Description du royaume Thai ou Siam/Tome 1/Chapitre 10

La mission de Siam (1p. 313-323).


CHAPITRE DIXIÈME.

GUERRE, MARINE.





En lisant l’histoire de Siam, on voit que les Thai ont presque toujours été en guerre avec leurs voisins, de sorte que l’art de la guerre a toujours été un exercice chez eux ; cependant, il ne faut pas s’attendre à trouver, dans ce peuple, la science militaire au degré de perfection qu’elle a chez les nations civilisées de l’Europe. Les Thai sont cultivateurs et marchands plutôt que soldats ; ils n’ont jamais eu de troupes réglées, ni d’exercices militaires, si ce n’est depuis une vingtaine d’années que le roi a pris à son service quelques officiers anglais pour exercer les soldats à la tactique européenne aujourd’hui, ils ont à peu près dix mille hommes de troupes réglées d’infanterie et d’artillerie que les officiers anglais forment tous les jours au maniement des armes et aux évolutions militaires.

Quand la guerre est résolue, le roi envoie des ordres à tous les mandarins et aux gouverneurs de provinces, qui doivent fournir chacun leur contingent de troupes. Chaque soldat doit se procurer des vivres pour un mois ; le fusil, le sabre et le costume militaire sont fournis par le gouvernement. Il y a diverses sortes d’armes, à savoir : le poignard, l’épée à deux tranchants, plusieurs espèces de lance, des hallebardes, des sabres au bout d’un long manche, le coutelas, l’arbalète, le mousquet, le pistolet et des canons de toutes dimensions. Il n’y a que certaines compagnies qui portent des petits boucliers de bois garnis de peau. Quant au costume, il est fort simple il consiste en un chapeau de paille ou de bambou tressé, une veste et un pantalon qui ne va qu’aux genoux. La veste est de drap rouge, bleu ou vert, et le pantalon est d’étoffe de coton, dont la couleur varie selon les différentes compagnies. Les chefs ont pour costume une petite robe de soie brochée d’or ; le régiment des soldats chrétiens porte le costume militaire à l’européenne.

Quand les brames ou devins du roi ont fixé le jour du départ, l’armée monte en barque et vient se placer au milieu de la rivière ; les talapoins viennent l’asperger d’eau lustrale, après quoi on dresse un mannequin qui représente le prince ou le rebelle que l’on va combattre. Le bourreau lui décharge un grand coup de hache sur la tête : si elle tombe du premier coup, le présage est favorable ; dans le cas contraire, on en tire un fort mauvais augure. La cérémonie étant terminée, le général dégaine fièrement son épée, on frappe la cymbale gonggong, l’armée pousse des cris en ramant et se met en marche au son des instruments de toute espèce. En ce moment, si une barque venait à verser imprudemment la rivière en avant de l’armée, cela serait regardé comme un présage funeste, et les malheureux qui montent cette barque seraient massacrés impitoyablement. Pour prévenir de tels accidents, le général envoie en avant des crieurs publics, qui font ranger le long du rivage toutes les barques qu’ils trouvent dans la rivière.

Quand l’armée quitte le fleuve et monte à terre, on charge les canons et autres munitions de guerre sur les éléphants. Les différents bataillons marchent sous leurs drapeaux, qui sont en drap ou en soie rouge, avec des dessins représentant des lions, des dragons, des oiseaux fabuleux. Le pavillon de l’armée navale porte pour armoiries une figure d’éléphant blanc sur un fond écarlate. Les soldats font la route à pied, escortant leurs chefs montés sur des éléphants. Toutes les fois qu’on trouve de l’eau, chacun en remplit un gros bambou qu’il porte pendu à son cou le soir, on s’arrête auprès d’un ruisseau, chacun cuit son riz, qu’il mange avec un peu de poisson sec ou de kapi on allume des feux tout autour pour se préserver du tigre, et on passe ainsi la nuit au milieu des bois. La plupart des soldats n’emportent que du riz cuit et séche au soleil, et, pendant la route, s’ils passent à proximité de quelque habitation, ils vont marauder, cueillir les fruits des jardins, voler les poules, les canards et les cochons des pauvres habitants, qui se gardent bien de leur résister.

Quand on lève une grande armée et que le roi se met en campagne avec ses troupes, il y a avant-garde, arrière-garde, aile droite, aile gauche, et l’armée principale, où est le roi, occupe le milieu. Dans les grandes guerres que les Thai ont eu à soutenir contre les Birmans et les Cambogiens, ils avaient des armées formidables de deux ou trois cent mille hommes, quelques milliers de chevaux, et jusqu’à mille éléphants. Les batailles avaient Ucu dans de grandes plaines, où chacune des nations pouvait déployer toufes ses forces. Mais, depuis la ruine de Juthia, il n’y a pas eu de guerre bien considérable, ni de grande bataille. La tactique employée aujourd’hui par les troupes siamoises ressemble, en quelque façon, à un brigandage l’armée est divisée en plusieurs centaines de bandes échelonnées le long des bois, des rivières ; chacune de ces bandes attend l’occasion favorable et tombe à l’improviste sur les villages ou les villes qui sont à sa portée, massacre tout ce qui lui résiste, fait des prisonniers le plus qu’elle peut, pille, dévaste tout, et finit par brûler et consumer tout ce qui reste. Quelquefois cependant, le général rassemble, en un seul endroit, un corps de troupes considérable ; alors, il fait creuser des fossés tout autour du camp, y fait planter des milliers de pointes de bambous, de manière à rendre ces fossés infranchissables à l’ennemi. En outre, il fait construire une forte palissade de troncs d’arbres plantés en terre et serrés les uns contre les autres, de manière à former comme un mur d’enceinte, en ménageant, de distance en distance, des ouvertures pour braquer les canons. Mais ces retranchements, tout solides qu’its paraissent, ne peuvent pas résister à l’attaque impétueuse de quelques centaines d’éléphants, car ces animaux sont terribles à la guerre ; avec leur secoure on peut même enfoncer les grosses portes des villes, et, lorsque cette troupe d’éléphants parvient à pénétrer dans un camp ou dans une ville ennemie, elle poursuit les hommes avec fureur, les saisit avec sa trompe, les lance en l’air et, quand ils sont retombés, les écrase avec ses pieds.

Quand un corps de troupes est campé quelque part, la nuit on entretient des feux autour du camp, et de distance en distance sont placées des sentinelles qui, à toutes les heures de la nuit, frappent du gonggong, et se répondent les unes aux autres par le mot d’ordre. Quand on fait le siège d’une place, on commence par établir des compagnies de soldats tout autour de la ville, et hors de la portée du canon. Chaque compagnie se creuse un fossé profond, dont la direction est vers la ville. Quand on est arrivé près des murs de la ville, on profite de l’obscurité de la nuit pour faire avec la terre des fossés une chaussée assez haute pour être à l’abri du feu des assiégés, puis on établit des batteries sur plusieurs points de la chaussée, et, si l’on parvient à détruire un endroit faible des murailles, à un signal donné, es assiégeants montent à l’assaut de ce côté-là. Si la ville est prise, elle est pillée et livrée aux flammes ; les habitants, hommes, femmes et enfants sont emmenés en captivité.

On dit que les principaux généraux d’une armée siamoise ont tous des noms allégoriques pour inspirer la terreur, et signifier la force et le courage ; l’un s’appelle général tigre, l’autre général lion, général léopard, général dragon, général garuda, (aigle fabuleux). Le général en chef s’appelle mis-thap, veut dire mère de l’armée ; il doit se conformer à plusieurs coutumes et observances superstitieuses par exemple, il faut qu’il mette une robe de couleur différente pour chaque jour de la semaine ; le dimanche il s’habille en blanc, le lundi en jaune, le mardi en vert, le mercredi en rouge, le jeudi en bleu, le vendredi en noir et le samedi en violet. Les chefs vont rarement à la tête de leur bataillon, mais ils se tiennent ordinairement par derrière, tenant le sabre nu. Une de leurs lois militaires est que, si un soldat recule devant l’ennemi, d’une toise seulement, le chef doit lui couper la tête, ce qui fait que les Thai, qui naturellement ne sont pas très-courageux, ne reculent cependant jamais devant l’ennemi, à moins que leur chef ne leur en donne l’exemple. Le généralissime qui est mort, il y a quelques années, placé derrière sa troupe, tenait une longue lance avec laquelle il piquait le dos des soldats en leur criant : En avant, mes enfants, en avant !

Le grand arsenal des canons, fusils et autres armes est dans l’enceintedu palais ; car, par crainte de rébellion, le monarque veut avoir toutes les armes sous sa main et à sa disposition. Il est très-bien fourni ; on y voit des milliers de canons de toute forme et de toute grandeur. Comme la rouille exerce de grands ravages dans les pays chauds, il y a une compagnie de soldats continuellement occupés à fourbir les armes diverses contenues dans l’arsenal. Les Thai font eux-mêmes la poudre dontt ils se servent à la guerre ; mais il paraît qu’elle n’a pas beaucoup de force, puisque, au rapport des soldats eux-mêmes, les boulets ont de la peine à atteindre leur but. De plus, comme les artilleurs ne connaissent pas l’art de pointer le canon, ils tirent au hasard et presque toujours en pure perte.

Les forteresses qui défendent l’embouchure des rivières et les villes maritimes sont fort élégantes et bien entretenues ; elles sont construites d’après des modèles européens. L’extérieur est formé d’un large mur en briques protégé intérieurement par une forte chaussée en terre, laquelle se termine en talus. Le milieu de la forteresse est occupé par une multitude de petits bâtiments destinés à contenir les munitions, et tout autour régnent de grands hangars couverts en tuiles qui servent d’asile aux soldats. Chaque forteresse est pourvue d’une centaine de bouches à feu qui seraient formidables si elles étaient servies par d’habiles canonniers.

Les Thai traitent les vaincus avec beaucoup d’humanité ; toutefois, après les avoir dépouillés de leurs joyaux et autres choses précieuses qu’ils possédaient, ils les emmènent a la capitale où le roi leur fait distribuer du riz, de l’argent et les bois nécessaires pour se faire une maison. Dès qu’ils sont établis, on leur choisit des chefs parmi eux, et bientôt ils jouissent des mêmes privilèges que les Siamois eux-mêmes. Il n’en est pas ainsi des rois et des princes rebelles pris à la guerre : on les met dans des cages de fer, on les expose aux outrages de la populace pendant quelques jours, après quoi on les garde enchaînés dans un affreux cachot.

La marine du roi de Siam se compose d’environ cinq cents barques de guerre, et de vingt navires à l’européenne, dont quatre frégates et seize corvettes ou bricks de guerre. Les barques sont de deux sortes : les unes, plus petites, sont des galères à cinquante ou soixante rames ; elles ont deux mâts et deux belles voiles en toile ; elles sont élégantes, bien peintes et munies de deux petits canons établis sur un affût en forme de colonne, l’un à la proue, l’autre à la poupe ; les autres barques sont de la grosseur d’un navire ordinaire, elles ont trois mâts, quatre canons avec cent ou cent cinquante soldats. Le devant et l’arrière de ces barques représentent des dragons, des tigres, des lions et autres animaux monstrueux dorés ou peints avec de brillantes couleurs, ce qui présente un fort joli coup d’œil. Quant aux frégates et corvettes, elles ne diffèrent en rien des bâtiments de guerre européens ; elles portent de seize à quarante canons, et sont ordinairement commandées par un capitaine anglais, français ou portugais. Un combat naval tel qu’il a eu lieu dans la guerre contre la Cochinchine, en 1834, est quelque chose de fort curieux. Pendant que les frégates et les corvettes parcouraient les côtes pour capturer les jonques des ennemis, les barques de guerre s’avançaient de front jusqu’à la portée du canon ; alors les Cochinchinois et les Siamois tiraient les uns sur les autres leurs canons d’avant, puis, par une manœuvre rapide, on faisait tourner les barques pour tirer les canons de l’arrière, ensuite on recommençait la même manœuvre sans discontinuer pendant toute la journée, après quoi la flotte siamoise, poussant des cris affreux et lancée à force de rames, se précipita sur les Cochinchinois qui s’enfuirent en désordre, et livrèrent la province de Chao-Dôk à leurs ennemis dévastateurs.



Voilier avec roue à aube et moteur à vapeur
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