Description du royaume du Cambodge/Avant-propos



DESCRIPTION


DU ROYAUME


DE CAMBOGE.




AVANT-PROPOS.


Parmi les nombreux matériaux que j’ai déjà tirés des livres chinois, dans la vue de tracer plus exactement qu’on ne l’a fait encore le cercle de leurs connoissances géographiques, le hasard m’a offert une description du royaume de Camboge, composée par un officier chinois, qui eut, vers la fin du treizième siècle, une mission diplomatique à remplir dans cette contrée. Comme cette partie de la presqu’île orientale de l’Inde est encore fort peu connue, j’ai pensé que les observations du voyageur chinois pouvoient mériter quelque attention, et que sa relation n’étoit pas indigne de voir le jour. Au lieu de me borner à en faire un extrait, je l’ai traduite en entier, et je la donne, autant pour suppléer au défaut de documens précis recueillis sur Camboge par les Européens, que comme un premier échantillon propre à réhabiliter dans l’opinion des savans ces géographes chinois tant calomniés, qu’on n’a jusqu’à présent taxés d’une ignorance grossière que parce qu’on les a jugés sans les avoir lus, ou du moins sans les avoir bien compris.

Parmi les ouvrages dont les écrits de ces géographes ont fourni la matière, celui qui, sans contredit, contient les renseignemens les plus précieux, est l’Introduction à la connoissance des peuples qui ont été soumis à l’Empire de la Chine, par le P. Amiot[1]. Mais entre mille exemples qu’on en pourroit rapporter, le sujet même dont nous allons nous occuper prouve avec quelle réserve on doit faire usage de matériaux que le traducteur a souvent défigurés. En confondant, sans distinction de dates, tout ce que les Chinois lui fournissoient sur Camboge, le P. Amiot s’est souvent trompé sur les points principaux ; et, quoique l’on ne puisse guère douter qu’il n’ait eu sous les yeux la relation même et les autres morceaux qu’on va lire, les dix pages de l’extrait qu’il en a fait[2] offrent un assez grand nombre de fautes graves. Je me bornerai à citer celle qui l’a empêché de reconnoître Camboge, dans le nom de Tchin-la, que lui donnent les Chinois ; faute qui consiste à avoir cru que, pour aller de la Chine à Tchin-la, il falloit passer par Siam, et diriger ensuite sa route droit au midi pendant dix jours, tandis que les auteurs qu’il avoit sous les yeux disent précisément le contraire. Un malentendu pareil est bien propre à dérouter le lecteur, au milieu de régions qui lui sont inconnues, et j’admire la sagacité de M. Marsden, qui, malgré l’erreur d’Amiot, n’a pas laissé de reconnoître Camboge dans le Tchin-la des Chinois[3]. Ce que ce dernier auteur ajoute, par rapport au Ciampa de Marc-Pol, demanderoit bien aussi quelque discussion ; mais j’éviterai d’y entrer, pour ne pas m’écarter du seul objet en vue en ce moment.

Pour le remplir plus complétement, j’ai fait précéder la relation de l’officier chinois, par un recueil de détails historiques et géographiques, pris dans l’histoire des différentes dynasties. Les répétitions qu’on pourra remarquer dans cette espèce de notice chronologique, ne prouvent pas que les auteurs se soient copiés les uns des autres, mais seulement que les premiers observateurs étoient exacts, puisque ceux qui les ont suivis n’ont eu qu’à confirmer leurs observations. Dans un ouvrage de longue haleine, on devroit supprimer ces répétitions ; mais ici j’ai pensé qu’on aimeroit mieux avoir la totalité des renseignemens que les Chinois ont recueillis sur Camboge, dans la forme même qui leur a été donnée.

J’ai cependant été contraint de faire quelques suppressions exigées par la bizarrerie des mœurs des Cambogiens et par la naïveté des récits des Chinois qui les décrivent. Néanmoins, pour que ma traduction ne devînt pas incomplète, j’ai mis en latin et rejeté en forme de notes les passages que je n’ai pu imprimer en françois. On connoît déjà, par l’introduction du père Amiot, l’usage dont la description a particulièrement rendu cette précaution nécessaire. Au reste, dans la relation du voyageur, il est bon de se souvenir que c’est un Chinois qui parle, et qui, trouvant simple et naturel tout ce qui est conforme aux coutumes de son pays, ne fait attention qu’aux choses qui s’en écartent, et qui, par cela seul, lui paroissent ou singulières ou condamnables. En ne perdant pas de vue cette observation, on concevra pourquoi il a passé sous silence des faits qui n’eussent pas été négligés par un Européen, et pourquoi il a porté son attention sur des objets qui eussent paru à celui-ci autant de puérilités.

J’ai cru devoir placer, en quelques endroits, des notes courtes, et en petit nombre, soit pour fortifier le témoignage des Chinois par ceux de nos voyageurs, quand les faits que les premiers rapportent semblent avoir besoin d’être confirmés, soit pour éclaircir ce que leur récit peut avoir d’obscur, ou pour déterminer plus précisément et rapprocher de nos nomenclatures les noms des productions naturelles qu’ils décrivent. Au reste, je n’ai pas voulu, à propos d’un opuscule que je traduisois, placer dans des notes des discussions qui exigeroient un autre ouvrage. Les éclaircissemens sur les points de géographie trouveront naturellement place dans la suite de mémoires que je prépare, et qui aura pour objet l’exposé des connoissances géographiques des Chinois, aux différentes époques de leur monarchie.

Je ne finirai pas cet avant-propos sans remarquer que l’officier chinois dont on va lire la relation a visité Camboge en 1295, c’est-à-dire précisément la même année où Marc-Pol revint en Europe. Je ne doute guère que les deux voyageurs ne se soient vus, et que les mêmes motifs et les mêmes moyens ne les aient transportés, presque à la même époque, dans les contrées situées au midi de la Chine. L’analogie qu’on pourra remarquer sur quelques points de leurs observations servira à confirmer ce que j’ai cru pouvoir dire ailleurs en parlant du voyageur vénitien : que le meilleur commentaire de sa relation se trouveroit dans les Traités de géographie des Chinois, qui ont considéré les mêmes contrées dans le même ordre et sous le même point de vue que Marc-Pol.

La carte qui est jointe à cette description, et dans laquelle j’ai fait entrer les positions indiquées par les géographes chinois, a été dressée par M. Tardieu, principalement d’après la carte générale des côtes de Camboge et de la Cochinchine, depuis 8° jusqu’à 17° nord, qu’on doit au zèle et aux talens de feu M. d’Ayot. On sait que cet officier françois, que les événemens de la révolution avoient contraint de chercher un asile à la cour de Cochinchine, étoit devenu mandarin et l’un des amiraux du roi de ce pays. On sait aussi qu’il a mis à profit les avantages de cette situation pour relever, en 1791, 1792, 1793, 1794 et 1795, les côtes de la Cochinchine ; qu’il a dressé des cartes très-détaillées, et à très-grand point, qu’il a fait passer en France. Ces cartes, dont la composition est un des services les plus importans qui aient été rendus à la géographie et à la navigation, ont été gravées par ordre du roi, et publiées, l’année dernière, en onze feuilles, par un effet du zèle dont M. le comte Molé, alors ministre de la marine, s’est montré animé pour les progrès des sciences utiles.

  1. Mémoires des missionnaires de Péking, Tom. XIV.
  2. Ouvrage cité, p. 111-121.
  3. Travels of Marco-Polo, p. 586.