Description du royaume Thai ou Siam/Tome 1/Chapitre 3

La mission de Siam (1p. 60-112).


CHAPITRE TROISIÈME.

DESCRIPTION DE LA CAPITALE ET DES PROVINCES.



DESCRIPTION DE LA CAPITALE.

Bangkok (village des oliviers sauvages), est devenu le siége du gouvernementdepuis la ruine de Juthia. Cette ville n’a pas encore quatre-vingt-dix ans d’existence, et compte déjà plus de 400,000 habitants. Voici l’état de sa population actuelle, d’après les ambassadeurs anglais et américains qui l’ont visitée plusieurs fois


Chinois payant la taxe 
 200,000
Siamois 
 120,000
Cochinchinois en Anam 
 12,000
Cambogiens 
 10,000
Pégouans 
 15,000
Lao 
 25,000
Barmas 
 3,000
Malais 
 15,000
Chrétiens de diverses nations 
 4,000
 
________
                                   Total 
 404,000

Grande pyramide en l'honneur de Bouddha, à Bangkok, 300 pieds de haut
Grande pyramide en l'honneur de Bouddha, à Bangkok, 300 pieds de haut
Grande pyramide en l’honneur de Buddha, à Bangkok, 300 pieds de haut


Bangkok a hérité du nom de Juthia, aussi l’appelle-t-on Krung-thèpha-maha-nakhon-si-ajutthaja-maha-dilok-raxathani, etc., c’est-à-dire grande ville royale des anges, belle, inexpugnable, etc. Elle est située sur les deux bords du fleuve Më-Nam, à huit lieues de la mer. La ville proprement dite forme une île de deux lieues de tour ; elle est entourée de murailles crénelées et flanquée de tours ou bastions de distance en distance. Située au milieu d’immenses jardins ornés d’une verdure luxuriante et perpétuelle, elle offre un aspect très-pittoresque ; des navires et une multitude de jonques pavoisées sont à la file sur les deux bords ; on voit s’élever dans les airs des flèches dorées, des dômes, de hautes pyramides d’une structure admirable, garnies de dessins en porcelaine de toutes couleurs ; les toits étages des pagodes, ornés de belles dorures et couverts en tuiles vernissées, qui réfléchissent les rayons du soleil dou rangées de plusieurs milliers de boutiques flottantes sur des radeaux, qui se déroulent devant vous, en suivant les sinuosités d’un fleuve majestueux, sillonné en tous sens par des miniers de barques, dont la plupart sont très-élégantes ; la forteresse blanche comme neige, la ville avec ses tours et ses nombreuses portes ; les canaux alignés qui traversent la cité, la flèche dorée du palais étagé à quadruple façade, la variété des édifices à l’indienne, à la chinoise, à l’européenne ; les costumes singuliers des diverses nations, le son des instruments de musique, les chants des comédies, le mouvement et la vie qui animent cette grande ville, tout cela est pour les étrangers un spectacle qui leur cause une agréable surprise.

Il n’y a pas une seule voiture dans la capitale, tout le monde va en barque ; le fleuve et les canaux sont presque les seuls chemins fréquentés. Ce n’est guère que dans l’intérieur de la cité et aux bazars ou marchés qu’on trouve des rues pavées en larges briques.

Ce qu’il y a de plus remarquable à Bangkok, c’est le palais et les pagodes royales. Le palais est une enceinte de hautes murailles, qui a plus d’un quart de lieue de tour. Tout l’intérieur de cette enceinte


Entrée du palais du roi de Siam, salle d’audience
Entrée du palais du roi de Siam, salle d’audience
Entrée du palais du roi de Siam ; la salle d’audience.

enceinte est pavé en belles dalles de marbre ou de

granit ; il y a des postes militaires et des canons braqués de distance en distance ; on voit de tous côtés une multitude de petits édifices élégants, ornés de peintures et de dorures. Au milieu de la grande cour s’élève majestueusement le Mahaprasat à quatre façades, couvert en tuiles vernissées, décoré de sculptures magnifiques et surmonté d’une haute flèche dorée. C’est là que le roi reçoit les ambassadeurs ; c’est là qu’on place le roi défunt dans une urne d’or, pendant près d’un an, avant qu’il soit brûlé ; là aussi viennent prêcher les talapoins ; la reine et les concubines entendent la prédication, cachées derrière des rideaux. À quelque distance de là, s’élève la grande salle où le roi donne ses audiences journalières, en présence de plus de cent mandarins, prosternés face contre terre ; aux portes, sont des statues gigantesquesde granit, apportées de Chine ; les murailles et les colonnes de la salle sont ornées de peintures et de dorures magnifiques ; le trône, qui a la forme d’un autel, est surmonté d’un dais à sept étages. Les appartements du roi sont attenants à la salle d’audience puis viennent le palais de la reine, les maisons des concubines et des dames d’honneur, avec un vaste jardin, qu’on dit être magnifique. Il y a, en outre, de vastes bâtiments qui renferment les trésors du roi, à savoir : l’or, l’argent, les pierreries, les meubles et les étoffes précieuses.

Dans cette vaste enceinte du palais, il y a un tribunal, un théâtre pour les comédies, la bibliothèque royale, d’immenses arsenaux, des écuries pour les éléphants blancs, des écuries pour les chevaux de prix et des magasinsde toute sorte de choses ; on y voit aussi une superbe pagode, dont le pavé est recouvert de nattes d’argent, et dans laquelle sont deux idoles ou statues de Buddha, l’une en or massif de quatre pieds de haut, l’autre faite d’une seule émeraude d’une coudée de haut, évaluée par les Anglais 200,000 piastres (plus d’un million).

Les pagodes royales sont d’une magnificence dont on ne se fait pas une idée en Europe il y en a qui ont coûté jusqu’à 200 quintaux d’argent, (plus de quatre millions de francs). On en compte onze dans l’enceinte des murs de la ville, et une vingtaine en dehors des murs. La pagode Xatuphon renferme une statue de Buddha dormant, longue de cinquante mètres, et parfaitement dorée ; dans celle de Bovoranivet, on a employé, en feuilles d’or (pour les dorures seulement), plus de


Entrée d’une pagode ; deux statues de géants en granit.
Entrée d’une pagode ; deux statues de géants en granit.
Entrée d’une pagode ; deux statues de géants en granit.

quatre cent cinquante onces d’or. Une pagode royale

est un grand monastère où logent quatre ou cinq cents talapoins avec un millier d’enfants pour les servir. C’est un vaste terrain, ou plutôt un grand jardin, au milieu duquel s’élèvent quantitéde beaux édifices, à savoir : une vingtaine de belvédères à la chinoise, plusieurs grandes salles rangées sur les bords du fleuve ; une grande salle de prédication, deux temples magnifiques, dont l’un pour l’idole de Buddha, l’autre, pour les prières des bonzes ; deux ou trois cents jolies petites maisons, partie en briques, partie en planches, qui sont la demeure des talapoins ; des étangs, des jardins ; une douzaine de pyramides dorées ou revêtues de porcelaine, dont quelques unes ont de deux à trois cents pieds de haut ; un clocher, des mâts de pavillon, surmontés de cygnes dorés, avec un étendard découpé en forme de crocodile des lions et des statues de granit ou de marbre, apportées de Chine, et, aux deux extrémités du terrain, des canaux revêtus de maçonnerie, des hangars pour les barques, un bûcher pour brûler les morts, des ponts, des murs d’enceinte, etc. Ajoutez à cela que dans les temples tout est resplendissant de peintures et de dorures ; l’idole colossale y apparaît comme une masse d’or ornée de mille pierreries. Après cela on concevra peut-être ce que c’est qu’une pagode royale.

Les habitations à Bangkok sont de trois sortes : les unes sont en briques et fort élégantes ; d’autres en planches, et celles du pauvre peuple en bambous. Aussi arrive-t-il que les incendies sont fréquents et désastreux ; il n’est pas rare de voir le feu consumer quatre ou cinq cents maisons mais dans sept ou huit jours tout est rebâti à neuf, grâce aux parents et amis qui viennent en aide aux incendiés.

ÉNUMÉRATION DES PROVINCES.

Le royaume de Siam proprement dit est divisé en quarante et une provinces qui portent le nom de leurs chefs-lieux, à savoir :

NEUF PROVINCES DU MILIEU.

Nonthaburi, ou Talat-Khuán, Pak-Tret, Pathummathani ou Sámkhôk, Juthia ou Krung-Kao, Ang-Thong, Mûang-Phrom, Mûang-In, Xainát, Nakhon, Saván.

CINQ PROVINCES AU NORD.

Sáng-Khalôk, Phitsalôk ou Phitsanulôk, Kampheng-Phet, Phixai, Rahëng.

DIX PROVINCES À L’EST.

Phetxabun, Bua-Xum, Sara-Buri, Nophaburi, Nakhon-Najok, Pachim, Kabin, Sasong-Sao ou Petriu, Battabong, Phanatsanikhom.

DIX PROVINCES À L’OUEST.

Mûang-Sing, Suphannaburi ou Suphan, Kanchanaburi, ou Pak-Phrëk, Raxaburi ou Rapri, Nakhon-Saisi, Sákhonburi ou Thà-Chin, Samut-Songkhram ou Më-Khlong.

CINQ PROVINCES AU MIDI.

Nakhon-Khûen-Khán ou Pakhlat, Samuthaprakan ou Pak-Nam, Xalaburi ou Bang-Plasoi, Rajong, Chanthaburi ou Chanthabun, Thung-Jai, Phetxaburi ou Phiphri, Xumphon, Xaija, Xaláng ou Saláng.

Outre ces quarante et une provinces, gouvernées chacune par un phaja ou mandarin de premier ordre, il y a encore une vingtaine de provinces du second et même du troisième ordre, auxquelles sont préposés des mandarins d’un ordre inférieur.

Je vais décrire les provinces que j’ai visitées, en donnant une relation abrégée de mes voyages ; ce qui donnera une idée suffisante de celles que je n’ai pas parcourues.

Le 20 décembre 1838, je m’embarquai à midi sur une petite barque de six toises de long sur une et demie de large. Nous descendîmes la rivière l’espace de quatre lieues, ayant à droite et à gauche de vastes jardins sans interruption, et nous passâmes devant Pakhlat, ville de 7,000 âmes, où il y a un gouverneur. Sur les deux rives sont deux belles forteresses bien garnies de canons, mais gardées par un bien petit nombre de soldats.

La population de Pakhlat est de race pégouane ; elle fournit à Bangkok le bois de chauffage et les feuilles d’une sorte de palmier pour couvrir les maisons ; elle s’adonne aussi à la culture du riz et des jardins. Un peu au dessous de Pakhlat, nous trouvâmes des plantations de cannes et quatre fabriques de sucre. Le soir nous vînmes jeter l’ancre devant la grande douane de Pak-Nam, qui est à l’embouchure du Më-Nam. Cette ville, de 6 à 7,000 âmes, a trois belles forteresses, une sur chaque rive, et la troisième au milieu, dominant l’entrée du fleuve. Une partie des habitants se livrent à la pêche, l’autre partie exploite les forêts de l’arbre appelé Samë, qui bordent les rivages de la mer ; le bois de cet arbre est excellent pour l’usage domestique, en ce que son charbon, une fois allumé, ne s’éteint pas. En cas d’alerte, tous les habitants sont soldats, et doivent aller garnir les forteresses qui, ordinairement, sont presque désertes.

Partis de bon matin de la ville de Pak-Nam, nous louvoyâmes presque tout le jour, parce que le vent n’était guère favorable, et le soir nous atteignîmes la première île, appelée Si-Xàng. Cette île, qui peut avoir sept à huit milles de tour, est habitée par une centaine de familles siamoises et chinoises. On ne peut y aborder que par le côté qui regarde la terre ferme. On va y jeter l’ancre dans une charmante petite rade à bon fond. Partout ailleurs, l’île est comme flanquée d’une muraille naturelle plus ou moins haute, formée de rochers escarpés, excavés, raboteux, présentant les aspects les plus bizarres. Ayant eu occasion d’aller à terre, je vis que ces rochers n’étaient que comme une croûte extérieure, qui recouvre un beau marbre à veines blanches, rouges et bleues, auquel, dans certains endroits, le flux de la mer a donné un poli aussi beau que pourrait le donner la main de l’homme.

Quant aux rochers excavés et inaccessiblesdont j’ai parié, chaque excavation un peu profonde est la retraite d’une espèce d’hirondelle de mer qui y élabore tous les trois mois son nid merveilleux, substance gélatineuse tant recherchéedes gourmets de la Chine et des Indes. Ces nids, composés de filaments entrelacés, se vendent jusqu’à 160 francs la livre. Aussi, avec quelle ardeur les habitants ne vont-ils pas à la recherche de ces nids précieux Du sommet des rochers, ils se font suspendre à des cordes, et scrutent toutes les excavations pour faire leur récolte. Quelquefois il arrive qu’après que les nids sont montés en haut par le moyen d’une ficelle, celui qui tient la corde, poussé au crime par l’appât de l’argent, abandonne la corde et s’enfuit avec son trésor, tandis que son infortuné compagnon roule, plonge et disparaît dans l’abîme des mers. Sur les côtes de Siam, il y a plusieurs îles productives en nids d’hirondelles.

Un talapoin, que je vis à Si-Xàng m’indiqua une petite île voisine comme abondante en beaux cristaux de roche, blancs, jaunes et bleus ; il me dit aussi que les montagnes de la terre ferme proches de la mer recélaient des eaux thermales et des mines, dont les échantillons me parurent indiquer des mines de cuivre.

Partis de Si-Xàng pendant la nuit, nous longeâmes la terre ferme, ayant à droite une foule d’îles qui, pour la plupart, ne sont pas marquées sur les cartes. Ko-Kram est renommée par la quantité de tortues de mer qui viennent déposer leurs œufs dans les sables.

Ko-Samet est une île assez considérable où il y a des puits d’eau douce, et même un étang assez vaste et poissonneux. Néanmoins, il n’y a pas d’autres habitants qu’une famille de douaniers, lesquels furent obligés de s’enfuir dans les bois l’année passée, à l’apparition des pirates malais, qui vinrent piller cette douane isolée. Cette île paraît très-fertile elle est remarquable par la beauté des coquillages qui fréquentent ses bords. On y trouve aussi de gros blocs de quartz, dont les fissures sont garnies de cristaux de roche d’une très-belle eau.

Le troisième jour de notre navigation, nous aperçûmes de loin le lion colossal qui est à l’embouchure de la rivière de Chanthaburi. C’est une curiosité naturelle très-remarquable. Elle présente l’aspect frappant d’un lion couché sur le ventre ; la tête, la crinière, la gueule, les yeux et les oreilles, rien n’y manque. Mais, à mesure qu’on approche, l’illusion disparaît peu à peu, et l’on ne voit plus qu’une masse de rochers informe.

Après avoir passé la douane et un petit fort qui est à l’embouchure, nous remontâmes la rivière, ne voyant rien de remarquable, si ce n’est un arbre fort singulier, bordant les deux rives ; ses racines fourchues s’élèvent hors de terre, et forment comme une espèce de trépied assez haut, qui soutient le tronc. On l’appelle kong-kang.

C’était un samedi au soir : les barques des chrétiens annamites qui revenaient de la pêche nous ayant rencontrés, s’arrêtèrent au nombre d’une vingtaine, et le dimanche matin, au lever de l’aurore, toutes ces barques se rangèrent en avant, et tirèrent la nôtre en ramant et criant en cadence. Bientôt des musiciens vinrent se joindre au cortége, et nous arrivâmes ainsi comme en triomphe à Chanthaburi, où l’on nous reçut au son des cloches et des tambours. La chrétienté est composée de 1,000 âmes.

Chanthaburi est une petite ville d’environ 6,000 habitants, Siamois, Annamites et Chinois. Elle a un marché, une fabrique d’arak et plusieurs pagodes. On y construit des barques de toutes grandeur, vu la facilité d’amener les bois des montagnes pendant les grandes eaux. Le commerce d’importation se fait par une douzaine de jonques chinoises qui viennent y vendre chaque année diverses marchandises de Chine. Le commerce d’exportation est bien plus considérable ; les principaux articles sont : le poivre, le cardamome, la gomme du Camboge, le bois d’aigle, les peaux d’animaux, l’ivoire, le sucre, la cire, le tabac, le poisson salé, etc.

Les habitants de la province de Chanthaburi sont presque uniquement occupée de la culture des terres ; les principales productions, outre les précédentes, sont l’arachide qui produit les pistaches de terre groupées à ses racines ; on en fait de la pâtisserie et de la très-bonne huile ; les patates, les ignames de plusieurs espèces, les cocos, arèques, dourions, jaccas, mangues, et le café planté dernièrement par ordre du roi de Siam ; il y réussit bien, et j’en ai bu d’excellent chez le gouverneur. Il y a une foule de fruits bons à manger qui naissent naturellement dans les bois. Je n’en citerai qu’une espèce qu’on appelle kabok ; c’est une amande sauvage, mais très-bonne, fruit d’un grand arbre et qui en produit abondamment.

La gomme de Camboge se tire par incision d’un arbre qu’on ne trouve que dans les hautes forêts ; on suspend un bambou à cet arbre ; quand il est plein, on le retire, le suc se durcit, puis on casse le bambou et on a la gomme en bâtons.

Le cardamome est le fruit d’une plante haute d’une coudée, plus ou moins, laquelle donne des fleurs groupées au sommet de la tige, d’où proviennent des fruits trilobes d’une saveur très-aromatique et piquante. Le bois d’aigle (ainsi appelé à cause de sa couleur) est tacheté de noir comme le plumage de l’aigle. Il a une odeur délicieuse et parfumée, surtout quand on le brûle ; il entre dans presque toutes les médecines siamoises et l’expérience prouve qu’il est d’une grande utilité. Or, voici comment on se procure le bois d’aigle ; il n’y a qu’une espèce d’arbre qui en contienne ceux qui vont le chercher doivent être munis de scies, de haches et de ciseaux de diverses formes. Quand, à certains indices, ils ont reconnu que tel arbre en a, ils l’abattent, le scient par morceaux ou tronçons qu’ils déchiquètentavec le plus grand soin, rejetant tout le bois blanc, et ne gardant que le noir qui est le véritable bois d’aigle ; qu’on obtient sous des formes très-bizarres ; ainsi préparé, il se vend douze francs la livre. Chaque famille de chrétiens est obligée d’en payer au roi un tribut annuel du poids de deux livres.

Les habitants des bois font la chasse aux tigres, ours, rhinocéros, buffles, vaches sauvages et aux cerfs. La manière dont ils viennent à bout du rhinocéros est fort curieuse quatre ou cinq hommes tiennent en main des bambous solides et dont la pointe fort aiguë a été durcie au feu. Ils parcourent, aitrsi atmés, les lieux où se trouve cet animal, en poussant des cris et frappant des mains pour le faire sortir de sa retraite. Quand ils voient l’animal furieux venir droit à eux, ouvrant et fermant alternativementsa large gueule, ils se tiennent prêts à le recevoir en dirigeant droit à sa gueule la pointe de leurs bambous, et, saisissant le moment favorable, ils lui enfoncent l’arme dans le gosier et jusque dans les entrailles avec une dextérité surprenante, puis ils prennent la fuite à droite et à gauche. Le rhinocéros pousse tm rugissement terrible, tombe et se roule dans la poussière avec des convulsions affreuses, tandis que les audacieux chasseurs battent des mains et entonnent un chant de victoire, jusqu’à ce que le monstre soit épuisé par les flots de sang qu’il vomit ; alors ils vont l’achever sans crainte.

Pour la chasse des autres animaux, ils se servent des armes à feu ; mais quelquefois ils prennent les cerfs et les chevreuils au filet, ce qui est fort amusant. Après avoir fermé toutes les issues avec de forts filets, ils mettent le feu aux broussailles, et ceux qui veillent aux niets reçoivent à coups de massue les bêtes épouvantées et les assomment.

Le poisson abonde sur les côtes maritimes de Chanthaburi. Dans la rivière, la pêche est très-peu abondante, si ce n’est celle des cancres qui y fourmillent et sont la nourriture la plus commune du peuple ils les pêchent à la ligne, et un enfant peut en prendre ainsi jusqu’à cent par jour. Quant à la pêche en mer, elle se fait de trois manières. 1o La pêche aux squilles ou petites crevettes de mer, se fait avec une senne de soie à mailles très-fines. Ces crevettes broyées avec du sel constituent le kapi, ressource immense pour les sobres Siamois. 2o La pêche avec des sennes qui enveloppent le gros poisson et qu’on tire par les deux bouts sur le rivage. 3o La pêche avec la senne flottante dont je parlerai au chapitre sixième.

L’aspect de la province de Chanthaburi est des plus agréables ; au nord la vue est bornée par une montagne très-haute, qu’ils appellent la montagne des Étoiles, parce que, disent-ils, ceux qui parviennent au sommet y voient chaque étoile aussi grosse que le soleil. (Ce seul trait vous en apprendra assez sur l’ignorance des habitants.) Cette montagne, dit-on, contient beaucoup de pierres précieuses.

À l’est s’étend jusqu’à la mer, comme un vaste rideau, une autre montagne un peu moins haute, qui a environ dix lieues de long et près de trente de circonférence, appelée Sabab. Le pied en est arrosé par plusieurs rivières et ruisseaux considérables, le long desquels sont des plantations de poivre. Il est certain que cette belle montagne recèle des mines qui n’ont pas encore été exploitées. L’irrigation des plantations de poivre se fait au moyen de roues, composées d’une multitude de bambous inclinés qui puisent l’eau en montant et la versent par côté en descendant.

À l’ouest s’élèvent plusieurs rangées de collines dont quelques-unes sont boisées ; les autres, ainsi que les vallées, sont d’immenses jardins de manguiers, cocos, aréquiers, dourions, jaccas, etc., ou des plantations d’arachides, de tabac et cannes à sucre. Sur la première colline, qui est environ à deux lieues de Chanthaburi et à une portée de fusil de la rivière, on a bâti un fort immense entouré d’un fossé profond. C’est dans ce fort que le gouverneur et les principales autorités résident. La base de cette colline est presque toute formée de concrétions ferrugineuses, et le sol supérieur est d’un rouge de sang ou purpurin, au point qu’on peut l’employer pour la peinture.

À partir de ce fort, après avoir traversé deux petites collines, on arrive au pied d’une montagne célèbre à Siam, nommée la montagne des Pierres précieuses et ce n’est pas à tort qu’on lui a donné ce nom, car elle en recèle vraiment en abondance. Les pierres qu’on y trouve principalement sont la topaze, le grenat, l’aigue marine, le rubis et le saphir. Deux autres collines voisines sont également riches en pierres précieuses, et j’en ai trouvé moi-même plusieurs à fleur de terre.

Quant à la plaine de Chanthaburi dont la largeur est d’environ cinq à six lieues et la longueur de douze lieues, elle est très-basse et inondée par la marée dans sa partie méridionale, puis elle s’élève peu à peu de dix à vingt pieds au dessus du niveau moyen de la rivière ; elle est arrosée par plusieurs canaux naturels et ruisseaux qui la fertilisent. Chaque année, au fort des pluies, la rivière déborde et inonde la plaine pendant une ou deux semaines. La culture du riz y est assez négligée, aussi la récolte suffit-elle à peine pour les habitants de la province ; plus des deux tiers de la plaine sont occupés par des bambous sauvages et autres arbres des bois.

La province de Thung-Jai, qui est à l’orient de Chanthaburi, abonde, comme celle-ci, en cardamorne, bois d’aigle, gomme de Camboge, poivre, ivoire et autres productions précieuses. La ville de Thung-Jai est habitée par 4,000 Siamois ou Chinois presque tous commerçants ; un petit nombre d’entre eux se livrent à la pêche qui est très-abondante sur les côtes. Dans le voisinage sont plusieurs îles bien boisées dont la principale est Ko-Xang (l’île des éléphants), qu’on dit être infestée de tigres ; ses hautes montagnes lui donnent un air majestueux, et c’est un lieu de relâche pour toutes les barques qui visitent ces parages.

En revenant de Chanthaburi, je m’arrêtai à Bangpla-Soi, située au pied des collines, au fond d’une baie extrêmement poissonneuse ; aussi la pêche y est d’une abondance incroyable ; en traversant le marché, on ne voit que des monceaux de poissons de toute espèce, et pour un fuang (environ sept sous), j’en avais assez pour nourrir pendant un jour les quinze personnes qui étaient avec moi. Les habitants, au nombre de 6,000 Siamois et Chinois, sont tous marchands ou pêcheurs. Cette province est très-bien cultivée et très-fertile elle produit du riz, du sucre, du tabac excellent, des fruits et des légumes en abondance ; elle possède aussi de vastes salines et des mines inépuisables de coquillages que les Chinois exploitent pour faire de la chaux.

Après avoir visité tous mes chrétiens dispersés dans les plantations de tabac et de cannes, prenant une barque à rames plus longue et plus légère, j’entrai dans le fleuve de Bang-Pakông que je remontai une douzaine de lieues, et j’arrivai à la ville de Pëtriu, défendue par une citadelle où réside le gouverneur. La population dispersée le long des deux rives, peut monter à 10,000 âmes. Toute la province, qui est une plaine immense, consiste en rizières, en jardins et en plantations de cannes à sucre. Elle compte une vingtaine de sucreries toutes tenues par des Chinois. Je logeai quelques jours chez un Chinois chrétien, chef d’une sucrerie, de sorte que je suis à même d’en faire une courte description. Sur le bord du fleuve, on voit deux ou trois piles ou monceaux de bûches qui s’élèvent à la hauteur de quinze à vingt mètres ; à côté, se trouve un hangar rond où deux buffles font tourner en sens contraire deux gros cylindres de bois de fer qui écrasent les cannes ; le suc coule dans un puits de maçonnerie. Par derrière, est un énorme fourneau en briques lequel ressemble à une tour. Dans la partie supérieure du fourneau sont trois grosses barres de fer sur lesquelles reposent trois énormes marmites unies entre elles par une maçonnerie. C’est dans ces marmites, qu’à l’aide d’un feu d’enfer, on évapore le suc de cannes qui, parvenu à une cuisson convenable, est versé dans des cônes en terre. Le lendemain, on fait écouler la mélasse ; on purifie par de l’argile détrempée, et on obtient une cassonade très-blanche. La recuite des mélasses et des écumes produit encore une bonne quantité de sucre brun. Enfin, la mélasse est envoyée aux fabriques d’arak ou se mêle à la chaux dans les constructions. Les puits de mélasse sont en plein air ; aussi les lézards, les rats et les crapauds y viennent trouver la mort et s’y confire en grande quantité. Deux grands hangars, de cinquante mètres chacun, suffisent non-seulement pour contenir tout le matériel de la fabrique, mais encore pour y loger les deux cents ouvriers qui y sont employés. Ce fut dans un de ces hangars que je célébrai les saints mystères en présence de deux cents néophytes qui, presque tous, communièrent et reçurent le sacrement de confirmation.

De là, je remontai le fleuve et, laissant la branche qui vient de l’est, je pris celle qui vient du nord. La quantité innombrable d’oiseaux aquatiques qui bordaient les deux rives amusaient bien mes gens qui en tuèrent un bon nombre. La nuit, nous nous arrêtâmes à un petit temple désert auprès duquel on fit cuire le riz. Étant entré avec une torche dans ce petit édifice, je fus surpris et presque effrayé de le voir rempli d’énormes têtes de crocodiles ; j’en mesurai qui avaient près d’un mètre de long. Le lendemain, sur le soir, nous arrivâmes à Korajok. Cette ville, d’environ 5,000 âmes, est située au pied de hautes montagnes, sur les bords d’une jolie rivière qui est encore navigable à deux journées au dessus. Elle est habitée par des Lao et quelques Siamois qui cultivent le riz et tirent de leurs forêts différentes productions qu’ils vont vendre à Bangkok. J’étais venu pour sonder leurs dispositions envers la religion ; j’étalai donc sur le rivage une optique et quelques autres curiosités. Il n’en fallut pas davantage pour attirer la foule qui se pressait pour voir le palais des Tuileries, Saint-Pierre de Rome et autres vues magnifiques qui excitaient au plus haut degré leur admiration. Cependant plusieurs femmes m’apportaient du riz, des poissons et des fruits comme pour me remercier de leur avoir montré de si belles choses, Enfin, les principaux chefs m’invitèrent à monter chez eux, m’offrirent l’arec, le bétel et le cigare, et m’accablèrent de questions, ce qui me donna occasion de leur prêcher la religion chrétienne. Alors, ils m’engagèrent à venir m’établir au milieu d’eux je leur répondis que ne pouvant venir moi-même, j’enverrais quelque autre à ma place. Le lendemain je pris congé d’eux ; je descendis la rive jusqu’au canal qui fait communiquer les deux fleuves. Malheureusement nous fûmes obligés de passer une nuit dans ce canal où nous fûmes dévorés par des nuées de moustiques ; toute la nuit fut employée à se battre avec eux. Quel supplice de se sentir sucer le sang de toutes les parties du corps par des myriades d’insectes ailés dont la piqûre venimeuse fait enfler la chair et cause un prurit insupportable ! Ils fourmillent dans cet endroit, parce que c’est une plaine marécageuse et inculte où les herbes pourrissent dans l’eau. Le lendemain matin, la barque était jonchée de ces moustiques que nous avions tués pendant la nuit ; on aurait pu en remplir deux boisseaux. Enfin, nous arrivâmes à Bangkok exténués et n’ayant presque plus de sang dans les veines.

VOYAGE DANS LES PROVINCES DU MILIEU ET DU NORD.

Parti de Bangkok le 10 janvier 1834, je remontai le fleuve Më-Nam et, après trois heures de navigation, j’arrivai à Talat-Khuán, petite ville de 5,000 âmes, où il y a une longue file de boutiques sur des radeaux ; les deux rives du fleuve sont garnies de maisons avec de vastes jardins sans interruption depuis Bangkok. Deux lieues plus haut, la rivière fait un grand contour que personne ne suit ; on entre dans un canal d’une demi-lieue de long dont les deux rives sont habitées par une peuplade de 6,000 Pégouans, qui cultivent les jardins et fabriquent de la poterie grossière c’est la ville de Pak-Tret qui a un gouverneur, une douane, des boutiques flot. tantes et de très-jolies pagodes.

Au-dessus de Par-Tret, les villages se succèdent sur les deux rives presque sans interruption pendant l’espace de six lieues ; après quoi on rencontre une autre ville pégouanne de 4,000 âmes appelée Sam-Khôk dont l’industrie consiste à faire des briques de toute dimension, tant pour vendre que pour payer le tribut au gouvernement.

Là finissent les jardins et s’ouvre la vue des campagnes immenses’qui n’ont d’autres bornes que l’horizon. Le riz est presque l’unique production de cette province ; les étangs naturels parsemés dans la campagne abondent en excellents poissons qui attirent une foule d’oiseaux aquatiques.

À cinq lieues au dessus de Sam-Khôk est un confluent on prend à droite, et, après avoir dépassé quatre îles qui se suivent presque, on arrive à un village qu’on appelle Navire-Englouti. En effet, quand l’eau est basse, on voit encore au milieu du fleuve le bout de l’énorme mât d’une somme chinoise, qui s’y trouve engloutie depuis un siècle. À partir de là, en voyant les pyramides des pagodes noircies par le temps s’élever dans les nues, des arbres séculaïres et majestueux couvrant de leur vaste ombrage des ruines imposantes, on a le pressentiment que l’on approche de cette fameuse cité, autrefois une des plus opulentes de l’Orient. Aux environs de Juthia le fleuve se divise en quantité de canaux, au point qu’il est facile de s’y égarer. Ce qui était proprement dit la cité est une île de trois lieues de tour, dont la forme ressemble assez à une bourse chinoise. J’ai parcouru en tous sens les vastes ruines qui couvrent la surface de cette île ; les plus remarquables sont celles du palais et des pagodes royales, où sont encore des statues colossales de cinquante à soixante pieds de haut ; l’intérieur de ces statues est en briques et l’extérieur est d’airain d’une épaisseur de deux doigts environ. Selon les annales de Siam, une de ces statues fut fondue avec vingt-cinq mille livres de cuivre, deux mille livres d’argent et quatre cents livres d’or. Les murailles sont toutes bouleversées, et cet immense monceau de ruines est couvert de broussailles impénétrables et ombragé par d’antiques peupliers d’Inde, asile des chats-huants et des vautours. Ces ruines recèlent de grands trésors enfouis lors de la prise de Juthia ; on y fouille continuellement et presque toujours avec succès. La nouvelle ville est tout autour de l’ancienne cité : elle a deux rangées de boutiques flottantes et une population de 40,000 âmes composée de Siamois, Chinois, Lao et Malais. La province de Juthia est extrêmement fertile en riz et abonde en poissons excellents. À une lieue au nord de la ville, au milieu de la plaine, s’élève un édifice majestueux qu’on appelle la Montagne-d’Or, bâti en 1387 de notre ère. C’est une immense pyramide carrée d’environ quatre cents pieds de haut ; chaque façade a un bel escalier par où l’on monte à de larges galeries qui règnent tout autour. Quand vous êtes parvenu au troisième étage, vous avez une des plus belles vues qu’on puisse imaginer. À cette hauteur, il y a quatre corridors qui conduisent dans l’intérieur du dôme, où une grande statue dorée de Buddha, élevée sur un autel, a pour cortége et adorateurs des millions de chauves-souris, qui l’arrosent continuellement de leurs fétides excréments, et font, en voltigeant jour et nuit, un ramage ou plutôt un vacarme infernal. Le dôme, qui est d’une architecture admirable, s’élève encore au dessus des galeries de cent cinquante pieds et se termine par une belle flèche bien dorée.

Au sortir de Juthia, en remontant la principale branche du Më-Nam, le rivage commence à s’élever insensiblement, et, pendant la sécheresse, on rencontre çà et là des bancs de sable où les grosses barques ont de la peine à trouver un passage. En général, les bords du fleuve sont garnis de jolies touffes de bambous et parsemés de nombreux villages. À dix-huit lieues au nord de Juthia, nous trouvâmes une petite ville de 2,000 âmes, appelée Ang-Thong (la cruche d’or). Le gouverneur, auquel j’offris une paire de lunettes, me reçut amicalement, appela ses douze concubines pour me donner un concert de voix et d’instruments, et fit porter à ma barque de la chair de porc, du poisson, des gâteaux et des fruits. Cette province abonde en riz et en poissons ; elle produit aussi un peu de sucre qu’on coule en petites tablettes rondes.

À une bonne journée au nord, je m’arrêtai à une autre ville appelée Mûang-Phrom, dont la population siamoise et lao est de 3,000 âmes. De là, on a une très-belle vue des montagnes qui sont à l’est, à la distance de dix lieues. Ce fut dans une pagode aux environs de cette ville que, dans la chaleur d’une dispute sur la religion, mon catéchiste ayant eu l’imprudence de dire que Buddha était en enfer, les talapoins, furieux, s’armèrent de briques et allaient nous lapider ; mais je parvins à les apaiser, en grondant vertement le pauvre homme, que je renvoyai à la barque.

À cinq lieues plus haut, le fleuve forme à droite une branche qui court au sud-est et va baigner les murs de Nophaburi. Un peu au dessus de cet embranchement est située une petite ville toute chinoise, où il y a une fabrique d’arak ou eau-de-vie de riz. Six lieues plus haut se trouve Mûang-In, ville siamoise et lao de 4,000 âmes, siége d’un gouverneur ; elle est d’une longueur interminable, mais les habitations sont assez clairsemées parmi les touffes de bambous ; on y cultive le riz, le bétel, le coton et la canne à sucre.

À partir de là, les rivages sont garnis de bambous sauvages ; le terrain change d’aspect ; il est mêlé de grains de mine de fer en quantité ; au lieu de bancs de sable, on ne rencontre que des bancs de cailloux ; les pélicans nagent par troupes dans le fleuve, qui devient plus rapide ; on aperçoit à trois ou quatre lieues les collines des Trois-Rois, qui terminent la grande plaine de Siam ; elles sont bien boisées et abondent en gros arbres résineux, qui fournissent le goudron dont on fait les torches.

Après avoir remonté dix lieues au dessus de Mûang-In, nous arrivâmes à Xainât, petite ville de 3,000 âmes, siége d’un gouverneur. Les habitants cultivent le riz, le tabac, le bétel, le coton, fabriquent des torches et composent d’immenses radeaux de bambous sauvages qu’ils vont vendre à Juthia ou à Bangkok dans la saison des pluies. Ces bambous sauvages ont un grand avantage sur ceux qu’on cultive, en ce que les vers ne les attaquent pas. Ce qu’il y a de plus remarquable à Xainât, c’est une antique pagode royale décorée de figures et d’anciennes statues fort curieuses. Du côté de l’est, on aperçoit une chaîne de montagnes dont les plus proches sont garnies de bambous fins et délicats guère plus gros que le pouce, et qui servent à une foule d’usages.

En remontant à quinze lieues au dessus de Xainât, on arrive à Thà-Sung, petite ville chinoise située à l’embouchure d’une rivière qui vient du couchant. Les Chinois y ont une fabrique d’arak et une douzaine de fourneaux où ils fondent les minerais de fer qui abondent aux environs. La fonte qui provient de ces fourneaux, non-seulement suffit aux besoins du royaume, mais encore est un objet considérable d’exportation.

Comme j’avais l’intention d’aller jusqu’au Lao, je ne m’arrêtai qu’un jour à Thà-Sung et continuai ma route vers le nord, et, après avoir passé la petite ville appelée Huáden, j’atteignis Nakhon-Saván (ville du Ciel) à vingt-cinq lieues au nord de Thà-Sung. Au couchant, à la distance de dix lieues, s’élève majestueusement une haute chaîne de montagnes appelées Kháo-Luáng (montagnes Royales), dont la direction est du nord au sud. Nakhon-Saván est une ville très-ancienne et célèbre dans les annales de Siam ; mais aujourd’hui c’est bien peu de chose ; elle est dominée, à l’est, par des collines dont la plus voisine a son sommet orné d’une belle pagode. Cette province est presque déserte ; les crocodiles viennent dormir la gueule béante sur le rivage, ce que je n’avais pas encore remarqué ailleurs.

À trois lieues de Nakhon-Saván, le fleuve se partage en deux branches ; celle qui vient du nord-ouest coule avec impétuosité et fracas sur un lit de gros cailloux ; celle qui vient du nord-est au contraire est une eau dormante, profonde et silencieuse. Ce fut par cette dernière branche que nous continuâmes notre route. Les deux rives sont garnies de forêts impénétrables. Si l’on tire un coup de fusil, les crocodiles mugissent sous les eaux, les singes se répondent par des cris lamentables, les éléphants font entendre un bruit comparable au tonnerre, et le voyageur est saisi d’effroi. Ayant rencontré un canal qui paraissait très-poissonneux, nous y pénétrâmes pour jeter l’épervier ; mais deux énormes crocodiles qui dormaient se réveillèrent et firent mine de s’élancer dans notre barque, ce qui nous engagea à rebrousser chemin au plus tôt. Nous faisions donc route en silence dans cette affreuse solitude, lorsque nous entendîmes tout à coup des cris confus et un vacarme épouvantable ; bientôt nous aperçûmes une multitude de grandes barques ornées de pavillons, de panaches et queues de paon, garnies de soldats en habits rouges, armés de piques et hallebardes, descendant la rivière avec la rapidité de l’éclair. Nous comprîmes de suite que c’était le prince talapoin (aujourd’hui roi de Siam) qui revenait de son voyage au Lao, où il était allé revêtir de feuilles d’or le phra-fáng, c’est-à-dire un arbre énorme de sapan ou campêche très-vénéré par son antiquité. Vite les rameurs de s’agenouiller et moi de me blottir dans la hutte de ma barque pendant le passage de Son Altesse, qui n’eut pas le temps de me reconnaître.

Pendant cinq jours nous ne rencontrâmes que trois villages, et nous atteignîmes enfin Phit-Salôk. Cette ville, dont la fondation remonte à plus de quinze cents ans, a été assez longtemps la capitale du royaume de Siam ; elle a été détruite et rebâtie plusieurs fois ; la ville actuelle n’a guère que 5,000 âmes, Siamois, Chinois et Lao, dont la principale occupation est de couper les arbres de tek, les disposer en radeaux, et, dans la saison des pluies, les faire flotter jusqu’à Bangkok. Dans les environs, les Chinois surtout font de grandes plantations de coton et de tabac d’une excellente qualité.

Comme je continuais ma route au nord, voilà que je rencontrai le roi d’un état lao appelé Mûang-Nàn, qui descendait la rivière avec plusieurs radeaux de bois de tek. Je me décidai à lui faire visite dans son palais flottant ; il était entouré de ses nombreuses femmes, vêtues de jupes de soie rayée, portant des bracelets d’or et autres ornements. Je lui offris un verre ardent et quelques flacons d’eau de senteur qu’il donna de suite à ses dames ; de son côté il m’offrit une douzaine de pains de cire, me fit servir le thé, l’arec et le bétel. Cependant nous entrâmes en conversation, et quand il sut que j’allais dans son pays : « Je vais à Bangkok, dit-il, pour deux ou trois mois ; attendez mon retour, et je vous emmènerai avec moi dans mes États ; je vous donnerai une pagode, et vous nous prêcherez la religion des farangs (la religion des chrétiens). » Je lui fis mes remerciements, et nous nous quittâmes en nous donnant une poignée de main comme deux bons amis.

Cependant mes gens, qui étaient déjà fort ennuyés, apprenant qu’il fallait attendre là deux ou trois mois, se mutinèrent et me déclarèrent formellement qu’ils ne voulaient pas rester ni même continuer le voyage, de sorte que je fus obligé de renoncer à mes projets, et le lendemain matin nous redescendîmes la rivière. Le 7 février 1834, nous étions de retour à Mûang-Phrom. Là, mes gens profitant de l’occasion d’une barque chrétienne, s’en retournèrent à Bangkok. Je ne gardai avec moi qu’un jeune homme de bonne volonté ; je confiai ma barque aux Lao, avec qui j’avais fait connaissance en venant ; on chargea mes effets sur des bœufs, et, nous dirigeant à l’est à travers la plaine, nous vînmes coucher dans une salle au milieu de la plaine. Le lendemain, nous arrivâmes au pied des montagnes, et j’allai m’installer dans la maison du chef d’un village lao qui me reçut volontiers. Voyant qu’il n’y avait ni pagodes ni talapoins dans ce village, et que d’ailleurs les habitants paraissaient bien disposés envers la religion chrétienne, je résolus de m’y fixer. Tous les enfants et les jeunes gens m’ayant offert leurs services, en quatre jours ma petite chapelle de bambous fut achevée. Là, tous les soirs, se faisaient des instructions suivies de la prière ; le jour, j’allais dans les bois, visiter les villages voisins.

À trois lieues de l’endroit où j’étais, sur un bras du fleuve, et au pied de montagnes très-pittoresques, est située une ville célèbre appelée Nophaburi, fondée l’an 600 de notre ère, et qui fut longtemps capitale d’un petit royaume. Si l’on en juge par les ruines de ses murailles, de ses palais et autres édifices, et par le grand nombre de ses pagodes encore debout, on est convaincu que c’était une ville populeuse, riche et puissante. J’allai visiter le palais du fameux Constance, qui parvint à la dignité de premier ministre en 1658 ; on y voit une jolie petite église chrétienne ; l’autel à colonnes cannelées et dorées est surmonté d’un baldaquin où est écrit en lettres d’or : Jesus hominum salvator. Les talapoins ont placé la statue de Buddha sur cet autel et sont venus s’installer dans les appartements de Constance ; mais, d’après le rapport des païens eux-mêmes, autant il en venait, autant il en mourait, de sorte qu’aujourd’hui ils ont définitivement abandonné le poste. Avant la ruine de Juthia, les rois de Siam faisaient leur résidence à Nophaburi pendant l’inondation, et s’y divertissaient surtout à la chasse aux éléphants. Les collines des environs sont plantées d’ates (ou fruits du corossol écailleux) et de bananes excellentes ; dans les montagnes abonde le gibier de toute sorte ; la rivière et les canaux fourmillent de poissons qui attirent des nuées de pélicans, de canards sauvages, de cigognes, de hérons et autres oiseaux aquatiques ; la plaine fertile se couvre de belles moissons de riz, en sorte qu’on peut appeler cette province un pays enchanteur, où règnent la gaieté et l’abondance.

Au moment où j’allais recueillir déjà quelques fruits de mes instructions au milieu des Lao, voilà que, le 26 février, quatre émissaires du gouverneur vinrent me prendre et m’emmener à la ville où, après avoir subi un long interrogatoire devant le mandarin et les juges, on me signifia que, vu les circonstances de la guerre entre Siam et la Cochinchine, un étranger ne pouvait pas rester dans la province.

Je fus gardé en prison pendant deux jours, après quoi on me fit partir sous une escorte de quatre soldats qui se relevaient à chaque village, et on me ramena tambour-battant jusqu’à Mûang-Phrom, où j’arrivai à l’entrée de la nuit, exténué de faim et des fatigues d’une marche forcée. Le gouverneur de Mûang-Phrom, après avoir lu la lettre d’avis de celui de Nophaburi, s’écria : « À quoi bon arrêter ce prêtre inoffensif ? Geôlier ! va visiter sa barque, s’il n’a pas d’opium ou autre denrée prohibée par les lois, qu’on le laisse aller en paix. » Le geôlier ayant fait sa visite, je fus mis en liberté et je redescendis à Bangkok, attaqué d’une pleurésie qui faillit m’emporter.

Le 1er  du mois de juin 1843, je partis de Bangkok pour aller faire la visite des chrétiens chinois dispersés dans les provinces de l’ouest, en suivant un canal bordé de jardins des deux côtés l’espace de huit lieues ; après quoi nous débouchâmes dans un vaste canal creusé de main d’homme et bien aligné qui mène à Mahá-Xai et Thá-Chin. Mahá-Xai est une petite ville qui n’a de remarquable que sa forteresse située au confluent formé par le canal et le fleuve. Thá-Chin, chef-lieu de la province, est une jolie ville de 5,000 âmes habitée surtout par des pêcheurs et des marchands ; sa position, à deux lieues de la mer, est très-favorable pour la pêche et pour le commerce ; aussi est-elle très-fréquentée par les jonques chinoises.

Après avoir traversé le fleuve, nous enfilâmes un canal sinueux qui se dirige à l’ouest, et dont l’eau est salée. On est effrayé de la solitude qui y règne et de la multitude de crocodiles qu’on rencontre sur ses bords ; mais, dix lieues plus loin, la scène change tout à coup ; on débouche dans un fleuve magnifique au milieu d’une belle ville populeuse et animée, qui a ses boutiques flottantes, de belles pagodes et des jardins superbes. La population de Më-Khlong, qui est d’environ 10,000 âmes, est surtout composée de Chinois marchands et pêcheurs ; les Siamois cultivent les jardins qui sont d’une fertilité prodigieuse. Au bas de la ville on remarque aussi une grande forteresse qui défend l’entrée du fleuve en cas d’attaque de la part des ennemis. Outre ses plantations de poivre-long, de patates douces, de raves, d’oignons, de mélongènes, de tabac, d’arec, etc., cette province possède encore d’immenses salines qui fournissent du sel à tout le royaume.

Remontant le fleuve Më-Khlong, toujours bordé d’habitations et de jardins à la distance d’environ dix lieues, nous entrâmes dans un petit canal qui nous mena à travers une plaine immense très-bien cultivée, jusqu’aux cabanes de nos Chinois néophytes, où je séjournai dix jours pour administrer les chrétiens et préparer au baptême une douzaine de païens habitants d’un village voisin appelé les Vingt-mille-Palmiers, arbres majestueux et séculaires dont le nombre a bien diminué aujourd’hui.

Partis de là le 13 juin au matin, nous remontâmes encore le fleuve, et, sur le soir, nous atteignîmes Rápri, chef-lieu d’une nouvelle province, ville fortifiée habitée surtout par des captifs cambogiens qu’on y a transplantés au nombre de six à sept mille. Une chaîne de montagnes borde l’horizon, à l’ouest, à la distance de quatre ou cinq lieues de la ville ; ces montagnes sont riches en mines d’étain ; mais les épaisses forêts dont elles sont couvertes et les tigres dont elles sont infestées sont un grand obstacle à l’exploitation de ce minéral. Cette province est aussi très-fertile ; elle produit beaucoup de sucre de palmier, et c’est de ses montagnes qu’on tire en abondance le sapan ou bois de campêche dont on se sert pour teindre en rouge.

Au dessus de Ràpri les rivages s’élèvent et deviennent plus sauvages ; le fleuve, plus rapide et moins profond, roule sur des bancs de cailloux, et les barques n’avancent qu’avec peine ; aussi faut-il quatre journées de pénible navigation pour arriver à Kanburi ou Pak-Phrëk, ville fortifiée, capitale de la province la plus à l’ouest. Là le fleuve se partage en deux ; la branche qui vient de l’ouest découle d’une vallée habitée par les Karieng ; les gens de cette tribu exploitent d’abondantes mines de plomb. L’autre branche vient du nord à travers une vallée abrupte et sauvage presque inhabitée. Cette province fournit du sapan, du bois de fer, des bambous fins et divers bois de construction. Les Chinois font de grandes plantations de tabac, d’ignames et de patates ; les autres habitants cultivent le riz, vont à la chasse, à la pêche, font des torches, construisent des barques, coupent les bambous et autres bois ; ils en composent de longs radeaux pour les faire flotter et descendre le fleuve au temps des grandes eaux.

Après avoir passé quelque temps à visiter et administrer mes bons Chinois, qui chargèrent ma barque de poules et de canards, de viande de cerf, d’œufs salés, de patates, ignames, bananes, tabac et autres provisions, je redescendis le fleuve, et en trois jours et demi je fus de retour à Thà-Chin, où j’arrivai le 18 juin au soir. Le lendemain matin, nous remontâmes le fleuve, et à peine avions-nous parcouru deux détours, que nous trouvâmes une centaine de singes qui faisaient leur déjeuner en attrapant les petits cancres logés le long du rivage ; on leur jeta des bananes, qu’ils trouvèrent fort bonnes, et ils se les disputaient d’une manière si comique et si divertissante, que mes gens continuèrent de leur en jeter pendant un quart-d’heure, s’amusant à voir cette centaine de singes sautant, gambadant, suivant à l’envi notre barque tout en se battant, se mordant et se disputant les bananes qu’ils pelaient fort adroitement.

Cependant de grandes plantations de cannes à sucre qui occupaient les deux rives, nous annonçaient que nous entrions dans la province de Nakhon-Xaisi, et en effet, bientôt les fabriques de sucre se succédèrent les unes aux autres presque sans interruption ; j’en comptai plus de trente qui emploient chacune de deux à trois cents ouvriers chinois. Cette province est très-bien cultivée et très-fertile ; outre le riz et le sucre, elle produit de l’indigo, du maïs, des patates et toutes sortes de légumes ; ses jardins, arrosés par d’innombrables canaux, abondent en excellents fruits.

À l’entrée de la nuit, nous arrivâmes à notre chapelle construite en bambous et couverte en feuilles. Dès le lendemain matin, cent cinquante néophytes chinois s’empressèrent de venir chanter leurs prières, entendre les instructions, se confesser et recevoir les sacrements de l’Église. La retraite dura neuf jours, après quoi on fit un grand festin ou plutôt des agapes où hommes, femmes et enfants se régalèrent avec de la viande de porc, des poules et canards, des gâteaux et des fruits ; le festin étant égayé par une petite dose d’arak ou eau-de-vie de riz.

Le 23 juin je pris congé d’eux et continuai ma route ; le soir j’arrêtai ma barque devant Nakhon-Xaisi. Cette ville n’a rien de remarquable ; c’est un groupe de cinq cents maisons en bambous, excepté celle du gouverneur qui est en planches. Comme il avait menacé de détruire notre chapelle, je fus obligé d’aller le voir pour l’informer que j’avais obtenu l’autorisation du roi et lui remettre une lettre du premier ministre ; il me reçut fort civilement et me promit de prendre désormais mes néophytes sous sa protection.

Le 25 au matin je continuai ma route vers le nord, rencontrant à droite et à gauche des petits villages assez clair-semés. Un jour, m’étant arrêté à une vieille pagode abandonnée, pendant qu’on faisait cuire le riz, quelques-uns de mes gens allèrent rôder dans la pagode et firent main-basse sur une vingtaine de petites idoles de Buddha, les unes en cuivre doré et les autres en argent. Ayant su l’affaire, je les grondai vertement et fis jeter toutes ces statuettes au milieu du fleuve en leur disant : « Imprudents que vous êtes ! ne savez-vous donc pas que la loi de Siam condamne les voleurs d’idoles à être brûlés tout vifs ! » Après avoir remonté la rivière pendant quatre jours, nous arrivâmes à Suphan, siége d’un gouverneur, ville ancienne parsemée de ruines et d’antiques pagodes, située dans une plaine élevée d’où la vue est magnifique. À l’ouest, on voit une chaîne de montagnes assez proches, bien boisées, où se trouvent des mines de plomb argentifère. Cette province ne produit que du sucre de palmier, du riz et du poisson, mais en grande quantité. Quoique Suphan soit à plus de soixante lieues de la mer, le flux et le reflux s’y font encore sentir au point qu’à la marée basse les barques un peu grosses se trouvent à sec sur les bancs de sable et ne peuvent plus avancer. Voyant donc qu’il me serait difficile d’aller plus au nord, je pris le parti de redescendre jusqu’à Nakhon-Xaisi ; là est un petit canal qui fait communiquer cette rivière avec le fleuve de Bangkok. Mais, comme il est peu profond, et qu’on ne pourrait pas ramer aisément, on attache toutes les barques les unes à la suite des autres et on les fait tirer par des buffles vigoureux moyennant un léger salaire donné à ceux qui ont affermé ce singulier genre de transport. Ayant donc fait tirer ma barque avec les autres, le 29 juin j’étais de retour à notre collége de Bangkok.

Le 15 février 1849, je partis de Juthia et remontai la rivière qui vient du nord-est, rencontrant tout le long de la route quantité de belles barques pavoisées chargées de monde en habits de fêtes ; les femmes et les filles en écharpes de soie, ornées de leurs colliers et bracelets en or, faisaient retentir l’air de leurs chansons, auxquelles répondaient des troupes de jeunes gens laïques et talapoins, avec accompagnement d’un bruyant orchestre. C’étaient de joyeux pèlerins qui allaient adorer le vestige du pied de Buddha, dont je parlerai bientôt. Sur les deux rives, ombragées de tamarins et de manguiers, les villages se succédaient presque sans interruption ; les habitants pêchaient, se baignaient, des troupes d’enfants se jouaient dans les eaux ou s’amusaient sur les bancs de sable ; les tourterelles, les perroquets et quantité d’oiseaux divers animaient encore la scène par leur ramage agréable et varié. Je vins coucher à un grand village appelé Thà-Rûa ; c’est là que l’on met pied à terre pour aller à Phra-Bat, où est le vestige du pied de Buddha. Aussi trouvâmes-nous plus de cinq cents grandes barques en station dans cet endroit : tout était illuminé, on y jouait la comédie dans une grande salle sur le rivage ; dans les barques, les uns jouaient des instruments, les autres chantaient ; on se régalait, on buvait le thé, on jouait aux dés ou aux cartes chinoises, on riait, on se disputait ; c’était un tapage et un vacarme épouvantable qui durèrent toute la nuit.

Le lendemain matin je vis sortir de cette foule de barques des princes, des mandarins, des richards, des dames, des jeunes filles, des talapoins, tous en habits de fête ; ils montèrent en foule sur le rivage ; un certain nombre prit sa route à pied ; les nobles et les riches montèrent sur des éléphants et on se mit joyeusement en marche pour la montagne sacrée. Quant à moi, je continuai ma route, et dans l’après-midi j’arrivai à Saraburi, chef-lieu de la province, petite ville de 4,000 âmes. J’allai voir le gouverneur, qui me reçut d’abord fort mal et d’un air irrité : « Ah ! c’est vous, me dit-il, qui débauchez mes gens pour les faire chrétiens ! » Je parvins à l’apaiser en lui exposant la beauté de la doctrine chrétienne, et surtout en lui faisant cadeau d’une jolie paire de lunettes montées en argent et d’autres bagatelles. Bientôt il devint mon ami au point que je pris la liberté de lui demander un écrit scellé de son sceau pour me recommander aux chefs des villages dans toute l’étendue de sa province, ce qu’il m’accorda sans difficulté. Voici à peu près la teneur de cet écrit : « Nous informons tous les mandarins et chefs de villages qui sont sous nos ordres, qu’un tel · · · · · · · · · · , prêtre farang (chrétien), est notre ami ; nous vous ordonnons de le bien traiter, de le protéger et de lui fournir toutes les provisions dont il pourrait avoir besoin. » Lui-même ne permit pas que je prisse congé de lui avant de m’avoir fait donner du riz, du poisson et de la chair de cerf séchée au soleil.

À partir de Saraburi, le pays devient plus sauvage et plus désert ; la rivière plus rapide coule sur des cailloux et bientôt sur des pierres. Fréquemment on est obligé de se mettre à l’eau pour alléger la barque et la conduire à travers les rochers ; quand vous avez passé les bas-fonds, la rivière est très-profonde et vous remontez dans votre barque. C’est au village appeté Pak-Priau que commencent les cascades. Quand on est arrivé auprès de ces eaux mugissantes, on quitte les rames, on se jette à l’eau, chacun saisit le bord de la barque et on s’efforce, soit en nageant, soit en s’accrochant aux roches, d’avancer petit à petit à travers les rochers et les flots écumants ; quelquefois il arrive que, sur le point de franchir la cascade, l’impétuosité de la rivière l’emporte sur vous, hommes et barque sont entraînés au large, il faut recommencer tout de nouveau. Sans compter les rapides, on rencontre une dizaine de vraies cascades dans l’espace de sept à huit lieues ; mais aucune n’est infranchissable, et même elles disparaissent toutes pendant les grandes eaux, c’est-à-dire pendant six mois de l’année.

Je séjournai quelque temps à Pak-Priau et dans les environs pour administrer des néophytes lao et chinois ; j’allai prêcher dans plusieurs villages lao situés dans les forêts et dans les montagnes ; je baptisai une douzaine de catéchumènes, et le 15 mars 1834, j’étais de retour à Thà-Rûa. Les barques et les pèlerins avaient disparu, le silence avait succédé au tumulte ; je jugeai l’occasion favorable pour aller aussi voir ce lieu célèbre qui attire tous les ans tant de monde. En conséquence, le lendemain matin, je pris un guide, montai sur un éléphant et pris la route du Phra-Bat, accompagné de mes gens qui suivaient derrière. Je fus très-surpris de trouver un beau et large chemin pavé en briques et tiré au cordeau à travers les forêts. Des deux côtés de la route, à chaque lieue, nous trouvâmes des salles ou stations, et des puits creusés pour les pèlerins. Bientôt le terrain devint onduleux ; on s’arrêta pour se baigner à un grand étang et, sur les quatre heures du soir, nous arrivâmes au monastère grandiose appelé Phra-Bat, construit sur le penchant et presque au pied d’une belle montagne presque toute formée de roches bizarres d’une couleur bleuâtre. Le monastère a plusieurs murs d’enceinte ; ayant pénétré jusqu’à la deuxième enceinte, nous trouvâmes le prince-abbé assis sur une estrade dans une salle ouverte et faisant travailler une foule d’ouvriers. Ses gens nous criaient de nous prosterner, mais nous n’en fîmes rien. L’abbé leur dit « Taisez-vous ! Vous ne savez donc pas que les farang honorent les grands en se tenant debout ? » Je m’approchai et lui donnai un flacon de sel volatif qu’il flaira avec délice. Je le priai de nous donner quelqu’un qui nous menât voir le vestige de Bouddha, et de suite il fit appeler son grand vicaire, lui enjoignant de nous conduire. Le grand vicaire (ou balat) nous fit donc traverser une grande cour entourée de beaux bâtiments, nous montra deux gros temples, et nous arrivâmes au large escalier en marbre, avec des rampes de cuivre doré, et nous fîmes le tour de la terrasse qui sert de base au monument. Ce splendide édifice est tout doré à l’extérieur, le bas en est carré ; mais, plus haut, il a la forme d’un dôme et enfin il se termine en pyramide d’environ cent vingt pieds de haut. Les portes et les fenêtres, qui sont doubles, sont d’un travail exquis. Les portes extérieures sont incrustées en nacre qui forme des dessins magnifiques, et les portes intérieures sont ornées de superbes peintures dorées, représentant des traits de l’histoire de Bouddha.

L’intérieur est encore plus brillant, le pavé est recouvert de nattes d’argent ; au fond, sur un trône doré orné de pierreries, est une statue de Bouddha, en argent massif, et de la hauteur d’un homme ; au milieu est une grille d’argent qui règne autour du vestige, qui peut avoir de seize à dix-huit pouces de long. On ne peut pas le voir bien distinctement, parce qu’il est recouvert par les anneaux, boucles d’oreilles, bracelets et colliers d’or, que les dévotes y jettent quand elles viennent adorer. Voici, en deux mots, l’histoire de ce vestige. Dans l’année 1602, de notre ère, on vint annoncer au roi de Juthia, qu’on avait découvert, au bas d’une montagne, un vestige de pied qui paraissait devoir être celui de Bouddha. Le roi envoya ses docteurs avec les plus savants talapoins pour examiner si les linéaments de ce vestige répondaient bien exactement à la description du pied de Bouddha, telle qu’on la trouve dans les livres balis. L’examen terminé, et la question ayant été résolue affirmativement, le roi fit bâtir le monastère de Para-Bat, qui a été agrandi et enrichi par ses successeurs. Après la visite du monument, le Balat nous mena voir un puits profond creusé dans la pierre l’eau, qui en est bonne, suffit même quand il y a affluence de pèlerins. Le prince-abbé est établi seigneur absolu de toute la montagne et de ses environs, à huit lieues à la ronde ; il a quatre ou cinq mille hommes sous ses ordres, et il peut les employer comme il lui plaît au service de son monastère. Le jour que j’étais là, on lui apporta, de la part du roi, un magnifique palanquin tel qu’en ont les grands princes. Il eut l’honnêteté de nous faire régaler de son mieux. Je remarquai que la cuisine était faite par une vingtaine de jeunes filles, et on appelait pages la troupe de jeunes gens qui nous servaient ; ce qui ne se rencontre nulle part dans les autres monastères.

Son altesse nous fit loger dans une belle maison en planches et me donna deux gardes d’honneur pour me servir et veiller sur moi, avec défense de me laisser sortir la nuit à cause des tigres. Le lendemain matin j’allai prendre congé du bon prince-abbé, remontai sur mon éléphant, et, prenant une autre route, nous longeâmes le pied de la montagne jusqu’à une source d’eau jaillissante. Ce fut là que nous trouvâmes une plante très-curieuse, dont les feuilles ont absolument la forme et les couleurs de papillons. Nous allâmes déjeuner, sans façon, dans la première maison que nous rencontrâmes, et le soir, à quatre heures, nous étions rendus à notre barque. Après une bonne nuit de repos, nous quittâmes Thà-Rûa, pour revenir à notre église de Juthia.

Barque thaï
Barque thaï