Deux Ans de vacances/Chapitre 16

Hetzel (p. 237-257).

XVI

Briant inquiet de Jacques. – Construction de l’enclos et de la basse-cour. – Sucre d’érable. – Destruction des renards. – Nouvelle expédition à Sloughi-bay. – Le chariot attelé. – Massacre des phoques. – Les fêtes de Noël. – Hurrah pour Briant.


Tout s’était bien passé à French-den pendant l’absence de Gordon. Le chef de la petite colonie n’avait qu’à se louer de Briant, auquel les petits témoignaient une très sincère affection. N’eût été son caractère hautain et jaloux, Doniphan, lui aussi, aurait apprécié – à leur juste valeur – les qualités de son camarade ; mais cela n’était pas, et grâce à l’ascendant qu’il avait pris sur Wilcox, Webb et Cross, ceux-ci le soutenaient volontiers, lorsqu’il s’agissait de faire opposition au jeune Français, si différent par l’allure et le caractère de ses compagnons d’origine anglo-saxonne.

Briant n’y prenait garde, du reste. Il faisait ce qu’il considérait comme son devoir, sans jamais se préoccuper de ce que l’on pensait de lui. Son plus gros souci, c’était l’inexplicable attitude de son frère.

Dernièrement, Briant avait encore pressé Jacques de questions, sans obtenir d’autre réponse que celle-ci :

« Non… frère… non !… Je n’ai rien ! »

— Tu ne veux pas parler, Jacques ? lui avait-il dit. Tu as tort !… Ce serait un soulagement pour toi comme pour moi !… J’observe que tu deviens de plus en plus triste, plus sombre !… Voyons !… Je suis ton aîné !… J’ai le droit de savoir la cause de ton chagrin !… Qu’as-tu à te reprocher ?…

— Frère !… avait enfin répondu Jacques, comme s’il n’eût pu résister à quelque secret remords, ce que j’ai fait ?… Toi, peut-être… tu me pardonnerais… tandis que les autres…

— Les autres ?… Les autres ?… s’était écrié Briant. Que veux-tu dire, Jacques ? »

Des larmes avaient jailli des yeux de l’enfant ; mais, malgré l’insistance de son frère, il n’avait plus ajouté que ceci :

« Plus tard tu sauras… plus tard !… »

Après cette réponse, on comprend ce que devait être l’inquiétude de Briant. Qu’y avait-il de si grave dans le passé de Jacques ? C’est là ce qu’il voulait à tout prix savoir. Aussitôt que Gordon fut de retour, Briant lui parla donc de ces demi-aveux arrachés à son frère, le priant même d’intervenir à ce sujet.

« À quoi bon, lui répondit sagement Gordon. Mieux vaut laisser Jacques agir de son propre mouvement ! Quant à ce qu’il a fait… sans doute quelque peccadille dont il s’exagère l’importance !… Attendons qu’il s’explique de lui-même ! »

Dès le lendemain – 9 novembre – les jeunes colons s’étaient remis à la besogne. L’ouvrage ne manquait pas. Et d’abord, il y eut lieu de faire droit aux réclamations de Moko, dont l’office commençait à se vider, bien que les collets, tendus aux abords de French-den, eussent fonctionné à différentes reprises. En réalité, c’était le gros gibier qui faisait défaut. Dès lors, nécessité d’aviser à construire des pièges assez solides pour que les vigognes, les pécaris, les guaçulis, pussent s’y prendre, sans coûter un grain de plomb ni un grain de poudre.

Ce fut à des travaux de ce genre que les grands consacrèrent tout ce mois de novembre – le mois de mai des latitudes de l’hémisphère septentrional.

Sitôt leur arrivée, le guanaque, la vigogne et ses deux petits avaient été provisoirement installés sous les arbres les plus rapprochés de French-den. Là, de longues cordes leur permettaient de se mouvoir dans un certain rayon. Cela suffirait pendant la période des longs jours ; mais, avant que l’hiver fût venu, l’établissement d’un abri plus
un véritable chantier s’organisa. (Page 239.)
convenable s’imposait. En conséquence, Gordon décida qu’un hangar et un enclos, protégés par de hautes palissades, seraient immédiatement disposés au pied d’Auckland-hill, du côté du lac, un peu au-delà de la porte du hall.

On se mit au travail, et un véritable chantier s’organisa sous la direction de Baxter. C’était plaisir de voir ces zélés garçons manier plus ou moins adroitement les outils qu’ils avaient trouvés dans le coffre de menuiserie du schooner, les uns la scie, les autres la hache ou l’herminette. S’ils gâtaient parfois l’ouvrage, ils ne se rebutaient pas. Des arbres de moyenne grosseur, coupés à la racine et bien ébranchés, fournirent le nombre de pieux nécessaires à la clôture d’un espace assez grand pour qu’une douzaine d’animaux pussent y vivre à l’aise. Ces troncs, solidement enfoncés dans le sol, reliés entre eux par des traverses, étaient capables de résister à toutes les tentatives des bêtes malfaisantes qui essayeraient de les renverser ou de les franchir. Quant au hangar, il fut construit avec les bordages du Sloughi – ce qui évita aux jeunes charpentiers la peine de débiter les arbres en planches, travail bien difficile dans ces conditions. Puis, son toit fut recouvert d’un épais prélart goudronné, afin qu’il n’eût rien à craindre des rafales. Une bonne et épaisse litière qui serait fréquemment renouvelée, une fraîche nourriture d’herbe, de mousse et de feuillage dont on ferait ample provision, il n’en fallait pas davantage pour que les animaux domestiques fussent maintenus en bon état. Garnett et Service, plus particulièrement chargés de l’entretien de l’enclos, se trouvèrent bientôt récompensés de leurs soins, en voyant le guanaque et la vigogne s’apprivoiser de jour en jour.

Au surplus, l’enclos ne tarda pas à recevoir de nouveaux hôtes. Ce fut d’abord un second guanaque, qui s’était laissé choir dans l’une des trappes de la forêt, ensuite un couple de vigognes, mâle et femelle, dont Baxter s’empara avec l’aide de Wilcox qui, lui aussi, commençait à manier assez adroitement les bolas. Il y eut même un nandû que Phann força à la course. Mais on vit bien qu’il en serait de celui-là comme du premier. Malgré le bon vouloir de Service, qui s’y entêta encore, on n’en put rien faire.

Il va sans dire que jusqu’au moment où le hangar fut achevé, le guanaque et la vigogne avaient été rentrés chaque soir dans Store-room. Cris de chacals, glapissements de renards, rugissements de fauves, éclataient trop près de French-den pour qu’il fût prudent de laisser ces bêtes au-dehors.

Cependant, tandis que Garnett et Service s’occupaient plus spécialement de l’entretien des animaux, Wilcox et quelques-uns de ses camarades ne cessaient de préparer pièges et collets qu’ils allaient quotidiennement visiter. En outre, il y eut encore de la besogne pour deux des petits, Iverson et Jenkins. En effet, les outardes, les poules faisanes, les pintades, les tinamous, nécessitèrent l’aménagement d’une basse-cour que Gordon fit disposer dans un coin de l’enclos, et c’est à ces enfants qu’échut la tâche d’en prendre soin – ce qu’ils firent avec beaucoup de zèle.

On le voit, Moko avait maintenant à sa disposition non seulement le lait des vigognes mais aussi les œufs de la gent emplumée. Et certainement, il eût maintes fois confectionné quelque entremets de sa façon, si Gordon ne lui eût recommandé d’économiser le sucre. Ce n’était que les dimanches et certains jours de fête que l’on voyait apparaître sur la table un plat extraordinaire, dont Dole et Costar se régalaient à pleine bouche.

Pourtant, s’il était impossible de fabriquer du sucre, ne pouvait-on trouver une matière propre à le remplacer ? Service – ses Robinsons à la main – soutenait qu’il n’y avait qu’à chercher. Gordon chercha donc, et il finit par découvrir, au milieu des fourrés de Traps-woods, un groupe d’arbres qui, trois mois plus tard, aux premiers jours de l’automne, allaient se couvrir d’un feuillage pourpre du plus bel effet.

« Ce sont des érables, dit-il, des arbres à sucre !

— Des arbres en sucre ! s’écria Costar.

— Non, gourmand ! répondit Gordon. J’ai dit : à sucre ! Ainsi, rentre ta langue ! »
MOKO, GARNETT et SERVICE

C’était là l’une des plus importantes découvertes que les jeunes colons eussent faites depuis leur installation à French-den. En pratiquant une incision dans le tronc de ces érables, Gordon obtint un liquide, produit par la condensation, et cette sève, en se solidifiant, donna une matière sucrée. Quoique inférieure en qualités saccharifères aux sucs de la canne et de la betterave, cette substance n’en était pas moins précieuse pour les besoins de l’office, et meilleure, en tout cas, que les produits similaires que l’on tire du bouleau à l’époque du printemps.

Si l’on avait le sucre, on ne tarda pas à avoir la liqueur. Sur les conseils de Gordon, Moko essaya de traiter par la fermentation les graines de trulca et d’algarrobe. Après avoir été préalablement écrasées dans une cuve au moyen d’un lourd pilon de bois, ces graines fournirent un liquide alcoolique dont la saveur eût suffi à édulcorer les boissons chaudes, à défaut du sucre d’érable. Quant aux feuilles cueillies sur l’arbre à thé, on reconnut qu’elles valaient presque l’odorante plante chinoise. Aussi, pendant leurs excursions dans la forêt, les explorateurs ne manquèrent-ils jamais d’en faire une abondante récolte.

Bref, l’île Chairman procurait à ses habitants, sinon le superflu, du moins le nécessaire. Ce qui faisait défaut – il y avait lieu de le regretter – c’étaient les légumes frais. On dut se contenter des légumes de conserves, dont il y avait une centaine de boîtes que Gordon ménageait le plus possible. Briant avait bien essayé de cultiver ces ignames revenus à l’état sauvage, et dont le naufragé français avait semé quelques plants au pied de la falaise. Vaine tentative. Par bonheur, le céleri – on ne l’a point oublié – poussait abondamment sur les bords du Family-lake, et, comme il n’y avait pas lieu de l’économiser, il remplaçait les légumes frais, non sans avantage.

Il va de soi que les fleurons, tendus pendant l’hiver sur la rive gauche du rio, avaient été transformés en filets de chasse au retour de la belle saison. On y prit, entre autres volatiles, des perdrix de petite taille, et de ces bernicles qui venaient sans doute des terres, situées au large de l’île.

Doniphan, de son côté, aurait bien voulu explorer la vaste région des South-moors, de l’autre côté du rio Zealand. Mais il eût été dangereux de se hasarder à travers ces marais que recouvraient en grande partie les eaux du lac, mêlées aux eaux de la mer à l’époque des crues.

Wilcox et Webb capturèrent également un certain nombre d’agoutis, gros comme des lièvres, dont la chair blanchâtre, un peu sèche, tient le milieu entre celle du lapin et celle du porc. Certes, il eût été difficile de forcer ces rapides rongeurs à la course – même avec l’aide de Phann. Toutefois, lorsqu’ils se trouvaient au gîte, il suffisait de siffler légèrement pour les attirer à l’orifice et s’en emparer. À différentes reprises encore, les jeunes chasseurs rapportèrent des mouffettes, des gloutons-grisons, des zorillos, à peu près semblables aux martres avec leur belle fourrure noire à raies blanches, mais qui répandaient des émanations fétides.

« Comment peuvent-elles supporter une pareille odeur ? demanda un jour Iverson.

— Bon !… Affaire d’habitude ! » répondit Service.

Si le rio fournissait son contingent de galaxias, Family-lake, peuplé d’espèces plus grandes, donnait, entre autres, de belles truites qui, malgré la cuisson, conservaient un goût un peu saumâtre. On avait toujours, il est vrai, la ressource d’aller pêcher, entre les algues et les fucus de Sloughi-bay, ces sortes de merluches qui s’y réfugiaient par myriades. Et puis, lorsque le moment serait venu où les saumons essayeraient de remonter le cours du rio Zealand, Moko verrait à s’approvisionner de ces poissons, qui, conservés dans le sel, assureraient une excellente nourriture pour la saison d’hiver.

Ce fut à cette époque, sur la demande de Gordon, que Baxter s’occupa de fabriquer des arcs avec d’élastiques branches de frênes, et des flèches de roseaux, armées d’un clou à leur pointe, ce qui permit à Wilcox et Cross – les plus adroits après Doniphan, – d’abattre, de temps à autre, quelque menu gibier.

Cependant, si Gordon se montrait toujours opposé à la dépense de munitions, il survint une circonstance dans laquelle il dut se départir de sa parcimonie habituelle.

Un jour – c’était le 7 décembre – Doniphan, l’ayant pris à l’écart, lui dit :

« Gordon, nous sommes infestés par les chacals et les renards ! Ils viennent en bandes pendant la nuit et détruisent nos collets en même temps que le gibier qui s’y est laissé prendre !… Il faut en finir, une bonne fois !

— Ne peut-on établir des pièges ? fit observer Gordon, voyant bien où son camarade voulait en venir.

— Des pièges ?… répondit Doniphan, qui n’avait rien perdu de son dédain pour ces vulgaires engins de chasse. Des pièges !… Passe encore, s’il s’agissait de chacals, qui sont assez stupides pour s’y attraper quelquefois. Quant aux renards, c’est autre chose ! Ces bêtes-là sont trop futées et se défient, malgré toutes les précautions que prend Wilcox ! Une nuit ou l’autre, notre enclos sera dévasté, et il ne restera plus rien des volatiles de la basse-cour !…

— Eh bien, puisque cela est nécessaire, répondit Gordon, j’accorde quelques douzaines de cartouches. Surtout, tâchez de ne tirer qu’à coup sûr !…

— Bon !… Gordon, tu peux y compter ! La nuit prochaine, nous nous embusquerons sur la passée de ces animaux, et nous en ferons un tel massacre qu’on n’en verra plus de longtemps ! »

Cette destruction était urgente. Les renards de ces régions, ceux de l’Amérique du Sud particulièrement, sont, paraît-il, encore plus rusés que leurs congénères d’Europe. En effet, aux environs des haciendas, ils font d’incessants ravages, ayant assez d’intelligence pour couper les lanières de cuir qui retiennent les chevaux ou les bestiaux sur les pâturages.

La nuit venue, Doniphan, Briant, Wilcox, Baxter, Webb, Cross, Service, allèrent se poster aux abords d’un « covert » – nom que l’on donne, dans le Royaume-Uni, à de larges espaces de terrain semés de buissons et de broussailles. Ce covert était situé près de Traps-woods, du côté du lac.

Phann n’avait point été invité à se joindre aux chasseurs. Il les eût plutôt gênés en donnant l’éveil aux renards. Il n’était pas question, d’ailleurs, de rechercher une piste. Même quand il est échauffé par la course, le renard ne laisse rien de son fumet après lui, ou, du moins, les émanations en sont si légères que les meilleurs chiens ne peuvent les reconnaître.

Il était onze heures, lorsque Doniphan et ses camarades se mirent à l’affût entre les touffes de bruyère sauvage qui bordaient le covert.

La nuit était très sombre.

Un profond silence que ne troublait même pas le plus léger souffle de brise, permettrait d’entendre le glissement des renards sur les herbes sèches.

Un peu après minuit, Doniphan signala l’approche d’une bande de ces animaux qui traversaient le covert pour venir se désaltérer dans le lac.

Les chasseurs attendirent, non sans impatience, qu’ils fussent réunis au nombre d’une vingtaine – ce qui prit un certain temps, car ils ne s’avançaient qu’avec circonspection, comme s’ils eussent pressenti quelque embûche. Soudain, au signal de Doniphan, plusieurs coups de feu retentirent. Tous portèrent. Cinq ou six renards roulèrent sur le sol, tandis que les autres, affolés, s’élançant à droite, à gauche, furent pour la plupart frappés mortellement.

À l’aube, on trouva une dizaine de ces animaux, étendus entre les herbes du covert. Et, comme ce massacre recommença pendant trois nuits consécutives, la petite colonie fut bientôt délivrée de ces visites dangereuses qui mettaient en péril les hôtes de l’enclos. De plus, cela lui valut une cinquantaine de belles peaux d’un gris argenté, qui, soit à l’état de tapis, soit à l’état de vêtements, ajoutèrent au confort de French-den.

Le 15 décembre, grande expédition à Sloughi-bay. Le temps étant très beau, Gordon décida que tout le monde y prendrait part – ce que les plus jeunes accueillirent avec grandes démonstrations de joie.

Très probablement, en partant dès le point du jour, le retour pourrait s’effectuer avant la nuit. S’il survenait quelque retard, on en serait quitte pour camper sous les arbres.

Cette expédition avait pour principal objectif une chasse aux phoques qui fréquentaient le littoral de Wreck-coast à l’époque des froids. En effet, le luminaire, largement entamé pendant les soirées et les nuits de ce long hiver, était sur le point de manquer. De la provision de chandelles, fabriquées par le naufragé français, il ne restait plus que deux ou trois douzaines. Quant à l’huile, contenue dans les barils du Sloughi, et qui servait à l’alimentation des fanaux du hall, la plus grande partie en avait été dépensée, et cela préoccupait sérieusement le prévoyant Gordon.

Sans doute, Moko avait pu mettre en réserve une notable quantité de ces graisses que lui fournissait le gibier, ruminants, rongeurs ou volatiles ; mais il n’était que trop certain qu’elles s’épuiseraient rapidement par la consommation quotidienne. Or, n’était-il pas possible de les remplacer par une substance que la nature fournirait toute préparée ou à peu près ? À défaut d’huile végétale, la petite colonie ne pourrait-elle s’assurer un stock, pour ainsi dire infini, d’huiles animales ?

Oui, évidemment, si les chasseurs parvenaient à tuer un certain nombre de ces phoques, de ces otaries à fourrures, qui venaient s’ébattre sur le banc de récifs de Sloughi-bay pendant la saison chaude. Il fallait même se hâter, car ces amphibies ne tarderaient pas à rechercher des eaux plus méridionales sur les parages de l’Océan antarctique.

Ainsi, l’expédition projetée avait une grande importance, et les préparatifs furent faits de telle sorte qu’elle pût donner de bons résultats.

Malgré le bon vouloir de Service… (Page 240.)


Depuis quelque temps, Service et Garnett s’étaient appliqués, et avec succès, à dresser les deux guanaques comme bêtes de trait. Baxter leur avait fabriqué un licol d’herbes, engainées dans de la grosse toile à voile, et, si l’on ne les montait pas encore, du moins était-il possible de les atteler au chariot. Cela était préférable que de s’y atteler soi-même.

Ce jour-là, le chariot fut donc chargé de munitions, de provisions

Les chasseurs attendirent que les renards fussent réunis. (Page 246.)


et de divers ustensiles, entre autres, une large bassine et une demi-douzaine de barils vides, qui reviendraient remplis d’huile de phoque. En effet, mieux valait dépecer ces animaux sur place que de les rapporter à French-den, où l’air eût été empesté d’odeurs malsaines.

Le départ s’effectua au lever du soleil, et le cheminement se fit sans difficulté pendant les deux premières heures. Si le chariot n’alla pas très vite, c’est que le sol inégal de la rive droite du rio Zealand ne se prêtait que très imparfaitement à la traction des guanaques. Mais, où cela devint assez difficile, ce fut lorsque la petite troupe contourna la fondrière de Bog-woods, entre les arbres de la forêt. Les petites jambes de Dole et de Costar s’en ressentirent. Aussi Gordon, à la demande de Briant, dut-il les autoriser à prendre place sur le chariot, afin de se reposer tout en faisant la route.

Vers huit heures, tandis que l’attelage longeait péniblement les limites de la fondrière, les cris de Cross et de Webb, qui marchaient un peu en avant, firent accourir Doniphan d’abord, puis les autres à sa suite.

Au milieu des vases de Bog-woods, à la distance d’une centaine de pas, se vautrait un énorme animal que le jeune chasseur reconnut aussitôt. C’était un hippopotame, gras et rose, lequel – heureusement pour lui – disparut sous les épais fouillis du marécage, avant qu’il eût été possible de le tirer. À quoi bon, d’ailleurs, un coup de fusil si inutile !

« Qu’est-ce que c’est, cette grosse bête-là ? demanda Dole, assez inquiet rien que pour l’avoir entrevue.

— C’est un hippopotame, lui répondit Gordon.

— Un hippopotame !… Quel drôle de nom !

— C’est comme qui dirait un cheval de fleuve, répondit Briant.

— Mais ça ne ressemble pas à un cheval ! fit très à propos observer Costar.

— Non ! s’écria Service, et m’est avis qu’on eût mieux fait de l’appeler : cochonpotame ! »

Réflexion qui ne manquait pas de justesse et provoqua le joyeux rire des petits.

Il était un peu plus de dix heures du matin, lorsque Gordon déboucha sur la grève de Sloughi-bay. Halte fut faite près de la rive du rio, à l’endroit où avait été établi le premier campement pendant la démolition du yacht.

Une centaine de phoques étaient là, gambadant entre les roches ou se chauffant au soleil. Il y en avait même qui prenaient leurs ébats sur le sable, en deçà du cordon de récifs.

Ces amphibies devaient être peu familiarisés avec la présence de l’homme. Peut-être, après tout, n’avaient-ils jamais vu d’être humain, puisque la mort du naufragé français remontait à plus de vingt ans déjà. C’est pourquoi, bien que ce soit une mesure de prudence habituelle à ceux que l’on pourchasse dans les parages arctiques ou antarctiques, les plus vieux de la bande ne s’étaient point mis en sentinelle afin de veiller au danger. Pourtant, il fallait bien se garder de les effrayer prématurément, car, en quelques instants, ils eussent quitté la place.

Et d’abord, dès qu’ils étaient arrivés en face de Sloughi-bay, les jeunes colons avaient porté leurs regards vers cet horizon, si largement découpé entre American-cape et False-Sea-point.

La mer était absolument déserte. Il y avait lieu de le reconnaître une fois de plus, ces parages semblaient être situés en dehors des routes maritimes.

Il pouvait se faire, cependant, qu’un navire passât en vue de l’île. Dans ce cas, un poste d’observation, établi sur la crête d’Auckland-hill ou même au sommet du morne de False-Sea-point – dans lequel l’un des canons du schooner eût été hissé – aurait mieux valu que le mât de signaux pour attirer l’attention. Mais, c’eût été s’astreindre à rester de garde jour et nuit dans ce poste, et, par conséquent, loin de French-den. Gordon regardait donc cette mesure comme impraticable. Briant lui-même, que la question de rapatriement préoccupait toujours, dut en convenir. Ce qu’il y avait de regrettable, c’était que French-den ne fût pas situé de ce côté d’Auckland-hill, en regard de Sloughi-bay.

Après un rapide déjeuner, au moment où le soleil de midi invitait les phoques à se chauffer sur la grève, Gordon, Briant, Doniphan, Cross, Baxter, Webb, Wilcox, Garnett et Service se préparèrent à leur donner la chasse. Pendant cette opération, Iverson, Jenkins, Jacques, Dole et Costar devaient rester au campement sous la garde de Moko - en même temps que Phann, qu’il importait de ne pas lâcher au milieu du troupeau d’amphibies. Ils auraient, d’ailleurs, à veiller sur les deux guanaques, qui se mirent à paître sous les premiers arbres de la forêt.

Toutes les armes à feu de la colonie, fusils et revolvers, avaient été emportées avec des munitions en quantité suffisante, que Gordon n’avait point marchandées, cette fois, car il s’agissait de l’intérêt général.

Couper la retraite aux phoques du côté de la mer, c’est à cela qu’il convenait d’aviser tout d’abord. Doniphan, auquel ses camarades laissèrent volontiers le soin de diriger la manœuvre, les engagea à redescendre le rio jusqu’à son embouchure, en se dissimulant à l’abri de la berge. Puis, cela fait, il serait aisé de filer le long des récifs, de manière à cerner la plage.

Ce plan fut exécuté avec beaucoup de prudence. Les jeunes chasseurs, espacés de trente à quarante pas l’un de l’autre, eurent bientôt formé un demi-cercle entre la grève et la mer.

Alors, à un signal qui fut donné par Doniphan, tous se levèrent à la fois, les détonations éclatèrent simultanément, et chaque coup de feu fit une victime.

Ceux des phoques, qui n’avaient pas été atteints, se redressèrent, agitant leur queue et leurs nageoires. Effrayés surtout par le bruit des détonations, ils se précipitèrent, en bondissant, vers les récifs.

On les poursuivit à coups de revolvers. Doniphan, tout entier à ses instincts, faisait merveille, tandis que ses camarades l’imitaient de leur mieux.

Ce massacre ne dura que quelques minutes, bien que les amphibies eussent été traqués jusqu’à l’accore des dernières roches. Au-delà, les survivants disparurent, abandonnant une vingtaine de tués ou de blessés sur la grève.

L’expédition avait pleinement réussi, et les chasseurs, revenus au campement, s’installèrent sous les arbres, de manière à pouvoir y passer trente-six heures.

L’après-midi fut occupé par un travail qui ne laissait pas d’être fort répugnant. Gordon y prit part en personne, et, comme c’était là une besogne indispensable, tous s’y employèrent résolument. Il fallut d’abord ramener sur le sable les phoques qui étaient tombés entre les récifs. Bien que ces animaux ne fussent que de moyenne taille, cela donna quelque peine.

Pendant ce temps, Moko avait disposé la bassine au-dessus d’un foyer, établi entre deux grosses pierres. Les quartiers de phoques, dépecés en morceaux de cinq à six livres chacun, furent déposés dans cette bassine qui avait été préalablement remplie d’eau douce, puisée au rio à l’heure de la mer basse. Quelques instants suffirent pour que l’ébullition en dégagea une huile claire, qui surnagea à la surface, et dont les tonneaux furent successivement remplis.

Ce travail rendait la place véritablement intenable par l’infection qu’il répandait. Chacun se bouchait le nez, mais non les oreilles – ce qui permettait d’entendre les plaisanteries que provoquait cette opération désagréable. Le délicat « lord Doniphan » lui-même ne bouda pas devant la besogne, qui fut reprise le lendemain.

À la fin de cette seconde journée, Moko avait recueilli ainsi plusieurs centaines de gallons d’huile. Il parut suffisant de s’en tenir là, puisque l’éclairage de French-den se trouvait assuré pour toute la durée du prochain hiver. D’ailleurs, les phoques n’étaient point revenus sur les récifs ni sur la grève, et, certainement, ils ne fréquenteraient plus le littoral de Sloughi-bay, avant que le temps n’eût calmé leur frayeur.

Le lendemain matin, le campement fut levé dès l’aube – à la satisfaction générale, on peut l’affirmer. La veille au soir, le chariot avait été chargé des barils, outils et ustensiles. Comme il devait être plus lourd au retour qu’à l’aller, les guanaques ne pourraient pas le traîner très vite, car le sol montait sensiblement dans la direction du Family-lake.

Au moment du départ, l’air était rempli des cris assourdissants de mille oiseaux de proie, busards ou faucons, qui, venus de l’intérieur de l’île, s’acharnaient sur les débris des phoques, dont il ne resterait bientôt plus trace.

Après un dernier salut envoyé au drapeau du Royaume-Uni, qui flottait sur la crête d’Auckland-hill, après un dernier coup d’œil jeté vers l’horizon du Pacifique, la petite troupe se mit en marche en remontant la rive droite du Zealand.

Le retour ne fut marqué par aucun incident. Malgré les difficultés de la route, les guanaques firent si bien leur office, les grands les aidèrent si à propos dans les passages difficiles, que tous étaient rentrés à French-den avant six heures du soir.

Le lendemain et jours suivants furent consacrés aux travaux habituels. On fit l’essai de l’huile de phoque dans les lampes des fanaux, et il fut constaté que la lumière qu’elle donna, quoique de qualité assez médiocre, suffirait à l’éclairage du hall et de Store-room. Donc, plus à craindre d’être plongé dans l’obscurité durant les longs mois d’hiver.

Cependant, le Christmas, si joyeusement fêté chez les Anglo-Saxons, le jour de Noël, approchait. Gordon voulut, non sans raison, qu’il fût célébré avec une certaine solennité. Ce serait comme un souvenir adressé au pays perdu, comme un envoi du cœur vers des familles absentes ! Ah ! si tous ces enfants avaient pu se faire entendre, comme ils auraient crié : « Nous sommes là… tous ! vivants, bien vivants… Vous nous reverrez !… Dieu nous ramènera vers vous ! » Oui !… Eux pouvaient encore garder un espoir que leurs parents n’avaient plus là-bas, à Auckland – l’espoir de les revoir un jour !

Gordon annonça donc que, les 25 et 26 décembre, il y aurait congé à French-den. Les travaux seraient suspendus pendant ces deux jours. Ce premier Christmas serait, sur l’île Chairman, ce qu’est en divers pays de l’Europe, le premier jour de l’année.

Quel accueil fut fait à cette proposition, on l’imagine aisément ! Il allait de soi que, le 25 décembre il y aurait un festin d’apparat, pour lequel Moko promettait des merveilles. Aussi, Service et lui ne cessaient-ils de conférer mystérieusement à ce sujet, tandis que Dole et Costar, alléchés par avance, cherchaient à surprendre le secret de leurs délibérations. L’office, d’ailleurs, était assez bien garni pour fournir les éléments d’un repas solennel.

Le grand jour arriva. Au-dessus de la porte du hall, à l’extérieur, Baxter et Wilcox avaient artistement disposé la série des flammes, guidons et pavillons du Sloughi, ce qui donnait un air de fête à French-den.

Dès le matin, un coup de canon réveilla bruyamment les joyeux échos d’Auckland-hill. C’était une des deux pièces, braquée à travers l’embrasure du hall, que Doniphan venait de faire retentir en l’honneur du Christmas.

Aussitôt les petits vinrent offrir aux grands leurs souhaits de nouvel an, qui leur furent paternellement rendus. Il y eut même à l’adresse du chef de l’île Chairman un compliment que récita Costar et dont il ne se tira pas trop mal.

Chacun avait revêtu ses plus beaux habits pour la circonstance. Le temps était magnifique, il y eut, avant et après déjeuner, promenade le long du lac, jeux divers sur Sport-terrace, auxquels tous voulurent prendre part. On avait emporté à bord du yacht tous les engins spéciaux si en usage en Angleterre : c’étaient des boules, des balles, des masses, des raquettes, – pour le « golf », qui consiste à envoyer des balles en caoutchouc dans différents trous creusés à longue distance, – pour le « foot-ball », dont le ballon de cuir se lance avec le pied, – pour les « bowls », billes de bois qui se jettent à la main et dont il faut adroitement corriger la déviation due à leur forme ovale, – et enfin pour les « fives », qui rappellent le jeu de la balle au mur.

La journée fut bien remplie. Les petits, surtout, s’en donnèrent à pleine joie. Tout se passa bien. Il n’y eut ni discussions, ni querelles. Il est vrai, Briant s’était plus particulièrement chargé d’amuser Dole, Costar, Iverson et Jenkins – sans avoir pu obtenir que

Ce plan fut exécuté avec beaucoup de prudence. (Page 242.)


son frère Jacques se joignît à eux – tandis que Doniphan et ses compagnons habituels, Webb, Cross et Wilcox, faisaient bande à part, malgré les observations du sage Gordon. Enfin, lorsque l’heure du dîner fut annoncée par une nouvelle décharge d’artillerie, les jeunes convives vinrent allègrement prendre place au festin, servi dans le réfectoire de Store-room.

Sur la grande table, recouverte d’une belle nappe blanche, un arbre
briant se précipita sur le fauve. (Page 356.)
de Noël, planté dans un large pot, entouré de verdure et de fleurs, occupait la place centrale. À ses branches étaient suspendus de petits drapeaux aux couleurs réunies de l’Angleterre, de l’Amérique et de la France.

Vraiment, Moko s’était surpassé pour la confection de son menu, et se montra très fier des compliments qui lui furent adressés, ainsi qu’à Service, son aimable collaborateur. Un agouti en daube, un salmis de tinamous, un lièvre rôti, truffé d’herbes aromatiques, une outarde, ailes relevées, bec en l’air, comme un faisan en belle vue, trois boîtes de légumes conservés, un pudding – et quel pudding ! – disposé en forme de pyramide, avec ses raisins de Corinthe traditionnels mélangés de fruits d’algarrobe, et qui, depuis plus d’une semaine, trempait dans un bain de brandy ; puis, quelques verres de claret, de sherry, des liqueurs, du thé, du café au dessert, il y avait là, on en conviendra, de quoi fêter superbement l’anniversaire du Christmas sur l’île Chairman.

Et alors Briant porta cordialement un toast à Gordon, qui lui répondit en buvant à la santé de la petite colonie et au souvenir des familles absentes.

Enfin – ce qui fut très touchant – Costar se leva, et, au nom des plus jeunes, il remercia Briant du dévouement dont il avait donné tant de preuves à leur égard.

Briant ne put se défendre d’une profonde émotion, lorsque les hurrahs retentirent en son honneur – hurrahs qui ne trouvèrent pas d’écho dans le cœur de Doniphan.