des terres qu’il n’a pu voir ? Sa carte présente l’île Chairman comme isolée dans ces parages, et peut-être ne l’est-elle pas ?

— Tu poursuis toujours ton idée, répondit Gordon, et il te tarde de partir ?…

— Oui, Gordon, et, au fond, je suis sûr que tu penses comme moi ! Est-ce que tous nos efforts ne doivent pas tendre à nous rapatrier dans le plus bref délai ?

— Soit, répondit Gordon, et, puisque tu y tiens, nous organiserons une expédition…

— Une expédition à laquelle nous prendrions tous part ?… demanda Briant.

— Non, répondit Gordon. Il me semble que six ou sept de nos camarades…

— Ce serait encore trop, Gordon ! Étant si nombreux, ils ne pourraient faire autrement que de tourner le lac par le nord ou par le sud ; et est-il sûr que cela n’exigerait pas beaucoup de temps et de fatigues ?

— Que proposes-tu donc, Briant ?

— Je propose de traverser le lac dans la yole en partant de French-den, afin d’atteindre la rive opposée, et, pour cela, de n’aller qu’à deux ou trois.

— Et qui conduirait la yole ?

— Moko, répondit Briant. Il connaît la manœuvre d’une embarcation, et moi-même, je m’y entends un peu. Avec la voile, si le vent est bon, avec deux avirons, s’il est contraire, nous enlèverons aisément les cinq ou six milles que le lac mesure dans la direction de ce cours d’eau qui, d’après la carte, traverse les forêts de l’est ; nous descendrons ainsi jusqu’à son embouchure.

— Entendu, Briant, répondit Gordon, j’approuve ton idée. Et qui accompagnerait Moko ?

— Moi, Gordon, puisque je n’ai point fait partie de l’expédition au nord du lac. C’est à mon tour de me rendre utile… et je réclame…

— Utile ! s’écria Gordon. Eh ! ne nous as-tu pas déjà rendu mille services, mon cher Briant ? Ne t’es-tu pas dévoué plus que tout autre ? Ne te devons-nous pas de la reconnaissance ?

— Allons donc, Gordon ! Nous avons tous fait notre devoir ! – Voyons, est-ce convenu ?

— C’est convenu, Briant. Qui prendras-tu comme troisième compagnon de route ? Je ne te proposerai pas Doniphan, puisque vous n’êtes pas bien ensemble…

— Oh ! je l’accepterais volontiers ! répondit Briant. Doniphan n’a pas mauvais cœur, il est brave, il est adroit, et, n’était son caractère jaloux, ce serait un excellent camarade. D’ailleurs, peu à peu, il se réformera, quand il aura compris que je ne cherche point à me mettre ni en avant ni au-dessus de personne, et nous deviendrons, j’en suis sûr, les meilleurs amis du monde. Mais j’ai songé à un autre compagnon de voyage.

— Lequel ?…

— Mon frère Jacques, répondit Briant. Son état m’inquiète de plus en plus. Évidemment, il a quelque chose de grave à se reprocher qu’il ne veut pas dire. Peut-être, pendant cette excursion, se trouvant seul avec moi…

— Tu as raison, Briant. Emmène Jacques, et, dès aujourd’hui, commence tes préparatifs de départ.

— Ce ne sera pas long, répondit Briant, car notre absence ne durera pas plus de deux ou trois jours. »

Le jour même, Gordon fit part de l’expédition projetée. Doniphan se montra très dépité de ne pas en être, et, comme il s’en plaignit à Gordon, celui-ci lui fit comprendre que, dans les conditions où elle allait se faire, cette expédition n’exigeait que trois personnes, que Briant en ayant eu l’idée, il lui appartenait de la mettre à exécution, etc.

« Enfin, répondit Doniphan, il n’y en a que pour lui, n’est-ce pas, Gordon ?

— Tu es injuste, Doniphan, injuste pour Briant, injuste aussi pour moi ! »

Doniphan n’insista plus et rejoignit ses amis Wilcox, Cross et Webb, près desquels il put, tout à son aise, épancher sa mauvaise humeur.

Lorsque le mousse apprit qu’il allait momentanément échanger ses fonctions de maître-coq pour celles de patron de la yole, il ne cacha pas son contentement. L’idée de partir avec Briant doublait encore pour lui le plaisir. Quant à son remplaçant devant le fourneau de Store-room, ce serait naturellement Service, qui se réjouit à l’idée de pouvoir fricoter à sa fantaisie, sans être assisté de qui que ce soit. En ce qui concerne Jacques, cela sembla lui convenir d’accompagner son frère et de quitter French-den durant quelques jours.

La yole fut aussitôt mise en état. Elle gréait une petite voile latine, que Moko envergua et roula le long du mât. Deux fusils, trois revolvers, des munitions en quantité suffisante, trois couvertures de voyage, des provisions liquides et solides, des capotes cirées en cas de pluie, deux avirons avec une paire de rechange, tel était le matériel nécessaire à une expédition dont la durée serait courte, – sans oublier la copie qui avait été faite de la carte du naufragé, et à laquelle de nouveaux noms seraient ajoutés au fur et à mesure des découvertes.

Le 4 février, vers huit heures du matin, après avoir pris congé de leurs camarades, Briant, Jacques et Moko s’embarquèrent à la digue du rio Zealand. Il faisait un joli temps, – une légère brise du sud-ouest. La voile fut hissée, et Moko, placé à l’arrière, saisit la barre, laissant à Briant le soin de tenir l’écoute. Quoique la surface du lac fût à peine ridée de souffles intermittents, la yole sentit plus vivement l’effet de la brise, lorsqu’elle se trouva un peu au large. Sa vitesse s’accéléra. Une demi-heure plus tard, Gordon et les autres, en observation sur la rive de Sport-terrace, n’apercevaient plus qu’un point noir qui allait bientôt disparaître.

Moko étant à l’arrière, Briant au milieu, Jacques s’était placé à l’avant, au pied du mât. Pendant une heure, les hautes crêtes d’Auckland-hill leur restèrent en vue, puis s’abaissèrent sous l’horizon. Cependant la rive opposée du lac ne se relevait pas encore, bien qu’elle ne pût être éloignée. Malheureusement, comme il arrive d’ordinaire lorsque le soleil a acquis de la force, le vent marqua une tendance à mollir, et, vers midi, ne se manifesta plus que par quelques volées capricieuses.

« Il est fâcheux, dit Briant, que la brise n’ait pas tenu toute la journée !…

— Ce serait bien plus fâcheux, monsieur Briant, répondit Moko, si elle était devenue contraire !

— Tu es philosophe, Moko !

— Je ne sais pas ce que vous entendez par ce mot-là, répondit le mousse. Pour moi, quoi qu’il arrive, j’ai l’habitude de ne jamais me dépiter !

— Eh bien, c’est précisément de la philosophie !

— Va pour la philosophie, et mettons-nous aux avirons, monsieur Briant. Il est à désirer que nous ayons atteint l’autre rive avant la nuit. Après tout, si nous n’y parvenions pas, il n’y aurait qu’à se résigner.

— Comme tu dis, Moko. Je vais prendre un aviron, toi l’autre, et Jacques se mettra à la barre.

— C’est cela, répliqua le mousse. Si monsieur Jacques gouverne bien, nous ferons bonne route.

— Tu me diras comment manœuvrer, Moko, répondit Jacques, et je suivrai de mon mieux tes indications. »

Moko amena la voile qui ne battait même plus, car le vent était absolument tombé. Les trois jeunes garçons se hâtèrent de manger un morceau. Après quoi, le mousse se plaça à l’avant, tandis que Jacques venait s’asseoir à l’arrière, Briant restant au milieu. La yole, vigoureusement enlevée, se dirigea en obliquant un peu vers le nord-est, d’après la boussole.

L’embarcation se trouvait alors au centre de cette vaste étendue

JENKINS et IVERSON
d’eau, comme si elle eût été en pleine mer, la surface du lac étant circonscrite par une ligne périphérique de ciel. Jacques regardait attentivement dans la direction de l’est, pour voir si la côte n’apparaissait pas à l’opposé de French-den.

Vers trois heures, le mousse, ayant pris la lunette, put affirmer qu’il reconnaissait des indices de terre. Un peu plus tard, Briant constata que Moko n’avait point fait erreur. À quatre heures, des têtes d’arbres se montraient au-dessus d’une rive assez basse – ce qui expliquait pourquoi, du sommet de False-Sea-point, Briant n’avait pu l’apercevoir. Ainsi, l’île Chairman ne renfermait pas d’autres hauteurs que celles d’Auckland-hill, qui l’accidentaient entre Sloughi-bay et Family-lake.

Encore deux milles et demi à trois milles, et la rive orientale serait atteinte. Briant et Moko maniaient leurs avirons avec ardeur, non sans quelque fatigue, car la chaleur était forte. La surface du lac était unie comme un miroir. Le plus souvent, ses eaux, très claires, en laissaient voir à douze ou quinze pieds le fond hérissé d’herbes aquatiques, entre lesquelles se jouaient des myriades de poissons.

Enfin, vers six heures du soir, la yole vint atterrir au pied d’une berge, au-dessus de laquelle se penchait l’épaisse ramure des chênes-verts et des pins maritimes. Cette berge, assez élevée, ne se prêtait guère à un débarquement, et on dut la suivre pendant un demi-mille, à peu près, en remontant vers le nord.

« Voilà le rio porté sur la carte, » dit alors Briant.

Et il montrait un évasement de la rive, par laquelle s’écoulait le trop plein des eaux du lac.

« Eh bien, je crois que nous ne pouvons nous dispenser de lui donner un nom, répondit le mousse.

— Tu as raison, Moko. Appelons-le l’East-river, puisqu’il coule à l’orient de l’île.

— Parfait, dit Moko, et, maintenant, nous n’avons plus qu’à prendre le courant de l’East-river et à le descendre pour atteindre son embouchure.

— C’est ainsi que nous procéderons demain, Moko. Mieux vaut passer la nuit en cet endroit. Puis, dès la pointe du jour, nous laisserons dériver la yole, ce qui nous permettra de reconnaître la contrée sur les deux bords du rio.

— Débarquons-nous ?… demanda Jacques.

— Sans doute, répondit Briant, et nous camperons à l’abri des arbres. »

Briant, Moko et Jacques sautèrent sur la berge, qui formait le fond d’une petite crique. Après que la yole eut été solidement amarrée à une souche, ils en retirèrent les armes et les provisions. Un feu de bois sec fut allumé au pied d’un gros chêne-vert. On soupa de biscuit et de viande froide, on étendit les couvertures sur le sol, et à ces jeunes garçons il n’en fallait pas davantage pour dormir d’un bon sommeil. À tout événement, les armes avaient été chargées ; mais, si quelques hurlements se firent entendre après la tombée du soir, la nuit s’acheva sans alerte.

« Allons, en route ! » s’écria Briant, qui se réveilla le premier, dès six heures du matin.

En quelques minutes, tous les trois eurent repris place dans la yole et se laissèrent aller au courant du rio.

Ce courant était assez fort – la marée descendait depuis une demi-heure déjà – pour qu’il ne fût pas nécessaire de recourir aux avirons. Aussi, Briant et Jacques s’étaient-ils assis à l’avant de la yole, tandis que Moko, installé à l’arrière, se servait de l’une des rames comme d’une godille, afin de maintenir la légère embarcation dans le fil des eaux.

« Il est probable, dit-il, qu’une marée suffira pour nous porter jusqu’à la mer, si l’East-river n’a guère que de cinq à six milles, car son courant est plus rapide que celui du rio Zealand.

— C’est à souhaiter, répondit Briant. En revenant nous aurons besoin, je pense, de deux ou trois marées…

— En effet, monsieur Briant, et, si vous le voulez, nous repartirons sans nous attarder…

— Oui, Moko, répondit Briant, dès que nous aurons vu s’il se trouve ou non quelque terre dans les parages à l’est de l’île Chairman. »

Cependant la yole filait avec une vitesse que Moko estimait à plus d’un mille à l’heure. En outre, l’East-river suivait une direction presque rectiligne, qui fut relevée à l’est-nord-est, d’après la boussole. Son lit était plus encaissé que celui du rio Zealand et aussi moins large – une trentaine de pieds seulement – ce qui expliquait la rapidité de son cours. Toute la crainte de Briant était qu’il ne se changeât en rapides, en tourbillons, et ne fût pas navigable jusqu’à la côte. En tout cas, il serait temps d’aviser, s’il se présentait quelque obstacle.

On était en pleine forêt, au milieu d’une végétation assez serrée. Là se retrouvaient à peu près les mêmes essences qu’à Traps-woods, avec cette différence que chênes-verts, chênes-liège, pins et sapins y dominaient.

Entre autres – bien qu’il fût moins familiarisé avec les choses de la botanique que Gordon – Briant reconnut un certain arbre dont il se rencontre d’assez nombreux échantillons en Nouvelle-Zélande. Cet arbre, qui déployait le parasol de ses branches à une soixantaine de pieds au-dessus du sol, portait des fruits coniques, longs de trois à quatre pouces, pointus à leur extrémité et revêtus d’une sorte d’écaille luisante.

« Ce doit être le pin pignon ! s’écria Briant.

— Si vous ne vous trompez pas, monsieur Briant, répondit Moko, arrêtons-nous un instant. Cela en vaut la peine ! »

Un coup de godille dirigea la yole vers la rive gauche. Briant et Jacques s’élancèrent sur la berge. Quelques minutes après, ils rapportaient une ample récolte de ces pignons, dont chacun contient une amande de forme ovale, enveloppée d’une légère pellicule et parfumée comme la noisette. Précieuse trouvaille, pour les gourmands de la petite colonie, mais aussi – ce que Gordon leur apprit après le retour de Briant – parce que ces fruits produisaient une huile excellente.

Il importait également de reconnaître si cette forêt était aussi giboyeuse que les autres forêts, situées à l’occident du Family-lake. Cela devait être, car Briant vit passer entre les fourrés une bande effarée de nandûs et de vigognes, même un couple de guanaques qui filaient avec une merveilleuse rapidité. En fait de volatiles, Doniphan aurait eu là quelques beaux coups de fusil à tirer. Quant à Briant, il s’abstint de dépenser inutilement sa poudre, la yole renfermant des provisions en quantité suffisante.

Vers onze heures, il fut manifeste que l’épais massif des arbres tendait à s’éclaircir. Quelques clairières aéraient les dessous de bois. En même temps, la brise s’imprégnait d’une senteur saline, qui indiquait la proximité de la mer.

Et, quelques minutes plus tard, brusquement, au-delà d’un groupe de superbes chênes-verts, une ligne bleuâtre apparut à l’horizon.

Le courant entraînait toujours la yole – moins rapidement, il est vrai. Le flot n’allait pas tarder à se faire sentir sur ce lit de l’East-river, large alors de quarante à cinquante pieds.

Arrivé près des rochers qui se dressaient sur le littoral, Moko poussa la yole vers la rive gauche ; puis, portant son grappin à terre, il l’enfonça solidement dans le sable, tandis que Briant et son frère débarquaient à leur tour.

Quel aspect différent de celui que présentait la côte à l’ouest de l’île Chairman ! Ici, s’ouvrait bien une baie profonde, et précisément à la hauteur de Sloughi-bay ; mais, au lieu d’une large grève de sable, bordée par un cordon de récifs, limitée par la falaise qui s’élevait à l’arrière-plan de Wreck-coast, c’était un amoncellement de roches au milieu desquelles – Briant s’en assura bientôt – il eût pu trouver vingt grottes pour une.

Cette côte était donc très habitable, et si le schooner se fût échoué en cet endroit, si son renflouement eût été praticable après l’échouage, il aurait pu s’abriter à l’embouchure de l’East-river, dans un petit port naturel, auquel l’eau ne manquait pas, même à marée basse.

Tout d’abord, Briant avait porté ses regards du côté du large, à l’extrême horizon de cette vaste baie. Développée sur un secteur de quinze milles environ, entre deux pointes sablonneuses, elle eût mérité le nom de golfe.

En ce moment, cette baie était déserte – comme toujours, sans doute. Pas un navire en vue, même à son périmètre, nettement découpé sur le fond du ciel ! De terre ou d’île, pas même l’apparence ! Moko, habitué à reconnaître ces vagues linéaments des hauteurs lointaines qui se confondent souvent avec les vapeurs du large, ne découvrit rien avec la lunette. L’île Chairman semblait être aussi isolée dans les parages de l’est que dans ceux de l’ouest. Et voilà pourquoi la carte du naufragé français n’indiquait aucune terre en cette direction.

Dire que Briant fut très désappointé, ce serait exagérer. Non ! Il s’attendait bien à cela. Aussi, trouva-t-il tout simple de donner à cette échancrure de la côte la dénomination de Deception-bay (baie Déception).

« Allons, dit-il, ce n’est pas encore de ce côté que nous pourrons prendre la route du retour !

— Eh, monsieur Briant, répondit Moko, on s’en va toujours, que ce soit par un chemin ou par un autre ! En attendant, je pense que nous ferons bien de déjeuner…

— Soit, répondit Briant, et faisons vite. – À quelle heure la yole pourra-t-elle remonter l’East-river ?

— Si nous voulions profiter de la marée, il faudrait s’embarquer à l’instant.

— C’est impossible, Moko ! Je tiens à observer l’horizon dans des conditions plus favorables, et du haut de quelque roche qui domine la grève.

— Alors, monsieur Briant, nous serons forcés d’attendre la marée prochaine, qui ne se fera pas sentir dans l’East-river avant dix heures du soir.

— Est-ce que tu ne craindras pas de naviguer pendant la nuit ? demanda Briant.

— Non, et je le ferai sans danger, répondit Moko, car nous aurons
La yole vint atterrir au pied d’une berge. (Page 269.)


pleine lune. D’ailleurs, le cours du rio est si direct qu’il suffira de gouverner à la godille, tant que durera le flot. Puis, lorsque le courant redescendra, nous essaierons de le remonter à l’aviron, ou, s’il est trop fort, nous ferons halte jusqu’au jour.

— Bien, Moko, voilà qui est convenu. Et, puisque nous avons une douzaine d’heures devant nous, profitons-en pour compléter notre exploration. »
Désordre véritablement grandiose… (Page 274.)


Après le déjeuner et jusqu’à l’heure du dîner, tout le temps fut employé à visiter cette partie de la côte, abritée par des massifs d’arbres qui s’avançaient au pied même des roches. Quant au gibier, il semblait être aussi abondant qu’aux environs de French-den, et Briant se permit d’abattre quelques tinamous pour le repas du soir.

Ce qui caractérisait l’aspect de ce littoral, c’était l’entassement des blocs de granit. Désordre véritablement grandiose que cet amoncellement de rochers gigantesques – sorte de champ de Karnak, dont la disposition irrégulière n’était point due à la main de l’homme. Là, se creusaient de ces profondes excavations, que l’on appelle « cheminées » en certains pays celtiques, et il eût été facile de s’installer entre leurs parois. Ni les halls ni les Store-rooms n’eussent manqué pour les besoins de la petite colonie. Rien que sur un espace d’un demi-mille, Briant trouva une douzaine de ces confortables excavations.

Aussi Briant fut-il naturellement conduit à se demander pourquoi le naufragé français ne s’était point réfugié sur cette partie de l’île Chairman. Quant à l’avoir visitée, nul doute à cet égard, puisque les lignes générales de cette côte figuraient exactement sur sa carte. Donc, si l’on ne rencontrait aucune trace de son passage, c’est que très probablement François Baudoin avait élu domicile dans French-den, avant d’avoir poussé son exploration jusqu’aux territoires de l’est, et, là, se trouvant moins exposé aux bourrasques du large, il avait jugé à propos d’y rester. Explication fort plausible, que Briant crut devoir admettre.

Vers deux heures, lorsque le soleil eut dépassé le plus haut point de sa course, le moment parut favorable pour procéder à une rigoureuse observation de la mer, au large de l’île. Briant, Jacques et Moko tentèrent alors d’escalader un massif rocheux qui ressemblait à un ours énorme. Ce massif s’élevait à une centaine de pieds au-dessus du petit port, et ce ne fut pas sans difficultés qu’ils en atteignirent le sommet.

De là, lorsqu’il se reportait en arrière, le regard dominait la forêt qui s’étendait vers l’ouest jusqu’au Family-lake, dont un vaste rideau de verdure cachait la surface. Au sud, la contrée semblait sillonnée de dunes jaunâtres, qu’entrecoupaient quelques noires sapinières, comme dans les arides campines des pays septentrionaux. Au nord, le contour de la baie se terminait par une pointe basse, formant la limite d’une immense plaine sablonneuse, située au-delà. En somme, l’île Chairman n’était véritablement fertile que dans sa partie centrale, où les eaux douces du lac lui déversaient la vie, en s’épanchant par les divers rios de ses deux rives.

Briant dirigea sa lunette vers l’horizon de l’est, qui se dessinait alors avec une grande netteté. Toute terre, située dans un rayon de sept à huit milles, eût certainement apparu à travers l’objectif de l’instrument.

Rien dans cette direction !… Rien que la vaste mer, circonscrite par la ligne ininterrompue du ciel !

Pendant une heure, Briant, Jacques et Moko ne cessèrent de l’observer attentivement, et ils allaient redescendre sur la grève, lorsque Moko arrêta Briant.

« Qu’y a-t-il donc là-bas ?… » demanda-t-il en étendant la main vers le nord-est.

Briant braqua sa lunette sur le point indiqué.

Là, en effet, un peu au-dessus de l’horizon, miroitait une tache blanchâtre que l’œil aurait pu confondre avec un nuage, si le ciel n’eût été absolument pur en ce moment. D’ailleurs, après l’avoir longuement tenue dans le champ de sa lunette, Briant put affirmer que cette tache ne se déplaçait pas et que sa forme ne s’altérait en aucune façon.

« Je ne sais ce que cela peut être, dit-il, à moins que ce ne soit une montagne ! Et encore, une montagne n’aurait point cette apparence ! »

Quelques instants après, le soleil s’abaissant de plus en plus vers l’ouest, la tache avait disparu. Existait-il là quelque haute terre, ou plutôt, cette coloration blanchâtre n’était-elle qu’une réflexion lumineuse des eaux ? Ce fut cette dernière hypothèse que Jacques et Moko admirent, bien que Briant crut devoir garder quelques doutes à ce sujet.

L’exploration achevée, tous trois regagnèrent, à l’embouchure de l’East-river, le petit port au fond duquel était amarrée la yole. Jacques ramassa du bois mort sous les arbres ; puis, il alluma du feu, tandis que Moko préparait son rôti de tinamous.

Vers sept heures, après avoir mangé avec appétit, Jacques et Briant allèrent se promener sur la grève, en attendant l’heure de la marée pour repartir.

De son côté, Moko remonta la rive gauche du rio, où poussaient des pins pignons dont il voulait cueillir quelques fruits.

Lorsqu’il revint vers l’embouchure de l’East-river, la nuit commençait à tomber. Au large, si la mer s’éclairait encore des derniers rayons solaires qui glissaient à la surface de l’île, le littoral était déjà plongé dans une demi-obscurité.

Au moment où Moko eut rejoint la yole, Briant et son frère n’étaient pas encore de retour. Comme ils ne pouvaient être éloignés, il n’y avait pas lieu de s’inquiéter.

Mais voilà que Moko fut très surpris d’entendre des gémissements, et en même temps des éclats de voix. Il ne se trompait pas : cette voix, c’était celle de Briant.

Les deux frères couraient-ils donc quelque danger ? Le mousse n’hésita pas à s’élancer vers la grève, après avoir tourné les dernières roches qui fermaient le petit port.

Soudain, ce qu’il vit l’empêcha de se porter plus avant.

Jacques était aux genoux de Briant !… Il semblait l’implorer, lui demander grâce !… De là, ces gémissements qui étaient arrivés à l’oreille de Moko.

Le mousse aurait voulu se retirer par discrétion… Il était trop tard !… Il avait tout entendu et tout compris ! Il connaissait maintenant la faute que Jacques avait commise et dont il venait de s’accuser à son frère ! Et celui-ci s’écriait :

« Malheureux !… Comment, c’est toi… toi qui as fait cela ! .. Toi qui es cause…

— Pardon… frère… pardon !

— Voilà donc pourquoi tu te tenais à l’écart de tes camarades !… Pourquoi tu avais peur d’eux !… Ah ! qu’ils ne sachent jamais !… Non !… Pas un mot… Pas un mot… à personne ! »

Moko aurait donné beaucoup pour ne rien savoir de ce secret. Mais, maintenant, feindre de l’ignorer vis-à-vis de Briant, cela lui eût trop coûté. Aussi, quelques instants après, lorsqu’il le trouva seul près de la yole :

« Monsieur Briant, dit-il, j’ai entendu…

— Quoi ! tu sais ce que Jacques ?…

— Oui, monsieur Briant… Et il faut lui pardonner…

— Les autres lui pardonneraient-ils ?…

— Peut-être ! répondit Moko. En tout cas, mieux vaut qu’ils n’apprennent rien, et soyez sûr que je me tairai !…

— Ah ! mon pauvre Moko ! » murmura Briant, en serrant la main du mousse.

Pendant deux heures, jusqu’au moment d’embarquer, Briant n’adressa pas la parole à Jacques. Celui-ci, d’ailleurs, resta assis, au pied d’une roche, certainement plus abattu, depuis que, cédant aux instances de son frère, il avait tout avoué.

Vers dix heures, le flot s’étant fait sentir, Briant, Jacques et Moko prirent place dans la yole. Dès qu’elle fut démarrée, le courant l’entraîna rapidement. La lune, s’étant levée un peu après le coucher du soleil, éclairait suffisamment le cours de l’East-river pour que la navigation devînt praticable jusque vers minuit et demi. Le jusant, qui s’établit alors, obligea de prendre les avirons, et, pendant une heure, la yole ne gagna pas d’un mille en amont.

Briant proposa donc de mouiller jusqu’au jour naissant, afin d’attendre la marée montante – ce qui fut fait. À six heures du matin, on se remit en route, et il était neuf heures, lorsque la yole eut retrouvé les eaux du Family-lake.

Là, Moko rehissa sa voile, et, avec une jolie brise qui prenait par le travers, il mit le cap sur French-den.

Vers six heures du soir, après une heureuse traversée, pendant laquelle Briant ni Jacques n’étaient guère sortis de leur mutisme, la yole fut signalée par Garnett, qui pêchait sur les bords du lac. Quelques instants plus tard, elle accostait la digue, et Gordon accueillait avec empressement le retour de ses camarades.