Description du phalanstère et considérations sociales sur l’architectonique/LE PHALANSTÈRE


Le phalanstère.

Et après cela je vis un ciel nouveau et une terre nouvelle ; car le premier ciel et la première terre avaient disparu…
Et moi, Jean, je vis descendre du ciel la ville sainte, la nouvelle Jérusalem qui venait de Dieu, étant parée comme une épouse qui s’est revêtue de ses riches ornements pour paraître devant son époux.
Apoc. XXI, 1. 2.
Philosophe ! tu vas dire que je rêve… Tu rêves bien toi-même depuis plus de mille ans. Fais donc un rêve aussi beau que le mien !
Scévola Husson

§ I.

Pas d’Association possible sans une nouvelle Architecture ; autrement il faut nier l’influence du milieu extérieur.
Jules Lechevalier.


Rappelons-nous que, sous l’influence du principe d’Association, les propriétés individuelles et morcelées du canton se sont converties en Actions hypothéquées sur l’ensemble de ses richesses. Haies, barrières, démarcations, fossés croupissants, murs de clôture aimablement couronnés de tessons de bouteilles, toutes les incohérences, toutes les laideurs, toutes les infamies défensives du Morcellement, qui coupent, hachent, gâchent et bariolent misérablement le terrain ont disparu ; les cultures sont distribuées avec une élégante et sage variété dans le grand domaine unitaire.

Le Phalanstère s’élève au centre des cultures.

La Phalange n’a que faire de quatre cents cuisines, quatre cents étables, quatre cents caves, quatre cents greniers ; elle n’a que faire de cette multiplicité de magasins, de boutiques et de mesquines constructions disloquées et boiteuses que la complication actuelle prodigue et entretient à grands frais. — Quelques grands et beaux ateliers, quelques vastes locaux, un bazar, lui suffisent pour préparer les aliments plus ou moins recherchés de ses différentes classes de pensionnaires, pour confectionner les travaux du grand ménage, pour emmagasiner les récoltes et les produits du canton, pour étaler, enfin, ses marchandises de vente extérieure ou de consommation.

Les relations sociétaires imposent donc à l’architecture des conditions tout autres que celles de la vie civilisée. Ce n’est plus à bâtir le taudis du prolétaire, la maison du bourgeois, l’hôtel de l’agioteur ou du marquis. C’est le Palais ou 1’homme doit loger. Il faut le construire avec art, ensemble et prévoyance ; il faut qu’il renferme des appartements somptueux et des chambres modestes, pour que chacun puisse s’y caser suivant ses goûts et sa fortune ; — puis il y faut distribuer des ateliers pour tous les travaux, des salles pour toutes les fonctions d’industrie ou de plaisir.

Et d’abord jetons un coup d’œil à vol d’oiseau sur l’ensemble des dispositions architecturales résultant des grandes conditions du programme sociétaire ; nous voici planant sur une campagne phalanstérienne ; regardons :

Ah ! ce n’est plus la confusion de toutes choses ; l’odieux pèle-mêle de la ville et de la bourgade civilisée ; l’incohérent agglomérat de tous les éléments de la vie civile, de la vie agricole, de la vie industrielle ; la juxtaposition monstrueuse et désordonnée des habitacles de l’homme et des animaux, des fabriques, des écuries, des étables ; la promiscuité des choses, des gens, des bêtes et des constructions de toutes espèces… Le Verbe de la Création a retenti sur le Chaos ; et l’Ordre s’est fait.

Les éléments confondus dans le Chaos se sont séparés et rassemblés par genres et par espèces au commandement de la Parole. Avec la Séparation, la Distinction et l’Ordre, ont surgi la vie, l’économie et la beauté, toutes les harmonies de la vie, toutes ses magnificences.

Contemplons le panorama qui se développe sous nos yeux. Un splendide palais s’élève du sein des jardins, des parterres et des pelouses ombragées, comme une île marmoréenne baignant dans un océan de verdure. C’est le séjour royal d’une population régénérée.

Devant le Palais s’étend un vaste carrousel. C’est la cour d’honneur, le champ de rassemblement des légions industrielles, le point de départ et d’arrivée des cohortes actives, la place des parades, des grandes hymnes collectives, des revues et des manœuvres.

La route magistrale qui sillonne au loin la campagne de ses quadruples rangées d’arbres somptueux, bordée de massifs d’arbustes et de fleurs, arrive, en longeant les deux ailes avancées du Phalanstère, sur la cour d’honneur, qu’elle sépare des bâtiments industriels et des constructions rurales, développées du côté des grandes cultures.

D’un côté, le palais de la population ; au centre le chef-lieu du mouvement, la grande place des manœuvres ; de l’autre côté la ville industrielle, les abris des récoltes, les toits protecteurs des machines et des animaux, qui secondent l’homme dans la conquête de la terre.

Au premier rang de la ville industrielle, une ligne de fabriques, de grands ateliers, de magasins, de greniers de réserve, dresse ses murs en face du Phalanstère. Les moteurs et les grandes machines y déploient leurs forces, broient, assouplissent ou transforment les matières premières sous leurs organes métalliques, et exécutent pour le compte de la Phalange mille operations merveilleuses. C’est l’arsenal des créations actives et vivantes de l’intelligence humaine, l’arche où sont rassemblées les espèces industrielles ajoutées par la puissance créatrice de l’homme aux espèces végétales et aux espèces animales, ces machines de l’invention du premier Créateur. Là, tous les éléments domptés, tous les fluides gouvernés, toutes les forces mystérieuses asservies, toutes les puissances de la nature vaincues, tous les dieux de l’ancien Olympe soumis à la volonte du Dieu de la terre, obéissent à sa voix, serviteurs dociles et proclament son règne.

La ligne des grandes constructions industrielles s’ouvre au centre pour dégager la vue et laisse, du Phalanstère, les regards plonger dans l’établissement agricole, et s’échapper, par dessus ses toits abaissés, aux verdoyantes perspectives de la campagne et des horizons lointains. Au milieu du large éventail qu’ouvre aux regards cette trouée monumentale, l’œil s’arrête d’abord sur une immense basse-cour, charmant assemblage de pieces d’eau, de ruisseaux courant sur le gravier, de treillis courant sur les gazons, de pavilions coquets, de parcs ombragés, de volières à vastes compartimens groupées sur la tour élancée du colombier, qui s’élève comme un fastueux obélisque au point de centre des constructions agricoles. Les toits rustiques de la laiterie, de la glacière, de la fromagerie se dégagent à droite et à gauche des massifs épars dont les touffes les protègent. Tout autour l’œil aperçoit les parcs aux charrues, aux herses luisantes, les hangars aux chariots vernissés, les remises des équipages champêtres, peints aux couleurs variées et contrastées des séries et des groupes : le regard découvre toute cette artillerie de l’agriculture, plus brillante que les arsenaux montrés avec tant d’orgueil par les fonderies militaires de l’Angleterre et de la France.

Les parcs, les hangars, les remises, les ateliers de ferronnerie et de charronnage, les cours de service sont, à leur tour, encadrés dans les étables et les écuries royales où logent, par escadrons, classées et divisées d’après leurs espèces, leurs titres de valeur et de sang, les races chevalines et bovines qu’entretient la Phalange. L’air et l’eau, savamment ménagés et conduits à l’intérieur et à l’extérieur, circulent dans ces masses de constructions, coupées d’arbres, de communications combinées et de cours de service. La lumière les baigne et les pénètre, et avec l’eau, l’air la lumière et les soins orgueilleux et jaloux des légions ardentes à qui l’entretien en est dévolu, la propreté, la salubrité, la vie dans tout son épanouissement et son luxe. Autour des constructions rurales et s’engageant dans la campagne, comme des forts avancés, les bergeries et les parcs aux meules de graminées et de fourrages.

Voila l’ensemble I !

Le Phalanstère ; la Ville industrielle ; l’Établissement agricole.

Dans le Phalanstère l’homme règne sur le monde. Dans la Ville industrielle, il commande aux forces élémentaires de la nature dans l’Établissefoent agricole il gouverne la création vivante.

L’Homme a conquis son sceptre et sa couronne : il règne, il commande, il gouverne.

Au loin, des sous-centres d’exploitation, des castels, dans les grandes divisions du territoire de la Phalange ; — des ronds-points, des kiosques et des belvédères semés aux bords des rivières ou des lacs, dans les vergers, dans les prairies, dans les bois et dans les cultures, servant de rendez-vous ou d’abri aux essaims de travailleurs ; — des ports, des docks, des embarcadères et de larges ponts sur les fleuves. — Plus loin encore, les ports, les docks, les kiosques, les castels et les Phalanstères des Phalanges avoisinantes.

Voilà les campagnes phalanstériennes, voila les villages de l’harmonie.

Nous ne parlons pas encore de ses villes et de ses capitales.

Étudions de plus près maintenant les dispositions générales du palais d’habitation, du Phalanstère proprement dit.

Un croquis était nécessaire pour faire comprendre les dispositions générales d’un Phalanstère. J’ai d’abord dessiné un plan ; mais, comme chacun ne lit pas aisément un plan, j’ai voulu faciliter l’intelligence d’un édifice sociétaire, au moyen d’une perspective[1].

La forme générale de mon dessin est celle qui dérive du plan de Fourier. Elle remplit parfaitement toutes les convenances sociétaires, tous les avantages de commodité, salubrité et sûreté. Il est inutile de dire que cette forme n’a rien d’absolu. Les configurations du terrain et mille exigences diverses la développent et la modifient. Les façades, le style et les détails offrent, dans chaque Phalanstère, des variétés infinies. En un mot, il ne faut voir ici qu’une forme assurant le service général et remplissant les grandes convenances, un type de Phalanstère, comme la croix est un type de cathédrale, comme le front bastionné est un type de fortification ;

type flexible et souple aux accidents du terrain, aux convenances des lieux et des climats, et qui n’arrêtera pas lourdement le vol des artistes de l’avenir.

Étudions sur les dessins les principales convenances imposées aux constructions sociétaires, et dont Fourier, dans cet admirable plan qui dépasse de cent coudées toutes les conceptions architecturales imaginés jusqu’à lui, a su remplir toutes les conditions. — Vous avez pu reconnaître que Fourier est un analyste prodigieux, un logicien implacable, un calculateur sévère ; vous allez juger s’il est un piètre architecte. Et ce ne sera pas tout, je vous en préviens : plus tard vous en verrez bien d’autres.

Nous avons devant nous, en regardant le Phalanstère, le corps central, au milieu duquel s’élève la Tour d’ordre ; les deux ailes qui, tombant perpendiculairement sur le centre, forment la grande cour d’honneur, où s’exécutent les parades et manœuvres industrielles. Puis les deux ailerons, revenant en bords de fer-à-cheval, dessinent la grande route qui borde la cour d’honneur et s’étend, le long du front de bandière du Phalanstère, entre cet édifice et les bâtiments industriels et ruraux postés en avant.

Les corps de bâtiments sont redoublés : le Phalanstère se replie sur lui-même, pour éviter une trop grande étendue de front, un éloignement trop considérable des ailes et du centre, pour favoriser, enfin, l’activité des relations en les concentrant.

Les ateliers bruyants, les écoles criardes sont rejetés dans une cour d’extrémité, au bout d’un des ailerons ; le bruit s’absorbe dans cette cour de tapage. L’on évite ainsi ces insupportables fracas de toute nature répandus au hasard dans tous les quartiers des villes civilisées, ou l’enclume du forgeron, le marteau du ferblantier, le flageolet, la clarinette, le cor de chasse conspirent contre les oreilles publiques avec les grincements du violon, le tintamarre des voitures, et tous ces charivaris discordants, cassants, déchirants ou assourdissants qui font, de presque tous les appartements des grandes villes, de véritables enfers, enfin, et pardessus tout, avec le féroce, l’inévitable, l’indomptable piano !

À l’aileron de l’autre extrémité, se trouve le caravansérail ou hôtellerie affectée aux étrangers. Cette disposition a pour but d’éviter les encombrements dans le centre d’activité.

Les grandes salles de relations générales pour la Régence, la bourse, les réceptions, les banquets, les bals, les concerts, etc., sont situées au centre du palais, aux environs de la Tour d’Ordre. Les ateliers, les appartements de dimensions et de prix variés, se répartissent dans tout le développement des bâtiments. — Les ateliers se trouvent en général au rez de-chaussée, comme il convient évidemment. Plusieurs pourtant, tels que ceux de couture, de broderie et autres de genre délicat, peuvent monter au premier étage.

Il est sensible que le centre du palais en sera la partie la plus somptueuse : aussi les appartements chers, très richement ornés et princièrement établis, bordent-ils le grand jardin d’hiver, fermé, derrière la Tour d’ordre, par les replis carres du corps redoublant. Les appartements plus modestes s’échelonnent dans les ailes et les ailerons.

Toutefois, l’Harmonie, sans viser à une égalité contraire à tout ordre naturel et social, opère toujours la fusion des classes et le mélange des inégalités. Pour cela faire on réserve, dans cette distribution générale, un engrenage qui empêche et prévient jusqu’au moindre germe de déconsidération d’un quartier : on introduit, dans le centre et aux alentours, des logements de prix modique, on en reporte de plus chers sur les extrémités. — D’ailleurs, les variétés de goûts, d’humeurs et de caractères dispersent encore les différentes classes de fortune dans tous les corps de bâtiments du Phalanstère, et l’on n’y voit pas un faubourg Saint-Marceau à côté d’un faubourg Saint-Germain.

Les grands espaces laissés entre les bâtiments forment des cours plantées, rafraîchies par des bassins et affectées à différents services. Elles sont ornées de plates-bandes et de parterres intérieurs. Les statues y foisonnent et s’y détachent en blanc de marbre sur les massifs de verdure.

Dans le grand carré central s’étale le jardin d’hiver, planté d’arbres verts et résineux, afin qu’en toute saison on s’y puisse récréer les yeux. Tout à l’entour circulent un ou deux étages des serres précieuses, dont on peut combiner l’arrangement avec celui des grandes galeries et des salles de bain. — C’est le jardin le plus riche, le plus luxueux de tous les jardins de la Phalange ; il forme une promenade élégante, abritée et chaude, ou les vieillards et les convalescens se plaisent à respirer l’air et le soleil. (Je n’ai pas figuré, dans la perspective géométrique, les arbres des cours et des jardins, afin de ne pas nuire à l’intelligence de la disposition architecturale.)

Toutes les pièces de la construction harmonienne, appartements et ateliers, et tous les corps de bâtiments, sont reliés entre eux par une rue-galerie qui les embrasse, circule autour de l’édifice et l’enveloppe tout entier. Cette circum-galerie est double : au rez-de-chaussée elle est formée par des arcades qui s’étendent parallèlement au bâtiment, comme au Palais Royal ; sur ces arcades, au-dessus du plafond de la galerie inférieure s’élève celle du premier étage. Cette dernière monte jusqu’au sommet de l’édifice, et prend jour par de hautes et longues fenêtres, auquel cas les appartements des étages supérieurs s’ouvrent sur elle ; ou bien elle s’arrête et forme terrasse pour l’étage supérieur.

Inutile de dire que ces galeries sont vitrées, ventilées et rafraîchies en été, chauffées en hiver, toujours abondamment pourvues d’air et agréablement tempérées.

La rue-galerie est certainement l’un des organes les plus caractéristiques de l’architecture sociétaire. La rue-galerie d’un Phalanstère de haute Harmonie est au moins aussi large et aussi somptueuse que la galerie du Louvre. Elle sert pour les grands repas et les réunions extraordinaires. Parées de fleurs comme les plus belles serres, décorées des plus riches produits des arts et de l’industrie, les galeries et les salons des Phalanstères ouvrent aux artistes d’Harmonie d’admirables expositions permanentes. Il est probable que souvent elles seront construites entièrement en verre.

Il faut se figurer cette élégante galerie courant tout autour des corps de bâtiment, des jardins intérieurs et des cours du Phalanstère ; tantôt en dehors, tantôt en dedans du palais : tantôt s’élargissant pour former une large rotonde, un atrium inondé de jour ; projetant, au travers des cours, ses couloirs sur colonnes, ou de légers ponts suspendus, pour réunir deux faces parallèles de l’édifice ; s’embranchant enfin aux grands escaliers blancs et s’ouvrant partout des communications larges et somptueuses.

Cette galerie qui se ploie aux flancs de l’édifice sociétaire et lui fait comme une longue ceinture ; qui relie toutes les parties du tout ; qui établit les rapports du centre aux extrémités, c’est le canal par où circule la vie dans le grand corps phalanstérien, c’est l’artère magistrale qui, du cœur, porte le sang dans toutes les veines ; c’est, en même temps, le symbole et l’expression architecturale du haut ralliement social et de l’harmonie passionnelle de la Phalange, dans cette grande construction unitaire dont chaque pièce a un sens spécial, dont chaque détail exprime une pensée particulière, répond à une convenance et se coordonne à l’ensemble ; — et dont l’ensemble reproduit, complète, visible et corporisée, la loi suprême de l’Association, la pensée intégrale d’harmonie.

Quand on aurait habité un Phalanstère, où une population de deux mille personnes peut se livrer à toutes ses relations civiles ou industrielles, aller à ses fonctions, voir son monde, circuler des ateliers aux appartements, des appartements aux salles de bal et de spectacle, vaquer à ses affaires et à ses plaisirs, à l’abri de toute intempérie, de toute injure de l’air, de toute variation atmosphérique ; quand on aurait vécu deux jours dans ce milieu royal, qui pourrait supporter les villes et les villages civilisés, avec leurs boues, leurs immondices ? Qui pourrait se résoudre à se rembarquer encore dans leurs rues sales, ardentes et méphitiques en été, ouvertes en hiver à la neige, au froid, à tous les vents ? Qui pourrait se résigner à reprendre le manteau, les socques, le parapluie, les doubles souliers, attirail odieux dont l’individu est obligé de s’embarrasser, de s’affubler, de s’écraser, parce que la population n’a pas su créer le logement qui la garantirait si bien ea masse ? — Quelle économie de dépenses, d’ennuis et d’incommodités, de rhumes, de maladies de toute espèce, obtenue par une simple disposition d’architecture sociétaire ! Que de jeunes filles mortes trois jours après le bal où elles s’étaient montrées éclatantes de vie et de jeunesse, qui répondraient encore aux baisers de leurs mères, si seulement cette garantie de santé avait pu exister dans nos abominables villes !

Au point central du palais se dresse et domine la Tour d’ordre. C’est là que sont réunis l’observatoire, le carillon, le télégraphe, l’horloge, les pigeons de correspondance, la vigie de nuit ; c’est là que flotte au vent le drapeau de la Phalange. — La Tour-d’Ordre est le centre de direction et de mouvement des opérations industrielles du canton ; elle commande les manœuvres avec ses pavilions, ses signaux, ses lunettes et ses porte-voix, comme un général d’armée placé sur un haut mamelon.

Le temple et le théâtre s’élèvent, à droite et à gauche du palais, dans les deux rentrants formés par la saillie des ailerons, entre le corps du Phalanstère et les jardins dont les terrasses l’enveloppent, et du sein desquels il émerge[2].

Il est facile de voir que cette distribution se prête à toutes les convenances, se plie à toutes les exigences des relations sociétaires, et réalise merveilleusement les plus belles économies.

Chacun trouve à se loger suivant sa fortune et ses goûts dans les quartiers du Phalanstère. On s’abonne avec la Phalange pour le logement comme pour la nourriture, soit que l’on prenne un appartement garni, soit que l’on se mette dans ses meubles. Plus de ces embarras, de ces nombreux ennuis de ménage, attachés à l’insipide système domestique de la famille ! On peut, à la rigueur, n’avoir en propriété que ses habits et ses chaussures, et se fournir de linge et de tout le reste par abonnement. Il est certain même que cette coutume singulièrement économique et commode se généralisera beaucoup quand on verra la propreté raffinée des lingeries sociétaires. — Aujourd’hui on n’est pas si chatouilleux : on couche souvent dans des draps d’auberge et d’hôtels-garnis, dont la propreté est bien fort douteuse ; et nos petites maîtresses parisiennes donnent leur linge à des blanchisseuses qui leur font subir, dans leurs cuviers, Dieu sait quels contacts !

L’Harmonien n’a pas à songer à tous ces minutieux arrangements de chaque jour, qui harcèlent le Civilisé et lui font une vie si matérielle, si prosaïque, si fastidieuse et si bourgeoise : — Et c’est ainsi que Fourier, précisément parce qu’il a pris en consideration les questions matérielles et domestiques, a pu affranchir l’homme du joug de plomb que les dispositions abrutissantes de la Civilisation lui imposent à chaque heure de son existence ! c’est ainsi qu’il a trouvé le moyen de poétiser la vie ! Essayez donc d’en faire autant avec des abstractions quintessenciées et des maximes morales ? Pauvres sots philosophes ! vous verrez que ces Béotiens crieront à l’utopie, eux qui, laissant l’homme courbé sur la terre, livré au despotisme absolu et tout-puissant, à l’inflexible tyrannie des nécessités premières, des besoins matériels de chaque jour, n’en ont pas moins la prétention de spiritualiser sa vie ! Cette absurdité, qui a trois mille ans de longueur, est tellement épaisse, que l’avenir n’y voudra pas croire.

Le Séristère des cuisines[3], muni de ses grands fours, de ses ustensiles, de ses mécaniques abrégeant I’ouvrage, de ses fontaines à ramifications hydrophores, pavoisé de batteries étincelantes, se développe à la fois sur des cours intérieures de service, et du côté de la campagne. Ses magasins d’arrivages, de dépôt et de conserve, et les salles de l’office sont à proximité.

Les tables et les buffets, chargés dans ces salles basses, pris et élevés, aux heures des repas, par des machines, sent apportes tout servis dans les salles de banquets, qui règnent à l’étage supérieur et dont les planchers sont pourvus d’un équipage de trappes, destiné à donner aux grandes opérations du service unitaire la rapidité prestigieuse des changements à vue d’un opera féerique. — Ces mécanismes ingénieux, que la Civilisation emploie çà et là pour faire quelques jouissances à ses oisifs, l’Harmonie trouve son économie à les prodiguer pour faire des jouissances sans nombre à tout son peuple.

La chaleur perdue du Séristère des cuisines est employée à chauffer les serres, les bains, etc. Quelques calorifères suffisent ensuite pour distribuer la chaleur dans toutes les parties de l’edifice, galeries, ateliers, salles et appartements. Cette chaleur unitairement ménagée est conduite dans ces différentes pièces par un système de tuyaux de communication, armés de robinets au moyen desquels on varie et gradue a volonté la température, en tout lieu du palais sociétaire. Un système de tuyaux intérieurs et concentriques à ceux des calorifères, porte en même temps de l’eau chaude dans les Séristères où elle est nécessaire et dans tous les appartements. Il existe un service analogue pour la distribution de l’eau froide. On conçoit facilement combien ces dispositions d’ensemble sont favorables à la propreté générale, combien elles font circuler de confort et contribuent à dépouiller le service domestique de ce qu’il a de sale, de répugnant, de hideux souvent, dans les doux menages de la Civilisation morale et perfectibilisée.

La même pensée unitaire préside au dispositif de tous les services. Ainsi e’est par un mode analogue que des bassins supérieurs, placés dans les combles, recevant les eaux du ciel ou alimentés par des corps de pompe, fournissent des ramifications de boyaux divergents, d’où l’eau, projetée avec la force de compression due à sa hauteur, entretient pendant les chaleurs de l’été, dans les atriums, les salles et les grands escaliers, des fontaines jaillissantes, des cascatelles aux bassins blancs et de hardis jets-d’eau dans les jardins et les cours. Les boyaux mobiles sont employés au service journalier de l’arrosage des abords du Phalanstère ; ils servent aussi à laver les toitures et les façades, et surtout a ôter toute chance a I’incendie[4].

Grâce à ces dispositions, si bien prises d’ailleurs pour marier la salubrité à l’agrément, dix enfants sur les combles d’un Phalanstère, arrêteraient un incendie plus rapidement que ne le sauraient faire toutes les compagnies de pompiers du monde dans les maisons et sur les toits inabordables des constructions morcelées, boiteuses, inextricables de nos Tilles morcelées et civilisées.

L’éclairage général, intérieur et extérieur, est aussi réglé, dans la Phalange, sur la meme idée unitaire. Personne n’ignore que la plupart des grandes cites et des établissements publics sont éclairés par ce procédé. — Les réfracteurs lenticulaires et les réflecteurs paraboliques seront d’un heureux emploi dans cet aménageuent unitaire de la lumière, qui multipliera sa puissance en combinant convenablement les ressources de la catoptrique et de la dioptrique.

Une grande partie de ces choses sont déjà réalisées dans les palais et dans quelques somptueux hotels de France et surtout d’Angleterre. Mais, en Civilisation, pareils avantages ne sont réservés qu’au très-petit nombre. Le pauvre meurt de faim, de froid et de misère à côté des royales maisons où les riches meurent, eux-mêmes, gorgés de luxe, de dégoûts et d’ennuis : car la Civilisation met à la disposition du riche tous les raffinements du confort et du luxe… et elle les empoisonne, — ce qui est justice ! Dieu n’a pas voulu que quelques fainéants égoïstes pussent être réellement heureux au milieu des souffrances et des grincements de dents des masses qui travaillent pour eux. Le bonheur est une conquête qui ne peut être faite qu’au profit de l’espèce entière. Aussi est-ce pitié que de voir ces pauvres riches se mutiner contre le sort, comme des enfants quinteux, parce qu’ils ne trouvent pas le bonheur, quoique placés pourtant, disent-ils, au milieu de tout ce qui peut le donner.

Oh ! non, non, riches du monde ! vous n’êtes pas placés au milieu de ce qui peut donner le bonheur ; car vous vivez au milieu de vos frères qui souffrent ! Votre égoïsme fait un mauvais calcul quand il vous ferme les oreilles à la grande voix des douleurs humaines qui gronde autour de vos palais ; car tous les humains sont liés, il faut vous le crier sans cesse, par solidarité en malheur comme en bonheur. Croyez-vous donc que Dieu soit un père qui ait des préférences aristocratiques ? prenez-vous les autres pour des cadets ou des bâtards ? Tant que la misère pèsera sur eux, voyez-vous, vous aurez pour lot les tortures de l’ambition déçue, les chagrins de la famille, les désespoirs du cœur, l’implacable obsession de l’ennui, le vide de l’âme, le spleen. Tant que le corps du pauvre sera mordu par le besoin, le cœur du riche sera rongé par les vers qui le dévorent aujourd’hui. — Si l’on meurt de faim en bas, en haut on se suicide parfois on assassine !… Qui trouve à redire à la justice de cette loi ?

Revenons à notre architecture harmonienne qui universalise le confort et le bien être, qui loge l’Homme et non pas seulement quelques hommes comme l’architecture civilisée ; et résumons la description précédente en disant que, dans la construction sociétaire tout est prévu et pourvu, organisé et combiné, et que i’Homme y gouverne en maître l’eau, l’air, la chaleur et la lumière.

C’est au lecteur à faire surgir en relief dans son imagination, l’idée générale du Phalanstère, à se transporter dans ce séjour, à le voir, à évoquer de cette donnée féconde que j’indique rapidement, tout ce qu’elle renferme d’artistique et de confortable, à comprendre enfin comment toutes ses dispositions concourent à l’utile et à l’agréable, au bon et au beau, au luxe et à l’économie.

Artistes ! ici il y a de l’architecture et de la poésie.

§ II.

Italiam ! Italiam !
Virgile.


À vous donc, Artistes ! à vous, peuple hardi et brillant, à vous, hommes d’imagination, de cœur et de poésie ! Que faites-vous dans ce monde bourgeois d’aujourd’hui ? est-ce que vous vous sentez à l’aise dans cette vaste boutique ? Quels essors vous sont offerts dans les magasins de l’épicerie, les cuisines du ménage morcelé, la maison du bourgeois et de sa famille ?

La lésine d’un marchand, les sots caprices d’un parvenu de comptoir, la stricte économie de quelque descendant appauvri de race antique, tout cela ne s’accommode pas à l’art, tout cela ne prête pas à conception ! — Il n’y a plus de sources de richesses que dans la marchandise, et la marchandise n’aime pas l’art. La destruction des grandes fortunes féodales et cléricales, les commotions révolutionnaires et les subdivisions des propriétés ont donné à l’art le coup de mort. Il agonise aujourd’hui dans la lithographie… Que voulez-vous faire ? Il n’y a plus de cathédrales, ni d’abbayes, ni de chateaux à construire, à orner de statues et de larges tableaux à parer de sculptures et de fresques ; plus de toiles à couvrir, plus de marbres à tailler. Le pan de bois, le plâtre, le carton-pierre et le papier peint ont tout envahi…

Voulez-vous que l’architecture renaisse ? — Faites renaître les conditions qui la nourrissaient autrefois, faites renaître des concentrations de volontés. — Et cette fois, ce ne sera plus une concentration opérée autour d’un seul point, politique ou religieux : ce sera la fusion harmonique et puissante de tous les éléments de la volonté humaine ; ce sera un ralliement universel, une association intégrale de toutes les facultés et de toutes les passions ; ce sera l’Humanité unie dans sa force, dans son essence, dans la totalité de ses éléments : et l’architecture qui sortira de cette composition complète et unitaire sera, elle aussi, complète et unitaire.

Ce ne sera plus la cathédrale ou l’hôtel-de-ville, le collège, le théâtre, le logement de ville ou de campagne, le chateau, la manufacture, la bourse, et que sais-je encore… Ce sera tout cela à la fois, tout cela réuni, combiné, glorieusement transformé et unitarisé, formant un tout avec les cent mille contrastes et les cent mills harmonies d’un monde ! Voilà l’architecture de l’Avenir. — Comparez les Phalanstères, les Villes et les Capitales dérivant du principe d’Association, comparez-les avec nos villages, nos villes, nos capitales dérivant du principe de Morcellement… comparez et prononcez !

« Mais cela est trop beau, » disent les niais ébahis, « cela est trop beau et ne peut arriver. Ils sont fous ces gens-la, ils ont lu des contes de fées… »

Eh d’abord ! puisque nous y voici, entendons-nous un peu. Je pourrais démontrer rigoureusement que les Phalanstères de Haute-Harmonie, les Phalanstères nés au sein de l’opulence de l’Ordre Sociétaire, quand cet Ordre aura depuis quelque temps pris possession de la terre, laisseront bien loin derrière eux en magnificence, en éclat, en couleur, en richesse, ces immenses cathédraies surchargées, du triple portail à la flèche, de dentelles et de broderies de pierre, ces cathédrales ou chaque moellon était frappé à l’empreinte de l’art, ou les vitraux, les arceaux, les colonnes et les murs, relevés à l’intérieur et à l’extérieur par les couleurs les plus vives, vermillon, or et azur, le disputaient en splendeur au maître-autel et à l’étole du prêtre officiant. — Car cela était ainsi.

Voilà les monuments dont l’Europe s’est hérissée en trois siècles ! Voilà ce qu’un seul principe d’union a su faire jaillir du désordre général, voilà ce que l’idée religieuse a eu puissance d’extraire au sein d’une Civilisation affamée. Si ces choses ont été produites dans le Chaos, pensez aux merveilles qui suivront la Création ; pensez-y, et la logique ira plus loin que votre imagination ; et vous ne trouverez pas assez de formes et de couleurs pour vous représenter l’avenir resplendissant et flamboyant du globe transfiguré.

Les palais des Phalanges, artistes ! les castels, les kiosques, les belvédères, dont elles parsèment leurs riches campagnes, les grandes villes monumentales et la Capitale du globe harmonien, voilà, artistes, qui vaut bien un devant de boutique, une soupente, un escalier tordu, Un palier de maison bourgeoise, une Renommée rouge sur l’enseigne d’un pâtissier… Il faudra des voutes hardies jetées sur des murs de marbre, des coupoles, des tours et des flèches élancées ; votre génie sera à l’aise dans ces grandes lignes dont vous aurez à combiner les mouvements et les allures ! Il faudra aux palais des Phalanges, des portes où sept chevaux de front puissent entrer ou sortir a l’aise ; il faudra des fenêtres grandes ouvertes par où le soleil verse à flots dans la maison de l’homme la vie et la couleur ; il faudra des galeries ; des balcons et des terrasses où la population du Phalanstère puisse s’épandre et lui faire d’éclatantes guirlandes de femmes et de joyeux enfants… Il faudra des tableaux à ses galeries et à ses salles, des décorations à ses grands ateliers, des fresques aux parois de ses théâtres, à ses voûtes des fresques et des sculptures ; il faudra des Statues dans ses atriums et ses grands escaliers, des statues sur ses entablements, des statues dans ses verts bosquets, dans ses jardins ombreux, des gargouilles ouvrées aux angles des corniches, à ses machines à vapeur des têtes de bronze et des gueules de fer, des marbres à ses bassins, des autels à ses temples, et mille chefs-d’œuvre d’art pour les revêtir et les dignement parer.

Là, voyez-vous, il faudra harmoniser l’eau, le feu, la lumière, le marbre, le granit et les métaux : l’Art aura dans ses larges mains tous les éléments à marier ensemble ; ce sera une création !…

Puis, des orchestres à mille parties, des chœurs à mille voix : des hymnes et des poèmes chantés par des masses ; des manœuvres chorégraphiques exécutées par des populations… Car dans les Phalanstères ce n’est pas une troupe rapée qui monte sur des planches : l’éducation unitaire élève chaque homme à la dignité d’artiste, et si chaque homme n’est pas poète et compositeur, chaque homme du moins sait faire sa partie dans I’ensemble ; chaque homme est tout au moins une note dans le grand concert.

£t qui prendrait sur lui d’affirmer que Dieu a donne à chacun de ses enfants une tête qui pense, un cœur qui bat, des oreilles pour aimer l’harmonie, des doigts pour la faire, une poitrine pour chanter et des yeux pour les couleurs, sans permettre, sans vouloir, qu’il en soit un jour ainsi ? Dites, artistes, dites, poètes, ne sentez-vous pas ici la Destinée de l’homme ? Dites, toutes ces merveilles de l'harmonie sociale, n’y sentez-vous pas l’empreinte du beau et du vrai dont vous portez le type en vos âmes ? Dites-le donc, est-ce cela qui est le faux, et le vrai serait-il le devant de boutique, la soupente, l’escalier tordu, le palier de la maison bourgeoise et la Renommée sur l’enseigne du patissier ?… Et encore, sans nous trainer dans la prose du mercantilisme et dans toutes les ordures de la Civilisation, dites si cela ne va pas mieux à vos imaginations et à vos cœurs qu’une pyramide d’Égypte bâtie par un peuple nourri d’ognons,. le dos courbé sous le poids des pierres, un palais de Néron, et même cette Colonne napoléonienne, fondue avec le bronze sanglant qui tue dans les batailles ? Oui, oui, c’est la destinée de l’Humanité d’être heureuse et riche, et de parer sa planète, et de lui faire une robe resplendissante qui ne la rende pas honteuse à la danse céleste où elle occupe dans la ronde lumineuse une place d’honneur à côté du soleil ! Oui, quand l’Humanité marchera dans sa force et dans sa loi, on verra éclore bien d’autres merveilles sous l’influence de la puissance humaine combinée avec la puissance vivifiante du globe, et tout ce que j’ai dit ce n’est encore que mesquinerie et pauvreté… Oui, la Destinée de l’homme est bien là !

Mais il faut s’arrêter… j’oublie que ces paroles sont jetées à un monde de douleurs et de misères, où six mille ans de souffrances ont étiolé les âmes et tari dans les cœurs les sources des grandes espérances. Le mal s’est infiltré jusqu’à la moelle des os, il a rongé jusqu’au désir. Tous les rêves d’avenir se bornent aujourd’hui à la conquête des incompatibilités, de l’adjonction des capacités, et de je ne sais quelles autres réformes de ce calibre… Il faut s’arrêter…

  1. Voyez le Plan, Idée d’un Phalanstère, etc.
  2. Ces deux édifices, reliés au palais par des galeries couvertes, ont été supprimées, pour plus de simplicité, dans la petite gravure (idée d’un phalanstère) où l’on a supprimé aussi les bâtiments ruraux ; mais ils sont à leur place dans la plan et dans la vue générale de l’Album du Phalanstère.
  3. Séristère est le nom générique des ateliers phalanstériens ; on saura bientôt la raison de cette dénomination.
  4. Il faut ajouter encore que pour parer à ces chances infiniment réduites d’incendie, les différens corps du Phalanstère pourront être séparés par des coupures, rt reliés seulement, en ces points de section, par la rue galerie qui n’est interrompue nulle part. — Au reste toutes les dispositions que nous décrivons ici seront mille fois dépassés par les progrès de la mécanique et des Inventions du génie humain.